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17/09/2017

Jean-Claude Pinson, Laïus au bord de l'eau

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                 Autoportrait

 

À quoi bon détailler toutes ces circonstances

raconter vaguement sa vie ?

tandis que je feuillette un livre sur Rembrandt

me revient la question d’un collègue me demandant

pourquoi j’écris à la première personne

 

le moi, je le concède, est haïssable

j’aimerais bien d’ailleurs certains jours m’en défaire

me fondre pour de vrai dans le décor

bucolique évoqué dans ces vers

 

mais il s’attache l’animal

refuse de s’évaporer dans la brume

qui pourtant lui plaît bien quand à fleur d’eau

dans les matins d’automne on la voit qui lévite

 

et même s’il lui prenait l’envie

(imaginons un jour de bile vraiment noire

où il se sentirait décidément trop lourdaud)

de devenir diaphane et pour de bon

basculait d’un plongeon sans retour,

il y a fort à parier qu’au dernier moment

comme je sais très bien nager 

je ramènerais moi-même ce maudit moi

sur la berge sans peine

car nous ne pesons que le poids d’un seul

et nous continuerions ensemble

à naviguer dans la vie

mon double et moi

à parler d’une seule voix.

 

Jean-Claude Pinson, Laïus au bord de l’eau,

Champ Vallon, 1993, p. 57-58.

12/12/2016

Jean-Claude Pinson, Pastorale surréaliste à Nantes

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Pastorale surréaliste à Nantes

 

Rue MarieAnne du Boccage

où Vaché en convalo à l’hosto

pas encore devenu Lycée Guist’hau),

avec Breton André fit un beau tapage,

se foutant pas mal des us du bocage

 

cent ans plus tard ou presque, un promoteur

se piquant de pastorale, malgré le bruit des moteurs,

eut bingo l’idée rentablement bébête

de baptiser « Clos des Poètes »

un immeuble cossu avec un zeste de verdure

(plus une entrée, surtout, contre gueux sécure)

 

un temps, j’y créchai par hasard

en stabulation libre, quoique un peu à l’étroit

dans un mal fichu T1 bis pas très droit,

y paissant néanmoins bien peinard

maintes pages avec en plus droit de pacage

auprès de Marie-Anne née Lepage,

poète plus connue sous le nom d’Anne-Marie du Boccage

 

Jean-Claude Pinson, dans NU(e) 61, "Jean-Claude Pinson",

octobre 2016, p. 29.

 

21/03/2016

Jean-Claude Pinson, Alphabet cyrillique : recension

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   Il faut commencer par la quatrième de couverture, Jean-Claude Pinson y prévient le lecteur, Alphabet cyrillique est un « livre au genre délibérément indécis » qui, notamment, mêle « micro-fictions, bribes de poèmes, fragments autobiographiques, dialogues et jeux sur les langues ». À quoi s’ajoutent « un abécédaire enfantin, contenant un bestiaire, un livre sur l’art d’être grand-père et même un manuel de russe pour grands débutants ». Ce pourrait être, puisque le lecteur se déplace de Tharon-Plage, près de Nantes, à divers lieux en Russie, un journal, genre en effet plutôt ‘’indécis’’, mais le narrateur proteste, « on ne va quand même pas céder à la facilité du récit de voyage ». Le lecteur, déconcerté, se réjouit alors d’un sous-titre prometteur, ‘’album, mode d’emploi », mais le commentaire qui suit ne peut le rassurer : après avoir lu « oui, c’est un album, juste un album », il apprend que « Bien sûr vous pouvez le feuilleter, juste tourner les pages. Et même en sauter tant que vous voulez ». Mais de quoi donc s’agit-il ? Pour l’Académie française au xixe siècle, l’album permettait de noter des faits, des rencontres remarquables, etc., au cours d’un voyage. C’est bien ce que l’on découvre dans l’Alphabet cyrillique, avec beaucoup, beaucoup d’autres éléments bien éloignés de ce qu‘offre un album. On trouve d’ailleurs au fil des pages des tentatives pour définir autrement le livre ; pas un roman, non, plutôt « Un pot-pourri d’anecdotes (...), qui s’en vont zigzaguer en tous sens ». Pourquoi pas ? mais c’est encore négliger bien des aspects, et l’on a le sentiment que le lecteur, comme l’auteur, ne parviendra pas à « voyager confortablement jusqu’au bout de ce foutu livre ».

   Recommençons autrement la lecture, et voyons ce qui la rend confortable.

   Comme dans certains récits et, toujours, dans une pièce de théâtre, tout commence par la présentation des personnages qui évoluent ensuite dans le livre. Quatre seulement sont de notre époque, le narrateur Aïe Ivanovitch, dit aussi Aïe-et-moi, dont les caractéristiques sont largement empruntées à Jean-Claude Pinson, sa petite fille Alice, ou Alissa, Alissenka, le bolchévik Caelebs, dont le nom latin signifie ‘’célibataire’’, et les 33 lettres de l’alphabet cyrillique. Les autres figures, très présentes, sont des avatars, des incarnations : écrivains : Lermontov, Beaudelaire (« Se prend pour le vrai Baudelaire ») et Leopardi, ou philosophe : Kojève. Cette petite équipe, qui prend le train, l’avion et se déplace de Moscou à la Sibérie, donne son avis sur les faits du monde, commente les habitudes de ceux qu’elle rencontre, critique la politique colonialiste de la Russie, compare, admire, condamne, bref : vit et livre souvent une analyse argumentée de ce qu’elle observe. On ne s’étonne pas, par exemple, que le russe akoula, ‘’requin’’, évoque rapidement l’hélicoptère du même nom qui expédie des roquettes sur les civils ; le décembriste que fut Lermontov, apprenant l’action des Pussy Riot, manifeste son admiration ; un parallèle est fait entre la guerre en Tchétchénie, avec les bombardements de Grozny, et la guerre d’Algérie, et un texte de Pouchkine est cité à propos de la haine des Tcherkesses pour les Russes.

   L’actualité, l’Histoire qui se vit, n’occupe pas, loin s’en faut, tout le livre, et le narrateur y insiste, se mêle « à la très grande notre histoire minuscule ». Des fragments autobiographiques dispersés renvoient à la vie de Jean-Claude Pinson, mais peu importe parce qu’elles apparaissent comme des séquences romanesques ; ainsi, le récit du grand-père relatif à sa captivité pendant la guerre de 14-18 avec des Russes, ou le souvenir d’enfance de l’hiver à la campagne, avec un mode de chauffage archaïque (bouses de vache séchées), et le suicide de la tante dans un étang, « histoire de moujik, déjà, bien avant qu’on lise (...) la moindre ligne de Tolstoï ou Dostoïevski. » Ces deux fragments lient la vie du narrateur à la Russie, comme la relation de l’achat, dans une librairie parisienne de Un héros de notre temps ; il s’agit d’un roman de Lermontov, dont des éléments de la vie sont rapportés ici et là, par le narrateur ou l’avatar de l’intéressé, avatar qui est supposé lire un de ses poèmes. D’autres écrivains russes ou soviétiques apparaissent, Gogol et Le Manteau, Venedikt Erofeïev (1938-1990), Vassili Grossman, Daniil Harms, Ossip Mandelstam, Maïakovski, Anna Akhmatova, Essénine, Nabokov, Tourgueniev, Tsvétaïéva, Chalamov, etc., beaucoup ayant été victimes de la terreur stalinienne.

   N’y aurait-il donc que des écrivains russes à lire ? Non, pas du tout, et même en parcourant la Russie le narrateur cite volontiers Deleuze et Hölderlin — « allez direct à ses poèmes », évitez les commentaires de Heidegger ! —, Mallarmé (sous la forme ‘’Mllrm’’) et Bataille, ou Emmanuelle Pireyre, bien vivante, et les allusions à d’autres ne manquent pas : « Pierrot le creusois » pour Pierre Michon, « le goût de quel Orient désert » rappelle à notre mémoire Bérénice de Racine, « L’amour la poésie » renvoie à Éluard, « philosopher dans le boudoir » à Sade et (il) « se voit expédié loin de rueil » à Queneau. On relèvera d’autres clin d’œil qui évoquent par exemple Beckett, Gabriel Garcia Márquez ou, plus explicite, un film de Robert Bresson. Oui, on voit bien que c’est un livre plein de lectures. Et de musique ; pas seulement celle de Janacek et Chostakovitch. Si Jean-Claude Pinson parle de l’ « art jazzy de la surprise » de Pouchkine, c’est qu’il est aussi un passionné de jazz(1) : on lit les noms d’Eric Dolphy, d’Archie Shepp, d’Ornette Coleman...

Il y a une vraie jubilation à énumérer ces mots particuliers que sont les noms de personnes. Lermontov, c’est aussi Lermantov, Lerma, Michel (pour Mikhaïl), l’acronyme M. I. L., ou encore Fantômas ; les noms de personnages de romans russes forment un poème, tout comme les diminutifs de prénoms féminins russes, en écriture cyrillique et latine. Cette jubilation est constamment lisible dans l’usage de la langue russe, dans l’introduction ici et là de mots anglais, allemands, latins, dans les nombreux jeux de mots (« appariés / à parier », « émeu / émeute / enrhumeu », « réalité longue / réalité langue », etc.), dans des titres de séquences (« palais et népalais », « spage de dératage », « fleuve amour et mignon lignon », etc.).

   Mais tout cela rendrait la lecture confortable ? Oui ! même si bien des genres sont mêlés, le livre est fortement construit, et donc le lecteur ne s’égare jamais : les séquences suivent l’ordre de l’alphabet cyrillique. Pour chaque lettre, des mots servent d’exemples et permettent toutes les digressions et tous les jeux d’une langue à l’autre, et l’on sait bien que l’alphabet est du côté de l’apprentissage du sens des mots, donc de la connaissance du monde — ce n’est pas un hasard si la dernière page s’achève sur la salamandre, précisément sur la question de la petite Alice-Alissa, « c’est quoi une salamandre ? ». Dernière page avant les index et, à nouveau, une foule de noms.

   Résumons, si cela est possible. Alphabet cyrillique est une somme qui évoque, toujours discrètement, une vie militante, des lectures, des voyages, des enthousiasmes, qui prouve une curiosité sans cesse en éveil — et sans cesse réveillée par la présence de l’enfance —, où l’on regarde les choses avec l’humour de qui aurait voulu que le monde change un peu, mais « Dégringoler, nos espérances n’ont jamais fait que ça, depuis des décennies ».

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Occasion de rappeler les poésies et proses de Free jazz, éditions Joca Seria (Nantes, 2004), de Jean-Claude Pinson.

Jean-Claude Pinson, Alphabet cyrillique, Champ Vallon, 2016, 368 p., 24 €.

 

A l'occasion de la parution de

Ciné-plage

d'Etienne Faure

Alphabet cyrillique
de Jean-Claude Pinson

aux éditions Champ Vallon 

 

la librairie Michèle Ignazi

a le plaisir de vous inviter à une rencontre avec

Etienne Faure

et Jean-Claude Pinson

le mardi 22 mars 2016

à partir de 19 heures

Librairie Michèle Ignazi

17, rue de Jouy

75004 Paris

0142711700

Métro : Saint-Paul ou Pont-Marie

 

20/06/2012

Jean-Claude Pinson, Habiter la couleur

jean-claude pinson,habiter la couleur

                            Matisse                                   

           

                                  Époque de la couleur

 

   Considérée dans la longue durée, la variabilité historique laisse apercevoir, comme autant de basses continues jouant leur ostinato, des époques de la couleur. On dira ainsi que l'âge moderne, celui que définit, selon Heidegger, la domination planétaire de la technique, est d'abord caractérisé par un relatif effacement des couleurs. L'avènement de la modernité scientifique et technique, ayant pour conséquence l'apparition et le développement de la grande industrie, engendre un monde qui est d'abord celui du noir et blanc.

   Notre aujourd'hui, à l'inverse, voit la couleur triompher. Et ce triomphe témoigne de l'entrée dans une nouvelle époque, où l'image indéfiniment reproductible n'a cessé d'étendre son empire en même temps que le mode de vie consumériste s'étendait progressivement à toute la planète ou presque. Il témoigne d'un passage du moderne au post-moderne (du moins si l'on saisit cette césure sous l'angle de la logique  culturelle du capitalisme tardif et en des termes plus civilisationnels qu'étroitement esthétiques). — Dans l'ordre non seulement olfactif mais dans celui du goût (en tant que marqueur essentiel d'un éthos) la massive substitution du tabac blond au tabac brun traduit de façon significative ce passage.

   Toute proposition "épochale" est aventureuse, peu ou prou spéculative. Car sur quoi s'appuie-t-elle en dernier ressort, sinon sur une intuition, un sentiment d'époque, inévitablement subjectif et d'une factualité bien peu saisissable. Elle excède cependant la simple impression subjective, dès lors que le sentiment réfléchi sur lequel cette proposition se fonde procède d'une écoute de ce que Mandelstam appelait "le bruit du temps". « Je désire, écrit le poète russe dans le livre éponyme, non pas parler de moi, mais épier le siècle, le bruit et la germination du temps. » Alors peut-être entendra-t-on bruire, dans l'expérience individuelle et son vécu propre (Erlebnis) la rumeur d'une expérience commune et partageable (Erfahrung).

 

Jean-Claude Pinson, Habiter la couleur, suivi de De la mocheté, Nantes, éditions Cécile Defaut, 2011, p. 54-55.

16/03/2012

Jean-Claude Pinson, Laïus au bord de l'eau

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J'écris parfois dans l'allégresse

parfois dans les douleurs du doute

bénignes certes mais réelles, physiques

maux d'estomac mauvais sommeil

je me lève en aveugle me cogne

vais dans mon bureau, dérange un papillon de nuit

nerveux palpite contre des feuilles blanches

tourne des pages, les rature

trouve un goût de vin frelaté à mes vers

ai bien envie de tout laisser en plan

 

alors j'ouvre des livres

cherche des modèles, des mots qui fusent

cailloux lancés par une fronde,

goûte des vers puis les recrache

m'essaie à jouer les sommeliers :

« ça, insipide, trop fade venaison

vers ennuyeux à faire fuir

les déjà peu nombreux lecteurs de poésie

ça par contre superbe, à la fois subtil et corsé :

Réda dont il faudrait pouvoir prendre la roue

mais comment faire ? compter sur l'alchimie

de quelques verres de vin ? autant que l'univers

c'est un entier mystère impossible à percer

même avec le secours de l'or d'un Mercurey

versé dans de nombreux ballons

qu'un jour à quelques-uns nous partageâmes à Lyon »

la tête en feu je tente à nouveau de dormir

comptant sur l'alambic de la nuit

pour qu'au matin mes vers soient à peu près buvables

filent moins lourdement qu'ici la métaphore

 

 

 

 

Jean-Claude Pinson, Laïus au bord de l'eau, Champ Vallon,

 

1993, p. 46-47.