23/11/2020
Natacha Michel, Catherine Varlin
Catherine Varlin était belle. C’était une femme que sa petite taille cajolait d’une énigmatique prestance. Sans doute parce qu’elle avait dans mon souvenir de larges épaules, qui donnait quelque chose de costaud à sa sveltesse. Un visage de lionne aux yeux bleus (je me les rappelle bleus) l’apparentait aux sculptures précieuses qui surprennent en changeant de matière par les quartz brillants plantés dans l’orbite. Le tracé sans hésitation de ses hautes pommettes cintrait ses traites en porte romane. Elle avait de splendides cheveux anciens torsadés en chignon qui faisaient penser à leur déroulement. Je ne me souviens pas de l’avoir entendu rire, mais elle souriait sans cesse. Plus exactement je me rappelle un sourire dans le sourire, guetteur masqué, qui parcourait ses lèvres mieux que du rouge, qu’elle fût en train de parler ou baillât, pli sceptique, patient, craintif, savant, ligne tourmenté comme la bouche des vieux juifs sur le point de raconter une histoire, petite flamme chantournée et horizontale assez semblable à un huit couché où l’épaisseur des lèvre emplit les deux ballons du signe, tandis que la torsade jointive du chiffre s’amincit jusqu’à la colère, la crainte, ou la prisse. Je n’oublie pas les commissures soupe au lait qui bouillaient parfois de quelques bulles.
Natacha Michel, Catherine Varlin, dans 591, n° 8, 2020, p. 41.
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22/11/2020
Fabrice Caravaca, lalali : recension
Les ouragans se multiplient tout comme les raz-de-marée dévastateurs, les inondations détruisent récoltes et villes, le réchauffement climatique s’accroît et la banquise, le pergélisol fondent, les glaciers se réduisent..., en même temps les conflits armés se développent, les antagonismes entre les "grandes" puissances ne s’apaisent pas. De là à envisager la possibilité d’une apocalypse, une destruction de l’humanité, le pas est franchi par les survivalistes et autres effondristes. Ce scénario a été très souvent utilisé depuis, par exemple, La peste écarlate (1912) de Jack London ; Fabrice Caravaca part de cette perspective d’une quasi disparition de la vie terrestre pour, en de courtes séquences, imaginer des humains qui n’auraient plus aucune notion de la civilisation dont ils sont pourtant issus, comme si une catastrophe avait entraîné son oubli.
Certains ont emporté (mais d’où venaient-ils ?) des outils du "monde d’avant" sans plus en connaître l’usage. Des hommes attendent dans le silence et des femmes nues, ensemble, s’habillent ; les premiers semblent avoir perdu tout souvenir d’un passé devenu trop lointain, le visage des secondes ne manifeste rien de ce qu’elles ressentent. Hommes et femmes « forment une tribu » qui survit grâce à des « lois précises », mais ils vivent séparés les uns des autres. Ces humains d’un autre temps, comme beaucoup d’animaux, dorment peu ; ils ont oublié ce qu’est « la parole partagée », vivent « sans passion » dans un nulle part partagé en deux saisons — humide et chaude, humide et froide —, sans rien attendre, et pour eux le temps se réduit à l’instant.
Ils occupent des villages partiellement détruits et ils attendent la nuit pour se retrouver, « Ce sera le début de la chasse » — on reconnaît dans le titre hallali ; à l’origine le mot, dans le vocabulaire de la chasse, est apparu sous la forme ha la ly. Les petits animaux ne suffisent pas pour nourrir le groupe mais les grands, dangereux, prennent les humains pour proie et s’approchent parfois de leurs habitations. Cependant, il arrive que de gros oiseaux de la plage s’égarent, plus faciles à tuer.
Ces humains enterrent leurs morts et, les nuits de pleine lune, s’enduisent le corps de graisse pour danser nus ; pendant la saison chaude, ils s’exposent au soleil quand la pluie cesse un peu. Quand ils quittent leurs abris, ils ne peuvent se déplacer que vers la forêt ou la plaine, l’une et l’autre sans fin, ignorant si d’autres groupes sont installés ailleurs et ne s’en préoccupant guère. L’activité est réduite pour l’essentiel à la recherche de nourriture et, contre le froid et l’humidité, à la confection de vêtements de peau et à l’entretien du feu.
Le récit ne s’appuie pas sur des descriptions de la vie des préhistoriques, beaucoup plus complexes dans leurs activités, mais vise plutôt à suggérer ce que pourraient être les jours des humains privés d’échanges verbaux et donc de toute vie spirituelle. Dans cette fiction, il n’y a pas de parole — le récit s’achève avec l’image dans la forêt d’un homme qui « crie » — et « Hommes et femmes ignorent l’existence des rêves ». Il ne s’agissait pas pour Fabrice Caravaca de renouveler le genre de la science-fiction, simplement de rappeler que l’humanité ne vit pas sans i Les ouragans se multiplient tout comme les raz-de-marée dévastateurs, les inondations détruisent récoltes et villes, le réchauffement climatique s’accroît et la banquise, le pergélisol fondent, les glaciers se réduisent..., en même temps les conflits armés se développent, les antagonismes entre les "grandes" puissances ne s’apaisent pas. De là à envisager la possibilité d’une apocalypse, une destruction de l’humanité, le pas est franchi par les survivalistes et autres effondristes. Ce scénario a été très souvent utilisé depuis, par exemple, La peste écarlate (1912) de Jack London ; Fabrice Caravaca part de cette perspective d’une quasi disparition de la vie terrestre pour, en de courtes séquences, imaginer des humains qui n’auraient plus aucune notion de la civilisation dont ils sont pourtant issus, comme si une catastrophe avait entraîné son oubli.
Certains ont emporté (mais d’où venaient-ils ?) des outils du "monde d’avant" sans plus en connaître l’usage. Des hommes attendent dans le silence et des femmes nues, ensemble, s’habillent ; les premiers semblent avoir perdu tout souvenir d’un passé devenu trop lointain, le visage des secondes ne manifeste rien de ce qu’elles ressentent. Hommes et femmes « forment une tribu » qui survit grâce à des « lois précises », mais ils vivent séparés les uns des autres. Ces humains d’un autre temps, comme beaucoup d’animaux, dorment peu ; ils ont oublié ce qu’est « la parole partagée », vivent « sans passion » dans un nulle part partagé en deux saisons — humide et chaude, humide et froide —, sans rien attendre, et pour eux le temps se réduit à l’instant.
Ils occupent des villages partiellement détruits et ils attendent la nuit pour se retrouver, « Ce sera le début de la chasse » — on reconnaît dans le titre hallali ; à l’origine le mot, dans le vocabulaire de la chasse, est apparu sous la forme ha la ly. Les petits animaux ne suffisent pas pour nourrir le groupe mais les grands, dangereux, prennent les humains pour proie et s’approchent parfois de leurs habitations. Cependant, il arrive que de gros oiseaux de la plage s’égarent, plus faciles à tuer.
Ces humains enterrent leurs morts et, les nuits de pleine lune, s’enduisent le corps de graisse pour danser nus ; pendant la saison chaude, ils s’exposent au soleil quand la pluie cesse un peu. Quand ils quittent leurs abris, ils ne peuvent se déplacer que vers la forêt ou la plaine, l’une et l’autre sans fin, ignorant si d’autres groupes sont installés ailleurs et ne s’en préoccupant guère. L’activité est réduite pour l’essentiel à la recherche de nourriture et, contre le froid et l’humidité, à la confection de vêtements de peau et à l’entretien du feu.
Le récit ne s’appuie pas sur des descriptions de la vie des préhistoriques, beaucoup plus complexes dans leurs activités, mais vise plutôt à suggérer ce que pourraient être les jours des humains privés d’échanges verbaux et donc de toute vie spirituelle. Dans cette fiction, il n’y a pas de parole — le récit s’achève avec l’image dans la forêt d’un homme qui « crie » — et « Hommes et femmes ignorent l’existence des rêves ». Il ne s’agissait pas pour Fabrice Caravaca de renouveler le genre de la science-fiction, simplement de rappeler que l’humanité ne vit pas sans imaginaire.
Fabrice Caravaca, lalali, éditions marguerite waaknine, 2020, 44 p., 7 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 28 octobre 2020.
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21/11/2020
Jude Stéfan, Aux Chiens du soir
Jude Stéfan, 01/07/1930-11/11/2020
les yeux d’Emma
ocre fougère bistre clairière
amande noisette et verdissants
au soir ou tristes éblouis de
liesse absents vacants il y
a tout dans les yeux de ton nom
dans le nom de tes yeux le non
de ta promesse aime et âme et elle
aima souverains offensés bruns
et lus par cœur où sont-ils en-
volés où s’égrène ton rire avec ?
trois fois je suis passé devant
ta maison vide sans leur flamme
Jude Stéfan, Aux Chiens du soir,
‘’Le Chemin’’/Gallimard, 1979, p. 79.
© Photo Tristan Hordé
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20/11/2020
Jude Stéfan, Que ne suis-je Catulle
Jude Stéfan, 01/07/1930-11/11/2020
thérèse I
premier baiser sous la lune
dans la ruelle au ruisseau
avec perle qui éclaire le
sourire à l’iris brun sou-
dain un rat qui lape l’eau
mollesse des seins
puis flâner, le piano, les pluies,
ta blouse les plantes et le lit
le nu, les bois, les soirs, l’adieu
énorme regret
par ineptie perdue la vie
wie ist es mir geschehn ? comme
à Arnim : que m’est-il arrivé ?
Jude Stéfan, Que ne suis-je Catulle ?
Gallimard, 2010, p. 33.
© Photo Tristan Hordé
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19/11/2020
Jude Stéfan, Suites slaves
Jude Stéfan, 01/07/1930-11/11/2020
Suite n°17 : Vers tombeaux.
(...)
il s’écrie / il s’écrit /
la sous la couronne /
St (e) e (nue) fans
qui parle avec énergie
ou
st (r) e (nue) f (ans) anus
qui parle avec énergie aux vieilles /
leur disant leur enjoignant d’encore jouir / fût-ce
de la bouche / c’est pourquoi il fut dit du démon
possédé / dont le nom en hébreu signifie règle aussi
bien / d’encore se défendre contre la mort plus vieille
qu’elles / enjoignant à sa mère à sa sœur aimée aî-
née à sa voisine / avec énergie vaillance guerrière /
strénument / comme mourut son aïeul ivrogne / d’un
net coup de sabot / et lui d’un net coup de pistolet
ou de rasoir (c’était au siècle dernier avant l’expi-
ration de la concession à fausse perpétuité) / avant
l’oubli des herbes et des tombes / un exemple aux autres
de souffrir / régulièrement avec droiture / constamment
agir dans la sincérité de ses faiblesses / la dignité
de son membre et déchets quotidiens / longtemps après
les martyrs / et en bas il lut l’enfant — le nouveau
mourant /
A RAISON L’HERBE
Jude Stéfan Suites slaves, Ryôan-ji, 1983, p. 81.
© Photo Tristan Hordé
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18/11/2020
Jude Stéfan, À la Vieille Parque
Jude Stéfan, 01/07/1920-11/11/2020
à tous morts en 1984
aux chiens du soir répondent les étrons matinaux
quand l’haleine se dit des vents
la bête est sur ses fins
immobile aux coups
un débris des halles
apaisé comme un qui urine entre cerise et rose
sous l’horreur nue de la troisième heure
enlisé George dans tes idylles bergères
les moutons n’ont pas froid à brouter blanc
et chaque année donne leur mort aux noms
Foucault Michaux Cortazar ou Magne
le lexovien
ordure du cœur ordure de l’être
mes doigts crispés aux robes-cuisses mères
Jude Stéfan, À la Vieille Parque, ‘’Le Chemin’’/ Gallimard,
1989, p. 32.
© Photo Tristan Hordé
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17/11/2020
Jude Stéfan, Aux Chiens du soir
Jude Stéfan, 01/07/1930-11/11/2020
sur la grève
a fui l’hiver avec
ses enfants dans les jardins de neige
ici temps et marée n’attendent personne
« en vieil anglais steorfan veut dire
mourir » et si j’en retranche l’or reste
ma vie terne
or voici la sterne la visiteuse d’été
haute là-bas sur la mer
où le cerveau n’est que nuée
à ton interrogation la fleur répond :
efface-toi tout vivant du monde avant
la Mort qui glousse au loin près des épaves
Jude Stéfan, Aux chiens du soir, ‘’Le Chemin’’/
Gallimard, 1979, p. 51.
© Photo Tristan Hordé
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16/11/2020
Jude Stéfan, Cyprés
Jude Stéfan, 01/07/1930-11/11/ 2020
Sauvez-moi de l’ennui forclos gardez-
moi de a lourde luxure aux dents
noires protégez-moi du froid du monde
évitez-moi la haine des odieux
en votre joie dissolvez toute hantise
l’enfance l’infect la sénilité
écartez en fin l’image de la tombe
réelle ô femmes tendres aidez à l’impossible !
(Suprême charité)
Jude Stéfan, Cyprés, ’’Le Chemin’’/Gallimard,
1967, p. 93.
© Photo Tristan Hordé
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15/11/2020
Jacques Réda et Alexandre Prieux, Entretien avec Monsieur Texte : recension
En ouvrant le livre avec une "Note pour servir à une histoire du vers français", A. Prieux indique d’emblée vouloir introduire des réflexions autour du vers de Jacques Réda dont le précédent livre*ne citait aucun poète vivant ; l’entretien, conduit par correspondance, est suivi d’une "Coda" où Jacques Réda reprend plusieurs des points abordés. On retiendra que, par ses réponses aux questions et par les précisions finales, il explicite à nouveau ce qu’est pour lui le rôle du vers régulier. À nouveau, mais il n’est pas inutile de le faire : sa position avait été clairement exposée dans plusieurs articles (dont un datant de 1972, dans les Cahiers du chemin), réunis dans Celle qui vient à pas légers (1985), recueil auquel renvoie A. Prieux. L’exergue choisi de Cingria résume d’ailleurs les choix de Réda ; en voici le début : « De même qu’il y a beaucoup plus de liberté dans le vers régulier qu’il y en a dans le vers libre, il est patent qu’il y a beaucoup plus de possibilités d’inventions réelles et de positif sursaut général dans un art obligé que dans un art où tout est laissé à l’inspiration. »
Réda a très souvent été associé au vers de 14 syllabes, dont il aurait été l’inventeur ; il relève à juste titre l’inexactitude de cette attribution par quelques-uns qui prétendent faire l’histoire du vers – il suffit en effet de lire pour en trouver, par exemple, dans Verlaine, Apollinaire (« Soleils plénipotentiaires des travaux en blonds Pactoles » ou Éluard (« Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin »). Ce mètre, non rimé, lui apparaissait comme un compromis entre le vers régulier comme l’alexandrin (un des mètres qu’il a pratiqués) et le vers libre — qu’il n’a pas du tout rejeté, pas plus que la prose. Le vers "classique" — le prototype étant l’alexandrin — est lié, en particulier, à l’idée de règle et il a « l’avantage inégalable de rester toujours prêt à l’emploi » ; or Réda affirme avoir toujours voulu « préserver et même (...) étendre (son) aire de jeu » et tout jeu implique la connaissance et le respect de règles. C’est là pour lui un motif déterminant pour en maintenir l’usage, qu’il s’agisse de l’alexandrin ou du vers de 14-syllabes : il permet de noter la mesure, le rythme, comme le jazz, qu’il a découvert en même temps que la poésie. C’est là un point crucial.
Que peut exprimer de la « réalité pure » la poésie ? Le vers compté, lui, est un « artifice destiné à favoriser notre contact avec ce fond insaisissable de la réalité qu’est le rythme ». Contact essentiel, puisqu’alors avec le rythme est approchée « une saisie éternisée de l’instant » ; Réda sur ce point met en relation le rythme du vers et le swing, clairement avec un titre de Charlie Parker, It’s the time, qu’il traduit : « maintenant est toujours le seul moment qui compte ». C’est donc plutôt en observant des règles que, pour tout lecteur, la poésie parvient à une synthèse entre l’« exigence lyrique et la forme », peut-être à son apogée avec La Fontaine et Racine. À partir du moment où le vers n’est plus le lieu du rythme — mis en pièces notamment avec Rimbaud —, la situation est analogue à celle née avec le "free jazz" où chacun a construit sa conception du rythme et de la musique — et souvent le rythme disparaît. Pour Réda, si des réussites du vers libre sont incontestables (Follain, Dadelsen, Droguet sont cités), souvent, il ne fait « sous une facile affectation d’inattendu et de souplesse (...) que chercher à compenser l’insuffisance d’une prose en général atone et sans couleur. » Si la nécessité prosodique disparaît, que reste-t-il ?
Réda s’attache à une autre fonction du vers régulier, elle aussi liée au rythme. Par opposition au chaos du monde, les mots y sont en ordre alors que dans une prose éclatée comme celle de Un coup de dés ils sont dispersés, isolés, « dans le vide qui reste leur dernier lien », et par la suite l’artifice typographique est substitué au musical. C’est grâce à l’ordonnancement des mots que chacun d’eux « détient muettement dans la mémoire une partie de notre passé, de notre savoir, de nos aspirations les plus diverses. » Maîtriser le vers compté classique ne consiste pas à aligner 12 syllabes (ou 14, 10,..., syllabes), mais aboutir à un certain équilibre, à une mélodie ; Réda rapporte qu’il a passé beaucoup de temps à imiter ses prédécesseurs (comme les peintres l’ont fait dans les musées), de du Bellay à Leconte de Lisle, « j’apprenais ainsi l’humilité — au moins la modestie. »
Modestie : il n’a pas le souci de savoir quelle "place" il occupe dans la poésie française, s’il inscrit une "œuvre dans le temps" ; ce qui a un sens, en écrivant, c’est le « sentiment (...) d’être utile sans savoir exactement à qui ou à quoi ». On constate dans ces pages une certaine indifférence vis-à-vis de ce qui préoccupe bien des contemporains qui cherchent à sortir du vague du vocabulaire et tentent de définir ce qu’est la poésie ; Réda rappelle que pour les Anciens il s’agissait d’écrire en vers et que l’on confond trop "poésie "et "poétique". Reprendre des formes régulières du passé, c’est en tout cas une manière de « revenir à celles de la jeunesse de la langue ».
Aux formes seulement. La transformation des savoirs a rendu impossibles l’épopée, la lyrique courtoise, alors ne restait à mesurer que « l’immense reste de l’inintelligible et du non mesurable », et le vers se fait alors un « écho du silence pascalien du monde ». La poésie alors m’interroge sur l’« énigme de toute réalité »
* Jacques Réda, Quel avenir pour la cavalerie : Une histoire naturelle du vers français, Buchet-Chastel, 2019.
Jacques Réda et Alexandre Prieux, Entretien avec Monsieur Texte, fario, 2020, 120 p., 14, 50 € ; Cette note de lecture a été publiée le 25 octobre 2020 par Sitaudis.
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14/11/2020
Giorgio Caproni, Le Mur de la terre
Moi aussi
Moi aussi j’ai essayé.
Ce fut toute une guerre
d’ongles. Mais maintenant je le sais.
Nul ne pourra jamais trouer
le mur de la terre.
Anch’io
Ho provato anch’io.
È stata tutta una guerra
d’unghie. Ma ora so. Nessuno
porrà mai perforare
il muro della terra.
Gorgio Caproni, Le Mur de la terre,
traduction Philippe di Meo, Atelier
La Feugraie, 2002, p. 85 et 84.
13/11/2020
Bohdan Chlibec, Le sang de la bourse
Le conciliateur
La vie ne sera pas leur œuvre,
et même s’ils venaient peupler l’abîme
et que leurs descendants s’entassaient jusqu’aux sommets,
ils resteraient des multiplicateurs du vide,
des reproducteurs du désastre.
Divers peuples vivent encore et toujours
innombrables, mais sans un seul homme.
Des portes barricadées, voilà
ce qu’ils poussent devant eux.
Bohdan Chlibec, Le sang de la bourse, traduction du tchèque
Petr Zavadil et Cédric Demangeot, éditions Fissile,
2020, p. 15.
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12/11/2020
John Clare, Poèmes et proses de la folie de John Clare
Automne
Le duvet de chardon sauvage
Bien que les vents soient tous tranquilles
Tantôt là sur le pâturage
Tantôt gravissant la colline
Le courant qui vient de la source
À présent bout comme un chaudron
Et franchit d’innombrables pierres
En bouillonnant à gros bouillons.
Le sol racorni craquelé
A la mine d’un pain trop cuit
Le gazon vert est saccagé
Ses tiges desséchées sans vie
Les jachères comme de l’eau
Miroitent à perte de vue
Les fils de la vierge tremblotent
D’une herbe à l’autre suspendus.
Les collines tel un fer ardent
Brûlent à leur faîte au soleil
Et les ruisselets dans leur cours
Flambent clair à de l’or pareils
L’air aussi est de l’or liquide
La terre brûle comme un four
Quiconque promène les yeux
Voit l’Éternité alentour.
John Clare, Poèmes et proses de la folie
de John Clare, traduction Pierre Leyris,
Mercure de France, 1969, p. 99 et 101.
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11/11/2020
Dylan Thomas, Et la mort n'aura pas d'empire
Et la mort n’aura pas d’empire
Et la mort n’aura pas d’empire.
Les morts nus ne feront plus qu’un
Avec l’homme dans le vent et la lune d’ouest.
Quand leurs os becquetés seront propres, à leur place
Ils auront des étoiles au coude et au pied.
Même s’ils deviennent fous ils seront guéris,
Même s’ils coulent à pic ils reprendront pied
Même si les amants s’égarent l’amour demeurera
Et la mort n’aura pas d’empire.
Et la mort n’aura pas d’empire.
Gisant de tout leur long dans les dédales
De la mer ils ne mourront pas dans les vents.
Se tordant sur des chevalets quand céderont leurs muscles,
Ligotés sur une roue, ils ne se briseront pas.
La foi dans leurs mains cassera net,
Les démons unicornes les transperceront.
Fendus de toutes part ils ne craqueront pas
Et la mort n’aura pas d’empire.
Et la mort n’aura pas d’empire.
Ils n’entendront peut-être plus les cris des mouettes
Ni le déferlement des vagues sur les rives.
Là où s’ouvrait une fleur, peut-être qu’aucune fleur
Ne montrera sa tête aux rafales de la pluie.
Même s’ils sont fous et morts, tout à fait morts
Leurs têtes comme des marteaux enfonceront les marguerites,
S’ouvriront au soleil jusqu’au dernier jour du soleil
Et la mort n’aura pas d’empire.
Dylan Thomas, Poèmes, traduction Patrick Reumaux, dans
Œuvres I, Seuil, 1970, p. 413.
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10/11/2020
Gottfried Benn, Poèmes
Un mot
Un mot, une phrase — ; des lettres montent
vie reconnue et sens qui fulgurent,
le soleil s’arrête, les sphères se taisent,
tout se concentre vers ce mot.
Un mot — un éclat, un vol, un feu,
un jet de flammes, un passage d’étoiles —
puis à nouveau le sombre le terrible
dans l’espace vide autour du moi et du monde.
Gottfried Benn, Poèmes, traduction Pierre Garnier,
Gallimard, 1972, p. 249.
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09/11/2020
Jacques Demarcq, La Vie volatile
Jacques Demarcq écrit, notamment mais pas seulement, à propos des oiseaux, d’une manière différente de celle de Fabienne Raphoz ou Dominique Meens, pour citer des contemporains, ou Henri Pichette un peu plus avant ; on le retrouve dans une belle livraison de la revue PO&SIE parue en août 2019 (n° 167-168, "Des oiseaux"). Dans ses livres publiés depuis Les Zozios (NOUS, 2008), se mêlent caractère documentaire, autobiographie, poèmes et images, et c’est ainsi qu’est encore construit, très foisonnant, La Vie volatile, avec une place importante réservée aux calligrammes. La simple description des neuf parties de l’ensemble dépasserait les limites d’une note de lecture, on ne s’attachera qu’à ce qui apparaît comme des constantes de l’œuvre.
Le titre l’indique clairement, l’essentiel des textes est relatif aux oiseaux, mais si l’observation est des plus précise, complétée par des ouvrages savants, le propos n’est pas celui d’un naturaliste. Quand besoin est, il s’appuie sur un extrait d’Élisée Reclus ou un ouvrage concernant un peuple mélanésien et sa musique, il renvoie à Utamaro ou cite Chateaubriand, c’est par souci chaque fois d’exactitude : l’ouvrage s’achève d’ailleurs par une bibliographie qui énumère les sources utilisées. Le projet de Demarcq déborde largement ce qui est apparent pour le lecteur qui feuilletterait seulement une partie du livre, la restitution des cris des oiseaux : ce n’en est qu’un aspect et, à différents endroits, sont donnés des éléments pour mieux saisir l’unité du livre.
Regarder avec attention les oiseaux, étudier autant leurs mouvements et leurs cris n’est donc pas pour écrire en ornithologue, bien plutôt « Observer avec eux m’invite à regarder le genre humain avec une distance, un décentrement, une fragile excentricité ». On entend là quasiment un moraliste, sans aucune naïveté ou anthropomorphisme béat ; certes les animaux n’apprennent pas directement ce que sont les hommes mais leur fréquentation incite à voir les hommes autrement. Demarcq le dit autrement à propos d’un séjour au Sénégal, « Je traque les oiseaux pour leurs hommes autant que pour eux. Pour les paysages et sociétés qu’ils côtoient en touristes, immigrés provisoires. » Cette attention aux hommes est lisible dans les pages du Journal tenu au cours de plusieurs séjours à New York ; Demarcq y fréquente les musées mais aussi les parcs, prend le métro, cherche sans succès les traces d’un village ancien, marche beaucoup dans les rues, s’arrête devant les gratte-ciel bâtis pour les milliardaires, constate l’appauvrissement des librairies d’occasion concurrencées par internet, concluant ainsi le Journal : « New York est une loupe rapprochant ce qu’il peut y avoir de splendide et de pire dans un Bref New World. »
Un autre aspect du projet touche à l’écriture puisque, pour Demarcq, « Les rythmes et sons, degrés zéro et infini du poétique, priment sur le sens et désaxent la syntaxe ». Partant de là, proposer de noter le cri des oiseaux n’oblige en rien à tenter une restitution que seuls des enregistrements peuvent accomplir — enregistrements qu’il utilise à l’occasion. Il essaie donc d’inventer dans la langue ce qu’est pour lui le cri du bruant ou de la fauvette, « je pars de quelques syllabes maladroitement imitées d’oiseaux / ce qui raréfie, étoffe, étrangle le vocabulaire à ma disposition ». Mais les modulations du cri ? la typographie joue un rôle puisqu’il est possible de varier le corps des lettres, d’insérer une portée musicale, de donner un mouvement : les mots d’un vers ne sont pas sur la même ligne, une série de vers représente le vol d’un oiseau. On pensera que ces manipulations sont bien éloignées du cri de tel ou tel oiseau ; cela est probable mais répond cependant à ce que recherche Demarcq.
Il y a dans sa démarche un refus du sens à tout prix ; il ne s’agit pas du tout de faire comme si la langue n’existait pas mais « de la rendre naissante, enfantine et fragile, à l’instant où des mots, des articulations s’esquissent dans le bégaiement. » C’est sans doute pourquoi, attentif aux manières de prononcer qu’il rencontre, il transcrit la prononciation différente du français par une personne rencontrée en Amérique (« Les péhuches détuisent toute sôte [...]). C’est pourquoi aussi il introduit, dans les proses comme dans les poèmes, des images pour remplacer les mots, des dessins en forme de lettres — une tente pour le A, par exemple, une suite verticale de points pour le "l" de pluie —des jeux variés avec les couleurs et les formes : ainsi un texte inscrit dans une sorte d’affiche rectangulaire elle-même dans la page.
C’est pourquoi enfin Demarcq pratique le calligramme ; il définit très justement que cet « affrontement » de l’écriture et du dessin implique pour lui « le mélange de caractères disparates, la déformation de certains ou leur détournement figuratif, la dislocation ou torsion des lignes, l’introduction d’éléments non scripturaux tels que vignettes, pictogrammes ou traits rythmiques, et mieux que tout la vibration des lettres et des couleurs, proches des vibratos du chant. » Passionné de peinture, il reprend des toiles, des couleurs ou des formes de peintres, de Monet à Dubuffet, à partir desquelles il construit ses propres formes. Il rappelle d’ailleurs dans son Journal qu’il avait essayé, à partir des toiles de Pollock à New York, de « dessiner des phrases ». Le goût — et le plaisir — de l’expérimentation sont sensibles dans ses tableaux recomposés comme dans ses transcriptions de bruits, ceux de « la futaie [qui] grinsse cracke grezzille d’insectes », du pic qui « tapopote ». Comme dans le choix des paronomases (« python piteux ») et, surtout, des calembours : en plus du titre, on relèvera les titres et sous-titres, « Cygne d’étang », « Recife à ses cieux », « exquis disent plus ? », etc.
On comprend que les réponses à la question posée au tout début du livre, « Pourquoi les oiseaux ? » sont multiples, celles d’un écrivain soucieux de « se penche[r] pour voir ce qu’il y nia ». Il faut ajouter que les réponses s’inscrivent dans une histoire, celle des lectures faites : évoquant ses souvenirs d’enfant abandonné et ses lectures précoces, Demarcq note que « qui lit descend au moins autant des auteurs qu’il a fréquentés que de son milieu », et les références littéraires ne manquent pas ici, notamment de Baudelaire, Poe, Apollinaire à Cummings. Il faut du temps pour lire et apprécier tous les jeux avec la langue de cette Vie volatile, et c’est tant mieux à une époque où tout "doit" aller vite.
Jacques Demarcq, La Vie volatile, éditions NOUS, 2020, 400 p., 30 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 28 septembre 2020.
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