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04/11/2020

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur

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Ce livre posthume de Julien Bosc, en chantier probablement avant 2016, reprend plusieurs des motifs qui lui étaient chers et l’on y entend pleinement sa voix singulière. Le lien avec les livres précédents est au moins une fois explicite ; ainsi un fragment où il est dit qu’un homme sait lire « le verso des miroirs » a donné le titre Le verso des miroirs (2018). Mais ce ne sont pas seulement des mots semblables qui construisent des voies de passage entre les livres, plus profondément est constante la présence de ce qui le hantait : la mémoire des camps d’extermination, de la violence qui ne cesse. Le rêve mais non l’illusion d’une société harmonieuse, le lien profond avec la nature, l’amour d’une femme n’ont pu, dans une solitude choisie, contrebalancer la certitude d’un désastre général.

Julien Bosc connaissait « les souffrances d’un nom / Élu pour le pire » : juif de naissance, il portait toujours les images des camps ; motif principal d’un autre livre, De la poussière sur vos cils (2015), elles sont encore très présentes ici. La destruction n’est pas seulement celle des corps, c’est aussi celle des noms, de toute identité quand il ne subsiste que des cendres et que tout de ce qui a été vécu disparaît à jamais. Ce qui est insupportable à Julien Bosc, c’est à la fois l’extrême difficulté d’imaginer ce que fut le chemin de ceux qui ne revinrent pas des camps et le fait que la voix des survivants n’a pas été (ne pouvait pas être ?) entendue :

                        Les silhouettes rescapées s’extirpèrent du brouillard 
                        Parler épousa l’innommable 
                       Tout fut tenté pour dire
                       Rien ou peu fut entendu
                       Puis tout fut tu

Une femme morte dans un des camps apparaît dans un rêve, invisible mais active, nue sur un cheval et aux longs cheveux comme lady Godiva. Le narrateur accueille cette figure étrange, « mirage » qui « diffus(e) les songes » et qui lui apprend chaque nuit un dizain, le chargeant avant de rejoindre les morts de « poursuivre son chant ». L’écriture naît donc de la nécessité de conserver la mémoire du vécu, de dénoncer « les démences » des tyrans, de défendre ceux qui fuient « la misère et la guerre ». C’est pourquoi dans les dernières pages du livre le sort des migrants, qui meurent en traversant la Méditerranée, est rapproché de celui des Juifs exterminés par le nazisme : Julien Bosc emploie une comparaison sans ambiguïté : « Ils montent mille à bord / Quand le rafiot n’en supporte pas vingt / tels jadis les wagons / qui roulaient vers l’hourban. » ; "hourban", « ruine » en hébreu, est un terme théologique, relatif à la destruction du premier et du second Temple, abandonné aujourd’hui au profit de "Shoah". Le lien est poursuivi : la destruction des Juifs s’est déroulée sans que personne n’en dise rien et la mort des migrants laisse muet, « Qui peut entendre leurs cris ? Personne ou si peu », d’où le constat qui clôt le livre : tout le monde est coupable de garder le silence devant la tragédie, et notamment l’écrivain « À qui la langue manque : / Pour dénoncer ».

Cette impossibilité d’exprimer à propos du réel ce qui devrait l’être parcourt tout le livre ; dès son début, à côté de la forêt, de la mer, donc de la nature telle qu’elle est imaginée par le narrateur, il n’y a rien, ou plutôt « Ce qui doit être dit mais ne peut ». Face au désastre est construite la fiction d’un monde harmonieux où se réfugie un temps le narrateur ; après qu’il eut été battu et torturé parce que différent, il est exilé sur une île très étroite et s’invente alors une sorte de paradis où il est soigné par une sangsue (elle suce ses nécroses) et une épeire (ses toiles suturent les plaies) ; il apprend les oiseaux et, les jours de mélancolie, « le coucou chante contre (s)on cœur ». Tableau idyllique qui fut celui d’un âge d’or détruit par « l’invention des races », la volonté d’accumuler des biens, les conquêtes. Il y a chez le narrateur une hésitation entre une vision proprement apocalyptique (« Le ciel s’obscurcit / Chargé de cendres et de plaintes [...] ») et le rêve d’un monde réconcilié (« Le ciel s’ouvrit / Les oiseaux s’accouplèrent /[...] », parcours d’un extrême à l’autre qui ne permet pas de vivre aisément dans le monde éloigné de ces deux visions.

La tentation est toujours de se retirer, de se dépouiller de tout pour recommencer à vivre, être « Nu de peau de tout / Pour l’aventure la dérive l’amour la mort. » ; l’un des rêves du narrateur découvre d’ailleurs la femme aimée morte dans un fossé mais qui s’éveille — donc tout à fait nouvelle —, et la femme désirée, « contre soi », éloigne « les terreurs et la mort » ; mais le narrateur hésite constamment entre cette relation apaisante et le repli, en particulier la solitude devant la mer qui est « la beauté tout ici devant soi ». Le texte regorge de mots relatifs à la mer (tempête, fanal, naufrage, radeau, phare, lames, vague, écume, clapot, etc.) et aux oiseaux de mer, et l’on retrouve la fascination pour la mer à l’origine de La Coupée (2017).

La forme d’écriture privilégiée dans ce livre s’accorde avec le propos, il s’agit de l’énumération, souvent de groupes nominaux, parfois d’infinitifs, qui sortent le procès du temps et de la personne, énumération chaque fois proche de la psalmodie :

                       L’ivresse du pouvoir
                       Le dédain de la parole donnée
                       La compromission des maîtres
                       Le mépris vis-à-vis des plus pauvres
                      L’insanité des mieux pourvus
                      Les noyés dans l’indifférence
                       La déportation
                       Les camps
                       La mer cimetière
                      Que regretterai-je ?

Il s’agit, par ce procédé, de « tenter de dire ce qui est » (La Coupée, p. 26), la lecture même devrait accepter le prosaïsme des vers et viser ce but, effectuée « Sans effet ni intonation particulière // (...) non une litanie / Un chant ». Rythme d’un chant qui ne cherche pas d’effets, « dans la lignée des épopées sans gloire » comme l’écrit justement dans son témoignage Jean-Claude Leroy, l’ami de longue date.

 

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur, postface de J.-C. Leroy, collection L’Orpiment, La Réalgar, 2020, 84 p., 15 €. Cette note de lecture a été publiée dans Sitaudis le 23 septembre 2020.

 

03/11/2020

Max Jacob, Art poétique

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Suppression dans toute poésie (même non moderne) du style critique cérébral, philosophique, journalistique.

 

Penser à la matière de la prose, de la peinture, de la musique, c’est très bien : l’avoir er l’oublier c’est mieux.

 

On ne donne la vie que par l’émotion.

 

Vous oubliez que l’émotion est le tout. La distinction de votre tempérament vous empêchera d’être vulgaire.

 

Les œuvres à thèse meurent quand la thèse n’est plus d’actualité. On ne lit plus le Contrat social si on lit encore Germinal.

 

Max Jacob, Art poétique, dans Œuvres, Quarto/Gallimard, 2012, p. 1361, 1508, 1577, 1577, 1579.

02/11/2020

Pierre Reverdy, Le Cadran quadrillé

 

                             

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                       Derrière le spectacle

 

La gouttière penche et se détache au bord des tuiles par moments

      Des boules vertes et tendres pendant le long du mur

    Les hirondelles sortent et entrent par la cheminée

En bas un homme en costume noir regarde la tête en l’air et salue

       De la fenêtre on entend sortir une chanson dont les notes se mettent à la portée des

                    rayons de soleil

Mais il manque cependant quelqu’un et la ruelle ne peut tenir lieu de coulisses 

 

Pierre Reverdy, Le Cadran quadrillé, dans Œuvres complètes, I, Flammarion, 2010, p. 846.  

01/11/2020

Ludovic Degroote, Si décousu

ludovic degroote,si décousu,sans nous,vieillir

Sans nous

 

dans cette réduction où chacun se tient

contre le bruit de sa disparition

nous allons seuls

avec notre solitude

 

je ne sais ce qu’on sauve

sinon la respiration

qui respire malgré nous

on se manque

 

je ne sais pas non plus ce qui avance

j’étais né avant moi

dans une mémoire qui ne m’attendait pas

je me suis construit par effacement

 

c’est ainsi que nous vieillissons

en passant d’une absence à l’autre

aucun de  nos âges  ne meurt

sans nous

 

Ludovic Degroote, Si décousu, éditions Unes,

2019, p. 71-72.

31/10/2020

Michel Deguy, Poèmes de la Presqu'île

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Le miroir

 

Ville aveuglée à moins que ne la montre

À soi une rivière

Elle tire partage de l’eau

Et s’assied chez soi sur les berges

Un côté garde l’autre ils s’opposent et se voient

La rive se reflète en l’autre

Et chacune soi-même en le fleuve

Lui la dédouble et ainsi la redouble

Et permet qu’elle se connaisse.

 

Michel Deguy, Poèmes de la Presqu’île,

Gallimard /Le Chemin, 1961, p. 79.

30/10/2020

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, dix-sept, dix-huit

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07.09.13

Séparé de tout, séparé de tous.

Toute communauté est une réponse à cette scission générale. Elle camoufle la solitude des corps, l’éparpillement des groupes. Elle tente de désigner ce qui les unit quand tout effort descriptif ne peut que creuser davantage distance et attirance. Le langage fait son œuvre. Il accomplit le paradoxe du vivant : il entretient le sentiment d’un gain de proximité et il approfondit l’abîme. 

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, dix-sept, dix-huit, Poésie/Flammarion, 2020, p. 43.

29/10/2020

Annulation du Marché de la Poésie : lettre ouverte au Préfet de police de Paris

 

Annulation du 38e Marché de la Poésie
Lettre ouverte au Préfet de police de Paris

 

Paris, le 27 octobre 2020

Monsieur le Préfet,

À l’heure où nous nous décidons de vous écrire, pour la première fois de son histoire, le Marché de la Poésie ne s’est pas tenu.

Vous avez en effet, Monsieur le Préfet, décidé de vous complaire dans un silence ambigu et de ne pas répondre aux demandes prudentes de la Foire Saint-Sulpice sur la poursuite de ses activités en un lieu ouvert. L’immédiate conséquence de votre mutisme fut l’annulation des événements à venir de cette Foire et, par conséquent, du 38e Marché de la Poésie pour lequel nous avions, dans le strict respect des mesures sanitaires, tout mis en œuvre pour suivre les gestes barrières et maîtriser le flux du public.

Dans le même temps, vous autorisez que se tienne dans un lieu fermé, en l’occurrence le Carreau du Temple, un Salon intitulé « Les galeristes », dédié à l’art contemporain, ce dont nous nous réjouissons pour ses organisateurs. Mais, ce double régime manifeste une incohérence décisionnelle patente et s’apparente à une grave injustice relevant d’un acte arbitraire sans justification publique, véritable fait du prince.

Ainsi, alors que les marchés alimentaires sont autorisés, qu’un grand nombre de manifestations sportives ont lieu, de nombreux événements culturels comme le nôtre se voient-ils interdits car la préfecture de police, sous votre autorité, en déciderait seule, arbitrairement. Votre rôle de Préfet n’est-il pas pourtant d’être au service de la République et de ses valeurs, dont les fondements sont « Liberté – Égalité – Fraternité » ?

Certes, le Marché de la Poésie n’appartient pas au secteur des « industries culturelles ». Il se tient aux côtés d’artisans de la culture qui œuvrent pour la faire vivre sous ses formes les plus modestes, souvent les plus fragiles mais non moins essentielles. Leurs enjeux économiques n’ont pas la même ampleur que ceux des grandes structures. Toutefois, ces artisans de la culture que le Marché de la Poésie défend et promeut ont tout autant le droit que quiconque d’exercer leur métier et de rencontrer leur public.

En pratiquant cette politique du silence, vous leur avez ôté ce droit citoyen, et le domaine du livre, celui de la petite édition, de l’édition de création et de poésie, en sont les victimes dont vous êtes responsables. Ainsi, ne se sont déroulés cet automne ni le Salon de la Revue, ni le Salon de L’Autre Livre, ni le Salon Page(s), ni le Marché de la Poésie.

Tous ces artisans dans leur diversité connaissent depuis mars dernier, une année particulièrement difficile. Ces « petites entreprises » culturelles ont elles aussi leur poids économique. De nombreux fournisseurs en dépendent et vous les privez ainsi de revenus. Vous, Préfet de police de Paris, avez donc enfoncé le dernier clou, donné le coup de grâce à ce corps de manifestations littéraires et artistiques.

Votre impéritie, Monsieur le Préfet, n’a d’égal que le mutisme des institutions – locales, régionales ou nationales – qui s’exemptent de toute responsabilité, vous laissant en ce domaine la seule capacité d’être ni juste, ni équitable.

Sans doute avez-vous cru que la flamme de ces derniers jours dans nos démarches pour obtenir quelque explication n’allait faire que peu de fumée et que, tel un feu de paille, elle allait s’éteindre tout aussi vite qu’elle s’était allumée. C’était vous tromper, car, lorsque nous avons appris que certaines manifestations étaient autorisées et d’autres non, sans raisons légitimes, nous avons immédiatement décidé de raviver notre feu de questions et de le rendre public.

Que le domaine de la poésie, Monsieur le Préfet, vous soit étrange, voire étranger, ne vous donne nullement aucun droit de lui faire subir une inégalité de traitement et de défavoriser ainsi le livre et la culture, comme vous le faites si violemment en l’occurrence.

Peut-être porterez-vous, Monsieur le Préfet, dans un avenir proche, la responsabilité d’avoir participé à la disparition d’un certain nombre de manifestations dont le dessein ponctuel n’était que de défendre, en toute conscience et respect des contraintes d’aujourd’hui, un univers culturel à taille humaine.

Nous n’avons d’autre vocation que de porter le mot, la pensée, la parole. De par votre présent exercice du pouvoir de police, vous aurez pratiqué à l’égard du Marché de la Poésie ainsi qu’à celui des éditeurs de création, ce qui ressemble fort à une forme de censure. Vous aurez manifesté par votre silence un insupportable mépris pour nos activités.

Nous vous prions de croire, Monsieur le Préfet, à nos sentiments de la plus grande distanciation sociale.

 

yVES bOUDIER (président) & vINCENT gIMENO-pONS (délégué général), association c/i/r/c/é

28/10/2020

Paul-Jean Toulet, Contrerimes

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XLIII

 

Ainsi, ce chemin de nuage,

   Vous ne le prendrez point,

D’où j’ai vu mon sourire au loin

   Votre brillant mirage ?

 

Le soir d’or sur les étangs bleus

   D’une étrange savane,

Où pleut la fleur de frangipane,

   N’éblouira vos yeux ;

 

Ni les feux de la luciole

   Dans cette épaisse nuit

Que tout à coup perce l’ennui

   D’un tigre qui miaule.

 

Paul-Jean Toulet, Contrerimes,

dans Œuvres complètes, Bouquins

/ Robert Laffont, 1986, p. 18.

27/10/2020

Michel Leiris, Le ruban au cou d'Olympia

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Qu’Édouard Manet y ait songé ou non, son Olympia est agencée de manière telle que plusieurs tiges du somptueux bouquet de l’amour charnel se trouvent rassemblées dans la pièce exiguë qui constitue le décor :

la cible du désir (Olympia que font plus nue son ruban et autres menus accessoires) ;

l’appel à des ardeurs étrangères au monde journalier (la camériste à chaude couleur de  peau et vêture d’un autre climat) ;

l’obscurité d’un mystère qui se laisse toucher mais nulle caresse ne séduire (le chat noir).

 

Michel Leiris, Le ruban au cou d’Olympia, Gallimard, 1981, p. 70.

26/10/2020

François Leperlier, Les ennemis jurés d'Arthur Rimbaud et de Paul Verlaine

Prise de position publiée par Sitaudis le 23 octobre 2020

Chers Amis et Camarades, je vous adresse un texte de François Leperlier, auteur notamment de Destination de la poésie (édit. Lurlure) et de plusieurs essais sur Claude Cahun. Ce texte revient sur la tentative de panthéonisation de Rimbaud et Verlaine, pour nous inqualifiable.
Je vous invite à le co-signer.
Comme il ne s’agit pas d’une pétition à proprement parler (mais plutôt d’une prise de position), il vous suffira de me donner votre accord (à l’adresse chvavar@gmail.com)
Ce texte sera ensuite envoyé à quelques revues, à des sites et revues poétiques, etc.
Il s’agit pour nous de prendre date, de marquer le coup.
Nous vous serions reconnaissants de le diffuser dès maintenant, avec cette présentation, à vos connaissances.
Grand merci et salut fraternel à tous,

Ivar Ch’Vavar

 

 

21 octobre 2020.

Les ennemis jurés d’Arthur Rimbaud et de Paul Verlaine

Une pétition fut ouverte en septembre 2020, patronnée par une douzaine de ministres, pour demander sérieusement l’entrée conjointe d’Arthur Rimbaud et de Paul Verlaine au Panthéon.

Si l’on considère les nombreuses protestations qui n’ont pas tardé à s’exprimer, on peut juger que la plupart des contre-arguments ont été présentés, avec une diligence dont on ne peut que se féliciter[1]. La panthéonisation des deux poètes, dont l’œuvre et la vie marquent le plus complet désaveu de ce qu’elle représente, serait autant une bouffonnerie inepte qu’une formidable escroquerie intellectuelle.

Déjà, en 1927, les surréalistes ont dû s’élever contre l’édification d’une statue de Rimbaud à Charleville. A peu de choses près, le réquisitoire, qui met déjà en cause la morale du ressentiment, pourrait être resservi tel quel :  Il fut toujours contre tout ce qui est, vous faites semblant de l’avoir oublié. N’essayez pas de tricher : vous n’élevez pas une statue à un poète « comme un autre », vous élevez cette statue par rancune, par petitesse, par vengeance. Vous voulez réduire celui qui admirait « le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne ».

« Le drapeau va au paysage immonde ».

L’hypocrisie étend la hideur de sa main sur les hommes que nous aimons pour les faire servir à la préservation de ce qu’ils ont toujours combattu. « Je ne comprends pas les lois ; je n’ai pas le sens moral, je suis une brute : vous vous trompez ».[2]

Mais, l’entreprise d’aujourd’hui ne vise pas seulement à rendre Rimbaud et Verlaine compatibles avec un monde qu’ils n’ont cessé de rejeter ; elle n’eût certainement jamais germé si elle n’avait été surdéterminée par des motifs et des enjeux d’un autre ordre.

Il s’agit expressément de tirer argument d’un rapport amoureux, et de satisfaire au désir de voir entrer un couple homosexuel au Saint des saints de la République... On en est là ! Au risque de laisser penser que tout le reste n’est que prétexte ou littérature.

On nous sert un roman politiquement correct du temps d’un compagnonnage passionnel que Rimbaud dût fuir. On escamote les rêveries et les conduites hétérosexuelles ou bisexuelles, aussi avérées chez l’un que chez l’autre. On écarte soigneusement la diversité des amours de Verlaine, alternant les femmes et les hommes, porté vers l’orgie, les prostituées, les « galopins aux yeux de tribade », ou les « galopines »[3], on refoule ses tentatives de « féminicide » (!) sur sa mère, puis sur sa femme, qui annonçaient les coups de revolver de Bruxelles contre Rimbaud. Bizarrement, dans l’environnement sinistre et moralisateur que nous vivons, on s’attendrait plutôt à ce que notre cher Verlaine se retrouve dans le collimateur de « balance ton porc » plutôt que dans la crypte du Panthéon !

Mais, il s’agit ici de faire avant tout valoir une cause et non d’établir une vérité. On s’applique à un exercice de déconstruction et de censure, qui ruine le sens et manipule les faits, sur fond de nihilisme intellectuel. Toute contestation, y compris la plus légitime, la plus pertinente, se voit systématiquement mise au compte de l’homophobie ! Chantage intolérable et pitoyable, qui finira par s’user comme le reste. On va même jusqu’à vouloir nous ahurir en prétendant que les opposants à la panthéonisation des poètes révoltés sont rien moins que des suppôts de l’ordre moral ! Ces gens-là, que le ressentiment égare, sont prêts à n’importe quoi !

Depuis quand l’orientation sexuelle est-elle censée fournir un atout décisif pour bénéficier des honneurs (s’ils en sont !) de la République… ? Verra-t-on bientôt s’allonger indéfiniment une liste de grands prétendants où, posée comme un critère, la « foi sexuelle » (Claude Cahun) des uns sera mise en concurrence avec celle des autres ?  Il faudra peut-être que certains s’efforcent de surmonter leur sexe pour avoir les idées claires !

En tout cas, s’il y en a un qui se réjouit au cimetière de Charleville, c’est bien Paterne Berrichon ! Voir son beau-frère, absous de ses frasques, devenu bien respectable, encensé par les autorités et les nouveaux donneurs de leçon de morale, le voir faire son entrée en grande pompe au Panthéon, il n’eût jamais osé y songer !

 

[1] cf. entre autres, A. Borer (La Croix, 15.09.2020), N. MP Meyer (Contrepoints, 14.09.2020), Collectif, Le Monde (18 sept.2020),  L. Rabouille (Causeur, 19.09.2020), Christian Rioux (Le Devoir, 24 septembre 2020),D. Saint-Amand (Libération, 16.09.2020), J.-L. Steinmetz (L’humanité, 25.09.2020) , et  la tribune de D. de Villepin (Le Monde , 3  octobre 2020) .
[2]       Permettez ! 23 octobre 1927.
[3]
  « Odilon, un gamin, mais monté comme un homme » (Hombres)
« Jusqu’aux jolis tétins d’infante
De miss à peine en puberté (...) » (Femmes)

 

25/10/2020

John Donne, Poésie

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L’automnale (élégie IX)

 

Beautés de printemps et d’été n’ont plus de grâce

Que ne m’en a montrée un visage d’automne.

Les jeunes beautés imposent l’amour : c’est viol ;

Celle-ci le conseille : on ne peut que céder.

Fût-il honteux d’aimer, ici n’est nulle honte,

Car notre affection prend le nom de respect.

En sa jeunesse elle eut son âge d’or ? C’est vrai,

Mais, éprouvé souvent, cet or est toujours neuf.

Elle a connu le temps des torrides ardeurs,

Et voici le climat plus doux de son tropique.

 

John Donne, Poésie, traduction Robert Ellrodt,

Imprimerie nationale, 1993, p. 215.

 

L’automnale (élégie IX)

 

Les couleurs du printemps et de l’été sont pâles

Près de certain visage aux grâces automnales.

Une jeune beauté vous contraint de l’aimer ;

C’est viol. Celle-ci plaît, et vous sait garder.

L’Amour fût-il honteux, il garde ici la face

En prenant du Respect et le nom et la place.

Sa jeunesse, il est vrai, était son Âge d’Or :

Mais, souvent éprouvé, son or est neuf encor.

Jadis fut ssa saison torride et implacable ;

Son climat tropical est ores tolérable.

 

John Donne, Poèmes, traduction de ce poème Jean

Fuzier, Poésie / Gallimard, 1991, p.49.

24/10/2020

Cioran, Syllogismes de l'amertume

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Une poésie digne de ce nom commence par l’expérience de la fatalité. Il n’y a que les mauvais poètes qui soient libres.

 

Une vogue philosophique s’impose comme une vogue gastronomique : on ne réfute pas plus une idée qu’une sauce.

 

Au rebours des plaisirs, les douleurs ne conduisent pas à la satiété. Il n’est  point de lépreux blasé.

 

Rien ne nous flatte tant que l’obsession de la mort ; l’obsession, et non la mort.

 

Cioran, Syllogismes de l’amertume, Idées / Gallimard, 1976, p. 30, 31, 59, 59.

23/10/2020

Esther Tellermann, Corps rassemblé

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Je la vis

suspendue     sur

le temps

       ou le bord

des orages

parfois le contour

du sein

fut la viole      où

     s’étire

     ce qui

doucement

     souligne

     la forme

     d’un destin

 

Esther Tellermann, Corps rassemblé,

éditions Unes, 2020, p. 46.

22/10/2020

Etienne Faure, Cinq traversées à pied

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5


Par la fenêtre orientée à l’est le O du soleil
levant rougit le zinc des toits, le jour 
est incertain, les nôtres aussi, à regarder 
s’en venir l’avenir comme ça, en bras 
de chemise accoudés, tête ancienne en forme


de gargouille prête à gerber sur le monde


le jour et les bruits se lèvent en même temps,



non ce n’est pas réel, la ville au réveil ne cesse 
de déverser par les ouvertures des clameurs 
de gens assassinés, doublées des sirènes 
du salut, gyrophare blême, ce n’est pas une vie,
sortir, il faut sortir par les pieds, par les textes, un 
début de poème, le voici :
Longtemps j’eus un réveille-matin en plastique 
acheté en Allemagne de l’est – RDA, DDR -
,


frêle et maigre, inapte au travail je le tapais pour qu’il  
arrête de sonner, acerbe ; en rétorsion 
le lendemain il était muet, bloqué à la frontière  
de rêves trop anciens, ne me réveillant plus, 
c’était


au temps où nous vivions de simples pressions à fleur  
de peau, partout des boutons réels à enfoncer 
premiers contacts tactiles avec le monde
dès le matin plus ou moins réel dans la réelle



société plus décriée qu’un poème ancien, virgule…

Sans un regard pour le miroir il met son chapeau,


hésite à prendre un imper, d’un coup d’œil
à la vitre, la pluie semble assez peu probable

et puis après toute une vie de labeur et d’incon-
fort les dieux sont avec lui, la chance à nouveau sourit 


dans la rue, les femmes sur son passage abandonnent 
la sente de leur parfum menant à leur secret 


souvenir de polichinelle qui les rattrape 
place de la République, grosse épingle à nourrice 
accrochant les quartiers épars ensemble



comme il en fut de la patrie, la Commune, la nation, 
puis emprunte le bras de fer surplombant le canal,  
son eau verrouilleuse –c’est le mot tellement 
son indéfectible vert est rouille – 


il y a près des quais des poulbots avec


cet air victorieux que donne un bonbec dans la bouche  
à 7 ans, claquant la langue en signe de



joie, réussite, entière satisfaction



de l’instant et de soi, à la gare 
ancienne et contemporaine, l’horloge indique l’heure 
en vigueur, fuseau inchangé, corbeaux perchés sur la 


corniche, en bas renards qui glapissent,  
au croisement – noble étendard du prolétaire– 
avec la feue ceinture rouge des boulevards, 
revoici l’incarnat des arbres que des feuilles quittent, 
mini-christs descendus de croix quand l’heure 
n’est plus au prochain, mot usé quoique proche aussitôt 
qu’on erre, ras du sol, à pied dans la ville.  



Rien d’authentique, que du toc dans ce quartier,
le monde est notation, sans fin évalue
–j’aime, j’aime pas, j’aime à 3,5 sur 5–
et l’âge est déjà blâme, avertissement, renvoi 
aux temps révolus du cent à l’heure où vivre 
jusqu’à cent ans était prouesse, narration naïve 
– trop tard, revenir sur ses pas ce serait 
rebrousser phrase, chemin, récit de la marche ;
au Terminus de sa voix aigre il 
acidule un peu l’atmosphère, atmosphère
des pensées au comptoir occupées à 


boire lentement, formuler des sentences 
alcalines, pH neutre, au calme entre deux godets,



par trop fatigué des pieds, des mots et des
enjambements, beautés distraites, à retrouver plus tard 


le rire dans un autre bar où l’on danse
à la télé la jota, ferveur des bras levés 
tous en même temps, forêt de castagnettes 
et de poings au-dessus du zinc.

ne plus rentrer

Etienne Faure, Cinq traversées à pied, publié par remue.net.

     

21/10/2020

T. S. Eliot, Premiers poèmes

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                  Matin à la fenêtre

 

La vaisselle du breakfast tinte dans les sous-sols

Et le long des trottoirs piétinés de la rue

J’ai conscience que l’âme humide des servantes

Perce languissamment aux entrées de service,

 

Les vagues rousses du brouillard lancent sur moi

Du fin fond de la rue des visages distors

Tirant d’une passante à la jupe boueuse

Un sourire sans but qui flotte dans les airs

Et s’évanouit le long des toits.

 

                                             Oxford, 1915

 T. S. Eliot, Premiers poèmes, dans Poésie, traduction

Pierre Leyris, Seuil, 1969, p. 19.