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22/09/2020

Jacques Réda, La course

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                 Gitans à Montreuil

 

Dans les vergers à l’abandon qui dominent Montreuil,

Les filles des Gitans fument près des roulottes.

Sous des cordes à linge où sèchent leurs culottes,

Elles rodent avec la grâce du chevreuil.

 

On n'ose jeter en passant qu’un rapide coup d’œil :

Des vieilles à l’affût suspendent leurs parlottes

(Les hommes sont allés vendre des camelotes

Dans le grand déballage, en bas). Pourquoi ce deuil

 

Au fond de la lumière alors qu’elle irradie,

Et dans l’air vif ce goût fade de maladie ?

Les filles des Gitans ont beau se déhancher,

 

L’espace fourbu gît sous ses propres décombres :

Cabanes à lapins, potagers à concombres

Sous la fumée inerte et sans feu d’un pêcher

Rose.

 

Jacques Réda, La course, Gallimard, 1999, p. 46.

21/09/2020

Jacques Réda, L'incorrigible

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                          Ulysses

 

Des pas sertis dans le bitume ont un éclat de cuivre :

Ce sont les traces du héros de ce fameux roman

Qui circule à travers Dublin, l’agite, et la délivre

De son destin provincial — étrange moment

 

Où tous les récits ont trouvé leur aboutissement

Convulsif dans une Odyssée convulsivement ivre.

Quand on accompagne ces pas, il arrive un moment

Où l’on se demande où l’on va : dans la ville, ou le livre ?

 

On s’y perd à la longue. Mais un circuit personnel

Se dessine, qui vous ramène aux abords d’O’Connell

Bridge ou devant la poste à l’imposante colonnade.

 

On y discerne des éclats de balle ou de grenade,

Et c’est dans l’histoire vraie, et ses héros de sang

Qui mêlés à l’imaginaire arrête le passant.

 

Jacques Réda, L’incorrigible, Gallimard, 1996, p. 66.

20/09/2020

Jacques Réda, L'adoption du sytème métrique

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               L’insaisissable

 

Le matin et le soir, quand la foule s’active

Entre les carrefours, déserts après midi

Comme au fond d’un miroir où l’heure s’engourdit,

J’ai vu dans les faubourgs la beauté fugitive.

Je reconnais de loin la teinte un peu trop vive

De sa robe trop courte et le geste arrondi

Qu’elle a vers ses cheveux dont la flamme assourdit

L’éclat des bijoux faux des vitrines.

                                                         J’arrive

Parfois à m’approcher d’elle, mais c’est toujours

Quand de nouveau midi submerge ces faubourgs

Dont le silence augmente avec leur étendue.

Elle m’appelle alors, et – joueuse –

M’échappe quand j’allais l’atteindre : dans l’instant,

Plus personne – un couloir sordide l’a happée,

Puis ce miroir au fond duquel, en écoutant

Mon pas elle se tient droite comme une épée.

 

Jacques Réda, L’adoption du système métrique,

Gallimard, 2011, p. 26.

19/09/2020

Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes

 

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             Sombre

 

Quand j’en aurai assez de moi

je me jetterai dans le soleil doré,

l’aile bruissante je revêtirai,

je mêlerai le vice et le sacré.

Je suis mort, je suis mort et le sang a coulé

sur l’armure en large torrent.

Je reviens à moi, différent, vous toisant

à nouveau du regard de guerrier.

 

Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes,

Traduction Luda Schnitzer, édition

Pierre Jean Oswald, 1967, p. 61.

18/09/2020

Jacques Réda, Du rythme — revue Catastrophes

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Lettre parue dans la revue en ligne Catastrophes le 15 septembre 2020

                                                         

                                                                 Du rythme


Hyères, le 13 juillet 2020

.

Cher Laurent Albarracin,

Chers Catastrophés,

merci de me convier une fois encore dans votre cénacle dont aucun de ceux qui l’ont précédé dans l’histoire de la littérature ne s’est réuni sous un nom aussi approprié aux circonstances.

Mais répondre point par point à un questionnaire, m’a toujours laissé l’impression un peu désagréable de subir un interrogatoire. Aussi répondrai-je globalement au vôtre qui, d’ailleurs, concerne divers aspects du rapport qu’entretiennent, non moins globalement, prose et poésie.

Ici j’observe déjà un temps d’arrêt, car on sait à peu près ce que signifie le mot prose (si l’on fait abstraction du sens particulier qu’il a en latin de la liturgie romaine), mais je ne connais aucune définition communément acceptable du terme poésie. Je lui préférerai donc le mot vers, puisque même après l’abandon de ses formes régulières, et de ce qui justifiait pleinement l’emploi de ce nom, les poètes ont continué, pour la plupart, à présenter leur prose découpée d’abord en suivant plus ou moins les règles de la syntaxe, puis, fatalement, après l’avoir bousculée, selon des modèles arbitraires individuels qui relèvent de l’artifice typographique.

Prose et vers, donc, si vous le voulez bien, étant entendu qu’il existe des proses poétiques et des vers d’un prosaïsme parfait.

Mais il me semble que nous devons remonter à une époque où le langage ne connaissait pas la partition entre écrit et parlé. Certainement alors, en raison de ses avantages en matière de mémorisation, mais aussi des ressources de mystère et de puissance qu’il paraissait détenir pour le prêtre ou le sorcier, le vers a permis de distinguer le sacré du profane, et d’introduire ensuite dans le profane un élément particulier que nous appelons vaguement poésie.

Toutefois je vois les choses autrement, et je les ai vues ainsi de bonne heure, non en raison d’un « génie » particulier, mais bien parce que je suis, au contraire, longtemps resté au niveau commun brut où nous abordons le langage. C’est-à-dire, et peut-être même avant d’être nés, que nous découvrons d’instinct qu’il existe deux états principaux du langage : l’un qui n’est qu’une modulation, dans le mouvement incessant du temps, du sens qu’il véhicule dans le domaine de la vie courante ; l’autre qui, comme à contretemps, et sans pouvoir échapper à l’écoulement de la durée, y introduit un élément fixe qui est le vers. C’est en lisant La Naissance de la tragédie de Nietzsche (je ne suis pas nietzschéen pour autant), que j’ai compris en quoi mon intuition, universellement partagée, était juste : avant tout, il y a le rythme. Et les gestuelles comme les danses et arrangements de son qui ont dû précéder le langage (voyez les autres animaux), traduisent cette relation du vivant (de l’inerte aussi) avec le rythme.

L’invention progressive de l’écrit a tout changé. Longtemps encore, danse, musique et vers ont été réunis et, pour ce qui regarde notre propre histoire, le divorce ne s’est définitivement accompli qu’au moment de ce qu’on appelle curieusement la Renaissance. 

Sans jamais rompre franchement mes liens avec ce qui me parait la prosodie naturelle, puisqu’elle fait droit au rythme qui informe tout, j’ai comme tout le monde écrit diverses espèces de vers réputés libres, avant de revenir aussi strictement que possible au vers régulier. Ce qui s’est passé depuis Rimbaud – et avec lui – prouve que notre langue s’est révélée, pour cause d’usure, incapable de trouver une autre structure susceptible de replacer le vers dans le continu rythmique à l’œuvre partout. Elle n’y peut parvenir qu’en changeant profondément elle-même, comme les divers latins en usage dans les Gaules entre le IIIe et le Xe siècle sont insensiblement devenus, au XVIIe, un intangible français.

Il ne sert à rien de le défendre. Mais il serait aussi vain de croire qu’avec le processus de métamorphose où son âge et toutes sortes de circonstances l’ont engagé depuis cent-cinquante ans, notre langue puisse se fixer de façon durable, utile à la communauté, autrement qu’à la faveur d’initiatives ponctuelles, individuelles, stériles et éphémères dans le parlé comme dans l’écrit.

Le français écrit se présente actuellement sous deux formes : une forme relativement stable de prose qui est en somme notre latin (et, en gros, celui de la langue littéraire), et celui du vers qui ayant perdu le contact avec le rythme, peine indéfiniment à le rechercher jusque dans les diverses et innombrables contorsions qu’on veut lui imposer.

C’est sans doute ce qui explique le mieux la désaffection dont la poésie est l’objet : on ne comprend plus la langue qu’elle emploie, chacun ayant son propre dialecte en vers, l’ensemble offrant la seule cohésion paradoxale d’un chaos typographique.

Écrire comme on parle ? Mais l’on ne parle déjà plus aujourd’hui le français que l’on parlait hier, et qui aura changé demain encore. Durant environ trois bons siècles (disons de 1620 à 1920), la langue écrite est restée proche comme jamais de la langue parlée par ceux qui savaient écrire. Et c’était certes un privilège, désormais à peu près aboli, mais sans effet, puisqu’en même temps la langue parlée a commencé à perdre l’énergie nécessaire à son renouvellement et à son simple maintien.

Voilà pourquoi j’écris en ce moment même en latin, et pourquoi, dans ce latin, je réutilise les formes de vers qu’il a patiemment et anonymement élaborées, car j’ai renoncé à croire que je pouvais me montrer plus savant que lui. Sa pratique n’exige qu’un peu de travail et un peu de modestie. À la portée de tous, il est le plus éminemment démocratique. Des dizaines de milliers de poètes l’ont employé (davantage peut-être), et permis de voir apparaître ceux que l’on peut attribuer sans erreur à Du Bellay, La Fontaine, Delille, Hugo, Baudelaire, Mallarmé, Toulet, Audiberti. (J’en passe.)

La vieillerie que lui a reprochée Rimbaud, est devenue celle du vers parfois gâteux qui universellement radote, au besoin avec une très constante intention de contribuer à la ruine qui le menaçait de toute manière.

Personne n’est coupable. Comme un jour me l’a dit prosaïquement Guillevic, en son temps célèbre, « on fait ce qu’on peut, on n’est pas des bœufs. » Voilà de quoi en rabattre sur le lyrisme. Et malheureusement pas que sur lui... 

Pardon de m’être montré si loquace : le sujet me tient à cœur. Je comprendrais très bien que vous ne puissiez pas publier la totalité de ma réponse. mais je ne souhaite pas que l’on n’en donne que des extraits. Comme je suppose que vous, vous l’aurez lue, j’estimerai avoir eu ainsi suffisamment de vrais lecteurs.

.

Avec ma sympathie la plus sincère,

JRéda

 

17/09/2020

Laurent Albarracin, Sonnets de contrebande

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Prendre une clochette pour de l’argent content

N’est certes pas commettre une bien grande erreur.

Il est parfois plus de vérité dans un leurre

Si l’on prend celui-ci pour midi au cadran,

 

Car il faut bercer les illusions qui nous bernent,

C’est le meilleur moyen de les circonvenir.

Et dans le but de ne pas trop con devenir,

Vidons nos vessies pour éclairer nos lanternes.

 

Tomber dans le panneau miraculeusement

Arrive à qui est naïf délibérément.

Cela survient quand le mot fait fourcher la chose

 

Et que bifide elle se darde et se regarde

En chien de faïence, stupéfaite, hagarde,

Elle correspond quand à soi-même s’oppose.

 

Laurent Albarracin, Sonnets de contrebande, dans

Place de la Sorbonne, n° 8, mai 2018, p. 46.

16/09/2020

Petr Král, Déploiement : recension

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Petr Král, né en Tchécoslovaquie (1941), quitte comme Kundera son pays après l'écrasement en août 1968 du Printemps de Prague par les armées soviétiques ; il s'installe en France, où il sera naturalisé, et écrit une grande partie de son œuvre (récits, essais et poésie) en français. De retour à Prague à partir de 2006, il y est mort le 17 juin 2020.

Les quatre parties du livre ont un point commun, la plus grande partie des poèmes a pour lieu la ville. Le premier a pour décor Vienne, précisément le "Café Schwarzenberg", évoqué tel qu'il devait être avant la Seconde Guerre mondiale et à sa fin, quand les Russes l'occupèrent, fréquenté désormais par un public aisé. Dehors, le flâneur connaît avec le soir une « illusion apaisante », mais ce n'est qu'un « mirage », rien n'est transparent et rassurant dans la ville, il suffit de se demander ce qui pourrait apparaître à l'angle de la rue pour aussitôt imaginer quelque chose de mystérieux. La ville, par excellence, est le lieu de l'inattendu ; Petr Král, qui fut un des surréalistes tchèques, y guette sans cesse la surprise dans ses errances,

 

On marche
et de l'autre bout de la rue vient vers nous
quelqu'un de tout à fait différent

 

À côté de la banalité de ce qui est visible dans la rue — la promenade des chiens le soir, une réclame à la devanture d'une boucherie — s'offre une variété infinie de choses qui font travailler l'imagination ; c'est l'ombre qui rend mystérieuse une façade, c'est une fenêtre ouverte où l'on devine un fait-divers, et c'est aussi une jeune étrangère que l'on croise et qui disparaît, « Il la regarde et pense qu'il pourrait vivre un roman / avec elle ou du moins l'écrire minutieusement ». Impossible de ne pas penser à André Breton et à sa rencontre, en 1926, avec celle qui se nommait elle-même Nadja.

La présence des mystères dans la ville, tels qu'ils se manifestaient dans le surréalisme, est explicitement exprimée dans plusieurs poèmes et la démarche même de Petr Král met en évidence les aspects irrationnels de la vie urbaine ; il privilégie en effet pour rendre compte de ce que voit le narrateur — le plus souvent un "je", parfois un "il" — l'énumération, qui fait se succéder des éléments sans aucun lien entre eux ; ainsi :

 

Une bûche qui atterrit
une ville se défait

 

Un poème est d'ailleurs titré "Inventaire", un autre s'achève par « Et ainsi de suite / jusqu'à épuisement du stock », et dans "Planète", la liste rassemble des faits hétéroclites dont certains n'ont d'autre réalité que d'écriture — comme : « Les jeunes mères essuient en hâte le sol de la cuisine / avec leur culotte » — ce que confirment les deux derniers vers, « Je repose mon stylo / L'histoire de la poésie pour l'instant s'arrête là ». Le caractère hors de toute logique des quelques énoncés est d'autant plus mis en évidence qu'ils sont parmi d'autres qui relatent des évènements du quotidien ; le surréel encadre dans un poème, "Tâche", diverses tâches à accomplir ; le premier vers, « Tuer une concierge couleur fraise », a en effet pour réponse le dernier, « Tuer la concierge avec une fraise ».

L'étrangeté inhérente à la ville, Petr Král la rencontre partout, en Tchéquie à Prague, à Brno, à Vrchlabi, mais sont évoquées aussi Bruxelles, Venise, New York, comme s'il était indispensable de vérifier que « La ville change toujours ». Aussi dans bien des poèmes est présent ce qui est lié au départ, au voyage : les aéroports, les gares, les quais, les trains, et au déplacement dans la ville, le tramway, — ce qui donne lieu à des portraits de voyageurs, casque sur les oreilles, femmes bavardes, yeux porcins, chacun indifférent aux autres et, amère conclusion, « Le conducteur bien sûr nous déteste tous ». Le monde de la ville d'aujourd'hui n'a rien d'aimable, on peut rencontrer un cadavre dans le fleuve arrêté par la pile d'un pont ; mais surtout, la vie est dominée par la futilité et l'argent, dans la conversation d'un café « retentit clairement le mot fructifier », ailleurs c'est la folie des soldes et des achats inutiles ou la recherche dérisoire du record sportif, dérisoire dès que l'on regarde les étoiles. Que reste-t-il ? Certes, dans la ville où l'on marche, « La seule vérité est le pavé désert / des rues nocturnes dépeuplées », mais contre les hommes d'affaires qui cherchent à y imposer leurs fausses valeurs, existe cependant toujours  « Chaplin-vagabond ».

C'est ce vagabondage, ce refus de l'ordre des choses qui anime Petr Král, refus qu'il retrouve dans la littérature, représenté notamment par les écrivains qu'il cite, Čapek, Reverdy, Swift, Kosovoï, Rimbaud, José Carlos Becerra. Les œuvres « apportent la joie », comme les voyages mais qui, eux, « attristent » parce qu'on rencontre toujours les mêmes solitudes. Au fil des poèmes est aussi récurrente la présence des femmes et elle éclaire aussi le quotidien ; par là, Petr Král poursuit une certaine célébration de la femme par le surréalisme, le narrateur s'adressant à l'aimée, « Ta nudité et le frémissement d'un papillon sont le monde ». On retrouve donc dans Déploiement les motifs de la poésie de Petr Král, avec l'amour de la ville, lieu des découvertes les plus étranges, le goût du concret, comme au début d'un poème « J'achève de manger une salade de poissons / sans cesser d'écrire la barquette vide fait désormais partie du poème ». 

 

Petr Král, Déploiement, éditions Lurlure, 2020, 80 p., 15 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudisle 17 août 2020.

15/09/2020

Anne Seidel, Khlebnikov pleure

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SARAT II / Origine

 

le poème commence

nous laissons une image

telle une fumée

de cheminées

monter, un navire

qui sombre

nous regardons les petits

 

(tristia-)

 

meurtri

 

étroit,

silencieux, bourdonnant ou rusé.

 

soir (avec fin)

étranger

 

effleurée, la couverture brillante

près

des réseaux électriques

un lambeau de shakespeare

 

Anne Seidel, Khlebnikov pleure, traduction

(allemand) de Laurent Cassagnau,

éditions Unes, 2020, p. 13.

14/09/2020

Paysages du Cantal

 

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Photos Chantal Tanet

13/09/2020

Étienne Faure, Tête en bas

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Manger du pain noir fut longtemps craint

de tous ceux que la guerre asséna

sur tous les fronts de part et d’autre,

comme si ce froment allait faire revenir

les années noires de frêle constitution

quand il fallait à défaut de croître

escompter, surseoir, subsister,

rassasié jamais en ces temps rassis,

en appelant aux mots, ces ersatz

dont la bouche et les os, les corps dans l’attente

étaient devenus friands, même à l‘école,

à délier gravement à l’encre de sureau

sur des cahiers les lettres mauves, resserrées

je déguste, il savoure, nous nous régalons — l

longeant les jours de guerre en courant

dans des vêtements hérités des grands,

inaptes, pendant longtemps, à les remplir.

 

aux mangeurs de pain noir

 

Étienne Faure, Tête en bas, Gallimard,

2018, p. 133.

 

12/09/2020

Étienne Faure, Ciné-plage

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Logeaient-ils dans la grandiloquence,

le bruit sec bien réel des chaussures

les ramenait, comédiens jour et nuit

sur les planches — presque des étagères —,

à se déplacer lentement, parole et gestes,

dans une jeune ou vieille chair bientôt carne,

mince à passer les portes du décor,

ou tonitruante et tremblante

sous le trouble du verbe en mouvement,

experts à déclamer jusqu’à leur mort

tout ce qu’une cervelle encore recèle

— ce n’est pas là qu’il faut applaudir —

la voix reprenant le dessus,

les mots leur envol déployé

jusqu’aux battements d’ailes imprécis

à la fin qui se joignent

— et le reste est silence.

 

parole et gestes

 

Étienne Faure, Ciné-plage, Champ Vallon,

2015, p. 119.

 

11/09/2020

Étienne Faure, La vie bon train

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Lents comme des états d’âme,

après l’été les trains revenaient,

las d’avoir trimballé tous ces corps

à la mer, dans les montagne, dans les contrées

dont furent natifs les pères (introuvables sur la carte),

à grincer de nouveau en gare,

y faire leur rentrée, annoncer le pire

qui toujours sera à venir,

le soleil ras rougissant la face des ultimes

voyageurs ; c’était l’automne,

chacun se rappelait les vers

d’Apollinaire — un train qui roule ; ô ma saison mentale

et la violente espérance de vie :

devait-on revenir

quand il aurait fallu ne partir jamais

— et puis après,

dans la gare sans issue,

on n’allait pas pleurer pour ça.

 

revenir

 

Étienne Faure, La vie bon train, Champ Vallon,

2013, p. 91.

 

10/09/2020

Étienne Faure, Horizon du sol

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Le taffetas des robes

au chevet des mourants inspire

une espèce de rémission :

les morts, in extremis, les robes

leur accorderont un semblant de répit.

Il faut finir,

ne penser à manger ni dormir

— adieu mon amour, le moins possible —

et ils respirent, c’est ça,

l’éternité — souffles longs —

des grains d’amaryllis au parfum suspendu,

spacieuse éternité,

à la lenteur des pas pressentant du drapé

le mouvement des plis qui frôlent

la lourdeur de la litre, à tout âge

le gris fatidique des femmes.

 

les robes mortes

 

Étienne Faure, Horizon du sol, Champ Vallon,

2011, p. 89.

Photo Chantal Tanet

09/09/2020

Étienne Faure, Vues Prenables

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Et puis après tout ce remue-ménage

laisser les dieux se reposer,

les meubles se déglinguer, lentement

retrouver le guingois propice à la résonance.

Sans inquiétude à l’idée de chute

il reste et prend goût en précaire imposture

à la minime durée qui lui échoit,

pour rire, traverser la langue et s’attarder

dans un vérisme où le soleil dru tombe

sur des motifs très humbles :

ici l’abandon d’un mot qui tout disait

mais boiteux contrariait le texte

— une mortaise le remplace

pas trop visible, ainsi qu’une console au pied plus clair,

ces meubles naguère aimés

quand jeune (pas un ver, rien de vermoulu)

il parlait aux meubles ; ils l’écoutaient, endurant ses mots

poussés jusqu’à la sciure.

 

énième consolation

 

Étienne Faure, Vues prenables, Champ Vallon,

2009, p. 95.

Photo Tristan Hordé

08/09/2020

Étienne Faure, Légèrement frôlée

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Aux champs dans les kermesses,

cérémonies et fêtes, c’est la fusion

des corps, des âmes, feux et foyers

avec le tintamarre des cloches

à la volée, en concordance avec les oiseaux migrateurs

et les canards dans le ciel incendié, les fanfares

et les drapeaux des jours fériés traversés de soleil

et des lois qui les ont institués :

toutes les générations présentes,

à venir, passées, hantent les lieux à la cantonade,

la bouche ouverte au rire, mégot, cigare ou pétard à mèche,

au boire et au manger,

fêtant leur saint patron, plastronnent

avec la certitude éternelle d’être au cœur

du monde et de l’instant

(à peine à cette heure sait-on qu’elle est ronde

et tourne, ignorant

par une sorte d’application de la théorie des vases,

où va le soleil qui s’abat, s’engloutit en silence,

comme étranger aux clameurs du canton).

 

le centre du monde en plein champ

 

Étienne Faure, Légèrement frôlée, Champ

Vallon, 2007, p. 65.

Photo Chantal Tanet