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21/12/2021

Michel Leiris, Mots sans mémoire

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Bagatelles végétales

 

ADAGE DE  JADE :

 

   Apprendre à parier pour la pure apparence

   Idées, édits. Édifier, déifier.

   La manne des mânes tombe des tombes.

   L’âtre est un être, les chaises sont des choses.

   Le sang est la sente du temps. L’ivresse est le rêve

         de l’ivraie des viscères.

   Ne rien renier. Deviner le devenir.

   Pense au temps, aux taupes et à ton impotence pantin !

 

Affirmer, affermir, affermer.

Afrique sui fit ­ refit ­ et qui fera.

Aimer les mets des mots, méli-mélo de miel et de moelle.

 

ALERTE DE LAËRTE

   « Ophélie

   est folie

   et faux lys :

   aime-la »

 

Michel Leiris, Mots sans mémoire, Gallimard, 1970, p. 119.

20/12/2021

Sergueï Essenine, Journal d'un poète

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Ne m’en veuillez pas, c’est ainsi !

Je ne barguignerai pas avec les mots :

elle est alourdie, affaissée,

ma jolie tête dorée.

 

Ne plus aimer la ville, ni mon village

comment le souffrirai-je ?

Je largue tout. Me laisse pousser la barbe.

Et je vais bourlinguer en Russie.

 

J’oublierai livres et poèmes,

j’irai le ballot sur l’épaule

— au noceur dans la steppe, on le sait,

le vent fait fête comme à nul autre.

 

Je puerai le raifort et l’oignon.

Et troublant la torpeur du soir

me moucherai bruyamment dans les doigts.

Partout je ferai l’idiot.

 

Je ne réclame d’autre bonheur

que de me perdre dans le blizzard ;

car sans ces extravagances

je ne puis vivre sur terre.

 

Sergueï Essenine, Journal d’un poète, traduction

Christiane Pighetti, éditions de la Différence, 2014, p. 91.

19/12/2021

Alexander Dickow, Déblais : recension

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Aujourd’hui comme hier les écrits à propos de la poétique prennent diverses formes ; à côté d’essais véritables manifestes (Pierre Vinclair, Agir non agir) ou défense argumentée de choix d’écriture (Jacques Réda, Entretiens avec Monsieur Texte), d’essais qui débordent le domaine littéraire (Philippe Beck, Traité des sirènes), de recensions pour exposer sa propre pratique (Laurent Albarracin, dans Catastrophes et Poezibao), se maintiennent bien vivants des ensembles de notes à la manière de Reverdy ou de Jean-Luc Sarré, et c’est le choix qu’a fait Alexander Dickow, poète, romancier et essayiste. Les déblais, c’est ce que l’on ôte pour faciliter le travail, pour voir plus clair sur le chantier, ce qu’explicite la quatrième de couverture du livre, sans se dissimuler que, dans ce genre d’écrits, on « échoue nécessairement » et l’on se satisfait si l’on peut trouver quelques « splendides faux-fuyants » : le livre, composé de « fragments », d’« aphorismes », « chacun ouvert puisque sériel », vise à énoncer des « choses vraies ».

Pas de synthèse, donc, et dès l’ouverture Dickow manifeste sa méfiance vis-à-vis de la théorisation ; c’est laisser l’œuvre pour la « prose réflexive », or aucune thèse ne rend compte de la pratique. De plus, « le fragment aspire à parler de tout » et c’est sans doute pourquoi certains s’éloignent de la réflexion autour de la poésie ou du roman, ou la resituent dans une réflexion plus générale, l’écriture faisant partie de la vie – deux exemples de ce choix de l’hétérogénéité : « Pas d’amour sans ambivalence : l’amour nous coûte », « Le mythe de Pygmalion explique comment Galatée a elle aussi façonné Pygmalion ». C’est pourquoi aussi Dickow joue avec le genre en proposant des alexandrins rimés dans le style fin XIXesiècle ou un pastiche (« Obèle broche antique épingle des beaux vers/Douteux comme tes yeux étoilés d’univers »), aussitôt commenté avec une adresse au lecteur, « Ce pastiche d’un air/Digne d’Apollinaire/Te tape sur les nerfs/Je te dis na na naire ». Cette mise à distance semble encore s’affirmer quand un fragment renseigne seulement sur un choix musical de l’auteur (« Émouvoir comme la onzième Étude de Scriabine (op. 8 n° 11). Culbuter les attentes comme les dégringolades de la deuxième »), mais ce renvoi à une œuvre complexe, non littéraire, s’accorde avec un autre choix, le refus de la spontanéité, d’un prétendu « naturel ».

Si l’on accepte avec Dickow que le propos théorique soit toujours à côté de l’œuvre, on comprend qu’il écrive « J’essaie d’être ailleurs ». Il vise à briser les habitudes, se préoccupant plus des « fissures » que des surfaces et, ce faisant, se situe hors de certains choix contemporains qui prétendent « dépasser le cloisonnement des genres littéraires » ; il déplore avec ironie cette « erreur de marketing » en assurant que « les lecteurs aiment savoir quel genre de produit ils consomment ». C’est là mettre à l’écart tout un pan de la poésie d’aujourd’hui, mais Dickow ne craint pas la polémique, dénonçant notamment l’abus de « l’espace blanc » : pour lui, « ce sont les mots mêmes, à la rigueur, qui doivent atteindre à l’effacement ». De même, l’absence de ponctuation, si courante dans la poésie et la prose contemporaines ne fait le plus souvent que dissimuler une syntaxe convenue, tout comme les coupes au milieu d’un mot en fin de vers gêne la lecture sans qu’il y ait de véritable perturbation. Il énonce clairement ses choix quand il conseille de relire attentivement Paulhan et renvoie à Hopkins, Fondane et Beckett, mais aussi quand il se méfie des fleurs et des oiseaux, qui conduisent tout droit à Christian Bobin, et qu’il rappelle que Bonnefoy est comparé à Leconte de Lisle et Jaccottet à Lamartine.

Certes, il faut tenter de restituer quelque chose du réel en en mesurant toutes les difficultés, en sachant d’entrée que « Nulle valeur n’est plus fausse en art que l’authenticité », que rien n’est « naturel » en poésie pas plus que dans toute écriture, dans la « pleurnicherie romantique » comme dans la poésie blanche. Dickow défend d’ailleurs la présence du narratif en poésie, qu’il définit comme « un tissu de lacunes mouvantes », « jeu du vide et du plein » – dans un aphorisme, « Narrer : tisser des trous ensemble » –, par quoi le narratif rejoint « à la fois la poésie et le réel ». Il s’agit toujours dans ce jeu de déborder toutes les limites, celles de l’imagination comme celles du sens, de tenter chaque fois de « rendre le tremblé de la perception » pour « faire perdre l’équilibre » au lecteur avec l’auteur. Cet auteur a d’ailleurs un statut particulier : quand il écrit un de ses poèmes en anglais et en français, il en donne deux versions et non pas une traduction, ce qui donne « à voir le désir, impossible à assouvir, de se rejoindre » – ou « de se tenir définitivement à distance ». C’est bien encore s’éloigner du continu pour « l’intempestif », comme le veut Dickow.

Il s’appuie régulièrement sur une expérience d’enseignant à l’université, dit (trop modestement) le caractère composite de son essai, « Tout ceci relève autant de l’humble calepin que du grimoire d’initié » ; ces « déblais » sont bien l’un et l’autre, ils ne cherchent pas l’assentiment, ils suscitent la discussion et ce devrait être un des rôles de ce genre d’écrit.

Alexander Dixkow, Déblais, Louise Bottu, 2021, 104 p. 14 €. Cette recension a été publiée dans Libr-critique le 4 novembre 2021.

18/12/2021

Michel Leiris, Le ruban au cou d'Olympia

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Qui ne crie qu’en silence mais qu’un rien, parfois, fait donner   de la voix.

Qui tâche de panser avec des mots sa plaie sans origine repérable.

Qui jamais ne met bas le masque, lui qu’a façonné la langue que d’autres ont façonnée.

Qui supporte la solitude avec peine mais n’est guère plus à l’aise en compagnie.

Qui se défie de ses dopings, alcool et café noir, car ils ne font mieux courir que son tourment.

Qui, du repas amical qu’il attendait comme une fête, revient généralement déçu, s’accusant lui le premier de n’avoir pas été à la hauteur.

Qui se voudrait en marge comme y appelle la poésie, mais tient à faire œuvre tant soit peu militante et, sans chercher plus loin, se réjouirait de subjuguer en racontant de belles histoires au lieu de se raconter.

Qui, pour se fuir, furète au fond de son moi.

(...)

Michel Leiris, Le ruban au cou d’Olympia, Gallimard, 1981, p. 254.

17/12/2021

Michel Leiris, Le ruban au cou d'Olympia

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À l’inverse d’Olympia nue, Nana corsetée et juponnée n’a auprès d’elle pour l’honorer ni domestique d’une autre race ni animal d’une autre espèce mais seulement — montré assis et de profil dans la partie droite du tableau — un bourgeois d’âge moyen à haut-de-forme, habit noir et plastron blanc, miché par qui la femme-objet semble jaugée tout comme l’œuvre elle-même le sera par l’amateur.

 

Olympia, Nana — nullement femmes fatales, mais fabricantes de plaisir comme il y a des gens qui fabriquent des armes et d’autres du chocolat.

 

Michel Leiris, Le ruban au cou d’Olympia, Gallimard, 1981, p. 259.

16/12/2021

Michel Leiris, Le ruban au cou d'Olympia

                              

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Lumière  chaude.

Frôlement trouble.

 

Baiser de miel.

Bruit percutant.

 

Couteau mou.

Alcool dur.

 

Mélodie plate.

Accord chatoyants.

 

Pa    rfum pimenté.

Ha   rmonie fade.

 

Vue insipide.

Peinture savoureuse.

 

Goût râpeux.

Musique caressante.

 

Parler rocailleux.

Sonorité brillante.

 

Ton aigre.

Voix veloutée.

 

Couleur acide.

Chant sirupeux.

 

Michel Leiris, Le ruban au cou

 d’Olympia, Gallimard, 1981, 119-120.

15/12/2021

Olivier Apert, Le point de voir

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Veille 2

à table, l’assiette du Dr D est constamment vide , il s’en plaint et se lamente que la serveuse de la place François Jaumes ne le regarde pas. « je dois lui faire peur » dit-il en ricanant non sans fierté avant de chausser ses Ray-ban vintage. il ira s’en consoler devant la Mulata de Delacroix sans doute à cause des craquelures qui lézardent la toile. au pont d’Issenssac, l’un qui enjambait le parapet pour impressionner l’autre est encore mort.

Sommeil

(une partie de cartes à l’ombre d’un jardin luxuriant dans son abandon. Il est 1 heure du matin et le ciel est parfaitement bleu. Tapie dans un bosquet, une girafe dépose sa tête sur le sol, ouvre sa gueule à l’hippopotame en mastiquant un chat de chair & de plastique).

 

Olivier Apert, Le point de voir, éditions Lanskine, 2021, p. 10.

 

14/12/2021

Stacy Doris, Mue

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Je tombe car j’aime                      Si conscientiser

une crête est tout                          est mon ordinaire,

ce qui tue chez soi.                       motus prédis comble

Les pins lient ce qui                      moi d’autres possibles

ne salit. Tiens ma                         chaque aile affranchie.

main debout. L’espace                  La mite est réglisse

explicite il donne                           je la sauve, souple

à se battre et perdre,                      enquête de langue

 le « creux » me dévore

quand je vois ta danse.

 

Stacy Doris, Mue, P. O. L, traduction Pierre Alferi, 2021, p. 64-65.

13/12/2021

Liliane Giraudon, Le travail de la viande

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                     Cadavre Reverdy

 

Monsieur Reverdy, j’ai passé une partie de cette fin d’été à vous relire.

 

À dire vrai, il y a plus d’un demi-siècle que je vous lis.

Et parmi ce demi-siècle, il y a bien un quart de siècle où j’essaie d’écrire quelque chose à propos de vous.

De ce que je vous dois.

Si le temps présent et celui qu’on projette ne peuvent s’éclairer et se comprendre  qu’en remontant vers le passé (comme si tout était joué initialement), vous avez été, Monsieur Reverdy, par votre énigmatique conversion  à la foi catholique, un des rares poètes vivants parcimonieusement dans la bibliothèque des nonnes trinitaires d’Avignon où je me retrouvais enfermée comme pensionnaire après la vie libre d’une petite enfance paysanne.

 

Longtemps j’ai partagé l’avis de Marguerite Duras qui déclarait que l’acte d’écrire ne sauvait de rien, n’apprend rien si ce n’est à éc rire... Aujourd’hui, où j’ai atteint l’âge où vous êtes mort, je peux, vous citant, faire mienne la formule : « Écrire m’a sauvée. A sauvé mon âme. Je ne peux pas imaginer ce qu’eût été ma vie si je n’avais pas écrit. J’ai écrit comme on s’accroche à une bouée. »

 

Liliane Giraudon, Le travail de la viande, P. O. L, 2019, p. 107-108.

12/12/2021

Joseph Joubert, Carnets : recension

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La totalité des carnets de Joubert (1754-1824) ont été publiés seulement au XXème siècle, en 1938, sous le titre Carnets par André Beaunier qui a établi le texte à partir des manuscrits ; ils ont été réédités en 1994. On ne peut attendre d’un recueil de 180 pages de restituer un ensemble qui en compte plus de 1300 mais, pour le moins, qu’il ne réduise pas Joubert à n’être qu’un moraliste dans la lignée de Pascal, La Bruyère, Vauvenargues, etc., ce qu’ont fait la plupart des anthologies proposées depuis l’édition intégrale : chacun a eu son Joubert, chrétien, moraliste, penseur de la poésie ou « poète platonicien » pour Georges Poulet dans ses Études sur le temps humain. La brève préface de ce nouveau choix insiste sur la volonté de Joubert de « saisir l’essence du langage, de la création artistique » et, heureusement, le choix préparé par Stéphane Bernard ne reproduit pas pour l’essentiel les manques habituels de lecture.

Il est nécessaire de rappeler que Joubert n’a pas publié de son vivant une ligne de ce qui lui tenait à cœur, ses carnets, contrairement à son ami Chateaubriand ou aux écrivains qu’il a connus, comme Diderot et Restif de la Bretonne : « Je suis, je l’avoue, comme une harpe éolienne qui rend quelques beaux sons, mais n’exécute aucun air. » Il écrivait régulièrement, cherchant à comprendre ce que devait être un écrit, un livre, ce parcours n’aboutissant qu’à des questions qui n’excluaient pas la possibilité d’une publication mais elle était soumise à des conditions précises :

            22 octobre [1799]

   Mais en effet quel est mon art ? quel est le nom qui distingue cet art des autres ? quelle fin se propose-t-il ? que produit-il ? que fait-il naître et exister ? Que prétends-je et que veux-je faire en l’exerçant ?
   Est-ce d’écrire en général et m’assurer d’être lu ? Seule ambition de tant de gens ! est-ce là tout ce que je veux ? (...)
C’est ce qu’il me faut examiner attentivement, longuement et jusqu’à ce que je le sache.
1

 

Il défend parallèlement le fait de publier peu, en renvoyant aux classiques du XVIIè siècle et en concluant que « les très bons écrivains écrivent peu parce qu’il faut beaucoup de temps pour réduire en beauté leur abondance et leur richesse. » De là vient le rejet des ouvrages de circonstance, à propos de faits passagers, toujours « bavards », « faits par babil ». De là aussi le report à un temps indéfini du projet d’un livre, « Quand ? dites-vous. Je vous réponds : — Quand j’aurai circonscrit ma sphère. »2 Il est resté, selon la formule de Maurice Blanchot dans Le Livre à venir (p. 63) « Auteur sans livre, écrivain sans écrit ».

On comprend avec ces interrogations sur sa propre écriture que les carnets de Joubert tenaient pour lui du journal intime, il suffit de rappeler que rien n’en a été diffusé de son vivant. On relève en effet de nombreux passages qui ne concernent que leur auteur, à commencer à la mort de sa mère par la très simple notation, « Ma pauvre mère ! ma pauvre mère ! », reprise plusieurs jours. Il a multiplié les notes à propos de son propre comportement, qui éclairent d’ailleurs sur sa manière de vivre, comme « L’occupation de regarder couler le temps », « Que le monde est enchanté » ou « Le silence — Délices du silence — (etc.), « ... mais à la fin vient une année où l’on vieillit. » On réunirait aisément un florilège autour des multiples sujets qui intéressent la vie de l’esprit et les relations humaines, les carnets étant fondés sur la vie dans tous ses aspects, sans que Joubert ait cherché à introduire un ordre exclu pour préserver la discontinuité des notations journalières, « Je suis comme Montaigne, « impropre au discours continu » notait-il.

Il aborde la question du style en renvoyant à Chateaubriand ou à Tacite, il juge favorablement des écrivains (Corneille) ou non : Voltaire, sa bête noire, il s’interroge sur l’ambiguïté de certains propos, sur l’étymologie des mots, il s’oppose à tout fanatisme, etc. Il réfléchit aussi très souvent à ce qu’est la religion, vrai « remède » : pour lui, « Dieu est le lieu où je ne me souviens pas du reste », ce qui entraîne d’ailleurs une remarque générale, « Il faut que quelque chose soit sacré ». C’est cet éclatement de l’écriture, la variété des sujets qui expliquent la tentation de ne retenir que certains passages et d’oublier les développements de la pensée, pourtant fréquents, et de présenter un Joubert moraliste. Lui-même ne rejetait pas les préceptes et écrivait : « Chercher la vérité. Oui, s’il ne s’agit que de sçavoir [sic] ; mais s’il s’agit de vivre ? Alors, la sagesse vaut mieux » et l’année de sa mort : « La sagesse est le repos dans la lumière »3, sagesse qui s’exprimait par des aphorismes de portée générale (« Ne coupez pas ce que vous pouvez dénouer »), à propos du comportement dans la société (« Hommes droits comme des roseaux. C’est-à-dire prêts à plier au moindre vent ») ou dans les relations humaines (« Quand mes amis sont borgnes, je les regarde de profil »).

Esprit exigeant, Joubert n’a pas cédé aux injonctions de ses amis (Chateaubriand, Fontanes) pour qu’il publie ses méditations journalières. On suit l’analyse de Blanchotqui lit dans les Carnets « une obstination lucide à se porter vers le but ignoré, une extrême attention aux mots, à leur figure, à leur essence et, enfin, le sentiment que la littérature et la poésie sont le lieu d’un secret qu’il faut peut-être préférer à tout, même à la gloire de faire des livres. » On suivra en filigrane cette recherche de Joubert dans cette nouvelle anthologie, avec le plaisir de l’agréable présentation qu’offrent les éditions des instants nées avant l’été.

Joseph Joubert, Carnets, préface Christiane Rancé, collection Florilèges, éditions des instants, 2021, 192 p., 15 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 9 novembre 2021.

 

1 Joseph Joubert, Carnets, I, 309. Seul le recours à l’édition intégrale est signalé par une note. Les autres citations sont empruntées à l’édition recensée.
2 id., I, 394. 
Carnets, II, 292.

4 Maurice Blanchot, Le livre à venir, Gallimard, 1959, p. 71.

 

 

 

 

 

 

11/12/2021

Louise Labé, Sonnets

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                 Sonnet XXI

 

Quelle grandeur rend l’homme venerable ?

   Quelle grosseur ? quel poil ? quelle couleur ?

   Qui est des yeux le plus emmieleur ?

   Qui fait plus tot une playe incurable ?

Quel chant est plus à l’homme convenable ?

   Qui plus penetre en chantant sa douleur ?

   Qui un doux lut fait encore meilleur ?

   Quel naturel est le plus amiable ?

Je ne voudrois le dire assurément,

    Ayant Amour forcé mon jugement ;

    Mais je sais bien et de tant je m’assure,

Que tout le beau que l’on pourroit choisir,

     Et que tout l’art qui ayde la Nature,

     Ne me sauroient accroitre mon desir.

 

Louise Labé, Sonnets, dans Œuvres complètes,

Pléiade/Gallimard, 2021, p.107. 

10/12/2021

Louise Labé, Sonnets

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                 Sonnet XIV

 

Tant que mes yeux pourront larmes espandre,

   À l’heur passé avec toy regretter :

   Et qu’aux sanglots et soupirs resister

   Pourra ma voix, et un peu faire entendre ;

Tant que ma main pourra les cordes tendre

   Du mignart Lut, pour ses graces chanter ;

   Tant que l’esprit se voudra contenter

   De ne vouloir rien fors que toy comprendre ;

Je ne souhaite encore point mourir.

   Mais quand mes yeux je sentirai tarir

   Ma voix cassée, et ma main impuissante,

Et mon esprit en ce mortel sejour

   Ne pouvant plus montrer signe d’amante :

   Prirey la mort noircir mon plus cler jour.

 

Louise Labé, Sonnets, dans Œuvres complètes,

Pléiade/Gallimard, 2021, p. 100.

09/12/2021

Camille Loivier, éparpillements

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je suis dans la maison des rêves    tant

de gens rêvent d’une maison    de s’y maintenir

ils passent des années    à la réparer   à

l’aménager    parfois toute une vie si bien

qu’à la fin    chaque pièce est pleine à craquer

et le jardin laisse     à peine plus     de liberté

alors     à ce moment-là     on s’arrête

(la maison explose)

la main exposée

 

l’araignée à longues pattes qui grimpe sur le mur

en plein milieu      n’est pas craintive     elle est

chez elle     sans nul doute     fine et jeune

la maison file     au bout de     ses pattes

 

il   n’y   a  personne   à    l’intérieur

 

Camille Loivier, éparpillements, isabelle sauvage,

                                        2017, p. 71.

08/12/2021

Camille Loivier, Swifts

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III. La langue du sanglier

 

Les animaux sont entrés dans ma vie

ils me poursuivent de leurs yeux agrandis

par l’incapacité de parler avec la bouche

tandis que leur langue multiple passe

par tout le corps dans un courant ininterrompu

 

mais les yeux parfois en disent plus long

 

— tu ouvres la bouche mais aucun son ne sort

les swifts crient dans le ciel

 

alors je viens avec mon père dans le silence

 

(...)

Camille Loivier, Swifts, éditions isabelle sauvage,

2021, p. 55.

07/12/2021

Camille Loivier, d'abandon

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perdue

au sol

il n’y a plus rien

 

qu’un aplat sur la terre

(si quelqu’un tendait la main)

passe

un souffle de vent à la surface de la peau

 

folle patience

on attend de ne plus peser

de ne plus penser, car

penser ne signifie rien

 

simple comme

un corps qui s’épuise

— remuer ferait mal —

(danse en nous figée)

 

on est de la pierre

on est

 

Camille Loivier, d’abandon,

Faï fioc, 2020, np.