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18/04/2021

Henri Michaux, Ecuador

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                                                                   Manaos

                                                     (Brésil, 38° de chaleur)   

 

Les habitants regardent leur ville comme un amas de ruines. Cependant, elle a des monuments tout neufs et un théâtre de Grande Capitale et des signes de luxe partout. Et dans un tout petit cinéma de quartier vous pouvez voir « Ici, en 1911, a dansé la Pavlova. » La livre sterling en ce temps était de la petite monnaie, mais les caoutchoucs   baissèrent et maintenant il n’y a plus que des souvenirs.

 

                                                        *

 

 Autrefois, quand j’étais enfant, j’avais trouvé un bâton. À une certaine hauteur, tout à coup, il se gonflait en deux mamelons. Ce n’était qu’un bâton, mais là, brusquement, il se féminisait.

   Elles sont minces, ici, les femmes, très minces. Mais arrivée à la poitrine, la vie se desserre et s’abandonne. Des seins parfaits, et braqués sous le corsage. Ainsi sont les femmes blanches ; les Négresses sont grosses, mais également ainsi sont leurs poitrines.

   Un vice auquel elles s’adonnent entre elles, c’est l’explication que nous donne le chargé d’affaires de France.

 

Henri Michaux, Ecuador, dans Œuvres, I, Pléiade/Gallimard, 1993, p. 231.

17/04/2021

Henri Michaux, Mes propriétés

Henri Michaux, Mes propriétés, emportez-moi

 

Emportez-moi

 

Emportez-moi dans une caravelle,

Dans une vieille et douce caravelle,

Dans l’étrave, ou si l’on veut, dans l’écume,

Et perdez-moi, au loin, au loin.

 

Dans l’attelage d’un autre âge.

Dans le velours trompeur de la neige.

Dans l’haleine de quelques chiens réunis.

Dans la troupe exténuée des feuilles mortes.

 

Emportez-moi sans me briser, dans les baisers,

Dans les poitrines qui se soulèvent et respirent,

Sur les tapis des paumes et de leur sourire,

Dans les corridors des os longs, et des articulations.

 

Emportez-moi, ou plutôt enfouissez-moi.

 

Henri Michaux, Mes propriétés, dans Œuvres, I,

Pléiade/Gallimard, 1993, p. 502-503.

16/04/2021

Henri Michaux, Lune d'en face

 

               

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                   Un adieu

 

Soir que creusa notre adieu.

Soir acéré, délectable et monstrueux comme un ange de l’ombre.

Soir où nos lèvres vécurent dans l’intimité nue des baisers.

L’inévitable temps débordait

la digue inutile de l’étreinte.

Nous prodiguions une mutuelle passion, moins peut-être à

        nous-mêmes qu’à la solitude déjà prochaine.

Nous allâmes jusqu’à la grille dans cette dure gravité de l’ombre,

                qu’allège déjà l’étoile du berger.

Comme on revient d’une prairie perdue, je revins de ton       étreinte.

Comme on dort d’un pays d’épées, je revins de tes larmes.

Soir qui se dresse vivant, comme un rêve

parmi les autres soirs.

Plus tard je devais atteindre et déborder

les nuits et les sillages.

 

Henri Michaux, Lune d’en face, dans Œuvres, I, traduction Jean-Pierre Bernès, Pléiade/Gallimard, 1993, p. 57.

15/04/2021

André Spire, Versets

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J’écrivais,

Une rose s’est écroulée.

 

Le mystère, j’en ris !

L’âme de mes grand-mères

Ne vient plus visiter mes antiques armoires !

Je n’ai pas peur, quand je suis seul, même à minuit.

Mais, sur ma page, pourquoi ces feuilles rouges ;

Pourquoi ce parfum lourd, cette chute..., ce trouble,

Et pourquoi mon poème est-il mort tout à coup ?

 

André Spire, Versets, Mercure de France, 1908, p. 63.

14/04/2021

Camille Loivier, Cardamine

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                                           (fleur)

 

quand je cueille une fleur dans le jardin

je le fais toujours en lui parlant

je n’entre pas dans les détails mais explique

 

aucune fleur ne consent à être coupée

 

même le gel qui viendra la brûler en une nuit

ne la fait quitter le jardin sans regret

 

je peux mesurer la portée de mon geste

à sa faiblesse

 

une fleur que l’on invite à l’intérieur

on la brise

on lui dit              tu n’es plus une fleur

 

Camille Loivier, Cardamine, Tarabuste, 2021, p. 34.

13/04/2021

Sharon Olds, Odes

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               Ode au sang menstruel

 

Je ne sais pas si vous êtes vivantes ou mortes, riches

rations de mues ; tube de nourriture

pour vol spatial, abandonné ; abats — ce qui

s’évapore, fait à partir de rien près de là où l’on fait

l’amour. Tu offres une couverture au petit garçon,

à la petite fille , tu es mâle et femelle —

servant ; magicien ; mère ; père ;

dieu du possible — nous quittant, la plupart du temps

superflu, toi que notre ignorance

a méprisé. Les morceaux que tu emportes

nous effrayaient, protéines et monocytes,

glucides et macrophagocytes, atomes

de fer bivalent, autant que s’ils avaient été

des parties de nous. Ruisseau aux berges duquel

on somnole et s’embrasse, merci pour cet espoir de

survie dont tu es à l’affût comme

les premiers secours. Honneur à toi, qui coules

dans les canalisations, les stations d’épuration, les rivières,

jusqu’à la mer, puis s’en extrait pour t’élever jusqu’aux

nuages, et tombes en pluie sur ton peuple, vigoureux

désir, manne transparente.

 

Sharon Olds, Odes, traduction Guillaume Condello, le corridor bleu, 2020, p. 41.

12/04/2021

Fernando Pessoa, Journal de l'intranquillité de Bernardo Soares

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Je vous écris aujourd’hui, poussé par un besoin sentimental ­ un désir aigu et douloureux de vous parler. Comme on peut le déduire facilement, je n’ai rien à vous dire. Seulement ceci — que je me trouve aujourd’hui au bord d’une dépression sans fond. L’absurdité de l’expression parlera pour moi.

Je suis dans un de ces jours où je n’ai jamais eu d’avenir. Il n’y a qu’un présent immobile, encerclé d’un mur d’angoisse. La rive d’en face du fleuve n’est jamais, puisqu’elle se trouve en face le rive de ce côté-ci ; c’est là la raison de toutes mes souffrances. Il est des bateaux qui aborderont à bien des ports, mais aucun n’abordera à celui où la vie cesse de faire souffrir, et il n’est pas de quai où l’on puisse oublier. Tout cela s’est passé il y a bien longtemps, mais ma tristesse est bien plus ancienne encore.

 

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares, traduction Françoise Laye, Christian Bourgois éditeur, 1988, p. 23.

11/04/2021

Virginia Woolf, Journal d'adolescence 1897-1909

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          Une réception artistique   1er juillet [1903]

 

(...) Les femmes, comme cherchant à réparer l’absence chez elles d’ordres particuliers, portent les plus extravagantes toilettes. Nous en avons repéré quelques spécimens insolites. Ici, c’était une robe noire très couvrante qui évoquait, par certains côtés, une table dressée de verroteries ; là, le penchant artistique était poussé à l’extrême dans le sens inverse et découvrait tout un pan de la personne habituellement caché. Cependant le modèle le plus fréquent était celui de l’artiste typique ou de la femme d’artiste — robes de soie collante de chez Liberty, accessoires exotiques et visages singulièrement bistrés. Il y avait bien entendu des gens comme nous dont la mise n’avait rien d’original. Reste que j’aurais pu parfaitement trouver plaisir à cette soirée en me contentant d’observer.

 

Virginia Woolf, Journal d’adolescence, 1897-1909, traduction Marie-Ange Dutartre, Stock, 1990, p. 287.

 

10/04/2021

Albert Cohen, Carnets, 1978

Albert Cohen, Carnets, 1978, mort, page

                         Vingt-six février [1978]

 

Moi aussi je mourrai, est-ce possible ? Ces lignes, je les écris avec derrière moi la mort, compagne de ma vie, vieille compagne aux longs voiles derrière moi penchée, sur ma nuque penchée  tandis que j’écris, une tristesse sur ma lèvre souriante, et je sens son souffle froid sur ma nuque tandis que je continue ces pages sans espoir où je me suis embarqué au hasard, hésitantes galères sur des vagues et ressacs, remous et soudains ressacs d’une mer, ô ma mère perdue, ô Marcel, mon frère perdu.

 

Albert Cohen, Carnets, 1978, Gallimard, 1979, p. 60.

09/04/2021

Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient

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Après nous avoir offert tous les soins de l’hospitalité la plus simple et la plus poétique cependant, les jeunes filles vinrent prendre aussi leur place à côté de leur mère, sur le divan, en face de nous. C’est ce tableau que je voudrais pouvoir rendre avec des paroles pour le conserver dans ces notes comme je le vois dans ma pensée ; mais nous avons en nous de quoi sentir la beauté dans toutes ses  nuances, dans toutes ses délicatesses, dans tous ses mystères, et nous n’avons qu’un mot vague et abstrait pour dire ce qu’est la beauté. C’est là le triomphe de la peinture : elle rend d’un trait, elle conserve pour des siècles cette impression ravissante d’un visage de femme, dont le poète ne peut que dire : Elle est belle ; et il faut le croire sur parole ; mais sa parole ne peint pas.

 

Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient, arléa, 2008, p. 256.

08/04/2021

Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d'ombre

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                            15 juin 1962

 

Des oiseaux au-dessus de nous, lointains, qui disent la distance, qui disent : ici est la forêt, ici est le ruisseau dans la forêt, le val qui s’élève en sinuant, qui s’éloigne de nous en s’élevant, qui disent : la beauté est bien visible, mais distante, nous sommes sa voix, son vol, et je voudrais les écouter, les suivre, qui disent : la beauté ne t’appartient pas, mais elle te regarde et sourit. Au-dessus des forêts, leur chant lointain, mais clair.

La nuit, le chant des rossignols comme une grappe d’eau.

 

Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d’ombre, le bruit du temps, 2013, p. 46.

07/04/2021

Philippe Jaccottet, Nuages

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Et ce dernier été, peut-être parce que je sais que, dans la meilleure hypothèse, je n’en ai plus tant que cela devant moi, et que le risque de voir ce mot "dernier" prendre son sens absolu s’aggrave chaque jour selon une progression accélérée, certaines choses de ce monde qui aura été le mien, le nôtre, pendant presque toute notre vie, m’ont étonné plus qu’elles ne l’avaient jamais fait encore, ont pris plus de relief, d’intensité de présence ; plus de, comment dire ? plus de chaleur aussi, étrangement, comme on n’en reçoit généralement que des êtres proches ; bien que je sache, en même temps, que cela ne peut en aucune manière être pris au pied de la lettre, comme si je m’étais mis à croire à une amitié, à des sentiments des choses pour l’homme, qui les rendraient capable de nous "parler" vraiment, à leur façon. Il doit s’agir d’une autre espèce de relation. N’empêche : j’ai peine à croire que la chaleur ne fût qu’en moi, se reflétant en elles. Ce doit être plus compliqué.

 

Philippe Jaccottet, Nuages, Fata Morgana, 2003, p. 13-15.

06/04/2021

Wulf Kirsten, attraction terrestre

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une maladie des yeux

 

comment sommes-nous arrivés

au terme d’une l

longue marche à pied

à travers les solitudes profondes du Macklembourg,

à cette gare oubliée

complètement décrépite,

de Basedow, souvenir

d’une maladie des yeux,

mais nous n’avons vu que des décombres,

le lieu n’avait rien d’autre

à offrir, pas d’autre solution

que de traîner et d’attendre,

en proie au sentiment angoissant :

aucun train ne s’arrêtera plus,

comment donc sortir

de ce trou perdu ?

 

Wulf Kirsten, attraction terrestre, traduction

Stéphane Michaud, La Dogana, 2020, p. 51.

05/04/2021

Tristan Corbière, Less Amours jaunes

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I  Sonnet avec la manière de s’en servir

 

Vers filés à la main et d’un pied uniforme,

Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton,

Qu’en marquant la césure, un des quatre s’endorme…

Ça peut dormir debout comme soldats de plomb.

 

Sur le railway du Pinde est la ligne, la forme ;

Aux fils du télégraphe : — on en suit quatre, en long ;

À chaque pieu, la rime — exemple : chloroforme,

— Chaque vers est un fil, et la rime un jalon.

 

— Télégramme sacré — 20 mots. — Vite à mon aide…

(Sonnet — c’est un sonnet —) ô Muse d’Archimède !

— La preuve d’un sonnet est par l’addition :

 

— Je pose 4 et 4 = 8 ! Alors je procède

En posant 3 et 3 ! — Tenons Pégase raide :

« Ô lyre ! Ô délire ! Ô… » — Sonnet — Attention !

 

Pic de la Maladetta — Août.

 

 

Le crapaud

 

Un chant dans une nuit sans air…

La lune plaque en métal clair

Les découpures du vert sombre.

 

… Un chant ; comme un écho, tout vif

Enterré, là, sous le massif…

— Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…

 

— Un crapaud ! Pourquoi cette peur,

Près de moi, ton soldat fidèle !

Vois-le, poète tondu, sans aile,

Rossignol de la boue… — Horreur !

 

… Il chante. — Horreur !! — Horreur pourquoi ?

Vois-tu pas son œil de lumière…

Non : il s’en va, froid, sous sa pierre…

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  . . . . . . . . . . . .

 

Bonsoir — ce crapaud-là c’est moi.

 

Ce soir, 20 juillet.

 

 

Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes, édition établie (pour Tristan Corbière) par Pierre-Olivier Walzer, avec la collaboration de Francis F. Burch pour la correspondance, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 718 et 735.

 

04/04/2021

Erich Fried, Le vivre mourir

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  Le vivre mourir

 

Je meurs toujours et sans cesse

et toujours à découvert

Je meurs toujours et toujours

et toujours ici

Je meurs toujours une fois

et toujours chaque fois

 

Je meurs continûment

Je meurs comme je vis

Parfois j’escalade la vie

et parfois je la dégringole

Parfois je dégringole la mort

et parfois je l’escalade

 

De quoi je meurs ?

De la haine

et de l’amour

de l’indifférence

de l’abondance

et de la misère

 

Du vide d’une nuit

du contenu d’un jour

de nous toujours une fois

et encore toujours d’eux

Je meurs de toi

et je meurs de moi

 

Je meurs de quelques croix

Je meurs dans un piège

Je meurs du travail

Je meurs du chemin

Je meurs du trop à faire

et du trop peu à faire

 

Je meurs aussi longtemps

que je ne suis pas mort

Qui dit

que je meurs ?

Jamais je ne meurs

bien au contraire je vis        

 

Sterbeleben

 

Ich sterbe immerzu

und immeroffen

Ich sterbe immerfort

und immer hier

Ich sterbe immer einmal

und immer ein Mal

 

Ich sterbe immer wieder

Ich sterbe wie ich lebe

Ich lebe manchmal hinauf

und manchmal hinunter

Ich sterbe manchmal hinunter

und manchmal hinauf

 

Woran ich sterbe?

Am Haß

und an der Liebe

an der Gleichgültigkeit

an der Fülle

und an der Not

 

An der Leere einer Nacht

am Inhalt eines Tages

immer einmal an uns

und immer wieder an ihnen

Ich sterbe an dir

und ich sterbe an mir

 

Ich sterbe an einigen Kreuzen

Ich sterbe in einer Falle

Ich sterbe an der Arbeit

Ich sterbe am Weg

Ich sterbe am Zuvieltun

und am Zuwenigtun

 

Ich sterbe so lange

bis ich gestorben bin

Wer sagt

daß ich sterbe?

Ich sterbe nie

sondern lebe

Erich Fried, Sterbeleben, extrait de Es ist was es ist

(Verlag Klaus Wagenbach, Berlin, 1983).

Traduction inédite de Chantal Tanet et Michael Hohmann.