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07/12/2020

Roberto Deidier (1965), Une saison continue

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       Matinal

 

Il est un sentier incurvé

le long du pli de l’oreiller

avide et souterrain il descend

jusqu’à un cosmos qu’il ne sait distinguer.

 

Dans le métro l’attention

me contient, les yeux ouverts,

où plus dense est la toile d’araignée

du matin. Chaque station

connue conjugue mes journées

sur le rythme lent du réveil.

J’ai un rendez-vous avec la langue,

les couleurs du trajet

sont des instants à interpréter.

 

Roberto Deidier, Une saison continue, traduction

Philippe di Meo, La NRF, janvier 2008, p. 159.

06/12/2020

Hervé Brunaux, Poèmes de près et de loin, Dessins de Jean-Luc Parant : recension

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 Poèmes de près et de loin procure (m’a procuré !) un double plaisir, retrouver le graphisme de Jean-Luc Parant et lire des poèmes qui évitent complètement le ton bêtifiant de ce qui s’écrit trop souvent "pour les enfants".

Le premier, "perché", joue sur la répétition du mot titre avant chaque strophe de deux vers, sur l’anaphore — chaque strophe s’ouvre avec « sur » pour indiquer un lieu où se percher —, et la première strophe est reprise pour finir avant de clore le poème, la disposition des strophes mimant les mouvements successifs pour se percher :

                                            perché
         
sur la branche
          du tilleul du parking

il ne reste plus qu’à chanter
quand on est bien perché

Sur la page de gauche (mais l’illustration déborde vers la droite), Jean-Luc Parant a dessiné un arbre sans feuilles où sont perchés deux oiseaux verts (un troisième vole sous l’arbre), l’arbre constitué de minuscules boules caractéristiques de ses dessins ; sur deux portées musicales, feuilles jaunes dans le vent, sont recopiées la strophe finale pour l’une, une autre strophe pour l’autre. Le nombre de boules est noté au pied de l’arbre. Cette description sommaire vise à donner une idée de la construction élaborée du livre. On retrouvera les oiseaux verts, d’autres rouges et bleus, et les portées musicales, d’autres figures apparaissent : un cheval (un Pégase ailé), un poulpe, un soleil bleu, etc., le nombre de boules  mentionné dans chaque dessin, précision qui arrêtera la curiosité de tout lecteur.

Hervé Brunaux1 ne se limite évidemment pas au jeu du chat perché ; si les animaux ont leur place dans les poèmes, ils ne sont pas du tout majoritaires : l’un énumère quelques animaux... empaillés —­ mais la planète et les enfants le sont aussi —, un autre, "histoires", met en scène un oiseau qui plonge son bec dans l’encrier et les histoires écrites occupent les arbres. On observe aussi des ours au fond de la mer et des ouistitis sur la lune. Etc. Mais on sait bien que « La seule imagination ne rend compte que de ce qui peut être », écrivait André Breton (cité par Georges Jean : 2), et les poèmes ici font la part belle à l’imaginaire, variant les motifs sans négliger le réel. Ainsi l’amour / l’amitié avec "dans nos mains" :

            dans ta main
            les lignes de ma vie
            dans ma main
            les lignes de ta vie

qui s’achève par ces deux vers « dans nos deux mains enchevêtrées / le labyrinthe de l’avenir ». On voit que les mots employés débordent, et c’est toujours le cas dans le livre, le vocabulaire des enfants. Comme l’analyse Georges Jean, « Des mots difficiles sont éclairés par les autres, et même (et heureusement) parfois restent pour longtemps incompréhensibles, indéchiffrables, magiques ».2 On lira aussi de brefs poèmes-récits qui ressemblent à des souvenirs d’enfance.

D’une manière générale, l’organisation des poèmes rompt plusieurs fois avec les conventions et se rapproche des découpages de la poésie contemporaine, disons depuis Apollinaire, y compris avec l’absence de majuscule en début de vers. Hervé Brunaux privilégie l’emploi de refrains, l’anaphore, les répétitions — y compris d’un vers entier avec seulement une variante, à la manière de Prévert —, la polysémie, le découpage des mots, le jeu des sonorités, tout l’éventail des moyens propres à donner le plaisir de lire.

Les poèmes et les illustrations faussement naïves qui les accompagnent forment un ensemble que l’on voudrait voir dans les bibliothèques, celles des écoles, celle des enfants de tous âges. À offrir sans restriction !

Hervé Brunaux, Poèmes de près et de loin, dessins de Jean-Luc Parant, Lanskine, 2020, 56 p., 13 €. Cette note de lecture a été publiée par  Sitaudis le 5 novembre 2020.

1 Hervé Brunaux a fondé en 2002 le festival expoésie à Périgueux (lectures (y compris dans des écoles), conférences, expositions). Il a publié plusieurs livres de poésie et des romans.
2 Georges Jean, "L’enfant lecture et poésie", dans Communication et Langages, 1977, n° 34, p. 75.

 

05/12/2020

Franco Bufoni (1948), Guerre

 

  

       Buffoni-Franco-458x458.png

                        Guerre

 

Grandes hécatombes d’humains, contagions,

Vols, incendies. Puis — châtiment divin — inondation.

 

Tenir dans la montée, sous les coups, et encore

Trouver des vivres, une chambre, un lit,

Même à bas prix.

Dans un pays en guerre et déjà le soir

Et des hommes disposés à payer.

Des hommes non des soldats

Pour lesquels il fallait

Barbouiller la verrière de peinture,

Tant ils accouraient impulsivement,

Des hommes posés.

 

                       *

 

La tête recroquevillée sur le tronc

D’un creux à l’autre,

Sur la fourrure blanche de la valle

La casquette sur le rouge renversée

Pour retenir les intestins,

Des lambeaux de sac à dos sur les épaules

Tombant sur l’herbe.

Sur sa poitrine brillait une amulette rouge sang,

Le long de son côté droit soulevé

Par des jambes arquées.

Une autre grenade encore dans sa main serrée,

telle une cannette,

Le dimanche sur une pelouse.

 

Franco Buffoni, extraits de Guerre (2005), traduction Philippe di Meo, La NRF, janvier 2008, p. 113 et 121.

04/12/2020

Antonio Prete (1939), Menhir

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             Pauvreté de la parole

 

L’existence peut-elle se faire alphabet,

son, verbe de présence ?

 

Le souffle de la terre et de la douleur

effleure la peau des syllabes,

ce n’est pas le sang et le corps de la langue,

mais seulement un hôte, passager.

 

La mer lèche à peine la lettre qui le dit.

Et le ciel s’éteint dans le mot qui l’accueille.

 

Antonio Prete, extrait de Menhir, traduction

Philippe di Meo, La Nouvelle Revue Française,

janvier 2008, p. 109.

03/12/2020

Paul Celan, 23 novembre 1920-20 avril 1970

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Publié le 30 novembre dans France Culture

Suite à la parution le 23 octobre 2020 aux Cahiers de l'Herne d'un opus consacré à Paul Celan pour célébrer le centenaire de la naissance du poète, Nicolas Bouchaud, metteur en scène et acteur, revient au micro de Marie Sorbier sur les fugacités du poète des philosophes, dont il a porté les mots à la scène dans son spectacle Le Méridien.

"L'écriture de Celan est elle-même un paysage"

Quand Paul Celan (1920-1970) s’établit à Paris à l’été 1948 ses poèmes ne sont connus que d’une poignée de gens ; à sa mort, en avril 1970, son nom est associé à l’une des œuvres poétiques les plus importantes de la littérature allemande. Pourtant, aborder cette œuvre, a fortiori pour un lecteur francophone, n’a rien d’évident : si les poèmes relèvent bien d’une écriture qui réclame pour elle une « obscurité congénitale » la critique a aussi pu contribuer à en obscurcir le sens. Il faut donc sans cesse reprendre le travail de lecture d’après les coordonnées que Celan a fixées, en partant de ce qu’il appelle « l’accent aigu de l’actualité », inséparable de « l’accent grave de l’histoire » et de « l’accent circonflexe de l’éternité ».

"On dit souvent de la poésie de Celan qu'elle est hermétique. En réalité, son écriture ne cherche pas à représenter quelque chose, ni à reproduire une réalité. Elle n'est pas dans la mimesis, elle est elle-même un paysage. Il faut donc accepter de rentrer d'abord dans un paysage qu'on ne reconnaît pas, et tout le plaisir qu'on peut y prendre est de s'y aventurer quand même". Nicolas Bouchaud

Invité le 22 octobre 1960 à Darmstadt pour recevoir le prix Georg Büchner, Paul Celan accepte la récompense et prononce un discours qui interroge le statut de la poésie à partir d'une interrogation sur l'art. Nicolas Bouchaud a interprété ce texte dans son spectacle Le Méridien, créé en 2015.

"L'envie de ce spectacle m'était venue car l'écriture de Celan est magnifique. Ce n'est pas une histoire de compréhension : je la trouve magnifique parce qu'elle m'appelle d'une façon qui ne passe pas par son sens premier. On peut être appelé par des choses qui nous semblent inconnues". Nicolas Bouchaud

"La poésie n'est pas un geste commémoratif"

La poétique de Celan tient dans un impératif à la fois moral et esthétique, consistant à créer ce qu'il appelait une contre-langue, une mise en accusation implacable et définitive de la langue et de la culture allemandes, dont la Shoah fut l'aboutissement.

"Toute l'œuvre de Celan part d'Auschwitz, de la Shoah. Ce n'est pas la Shoah en tant qu'événement catastrophique qui viendrait clore une séquence, car il écrit à partir de la Shoah. Elle est comme début de quelque chose, non pas comme une chose qui serait terminée et que l'on pourrait commémorer. La poésie, l'art, ne sont pas des gestes commémoratifs". Nicolas Bouchaud

"Ce qu'entreprend Celan est tout à fait merveilleux et bouleversant, il le dit d'une façon très simple et rapide : Je vais enjuiver la langue allemande. La langue allemande a été polluée à travers le régime nazi et l'entreprise de Celan est de laver, de nettoyer et de rendre à la langue allemande ce qu'elle était avant le régime nazi, avant la pollution". Nicolas Bouchaud

Par des jeux correspondances et résonnances de mots et un système de retournement, nous explique Nicolas Bouchaud, Celan se réapproprie sa langue.

"C'est une décision esthétique et éthique extrêmement importante de son parcours que d'avoir continué à écrire en allemand et d'avoir voulu, à travers sa poésie, retravailler du dedans la langue pour la sortir de la gangue mortifère du nazisme". Nicolas Bouchaud

"La zone incertaine où l'ombre se mêle à la clarté"

"Ce qui compte dans le poème avec Celan, c'est la zone incertaine où l'ombre se mêle à la clarté. Ce qui se dérobe à la perception immédiate". Nicolas Bouchaud

Paul Celan le dit lui-même dans son discours de 1960 Le Méridien, en citant Blaise Pascal : Ne nous reprochez pas le manque de clarté, puisque nous en faisons profession. L'œuvre de Celan, note Nicolas Bouchaud, aurait même contribué à faire changer d'avis le philosophe Theodor W. Adorno, qui soutenait qu'on ne pouvait plus écrire de poèmes après Auschwitz.

Grilles de paroles est le premier recueil que Celan envoie à Adorno. On sait aussi qu'il existe une correspondance entre les deux hommes. 

 

 

02/12/2020

Pierre-Albert Jourdan, Fragments

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Ceci est ma forêt. J'entretiendrai cette exubérance de piliers, mais que pourraient-ils soutenir, ô maçons ! Et que l'on ait pris soin de balayer le sol quand le feu vient d'en haut, qu'il plonge sur ma forêt !

Ceci est ma forêt. Est-ce ma maison ? Cela ne se règle pas par un jeu d'écriture. Et si c'est ma maison, elle est ouverte. Non pas cette porte en face de moi, ces silhouettes. Ouverte à tout autre chose. À ce tout autre qui est là, que les piliers ne peuvent contenir. Ouverte, simplement ouverte comme une déchirure de lumière. Une déchirure, oui. Les piliers ne sont là, qui paraissent soudain s'épanouir, vivre, que pour m'épauler. « Suis-moi... » Je retrouve en moi ce début de phrase. Je m'arrête à ce début. Si encore je pouvais m'accomplir en tant qu'homme, me hausser un tout petit peu. Leçon de piliers sans doute. Si encore j'étais capable de me repêcher, n'est-ce pas ?

 

Pierre-Albert Jourdan, Ajouts pour une édition revue et augmentée de Fragments, éditions Poliphile, novembre 2011, p. 19.

01/12/2020

Pierre Vinclair, Le Confinement du monde

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Pour la première fois en quinze jours, je sors

dans la rue : les maisons ont masqué leur visage

essoufflé de rideaux sous les échafaudages

déserts— squelettes d’acier, têtes de mort.

 

Un métro aérien, filant ma métaphore

mystérieusement laisse dans son sillage

étouffé les voitures céder le passage

aux piafs hurlant dans un silence d’oxymore.

 

Le panier à la main, j’attends la fin de l’heure

des vieux sous un prunier mauve toussant ses fleurs.

L’immunité me fait comme un micro-pouvoir

 

parmi les Londoniens fuyants ; quand je pénètre

chez le marchand de vin, il est en train de mettre

une vitre anti-postillons sur son comptoir.

 

Pierre Vinclair, Le Confinement du monde, Lurlure, 2020, p. 30.

30/11/2020

Robert Desnos,

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                            Le sursaut

 

Sur la route en revenant des sommets rencontré par les

corbeaux et les châtaignes

Salué la jalousie et la pâle flatteuse

Le désastre enfin le désastre annoncé

Pourquoi pâlir pourquoi frémir ?

Salué la jalousie et le règne animal avec la fatigue avec le

désordre avec la jalousie

Un voile qui se déploie au-dessus des têtes nues

Je n’ai jamais parlé de mon rêve de paille

Mais où sont partis les arbres solitaires du théâtre

Je ne sais où je vais j’ai des feuilles dans les mains j’ai des feuilles

dans la bouche

Je ne sais si mes yeux se sont clos cette nuit sur les ténèbres

précieuses ou sur un fleuve d’or et de flamme

Est-il le jour des rencontres et des poursuites

J’ai des feuilles dans les mains j’ai des feuilles dans la bouche

 

Robert Desnos, Les ténèbres, dans Domaine public, "Le Point du jour", Gallimard, 1953, p. 150.

29/11/2020

Muriel Pic, Affranchissements : recension

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Affranchissements est sous-titré "récit", récit de la vie d’un oncle bossu, James/Jim, disparu au mois de mai 2001 ; cependant, les rares rencontres n’auraient pas permis de rapporter ce qu’avait été cette vie, ce que la narratrice concède, « Je suis bien obligée de reconnaître que je ne sais pas grand-chose de la vie de Jim. » La reconstruction s’opère à partir de documents divers, rassemblés ici et là, « photographies, timbres, cartes postales, dessins, cartes à jouer et bouts de textes ». À partir de cette moisson hétéroclite se dessine une figure qui ne peut être que floue, partiellement inventée, mise en relation avec la réalité chaotique de son temps et avec des lectures. L’enchevêtrement d’éléments hétéroclites restitue l’impossibilité de faire « revivre ce que l’on n’a pas vécu », sans pourtant que le "récit de vie" soit confus, incohérent : plusieurs fils l’organisent et ne demeurent d’obscurités que celles propres à toute vie.

Le livre contient 60 illustrations liées plus ou moins à l’oncle— plan d’un jardin ou d’un hôtel, dessin d’une fleur, carte postale, photographies, etc. ­—, mais tous ces documents visent à renforcer l’effet de réel du texte. Le mot "affranchissement" revient, à différents moments, avec ses diverses acceptions ; l’oncle, philatéliste, a la passion de « tout ce qui se rapporte à l’affranchissement » et, jardinier à l’Université de Londres, lecteur d’ouvrages d’horticulture il plante des arbres fruitiers en suivant la méthode de l’affranchissement. Le mot est aussi employé avec sa valeur de "libération", en particulier à propos du style dans la mode souvent « asservi à une forme qui satisfait les lois du marché en limitant l’imagination et l’intelligence pour ne pas s’exposer au péril de l’affranchissement ». Il est également choisi pour préciser le passage du réel à la poésie, « L’imagination affranchit les mots d’un rapport conventionnel avec le réel. Comprendre cet affranchissement est comprendre la poésie ».  La double valeur du mot est d’ailleurs glosée, avec l’origine commune de free (= libre) et de to frank, « affranchir postalement », d’où l’« affinité entre le geste postal et le geste de libérer, qui fonde le double sens du mot français affranchissement ». En même temps que ce fil, la relation éclatée des moments de la vie de l’oncle forme la trame du récit.

Le portrait physique est limité à l’aspect général, déformé par la tuberculose osseuse : une « allure de vieillard et d’enfant » ; la narratrice explique beaucoup plus avant dans le texte l’origine de la maladie et les soins reçus quand elle relate ce que furent les parents — leur mauvaise gestion de leur hôtel à Menton, leur ruine, l’installation à Londres et leur mort de la grippe espagnole. Par les clients de l’hôtel, l’enfant a découvert très tôt la discrimination provoquée par la couleur de la peau et, plongé par le hasard de sa naissance dans un bain linguistique, il a appris l’anglais, le français, l’allemand et l’italien. Il a tenté de transmettre sa passion à sa nièce en lui envoyant des timbres chaque mois, mais la collection retrouvée dans le grenier en 2017 ne représente plus que « les restes d’un monde en train de partir ». Pour rejoindre son travail, il a inventé des chemins détournés, comme s’il passait « de l’autre côté du miroir, guidé par un être surnaturel ». Si la figure de l’oncle est relativement peu présente en tant que telle, son nom (James / Jim) et son infirmité structurent le récit.

Ainsi, le lecteur rencontre deux hommes qui portent le même prénom, le frère de Frances Yates, historienne de la magie1, et un riche Américain qui sillonnait la Méditerranée et que la rumeur prétendait être l’amant de la mère de l’oncle. Et il est question de bossus tout au long du récit : dans l’histoire économique (une superstition veut que "toucher la bosse d’un bossu" porterait chance pour s’enrichir), dans une fiction de l’Antiquité (l’esclave bossu acheté en même temps qu’un candélabre en or), dans le jeu du tarot (l’Hermite remplacé par le Bossu), dans les lectures (Leopardi, Gramsci), dans un dessin de Frances Yates (une figure féminine au « dos légèrement tordu ») et avec la présence continue de l’écrivain médecin William Carlos Williams : il est supposé rencontrer dans un parc un petit bossu qui, à la fin du récit, est dans sa salle d’attente.

La narratrice a acheté un livre de Williams (Spring and all) la dernière fois qu’elle a rencontré Jim et ses poèmes sont cités au début de cinq chapitres sur six. Le poète américain apparaît comme une référence majeure et un extrait d’un de ses poèmes est même attribué à Jim. Le récit débute d’ailleurs par la présentation de son livre dans des termes qui peuvent s’appliquer à Affranchissements : « il est tout : un essai, un récit avec des chapitres dont la numération est incohérente et des poèmes qui pensent à voix haute et l’œil grand ouvert, les logiques absurdes et jumelles des guerres et de l’économie marchande. » Le titre de chaque séquence des six parties est une date et les dates se suivent sans ordre apparent (1840, 1719, 1927, -225, 1965, etc.), des poèmes2 ferment quelques séquences, d’une écriture dans la lignée de Williams. Pour le dernier point, les essais, le renvoi au poète est explicite ; la narratrice relève que Williams « serre avec son imagination le détail du réel dans ses vers » et, plus loin, qu’elle écrit avec Spring and all ouvert.

Les essais en prose introduits portent aussi bien sur l’introduction de l’héliothérapie contre la tuberculose que sur Mallarmé et, surtout, sur la place de l’argent dans la société — à partir, notamment, d’un poème de Williams et de sa traduction en allemand par Enzensberger — et les méfaits du capitalisme. Si certaines pages sont bien intégrées dans le récit, bien des développements ressemblent à des articles d’une petite encyclopédie ; d’autres, par exemple à propos du capitalisme, manquent leur cible tant ils apparaissent sommaires. Le lecteur comprend bien qu’il s’agit de restituer quelque chose du chaos du monde, de sa complexité et, certes, la narratrice y insiste, le lecteur « ne doit pas chercher les grandes révélations » ; certes, elle renvoie à la fin du livre, à une longue liste « des noms de tous les auteurs d’après lesquels l’ouvrage a été écrit, personne n’écrivant seul ». Il n’empêche qu’un décalage existe entre le récit proprement dit, au tissage subtil et efficace, et ce qui apparaît souvent comme fragments étrangers — mais la narratrice insiste sur le fait qu’elle veut « une poésie documentaire, philologique, engagée objectivement dans le monde », et l’histoire de l’oncle est à lire comme élément parmi d’autres de l’histoire d’une époque.

On préfère retenir ce que l’oncle bossu a appris à la narratrice, « le poème non scriptum de nos échanges (...) juste le don de l’instant » — elle l’imagine d’ailleurs juste avant sa mort avec dans ses bras « le cadavre de l’instant » et, lisant son journal, elle retient sa description d’une prairie sèche : « une prolifération de hasards, un milieu anarchique (...). C’est un libre désordre », description qui pourrait être celle de la société, mais aussi celle d’Affranchissements.

Muriel Pic, Affranchissements, Seuil, 2020, 288p., 19 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 4 novembre 2020.

 

1 Frances Yates est surtout connue en France pour son livre L’Art de la mémoire (1966, traduit en 1987).
2 17 poèmes, d’abord écrits en anglais et présentés avec leur traduction.

 

 

 

28/11/2020

Jacques Réda, Le fond de l'air, Chroniques de La NRF, 1988-1995

Jacques Réda, Le fond de l’air, Chroniques de La NRF, 1988-1995, poésie

                                          Le pompon [1991]

 

   À l’occasion d’une Fête de la poésie intitulée Pour la poésie [...] événement national créé à (sic) l’initiative du ministère de la Culture et de la Communication, se sont tenus les 12, 13 et 14 juin derniers, à Marseille, des États généraux de la Poésie. On ne sait trop de quels mandants les délégués avaient reçu leur charge, mais on identifiait aisément deux ou trois représentants de la noblesse, des observateurs délégués par le clergé, quelques figures typiques du tiers état. Cette assemblée se proposait de dresser un état des lieux de la poésie d’aujourd’hui [...] pour aboutir à toute une série de propositions concrètes dans différents domaines en faveur de la poésie. On peut donc espérer que ces États généraux ne tarderont pas à engendrer une Constituante, puis une Législative accouchant à son tour d’une Convention et, peut-être, d’une petite Terreur. Car à quoi des propositions concrètes serviraient-elles si elles ne devaient pas déboucher sur des mesures de salut public ? Les États généraux n’ayant pas hésité à aborder la question de la création poétique elle-même, on est en droit d’attendre une définition enfin officielle, administrative, voire obligatoire, d’une poésie garantie par le gouvernement. Avouons que ce sera bien commode.

 

Jacques Réda, Le fond de l’air, Chroniques de La NRF, 1988-1995, Gallimard, 2020, p. 90-91.

27/11/2020

Fernando Pessoa, Bureau de tabac

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                Bureau de tabac

 

Je ne suis rien.

Je ne serai jamais rien.

Je ne peux vouloir être rien.

À part ça, je porte en moi tous les rêves du monde.

 

Fenêtres de ma chambre,

Ma chambre où vit l’un des millions d’êtres au monde, dont personne ne sait

     qui il est

(Et si on le savait, que saurait-on ?),

Vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,

Une rue inaccessible à toutes pensées,

Réelle au-delà du possible, certaine au-delà du secret,

Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,

Avec la mort qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes,

Avec le destin qui mène la carriole de tout par la route de rien.

 

 Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais la vérité.

Aujourd’hui je suis lucide comme si j’allais mourir

Et n’avais d’autre intimité avec les choses

Que celle d’un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant

Un convoi de chemin de fer, un coup de sifflet

À l’intérieur de ma tête,

Une secousse de mes nerfs, un grincement de mes os à l’instant du départ.

 

[…]

 

 

                    Tabacaria

 

Não sou nada.

Nunca serei nada.

Não posso querer ser nada.

A parte isso, tenho em mim todos os sonhos do mundo.

 

Janelas do meu quarto,

Do meu quarto de um dos milhões do mundo que ninguém sabe quem é

(E se soubessem quem é, o que saberiam ?)

Dais para o mistério de uma rua cruzada constantemente por gente,

Para uma rua inacessível a todos os pensamentos,

Real, impossívelmente real, certa, deconhecidamente certa,

Com o mistério das coisas por baixo das pedras e dos seres,

Com a morte a pôr humidade nas paredes e cabelos brancos nos homens,

Com o Destino a conduzir a carroça de tudo pela estrada de nada.

 

Estou hoje vencido, como se soubesse a verdade.

Estou hoje lúcido, come se estívesse para morrer,

E não tivesse mais irmandade com as coisas

Senão uma despedida, tornando-se esta casa e este lado da rua

A fileira de carruagens de um comboio, e uma partida apitada

De dentro da minha cabeça,

E uma sacudidela dos meus nervos e um ranger de ossos na ida.

 […]

Fernando Pessoa, Bureau de tabac, traduit par Rémy Hourcade,  éditions Unes, 1993, p. 37-38 et 15-16.

 

26/11/2020

Jean Paulhan, Braque le patron

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                                    Plus ressemblant que nature

 

   Je ne crois guère aux fantômes, ni aux spectres. Mais je vois bien que j’ai tort. Parce qu’au fond nous y croyons tous, et qu’il serait plus loyal de l’avouer. Jamais un homme normal ne s’est tout à fait reconnu dans ses portraits. Le jour où l’on nous fait voir notre profil dans un jeu de miroirs, entendre notre voix dans un disque, lire nos vieilles lettres d’amour, est un mauvais jour pour nous : et sur le moment nous avons plutôt envie de hurler. Tant il est évident que nous sommes n’importe quoi, mais pas ça. Les photos exactes, les portraits fidèles, peuvent être puissants subtils, beaux ou laids. Ils ont un trait qui passe de loin ceux-là : c’est qu’ils ne sont pas ressemblants. Montaigne était à peu près le contraire du rat sadique que nous montrent les images. Léonard de Vinci n’avait pas vraiment l’air d’un chrysanthème, ni Gœthe d’un melon. Il faut avertir dès maintenant nos petits-fils que nous n’avons rien de commun avec les tristes images qu’ils garderont de nous.

   Mais il est plus difficile de savoir ce que nous sommes, et l’idée physique que nous en formons. Peut-être nous voyons nous secrètement en écorchés ? Non, c’est moins sanglant. En squelettes ? Non, c’est moins décisif. C’est à la fois insaisissable et diablement net. C’est assez précisément ce qu’on appelle un spectre, et somme toute cela nous est familier, puisque nous l’avons en tête à tout moment. C’est d’ordre aussi pratique qu’un escargot ou un citron.

   Un citron. Voilà où je voulais en venir. Car il nous semble, bien entendu, que l’escargot ou le citron doit être content de son apparence, si l’homme ne l’est pas ; que c’est tout ce qu’il mérite, qu’il n’avait qu’à ne pas être escargot. Mais il se peut qu’il n’en soit rien. Il est même vraisemblable (sitôt que l’on y songe) que l’escargot, lui aussi, ne cesse de protester (silencieusement) contre la coquille, les yeux à échasses et même la peau nacrée que nous lui voyons. Et peut-être se trouvera-t-il un jour des peintres assez subtils — ou, qui sait, suffisamment avertis — pour prendre le parti de cet escargot intérieur ; pour traiter les cornes et la coquille comme elles souhaitent d’être traitées.

   Je ne cherche qu’à être fidèle, tant pis si j’ai l’air sot. Qu’il y ait un secret chez Braque ­ comme il y en a un chez Van Gogh ou Vermeer — c’est ce dont ne laisse pas douter une œuvre à tout instant pleine et suffisante : fluide (sans qu’il soit besoin d’air) ; rayonnante (sans la moindre source de lumière) ; à la fois attentive et quiète : réfléchie jusqu’à donner le sentiment d’un mirage posé sur sa réalité. Pourtant, sitôt que je veux nommer ce secret ou le sentiment du moins qu’il me laisse, voici tout ce que je trouve : c’est que Braque propose aux citrons, aux poissons grillés et aux nappes, inlassablement, ce qu’ils attendaient d’être. Ce après quoi ils soupiraient : leur spectre familier. Il y a je ne sais quoi de triste dans un devoir ; d’amer dans une attente : c’est que l’on craint d’être déçu. Mais chaque tableau de Braque donne le sentiment d’une attente joyeuse, et d’un devoir comblé.

   Bien entendu, il faudrait là-dessus des preuves. — Et je les donnerai. Au demeurant, je ne dis rien que de banal. (Il suffirait bien d’user d’un autre mot — de parler d’idéal, par exemple.) Tant mieux. Ce que je voulais dire aussi, c’est que la peinture de Braque est banale. Fantastique sans doute, mais commune. Fantastique, comme il est fantastique, si l’on y réfléchit, d’avoir un nez et deux yeux, et le nez précisément entre les deux yeux.

 

Jean Paulhan, Braque le patron, Gallimard, 1952, p. 17-22.

 

Vladimir Pozner, Un camp de barbelés, dans les camps de réfugiés espagnols en France, 1939

 

[les réfugiés espagnols] portaient des uniformes crasseux, des couvertures trouées, des vestes sans boutons, des pantalons effilochés, des  peaux de bique, des redingotes 1900, des bonnets de police, des casquettes d’aviateurs, des serviettes de toilettes roulées en turban, des godasses de soldats, des espadrilles, des semelles découpées dans des pneus  et attachées aux chevilles avec du fil de fer. Ils sommeillaient, bavardaient, construisaient des feux, s’épouillaient, flânaient et attendaient, pauvres Robinsons espagnols, le bateau qui n’arrivait jamais. Ils n’avaient rien à envier à Crusoé, sauf la liberté. Leur île déserte était entourée de barbelés et gardée par des sentinelles, baïonnette au canon. Aucun Espagnol ne pouvait sortir du camp, personne ne pouvait y pénétrer.

 

Vladimir Pozner, Un camp de barbelés, dans les camps de réfugiés espagnols en France, 1939, Claire Paulhan, 2020, p. 190-191.

25/11/2020

Cesare Pavese, Travailler fatigue

 

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                     La putain paysanne

 

Le grand mur qui est en face et clôture la cour

a souvent des reflets d’un soleil enfantin

qui rappellent l’étable. Et la chambre en fouillis

et déserte au matin, quand le corps se réveille,

sait l’odeur du premier parfum gauche.

Même le corps enroulé dans le drap est pareil à celui

des premières années, que le cœur bondissant découvrait

 

On s’éveille déserte à l’appel prolongé

du matin et dans la lourde pénombre resurgit

la langueur d’un autre réveil : l’étable

de l’enfance et le soleil ardent pesant las

sur les seuils indolents. Léger,

un parfum imprégnait la sueur coutumière

des cheveux, et les bêtes flairaient. Le corps

jouissait furtivement de la caresse du soleil

insinuante et paisible comme un attouchement.

 

La langueur du lit engourdit les membres étendus,

jeunes et trapus, presqu’encore enfantins.

L’enfant gauche flairait les senteurs

du tabac et du foin et tremblait au contact

fugitif de l’homme : elle aimait bien jouer.

Quelquefois elle jouait étendue dans le foin

avec un homme, mais il ne humait pas ses cheveux :

il cherchait dans le foin ses membres contractés,

puis il les éreintait, les brisant comme l’eût fait son père.

Comme parfum, des fleurs écrasées sur les pierres.

 

Bien souvent, pendant le long réveil

revient cette saveur sure des fleurs lointaines,

d’étable et de soleil. Aucun homme ne sait

la subtile caresse de cet âcre souvenir.

Aucun homme ne voit par-delà le corps étendu

cette enfance passée dans une attente gauche.

 

       La putana contadina

 

La muraglia di fronte che accieca il cortile

ha sovente un riflesso di sole bambino

che ricorda la stalla. E la camera sfatta

e deserta al mattino quando il corpo si sveglia,

sa l’odore del primo profumo inesperto.

Fino il corpo, intrecciato al lenzuolo, è lo stresso

dei primi anni, che il cuore balzava scoprendo.

 

Ci si sveglia deserte al richiamo inoltrato

del mattino e riemerge nella greve penombra

l’abbandono di un altro risveglio : la stalla

dell’infanzia e la greve stanchezza del sole

coloroso sugli usci indolenti. Un profumo

impregnava leggero il sudore consueto

dei capelli, e le bestie annusavano. Il corpo

si godeva furtivo la carezza del sole

insinuante e pacata come fosse un contatto.

 

L’abbandono del letto attutisce le membra

stese giovani e tozze, come ancora bambine.

la bambina inesperta annusava il sentore

del tabacco e del fieno e tremava al conttato

fuggitivo dell’uomo : le piaceva giocare.

Qualche volta giocava distesa con l’uomo

dentro il fieno, ma l’uomo non fiutava i capelli :

le cercava nel fieno le membra contratte,

le fiaccava, schiacciandole come fosse suo padre.

Il profumo eran fiori pestati sui sassi.

 

Molte volte ritorna nel lento risveglio

quel disfatto sapore di fiori lontani

e di stalla e di sole. Non c’è uomo che sappia

la sottile carezza di quelle’acre ricordo.

Non c’è uomo che veda oltre il corpo disteso

quell’infanzia trascorsa nell’ ansia inesperta.

 

Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca], édition bilingue, traduit de l’italien par Gilles de Van, Gallimard, 1962, p.107.

24/11/2020

Jehan Rictus, Les Soliloques du pauvre

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               L’hiver

 

Merd’ ! V’là l’hiver et ses dur’tés,

V’là l’moment de n’pus s’mett » à poils ;

V’là que’ ceuss’ qui tienn’nt la queu’ d’la poêle

Dans l’Midi vont s’carapater !

 

V’là l’temps ousque jusqu’en Hanovre

Et d’Gibraltar au cap Gris Nez,

Les Borgeois, l’soir, vont plaind’ les Pauvres

Au coin du feu... après dîner !

 

Et v’là le temps ousque dans la Presse,

Entre un ou deux lanc’ments d’putains,

On va r’découvrir la Détresse,

La Purée et les Purotains !

 

Les jornaux, mêm’ ceuss’ qu’a d’la guigne,

À côté d’artiqu’s festoyants

Vont êt’ pleins d’appels larmoyants,

Pleins d’sanglots... à trois sous la ligne !

(...)

 

Jehan Rictus, Les Soliloques du pauvre,

Poésie/Gallimard, 2020, p. 23.