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07/03/2021

Alexandre Castant et Iwona Totarska-Castant, Visions de Mandiargues: recension

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André Pieyre de Mandiargues (1909-1991) est né dans une famille où les arts comptaient beaucoup — son grand-père Paul Bérard a été un mécène de Renoir. Il découvre à la fin des années 1920 le surréalisme, mais il n’a rencontré André Breton qu’en 1947 et, la même année, la nièce du peintre et poète Filippo de Pisis, la peintre Bona de Tibertelli de Pisis qu’il épouse en 1950. Son ami d’enfance Henri Cartier-Bresson lui présente en 1931 Leonor Fini avec qui il vécut plusieurs années. Il reste très proche de la génération surréaliste d’après-guerre, partageant avec Breton le goût des objets insolites, l’admiration pour le Mexique, en accord aussi avec des prises de position politiques, comme le soutien à la révolution hongroise ou au droit à l’insoumission pendant la guerre d’Algérie. Mais ses rencontres et ses amitiés débordent le cadre du surréalisme : il est, notamment, lié avec Jean Paulhan (1) et son œuvre comprend, à côté de poèmes, de récits (2), d’ensembles critiques sur la littérature et la peinture, aussi des romans, genre rejeté par Breton.

 

On ne tentera pas de suivre dans une brève note tous les éléments d’un livre très dense ; les auteurs, qui ont beaucoup écrit à propos de Mandiargues et de l’image dans plusieurs domaines (peinture, photographie, cinéma) ont étudié dans le détail la manière dont Mandiargues, explorant dans son œuvre « la visualité du langage », s’inscrit ainsi dans une tradition qui, par exemple depuis James Joyce, s’est souciée du passage de l’image au mot, du mot à l’image. Les liens du poète avec les peintres ont été constants, qu’il s’agisse de son admiration pour Magritte, avec qui l’on assiste au « renversement des mots et des images », de Marcel Duchamp, ou de son intérêt pour les « anagrammes plastiques » de Hans Bellmer.

Il a porté la plus grande attention à la multiplicité des supports visuels et à leur rencontre avec l’écrit, c’est pourquoi il a toujours cherché à ce que ses poèmes dialoguent avec le travail du peintre, tentant de construire « une concordance entre le signe linguistique et le signe plastique ». Il s’agit bien d’un accompagnement réciproque, comme le voulait le collectif (auquel appartenait Mandiargues) de la revue Paroles peintes, qui connut cinq numéros entre 1962 et 1975 ; un chapitre de Visions... est réservé à une étude des éditions d’art de ses poésies, accompagnées par plusieurs peintres proches. Retenons les eaux-fortes de Miró : ici, « le texte (...) est à considérer comme un élément formel, qui exploite et met en valeur la couleur des mots, pour répondre, en écho, au chromatisme du peintre » ; pour un autre poème de Mandiargues, l’eau-forte de Bona de Tibertelli de Pisis, en blanc sur fond noir, « s’inscrit sur la page imprimée (...) comme un négatif : blanc sur noir, contraste et complémentarité. »

L’importance accordée à l’image explique la place dans l’œuvre du miroir qui ne donne qu’un reflet des choses, une figure évoquant une « rhétorique des contraires ». Mandiargues, toujours attentif à cette figure, relève quand il préface L’Homme-Jasmin d’Unica Zürn la parenté entre la construction du récit et l’image donnée dans un miroir. On comprend le prix qu’il attachait à l’oxymore, « figure de la contradiction à ciel ouvert et utopie de l’unité », comme le définit Visions de Mandiargues.

On comprend aussi que le monde soit perçu régulièrement comme un théâtre, avec ses changements de formes, que certains lieux soient pour cette raison privilégiés dans les récits tout comme ils l’étaient dans l’esthétique baroque. Ainsi du jardin, lieu récurrent et souvent décrit dans l’œuvre de Mandiargues, vu comme le lieu par excellence des artifices, du spectacle : décor avec changements de scène, il peut devenir « un monde d’artifices où les paysages reproduits ont plus de couleurs, de reliefs, de plasticité, de visualité ou de théâtralité que la nature elle-même. » Mandiargues décrit par exemple, situé dans la province de Viterbe, le parc de Bomarzo — souvent nommé "le parc des Monstres"—, créé au XVIe siècle ; le parc est habité d’inscriptions, de sculptures sur des thèmes de la mythologie grecque parmi lesquelles une tête de Méduse, lue comme figure du féminin, symbolisant à la fois la femme, l’idéal, et le miroir, l’abîme, la naissance et la mort. Les espaces décrits, paysages, jardins ou villes, se présentent toujours comme « réseaux de signes », entre le lisible et le visible. La ville est d’ailleurs un des lieux privilégiés par Mandiargues, avec ses enseignes elle est faite « d’images et de mots », « espace fictionnel par excellence ».

 

Tout récit chez Mandiargues est lié à la vision, voyage de signes stimulé par les rêves, les images mentales, et il comporte de minutieuses descriptions : leur force naît de leur extrême précision, mais cet « absolu descriptif » aboutit souvent, c’est son but, à ce que « les listes de mots (...) retirent peu à peu le sens de leur objet pour exister en dépit de leur modèle. » Mandiargues, dans une lettre à Jean Paulhan (Correspondance, p. 289) notait : « les mots sont pour moi des figures, encore plus que des sens » ; cette conception de l’écriture donne à l’œuvre son caractère propre. Mais il faudrait suivre aussi dans Visions... l’étude du temps dans les récits érotiques et les relations à la littérature classique, en particulier le lien étroit entre Balzac et Mandiargues. Le livre est une somme qui aura des prolongements, A. Castant et I. Tokarska-Castant, avec P. Taminiaux, organisent un colloque à Cerisy, en août 2021, autour de l’œuvre de Mandiargues (http://cerisy-colloques.fr//mandiargues2021/)

  1. La correspondance entre André Pieyre de Mandiargues et Jean Paulhan (1947-1968, "Cahiers de la NRF", Gallimard, 2009) a été publiée par Iwona Totarska-Castant et Éric Dussert.
  2. Les poèmes sont disponibles dans deux volumes de Poésie/Gallimard (2010) et la collection Quarto a publié ses Récits érotiques et fantastiques (2009).

Alexandre Castant Iwona Totarska-Castant, Visions de Mandiargues, Modernité, avant-garde, expériences, Filigranes éditions, 2020, 192 p., 25 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 5 février 2020.

 

 

 

 

 

 

 

 

06/03/2021

Samuel Beckett, Les Os d'Écho et autres précipités

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Dortmunder

 

À l’heure magique, au crépuscule mauve d’Homère

 passée la flèche rouge du sanctuaire,

moi n ul, elle carène royale,

alors en hâte vers la lanterne violette, vers la menue musique Qin de la maquerelle.

Dans la loge illuminée, elle se tient devant moi

incitant les éclats de la tige de jade ;

le signaculum de la pureté, balafré, alors apaisé,

les yeux, les yeux noirs jusqu’à ce que l’est plagal

vienne conclure la longue phrase de la nuit.

Alors : levé tel un rouleau manuscrit refermé,

et la gloire de sa dissolution épandue

et moi, Habbacuc, dépositaire de tous les pécheurs.

 

Schopenhauer est mort, la maquerelle

range son luth.

 

Samuel Beckett, Les Os d’Écho et autres précipités, traduction Édith Fournier, éditions de Minuit, 2002, p. 25.

05/03/2021

Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien

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Ai-je tout essayé, bien fouiné partout, doucement, en écoutant avec patience, sans faire de bruit ? Je parle sérieusement, comme souvent, j’aimerais savoir si j’ai tout fait, avant de me porter manquant, et d’abandonner. Partout, je veux dire aux endroits où j’avais des chances d’être, où je me tenais autrefois, en attendant l’heure de me glisser dehors, endroits éprouvés, voilà tout ce que je voulais dire, en disant partout. Autrefois, je veux dire alors que je bougeais encore, que je me sentais qui bougeais, avec peine, à peine, mais dans l’ensemble changeant incontestablement de place, les arbres le disaient, le sable, l’air des sommets, les pavés de la ville.

 

Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien, éditions de Minuit, 1958, p. 175.

04/03/2021

Samuel Beckett, Comment c'est

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ici donc enfin deuxième partie où j’ai encore à dire comment c’était comme je l’entends en moi qui fut dehors quaqua de toutes parts des bribes comment c’était avec Pim un temps énorme tout bas dans la boue à la boue quand ça cesse de haleter comment c’était ma vie on parle de ma vie dans le noir la boue avec Pim deuxième partie plus que la troisième et dernière c’est là où j’ai ma vie où je l’ai eue où je l’aurai des temps énormes troisième partie et dernière dans le noir la boue tout bas des bribes

 

Samuel Beckett, Comment c’est, éditions de Minuit, 1961, p. 63.

03/03/2021

Samuel Beckett, L'innommable

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[...] À moi maintenant de faire le mort, à moi qu’ils n’ont pas su faire naître, et ma carapace de monstre autour de moi pourrira. Mais c’est entièrement une question de voix, toute autre métaphore est impropre. Ils m’ont gonflé de leurs voix, comme un ballon, j’ai beau me vider, c’est encore eux que j’entends. Qui, ils ? et pourquoi plus rien, depuis quelque temps ? Se peut-il qu’ils m’aient abandonné en disant, C’est entendu, il n’y a rien à en tirer, n’insistons pas, il n’est pas dangereux. Ah mais un petit filet de voix d’homme forcé, pour murmurer ce que leur humanité suffoque, aux oubliettes, garrotté, au secret, au supplice, un petit halètement de condamné à vivre, pour balbutier ce que c’est que d’avoir à célébrer la relégation.

 

Samuel Beckett, L’innommable, éditions de Minuit, 1953, p. 77-78.

02/03/2021

Samuel Beckett, Malone meurt

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Cette fois je sais où je vais. Ce n’est plus la nuit de jadis, de naguère. C’est un jeu maintenant, je sais jouer. Je n’ai pas su jouer jusqu’à présent. J’en avais envie, mais je savais que c’était impossible. Je m’y suis quand même appliqué, souvent. J’allumais partout, je regardais bien autour de moi, je me mettais à jouer avec ce que je voyais. Les gens et les choses ne demandent qu’à jouer, certains animaux aussi. Ça commençait bien, ils venaient tous à moi, contents qu’on veuille jouer avec eux. Si je disais, Maintenant j’ai besoin d’un bossu, il en arrivait un aussitôt, fier de la belle bosse qui allait faire son numéro. Il ne lui venait pas à l’idée que je pourrais lui demander de se déshabiller. Mais je ne tardais pas à me retrouver seul, sans lumière. C’est pourquoi j’ai renoncé à vouloir jouer et fait pour toujours miens l’informe et l’inarticulé.

 

Samuel Beckett, Malone meurt, éditions de Minuit, 1951, p. 9-10.

01/03/2021

Philippe Beck, Élégies Hé

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Hi. Je me rappelle ce brouillard bleu

que Tolstoï attribue aux montagnes de rêve.

Rêve suisse d’apparence lisse.

Brouillard bleu couvre la vie heureuse

à la fin de l’enfance officielle.

La glace enrobe les ombres du bel hiver.

Mais bientôt à vaste esplanade des ébats

premiers succède le chemin étroit

qui se resserre, se froidit, se reprend,

où se marient joie et peur,

clair d’apparence, le chemin

du réalisateur. Où sous verre la pompe est froidie.

Et chaufferie poursuit.

Malgré les beaux objets qui roulent dans le ciel.

Je revois les étoiles.

Elles semblent suggérer le chemin

vertical, la course olympiade

des corps sans douleur.

Mais elles promettent les rondeurs d’une vie.

Avec le blé de Turquie.

 

Philippe Beck, Élégies Hé, Théâtre Typographique, 2005, p. 26.

28/02/2021

Alexis Bardini, Une épiphanie

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Il y a peu de l’aube à toi

Comme un fruit qui gravite

Autour de son noyau

La chair épaisse des souvenirs

Nous est une distance

 

Pureté de l’écoute

Où tous les signes retentissent

Corps vacarme qu’une image submerge

Coup de théâtre aux mille sources

La mémoire est le siège de l’émoi

 

D’un coup tu tranches le fruit

Offres la pulpe à ton palais

Pour que chaque matin l’horizon se dilate

 

Quelques gouttes au bord des lèvres

Devant les jours qui peuvent

 

Alexis Bardini, Une épiphanie, Gallimard,

2021, p. 13.

27/02/2021

Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik

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    Toi

 

Elle vint —

d'un coup d'œil

sérieux,

sous le rugissement,

la carrure,

devina simplement le gamin.

Elle prit

son cœur pour elle seule,

et simplement

s'en fut jouer,

comme une fillette au ballon.

Et chacune —

comme devant un miracle —

ici une dame s'en mêle,

là une demoiselle :

« En aimer un comme ça ?

Mais il vous renverserait !

Probable que c'est une dompteuse !

Possible qu'elle sort du Zoo ! »

Et moi je jubile.

Il n'y en a plus —

de joug.

Perdant la tête de joie,

je sautais,

comme un Indien à des noces bondissant,

tant je me sentais gai,

tant je me sentais léger.

 

Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik (1917-1930), traduites du russe par Andrée Robel, Gallimard,

1969, p. 96.

 

26/02/2021

Pierre Vinclair, Le Confinement du monde : recension

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De nombreux textes ont paru autour du confinement, le plus souvent textes politiques qui fustigent les différents aspects de la politique gouvernementale en matière de santé, en effet pour le moins erratique, mais l’inusable et dominant yaka ne l’améliorerait pas — laissons de côté, à propos de la pandémie, le flot nauséabond complotiste et anti-vaccins qui a envahi les réseaux dits "sociaux". Le livre de Pierre Vinclair se situe ailleurs ; il propose avec 23 sonnets, dont un "Prologue", ("Chansons covides"), une chronique de ce que fut sa vie pendant le premier confinement ; une seconde partie de 15 sonnets titrée "Une couronne", est dédiée « aux morts du corona », puis dix "Sonnets de chiffon" en vers mêlés, « À l’inachevé », sont suivis de notes sur quelques poèmes et de remerciements.

Ce n’est sans doute pas la relation de la vie quotidienne de la famille Vinclair avant et, surtout, après l’épidémie qui retiendra le lecteur ; cependant, à côté de "l’effet de réel" ainsi introduit, elle apporte un témoignage à propos de la manière dont a été vécu le premier confinement — ici, dans de bonnes conditions matérielles, à Londres où Vinclair enseignait : les enfants en bas âge à prendre en charge, le télétravail pour l’épouse, ce qui redouble le confinement comme les visio-cours à dispenser, les cauchemars, etc. L’évolution de la maladie est suivie de près, notamment grâce aux membres de la famille proche qui, tous, travaillent dans un hôpital et qui, chaque jour, vivent la difficulté d’apporter des soins aux malades. Ce qui est aussi ressenti, c’est le contraste entre le « temps infécond » des humains et celui de la nature quand on regarde « le printemps s’éveiller ».

Ceci dit, « Pourquoi composes-tu des sonnets tout le temps ? » Plusieurs réponses. Quitte à être enfermé, mieux vaut essayer de se construire un autre lieu et le sonnet en est un : « le premier quatrain est comme un vestibule / spacieux, lumineux, digne des magazines / le second un salon-salle à manger-cuisine /[etc.] » Mais on tombe vite dans l’escalier en allant à l’étage... Laissons de côté l’humour et, ce qui est rappelé au lecteur,

                       nous ne passons du temps,
                      toi comme moi, des deux côtés de ce sonnet,
                      qu’en attendant de pouvoir ouvrir notre porte.

Avant d’ouvrir cette porte pour revoir l’horizon, ne pas oublier que les sonnets sont aussi une modeste offrande aux morts du virus, « cris domptés, écrits, qu’on fait lire aux vivants ».

Ces motifs cependant pourraient être considérés comme de bien pauvres justifications et Vinclair le sait bien, qui connaît l’usage de cette forme fixe inusable qu’est le sonnet. Il cite en exergue des extraits d’un sonnet de Du Bellay autour de la fièvre et, à sa suite il peut écrire :

                       Dans un carré de vers, on fourre à peu près tout :
                      le décompte des morts, la blague de la toux —
                      il y faut s’y réjouir autant que s’y morfondre.

Alors, puisqu’on peut se réjouir, un autre intérêt apparaît à écrire « cette poésie de mirliton », l’exploration d’une forme déjà entreprise avec virtuosité dans un livre récent (La Sauvagerie, 2020).

Pour l’essentiel, les règles classiques de construction des quatrains sont respectées (ABBA x 2), avec parfois une variante (CDDC pour le second quatrain) ; pour les tercets, les possibilités combinatoires sont largement utilisées, celle du sonnet marotique dominante (CCDEED). Mais on lit aussi un sonnet construit sur quatre rimes (AAAA/BBBB/CCC/DDD), un autre en vers mêlés, un troisième organisé en trois groupes (3/8/3). Dans le second ensemble, "Une couronne", le dernier vers du premier sonnet devient le premier vers du second, et ainsi de suite, le quinzième sonnet étant composé de l’ensemble des derniers vers. Le dernier ensemble, "Sonnets de chiffon", sort des règles — tous les sonnets étaient jusqu’alors de 12 syllabes : « Voici quelques vers pairs sans rime / dont les mètres variés / compensent leur écart par des tabulations ». Pour faire bonne mesure, Vinclair introduit dans les "Chansons covides" une vilanelle, genre prisé au XVIe siècle.

Le jeu avec les règles de la forme fixe, de la syntaxe et du vocabulaire est très présent et donne un ton propre à l’écriture de Vinclair, une apparence de facilité, mais qui suppose une maîtrise dans la construction des rythmes que n’ont pas toujours les tenants du vers libre. C’est évidemment dans un ensemble qu’il faut lire un relevé, pas du tout exhaustif, du jeu : rimes pour l’œil, y compris avec un mot anglais (cough - joues), mots coupés en fin de vers (i/Pad – cla/sses ; Wor/d – Mor/t), rimes avec le même (dieu – dieu), vers en anglais, etc. On lira des élisions "fautives (« j’hurle », « s’hérisse » (deux fois))", ici et là des anagrammes (« La Terre, en attendant la reprise, respire »), l’emploi d’une onomatopée par strophe dans un sonnet (bip-bip, tic-tac, pimponpin, boum-boum) et d’allitérations (« monceaux / de monstres »). Ajoutons à côté de citations attribuées — Du Bellay pour l’usage du sonnet, George Oppen et Di Manno pour le caractère objectiviste de la poésie — des fragments de poèmes aisément reconnaissables, comme par exemple « Ô toi qui le savais », « la joie après la peine ».

Le livre dit quelque chose à propos du confinement, de la mort, de la solitude, mais est aussi un livre de poète curieux d’exploiter les ressources de la langue sans rien s’interdire. On apprécie, inattendus, que les notes et les remerciements qui ferment le livre prennent aussi la forme du sonnet.

Pierre Vinclair, Le Confinement du monde, éditions Lurlure, 2020, 72 p., 9,50 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 1er février 2021.

 

 

25/02/2021

Cioran, Aveux et Anathèmes

                                      

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L’ennui, mal réputé frivole, nous fait cependant entrevoir le gouffre dont émane le besoin de prier.

La ponctualité, variété de la « folie du scrupule ». Pour être à l’heure, je serais capable de commettre un crime.

La critique est un contresens : il faut lire, non pour comprendre autrui mais pour se comprendre soi-même.

Ce qu’on devait se détester dans l’obscurité et la pestilence des cavernes ! On comprend que les peintres qui y vivotaient n’ai pas voulu éterniser la figure de leurs semblables et qu’ils aient préféré celle des animaux.

 

Cioran, Aveux et Anathèmes, Arcades/Gallimard, 1987, p. 25, 27, 28, 36-37.

24/02/2021

Cioran, écartèlement

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C’est une erreur de vouloir faciliter la tâche du lecteur. Il ne vous en saura pas gré. Il n’aime pas comprendre, il aime piétiner, s’enliser, il aime être puni. D’où le prestige des auteurs confus, d’où la pérennité du fatras ?

L’amitié étant incompatible avec la vérité, seul est fécond le dialogue muet avec nos ennemis.

Exister est un plagiat.

Du temps que je fumais sans arrêt, la cigarette, après une nuit blanche, avait une saveur funèbre qui me consolait de tout.

 

Cioran, écartèlement, Gallimard, 1979, p. 69, 74, 79, 80.

23/02/2021

Cioran, Exercices d'admiration, Essais et portraits

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Écrire est une provocation, une vue heureusement fausse de la réalité qui nous place au-dessus de ce qui est et de ce qui nous semble être. Concurrencer Dieu, le dépasser même par la seule vertu du langage, tel est l’exploit de l’écrivain, spécimen ambigu, déchiré et infatué qui, sorti de sa condition naturelle, s’est livré à un vertige superbe, déconcertant toujours, quelquefois odieux. Rien de plus misérable que le mot et cependant c’est par lui qu’on s’élève à des sensations de bonheur, à une dilatation ultime où l’on est complètement seul, sans le moindre sentiment d’oppression. Le suprême atteint par le vocable, par le symbole même de la fragilité !

 

Cioran, Exercices d’admiration, Essais et portraits, Arcades/Gallimard, 1986, p. 204.

22/02/2021

Cioran, La tentation d'exister

 

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Les théologiens l’ont remarqué depuis longtemps : l’espoir est le fruit de la patience. On devrait ajouter : et de la modestie. L’orgueilleux n’a pas le temps d’espérer. Sans vouloir ni pouvoir attendre, il force les événements comme il force sa nature ; amer, corrompu, quand il épuise ses révoltes, il abdique : pour lui, nulle formule intermédiaire. Qu’il soit lucide, c’est indéniable ; mais la lucidité, ne l’oublions pas, est le propre de ceux qui, par incapacité d’aimer, se désolidarisent aussi bien des autres que d’eux-mêmes.

 

Cioran, La tentation d’exister, Idées/Gallimard, 1956, p. 228.

21/02/2021

Philippe Beck, Traité des Sirènes suivi de Musiques du nom

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Dignité 17. Le silence des Sirènes, Kafka le fait dépendre d’un capitaine qui refuse d’entendre ce qu’elles semblent chanter : il imagine l’entente de la fin de la musique (de la disparition du son éloquent) et ce mutisme lyrique est peut-être le silence des algues séchées au bord de l’eau, ou des joncs que le vent fait chanter d’ordinaire, témoins paradoxaux des jungles aux mille violences nues comme Orphée est une discrète tanière aux mille monstres. Ulysse déploie et signe la première tentative pour « écouter le silence sublime et effrayant : la mer d’huile est la promesse d’un suspens du travail chanté, que le dirigeant interdit ; C’est peut-être pourquoi Kafka  change le récit homérique et imagine la cire qui ferme Ulysse aux bruits suspendus de l’océan : il fait du capitaine un étrange matelot soumis au besoin d’entendre la silencieuse loi du travail qu’impose la mer sans vent ; dans Homère, le silence des Sirènes est la conséquence d’un courage autoritaire, et du pénible courage d’entendre ce qui précède  le silence : la plainte pure, avant tout voyage au pays de l’effort. L’Odyssée n’entend pas (mais fait résonner) la plainte des marins que la cire ne préserve pas des tortures de la rame sur une mer étale, au soleil de midi. Les marins, soumis au rythme du silence sont pourtant les Sirènes les plus proches, et endurent Sirius qui dessèche les efforts.

 

Philippe Beck, Traité des sirènes suivi de Musiques du nom, Le bruit du temps, 2020, p. 27.