18/09/2017
Louis Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris (1797)
Cartes de restaurateurs
Vous les recevez en entrant tout imprimées ; c’est une feuille in-folio. Tel accoudé sur une table, les médite longtemps avant de se décider ; tel tâte son gousset pour savoir s’il a vraiment de quoi dîner, car l’on ne dîne plus à bon marché. Faites bien votre calcul, si vous ne voulez pas être pris au dépourvu, et laissez votre montre ou votre tabatière au comptoir, en gage d’une moitié de poularde.
Vous voyez bien les prix, mais vous ne voyez pas le plat ; quand il arrive, ce qu’il contient pourrait être servi dans une soucoupe, ou dans une palette à saignée. On voit au firmament la croissance de la lune, on ne voit chez les restaurateurs que la décroissance des plats ; et les prix sont fixes et invariables, comme l’étoile polaire. La viande est découpée en filigrane, et bientôt le sera en dentelle. On dirait que les bœufs sont devenus pas plus gros qu’un dindon ;(…)
Si vous demandez d’un tronçon d’anguille à la Tartare, on vous en apporte ; mais ce tronçon n’a que jusqu’à un pouce et demi de longueur ; ayez soin que la carte dise combien vous en aurez de pouces, sans quoi votre tronçon ne sera qu’une roulette. Il en est de même de tous les autres mets, c’est l’exiguïté la plus délicate : on dirait qu’on vous apporte des échantillons d’un repas futur.
La goinfrerie est la base fondamentale de la société actuelle : on ne songe sérieusement qu’à manger, qu’à bien dîner ; et tous ces miroirs qui décorent ces salles de restaurateurs, réfléchissent l’égoïsme qui seul dévore tout à son aise ; et qui, quand il a dîné, n’est touché de l’infortune de personne.
Louis Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, 1797, p. 72-76 (Gallica)
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