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09/07/2011

Ariane Dreyfus, Les Compagnies silencieuses ; Iris, c'est votre bleu

 

Le lendemain du jour

  

LanuitRemue_-_02.jpeg Comme une femme se glisse sous un homme

 

Je lis votre écriture

 

Ou alors c’est moi qui écris couchée

La page blanche fait cette lumière où j’oublie de me voir

Toujours commencée

Il y a un côté où l’encre n’est pas sèche

qui mène jusqu’à vous


Quand vous me lisez vous le dites

Ou jamais

Je prends toutes les étoffes selon la chaleur

Les morceaux de vie selon

Ma  bien future mort


Je n’étais pas penchée sur le vide

Une femme sur un homme


Qui écrit n’est pas longtemps une jeune fille

Plutôt souvent


Il faut des mots pour se glisser entre eux

Y voir

Aucun n’est vrai tout seul

Heureusement le tumulte ne refuse pas la main


Tant de poèmes que je suis cachée dans toute la forêt ?

C’est vous qui choisissez


L’écorce que vous dites que j’ai touchée.

 

Ariane Dreyfus, Les Compagnies silencieuses, Flammarion, 2001, p. 27.

 

 

                           Les équilibres

 

La rose s’ouvre vers la mort

   Bien avant qu’on la coupe

 

     S’immobiliser à cause

     Du fil sur quoi on tire

 

  Je te regarde intensément

Je croyais que seul le poème

     miroitait sans faiblir

 

Pivotant dans la page sans fond

     Venir ? Venir c’est toi

 

Les petites lumières de se caresser

   D’un côté attention le vide

 

Je lèche le bout de ton sexe

     Il n’y en a qu’un

 

Tous les mots viennent voir ce que c’est

          Embrasser

 

Je souffle dans ta bouche avant l’heure

 

Ariane Dreyfus, Iris, c’est votre bleu, Le Castor Astral, 2008, p. 92-93.

08/07/2011

Jean Bollack, préface à : Philippe Beck, Chants populaires, traduits en allemand

Les Chants populaires de Philippe Beck ont été traduits en allemand par Tim Trzaskalik et publiés avec une préface de Jean Bollack, inédite en français. 

 

                                                          _435_smallimage_MSB_Beck_Gesaenge_Umschlag_klein.jpg

La poésie de Philippe Beck, que ce volume présente au public allemand, se distingue de toute autre — disons le mot : radicalement. On pourrait parler de licence,  à condition d’associer au terme la plus grande distance, qu’elle existe,  ou qu’on l’imagine face à la chose qui se dit ou que l’on écrit (ce qui ne va pas de soi). Le lecteur allemand retrouve dans ce recueil les contes réunis par les frères Grimm, d’après une traduction française, puis réécrits, retraduits, commentés, creusés, plus encore. Une trace du modèle y reste, l’auteur s’y rapporte dans la langue du poète : c’est dire qu’il s’en éloigne. Je conjecture qu’il nous parle en se parlant à lui-même, et en prenant possession de Grimm. Le récit ne sera plus le même, une fois retracé, reformulé, intégré dans un nouveau discours ; il est passé à autre chose, pour de vrai ou pour nous, pour le faire mieux comprendre, ou pas, tel autre.

 Les contes sont devenus des poèmes, comme le montrent les titres, « Porte » ou « Bruit » ou « Faille », des thèmes recentrés, encore que Beck n’écrive pas proprement des poèmes, du moins comme on a pu les faire et refaire avant lui – et avant une coupure. L’unité de composition n’est plus là ni la fermeture, abolies, et pouvant ainsi ressurgir ailleurs dans la différence, d’une langue ou d’une matière ; elles seront  simples ou plus complexes, avec, à l’horizon, l’énigme, et, repérables, les rencontres quotidiennes, la référence particulière, vécue.

Ce qui se dit se réfère ; c’est le plus souvent du dit, de l’avant-dit. Tout se redit, mais Beck s’est créé initialement une forme – un vers , si c’en est un, court et limitatif, qui scande à sa façon, se réduit aussi et se brise. Il prête au discours, mieux vaut dire aux mots et à leur substance sonore, un débit et un rythme qui se maintient, saccadé ou fluide. Il est hérité des anciennes épopées, françaises entre autres ; les ressources narratives, défaisant l’alexandrin, y jouent leur rôle. Dès le départ, quasi immémorial, un mouvement s’est enclenché ;  il se poursuit, s’offre à l’avance à toutes les interventions  à venir. Ancestral, le rythme et sa base créent  une continuité essentielle ; elles ne sont pas moins proches, réinventées, adaptées à un nouvel état de la langue, épuisée et disponible, dépassable. Sur ce fond, en ce lieu primaire, riche de toutes les potentialités, une invention poétique vient s’inscrire en second ; elle s’y retrouve et s’actualise ; c’est comme si une poésie en acte depuis toujours, et comme telle préalable,  se transformait  en un réceptacle et empêchait tout déploiement verbal, contraignant à la rigueur d’un jugement.

 La pensée, dans ce cadre, peut prétendre à une place, il ne lui faut que l’objet, la matière ; pour la façon de dire, elle n’est pas implicite ni accordée ; elle est comme préparée, je dirais, disponible. Ainsi, dans une autre geste, non moins large, dans un autre livre, Beck a choisi de lire les critiques et les réactions que l’œuvre de Mallarmé a pu susciter autour de lui, auprès de ses contemporains ; la reprise a pu en faire la matière, toujours dans le cadre continu décrit, d’une interrogation et inclure ainsi une relation critique dédoublée. Le poète peut y intervenir en tiers, introduisant par sa présence et sa réflexion une autre constante complémentaire de l’autre, à l’autre pôle.. Ainsi, pour les contes, on attend le retour  de la voix off, qui dira ce qu’il en est,  de l’écrit et de l’inscrit, comme elle le lit et l’entend. Le lecteur connaît le récit, ou mieux, il l’a relu, puis il découvre comme à neuf ce que le poète en fait. Il le redit multiplement, selon ses choix, retraduisant, ou commentant, ou approfondissant en s’emparant. Le défi est  énorme.

Dans un passage de « Robe », d’après « La véritable fiancée », le château est le dernier degré des exigences exorbitantes de la marâtre. Fille est opposée à Ancienne (la vieille magicienne) ; elle rêve et bâtit dans les nuées. Le poète tend la corde de l’arc jusqu’aux extrêmes. Est-ce hors conte ?

            « Parfois, tristes maçonnent des vapeurs »

La fille cède sa place. Ce sont les pierres qui construisent :

            « Elles [les pierres ] sont  le bâtiment des bâtiments ».

En creusant un dédoublement (tiré du polyptote sémantique), on perce jusqu’au principe — l’art, le faire — inhérent à la matière :

            « Des mains ont manié des pierres ».

C’est, tiré d’un autre retour sur soi (« manier » se lit à travers la figure de la  paronomase — une « étymologie » ; elle  a pour fonction de dire vrai (de dire l’étymon). L’exemple est encastré dans un médaillon scintillant – il faudrait encore dire autrement : ce sont des « fleurs » que le texte porte à l’épanouissement. Un développement peut aussi bien être appelé dépouillement, cela se tient. Il se dessine au hasard, mais les hasards ne se comptent pas.

L’originalité n’est jamais première ; elle se situe, elle se démarque, se ménage des espaces propres, s’autonomise face à la référence. Elle invente ainsi sans inventer, et fait voir sans aucun paradoxe ce qu’elle trouve. Toujours on s’appuie, toujours on se libère,  on découvre ce que c’est ou ce que cela pourrait être. On peut aussi (pensons  à « Tour » d’après « Œillet ») lire les transpositions sans confronter. On saisit alors la force condensée  de l’abstraction et  la liberté d’une réduction.

Je me suis servi, en étudiant les poèmes de Celan, du terme de « réfection ». Le procédé  que l’on trouve ici appartient à la même catégorie. La contradiction en moins peut-être. La reprise s’interprète différemment, selon les positions prises et les moments de l’histoire. Beck s’est construit une base initiale, presque avant d’avoir cherché, puis trouvé sa voie dans le monde  de la lettre.

 

Jean Bollack, préface (en allemand) à : Philippe Beck, Populäre Gesänge, Matthes & Seitz, Berlin, 2011, traduction par Tim Trzaskalik de Chants populaires, Flammarion, 2007.

 

07/07/2011

Keith Waldrop, Le vrai sujet

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Trois fois Jacob de Lafon a essayé d’écrire ses mémoires, entreprise philosophique à ses yeux. Il n’est jamais allé au-delà de la première phrase.

 Dans la première version, on pouvait lire :

                Ainsi, je revins

Dans la deuxième :

              Alors je revins

Et dans la troisième :

              Je revins


*

Dans l’obscurité, Jacob de Lafon trouve que tout est simple. L’obscurité n’a pas de surfaces distrayantes, pas d’intérieur ni d’extérieur, pas de strates, rien de profond, rien d’apparent.

À la lumière du jour, dans l’espace visuel, parmi de si nombreuses choses cachées, complètement cachées, en partie cachées, opacités, mystères de position et de composition, il ne comprend rien du tout.

 

                                                     *

Jacob de Lafon n’est pas sûr de ce qu’il pense de la vie, mais il y est habitué.

 

                                                     *

Bien que cela soit un accident, le coup étant parti par réflexe, Jacob de Lafon considère que le papillon qu’il a tué est sa contribution au chaos.

 

                                                     *

Jacob de Lafon trouve un vieux manuscrit, déchiré, couvert de moisissures. Le texte commence par « Nous croyons clairement… »

Le reste est illisible.

                                                     *

Dans le dictionnaire de Partridge, Jacob de Lafon trouve

merde ! maman, je sais pas danser

ce qui, selon Partridge, ne veut rien dire du tout, simple expression que l’on dit « juste pour dire quelque chose ».

                                                     *

Les mots font défaut à Jacob de Lafon en refusant parfois d’exprimer ce qu’il voudrait dire, et le plus souvent en disant plus que ce qu’il voudrait dire.

 

Keith Waldrop, Le vrai sujet, interrogations et conjectures de Jacob de Lafon avec choix de poèmes, traduction Olivier Brossard, Série américaine, éditions José Corti, 2010, p. 20, 27, 28, 38, 49, 69, 70.

06/07/2011

Henri Thomas, Chauve-souris

                 

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                     Chauve-souris

 

La fadeur qui s’en va de la femme endormie

me poursuit vaguement, inquiétant ma vie.

 

Ce début de poème exprime une tristesse

si confuse qu’un rien la changerait en liesse.

 

Pourquoi liesse, pourquoi tristesse, pourquoi

ne pas rester tranquille et fort et sûr de soi ?

 

Un rameau monte de la plaine du sommeil,

c’est le jour, ébloui de renaître pareil.

 

M’envoler dans ce monde à l’énorme ramure,

aigle ou petit oiseau, quelle belle aventure !

 

Hélas, chauve-souris de cette voûte obscure,

je dors, alors que s’ensoleille la nature.

 

L’homme divers, comme un miroir qui bougerait

me fait peur, et la femme aux humides attraits

 

m’emmène au loin au pays des faibles cris,

des mensonges, et des fatigues de midi.

 

Le jour s’éteint, salut, crépuscule banal,

il est temps de glisser vers le monde infernal.

 

Henri Thomas, Poésies, préface de Jacques Brenner, Poésie / Gallimard, 1970, p. 161.

05/07/2011

Sereine Berlottier, Attente partition

 

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12 janvier

 

tu lui raconteras l’histoire

d’un cheval qui t’a manqué

et que tu n’as pas vu mourir

 

tout est confus

le cheval est mort dans un champ de neige

son poil avait la couleur de l’ambre

 

mais comment faire pour revenir

à ce point précis où la voix se tapisse de failles

et bruisse un vent de jadis

 

vers de petit cheval qui t’appartenait

n’était à toi que sous le poids d’une promesse

jetée à dix ans

 

24 juin

quelque part une lutte s’éteint

feu assoupi

partagé dans le noir

quand sous la lumière

seuls

chauffés

ceux qui tremblent

ceux qui caressent

ceux qui fondent

dans la lumière

ceux qui déglutissent avec une râpe

plantée au fond

ceux dont la main

crispée sur le pantalon

étreint une main invisible

ceux qui sont ailleurs ou bien ceux

qui sont restés sur le bord et ceux

que la tristesse d’avoir failli

accable ou qui cachent

en marchant sur les pavés une joie

imprécise à l’odeur de pomme salée et ceux

qui veulent mourir

dans pas longtemps

sans savoir qu’ils sont assis près de

celui qui a déjà choisi une date

ou encore (différemment)

 

Sereine Berlottier, Attente, partition, éditions Argol, 2011, p. 101-102 et 138-139.

04/07/2011

Ludovic Degroote, Pensées des morts

 

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je pense à eux

qui ne pensent sans doute pas toujours à moi

 

J’essaie de les suivre durablement dans leurs histoires de mort

 

ça fait une vie pour soi comme toutes les histoires

 

en attendant nous de passer à l’histoire

 

on la précède un peu

 

                                        ***

 

tel et tel : grand travail de trou dans le corps, y enterrent la mémoire des autres, dans la disparition de leur peau, les morts nous traversent, me peuplent avec ces vides entre eux corps visibles et constitués, mémoire multiple, hissé dans cette faille les mains agrippées à la lèvre du corps apparu

 

 a mis tant de temps à mourir , peut-être qu’il n’y arrivait pas bien en dépit de tous ses efforts, les autres n’attendaient que ça, fin d’espoir, on le disait à le regarder accroché

 

pluie dedans, mémoire qui mouille le corps, il se lève, il franchit le silence, il se tient comme il peut, rythme tenant sur un souffle, pareil à ces ponts de métal élastiques, il se rejoint

 

toute son enfance est restée dans cette mort, et ce qui a poussé ensuite — ombre sans corps

 

 

Ludovic Degroote,  Pensées des morts, éditions Tarabuste, 2002, p. 31 et 63.

03/07/2011

Pascal Quignard, La barque silencieuse

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     Le livre ouvre l’espace imaginaire, espace lui-même originaire, où chaque être singulier est réadressé à la contingence de sa source animale et à l’instinct indomesticable qui fait que les vivants se reproduisent.

    Les livres peuvent être dangereux mais c’est la lecture surtout, par elle-même, qui présente tous les dangers.

     Lire est une expérience qui transforme de fond en comble ceux qui vouent leur âme à la lecture. Il faut serrer les livres dans un coin car toujours les vrais livres sont contraires aux mœurs collectives. Celui qui lit vit seul son « autre monde », dans son « coin », dans l’angle de son mur. Et c’est ainsi que seul dans la cité le lecteur affronte physiquement, solitairement, dans le livre, l’abîme de la solitude antérieure où il vécut. Simplement, en tournant simplement les pages de son livre, il reconduit sans fin la déchirure (sexuelle, familiale, sociale) dont il provient.

 

     Qu’est-ce qu’une autre vie sinon une autre intrigue linguistique ?

     Le large existe.

 

     Écrire déchire la compulsion de répétition du passé dans l’âme.

     À quoi sert d’écrire ? À ne pas vivre mort.

 

     Le large a inventé une place partout sur cette terre. Ce sont les livres. La lecture est ce qui élargit.

 

     La mort est comme la langue. La mort est une machine à effacer des conditions de l’apparaître. La mort, comme la langue, apporte avec elle l’invisible. Plus encore, la mort apporte avec elle l’imprévisible. Matthieu XXV 13 : Nescitis diem neque horam. Vous ne savez ni le jour ni l’heure. La définition de la mort est le temps pur. L’homme, au fond de celui qui parle, n’est que le temps qui répond à la langue.

 

Pascal Quignard, La barque silencieuse, Folio/Gallimard 2011 [éditions du Seuil, 2009], p. 65, 102, 103, 103, 133.

 

 

 

02/07/2011

John Donne, Chanson

         Chanson

 

Mon cher amour, je ne m’en vais

   Parce que tu me lasses,

Ou que j’espère ici trouver

   Amour qui te remplace.

     Mais puisqu’il faut

Que je meure à la fin mieux vaut

En jouant me faire à l’idée,

   Par des morts simulées.

 

Le soleil qui s’en fut au soir

   Aujourd’hui se reflète ;

Il n’a ni raison ni vouloir,

   Et sa route est moins brève ;

     Ne crains donc rien :

J’irai plus vite, crois le bien,

Qu’il ne va, car j’emporte en selle

   Plus d’éperons et d’ailes.

 

Faible est de l’homme le pouvoir

   Qui, quand vient la fortune,

Ne peut une autre heure y pourvoir

   Ni, morte, en revivre une.

     Mais le malheur

Aidons, et faisons de bon cœur,

Lui enseignant art et durée

     Sa victoire assurée.

 

Tes soupirs ne sont point du vent :

   Mon âme s’y disperse.

Quand tu pleures, tendre tourment,

   C’est mon sang que tu verses.

     Ne peux ainsi

M'aimer autant que tu le dis

Si je dois en toi disparaître,

   Le meilleur de mon être.

 

Ne permets à ton cœur devin

   De me prévoir misère :

Tu pourrais pousser le destin

   À tes craintes parfaire ;

     Comme en dormant,

Crois-nous détournés seulement :

Une âme gardant l’autre en vie,

   Point ne sont désunies.

 

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 John Donne (1572-1631)


          Song

Sweetest love, I do not go,

For wearinesse of thee,

Nor in hope the world can show

   A fitter Love for mee ;

   But since that I

Must dye at last,’tis best,

To use my self in jest

Thus by fain’d deaths to dye ;

 

Yesternight the Sunne went bence,

   And yet is here to day

He hath no desire nor sense,

   Nor halfe so short a way :

     Then fears not mee,

But beleeve that I shall make

Speedier journeyes, since I take

   More wings and spurres than bee.

 

O how feeble is mans power,

     That if good fortune fall,

Cannot adde another houre,

   Nor a lost houre recall !

     But come had chance,

And wee joyne to’it our strength,

 And wee teach it art and length,

 It selfe o’r us to’advance.

 

When thou sigh’st, thou sigh’st not winde,

   But sigh’st my soule away,

Then thou weep’st, unkindly kinde,

   My lifes blood doth decay.

     It cannot bee

That thou lov’st mee, as thou say’st,

If in thine my life thou waste,

Thou art the best of mee.

 

Let not thy divining heart

   Forethinke me any ill,

Destiny may take thy part,

   And may thy feares fulfill ;

     But thinks that wee

Art but turn’d aside to sleepe ;

They who one another keepe

   Alive, ne’r parted bee.

 

John Donne,  Poèmes, traduction par J. Fuzier et Y. Denis, introduction de J.-R. Poisso, édition bilingue, Poésie : Gallimard, 1962, p. 124-127.

01/07/2011

André du Bouchet, La lampe dans la lumière aride (2)

André du Bouchet, poésie, écrire, la lampe dans la lumière aride(Poésie : se rappeler la nuit le matin)

 

Deux poètes, deux poésies :

celle qui s’élabore tandis que le héros reste muet, les mots du silence, celle qui emboîte la parole au héros.

 

Le courage, la volonté d’écrire, n’est autre que de se résigner à se décider à se servir de ces mots défaillants, sans y voir d’avantage ou d’issue immédiate. La mémoire, seule, si faible, dit que ce                                           labeur servira.

                                         les mots défaillants

                                         tous défaillants, tremblants, comme moi,

                                         comme ce bras à nouveau saisi de paralysé

 

Je me suis assis sur un rocher habituellement écrasé par le jour. Rocher trempé d’aurore. Maculé de ces taches de bleu vif orange qui éclaboussaient l’horizon. Lichen encore visible le jour, comme ces végétations marines, adhérant aux roches qui attendent l’heure de la marée pour s’épanouir. Un champ de nuages collait aux mêmes rochers, de disques noirs et blancs enchevêtrés, durement échoués comme ces tas de nuages pavés, durement tassés, écrasés les uns contre les autres, très bas. Le plafond bas du ciel. L'écorce du ciel qui se fendille. Le rocher brillait extraordinairement. Comme un bloc de ciel. Criblé de lichen orange. Dans le village, au départ. Pierraille.

pan de pierres écroulées. Mur dur sourd aveugle au-dessus du bol de feu, muet, de la grande tasse d’eau de l’aube.

Le soc rougi qui laboure la terre.

Lumière aigre de la première lampe au fond du village

                                                           au centre des toits.

 

La poésie tire son obscurité de cet effort de transvaser les qualités des choses dans le langage — refusant de les évoquer directement — comme si elles pouvaient exister en dehors de celui qui parle.

 

Écrire

Parler de la terre. Parler aux hommes, parler, autant se parler à soi-même. On ne sort pas de l’homme. Le reste passe. Et pourtant les seuls êtres différents de soi que l’on puisse concevoir, ce sont les hommes.

Poésie : quand la réalité commence à déserter les images qu’elle a charroyées, et qu’elles apparaissent nues et seules.

Les images nues qu’il faut ramener à la réalité,

         légèrement différentes de la réalité première.

 

Les faits de la réalité trouvent, s’ils sont bien observés, de merveilleuses sonorités dans les mots.

 

 

André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le Bruit du temps, 2011, p. 67, 80, 82-83, 91, 93, 96, 99.

30/06/2011

André Malraux, Les Voix du silence

                                        Le Musée imaginaire

 

                                                      I

 

    Un crucifix roman n’était pas d’abord une sculpture, la Madone de Cimabue n’était pas d’abord un tableau, même la Pallas Athéné de Phidias n’était pas d’abord une statue.

    Le rôle des musées dans notre relation avec les œuvres d’art est si grand, que nous avons peine à penser qu’il n’en existe pas, qu’il n’en exista jamais, là où la civilisation de l’Europe moderne est ou fut inconnue ; et qu’il en existe chez nous depuis moins de deux siècles. Le XIXe siècle a vécu d’eux ; nous vivons encore, et oublions qu’ils ont imposé au spectateur une relation toute nouvelle avec l’œuvre d’art. Il sont contribué à délivrer de leur fonction les œuvres d’art qu’ils réunissaient ; à métamorphoser en tableaux jusqu’aux portraits. Si le buste de César, le Charles Quint équestre, sont encore César et CharlesAndré Malraux, voix du silence, musée imaginaire

Quint, le duc d’Olivares n’est plus que Velasquez. Que nous importe l’identité de l’Homme au Casque, de l’Homme au Gant ? Ils s’appellent Rembrandt et Titien. Le portrait cesse d’être d’abord le portrait de quelqu’un.     

    Jusqu’au XIXe siècle, toutes les œuvres d’art ont été l’image de quelque chose qui existait ou qui n’existait pas, avant d’être des œuvres d’art, — et pour l’être. Aux yeux du peintre seul, la peinture était peinture ; encore était-elle souvent aussi poésie. Et le musée supprima de presque tous les portraits (le fussent-ils d’un rêve), presque tous leurs modèles, en même temps qu’il arrachait leur fonction aux œuvres d’art. Il ne connut plus ni palladium, ni saint, ni Christ, ni objet de vénération, de ressemblance, d’imagination, de décor, de possession : mais des images des choses, différentes des choses mêmes, et tirant de cette différence spécifique leur raison d’être.

    L’œuvre d’art avait été liée, statue gothique à la cathédrale, tableau classique au décor de son époque ; mais non à d’autres œuvres d’esprit différent — isolée d’elles au contraire pour être goûtée davantage. Les cabinets d’antiques et les collections existaient au XVIIe siècle, mais ne modifiaient pas, à l’égard de l’œuvre d’art, une attitude dont celle de Versailles est le symbole. Le musée sépare l’œuvre du monde « profane » et la rapproche des œuvres opposées ou rivales. Il est une confrontation de métamorphoses.

 Velasquez, Le duc d'Olivares.

André Malraux, Les Voix du silence, textes présentés et annotés par Christiane Moatti, dans Écrits sur l’art I (Œuvres complètes IV), volume publié sous la direction de Jean-Yves Tadié, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2011, p. 203-204.

29/06/2011

John Clare, Poèmes et prose traduits par Pierre Leyris

 

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   Le froissement des feuilles sous les pas dans les bois et sous les haies.

   Le craquement de la neige et de la glace pourrie dans les allées cavalières du bois et les sentiers étroits et sur chaque chaussée de rue

   Le bruissement ou plutôt le bruit de ruée au bois lorsque le vent mugit à la cime des chênes comme un tonnerre

Le froufrou d’ailes des oiseaux chassés de leur nid ou volant sans qu’on les voie dans les buissons

Le sifflement que font en volant dans les bois de plus grands oiseaux tels que corneilles faucons buses etc

Le trottinement des rouges-gorges et des alouettes des bois sur les feuilles brunes et le tapotement des écureuils sur la mousse verte

La chute d’un gland sur le sol le crépitement des noisettes sur les branches des noisetiers quand elles tombent mûres

Le frrrout de l’alouette des champs qui se lève du chaume — Quelles scènes exquises les matins de rosée quand la rosée jaillit en éclair de ses plumes brunes

 

 

                Solitude

 

There is a charm in solitude that cheers

A feeling that the world knows nothing of

A green delight the wounded mind endears

After the hustling world is broken off

Whose whole delight was crime —at good to scoff

Green solitude his prison pleasure yields

The bitch fox heeds him not birds seem to laugh

He lives the Crusoe of his lovely field

Whose dark green oaks his noontide leisure shield

  

                   Solitude

 

Il y a dans la solitude un charme heureux

Un sentiment dont le monde ne connaît rien

Un vert délice que chérit l’esprit blessé

Une fois retranché de ce monde brutal

Dont la joie criminelle est de railler le bien

Sa verte geôle lui procure du plaisir

La renarde ne le fuit pas les oiseaux rient

Il vit en Crusoë de son champ dont les chênes

Abritent vert foncé son méridien loisir 

 

John Clare (1793-1863) : portrait par William Hilton en 1820. 

 

John Clare, Poèmes et proses de la folie de John Clare, présentés et traduits par Pierre Leyris,, suivis de La psychose de John Clare par Jean Fanchette, Mercure de France, 1969, p. 47-48 et 90-91.

 

 

 

 

28/06/2011

Michel Deguy, "Rencontre culturelle de poésie", dans Brevets

          « Rencontre culturelle de poésie »

 

 

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Quand on dit « il y a quelque chose que je n’aime pas chez toi », c’est qu’on n’aime plus le tout — et bientôt plus du tout. C’est ce que ne se disent pas les « spécialistes » ramassés en congrès syncrétique, pas même apparentés, donc, à ceux d’une « équipe scientifique » qui doivent comparer et totaliser en quelque façon les protocoles de labo, les hypothèses et travaux… La poésie, je veux dire ce que des contemporains, qui pensent avoir la modernité dans leur dos, dénotent souvent des termes de « production poétique », devenue inégale à sa réflexion, voire méprisante à l’égard de la « philosophie de la poésie », intolérante même à l’idée d’un débat public agitant le « il y a quelque chose que je n’aime pas chez toi », laisse à l’organisation culturelle le soin de rassembler les « poètes » en participants qui boivent à sa santé, on dit « symposium ».

Que si la puissance culturelle invitante est, d’aventure, le Pays-de-Galles ou la Réunion, on y parlera de « la poésie galloise » ou « réunionnaise » — mais pas de la poésie. Défense de la « minorité », examen statistique des publications en gallois ou en réunionnais, revendication des droits à l’expression, etc.

Quant à la revue : une revue de poésie se trouve confirmée par le culturel en sa spécialité : elle est localisée ; son local est celui des petits-médias (heures creuses, radios libres, rubriques « d’information » dans la feuille de chou, etc.) Naguère elle fut grande Revue (Nord-Sud, Commerce, nrf 1930, etc.) ; c’était avant le culturel ; elle évoquait le tout à son voisinage, elle était fragmentairement encyclopédique, arrogante, etc. N’est-ce donc pas ce qu’une revue « malgré tout » doit reconquérir, repoursuivre ? Faire apparaître « le tout », en emblèmes abyssaux, et en articulation problématique avec ses autres, dans la sphère où elle joue son rôle.

 

Michel Deguy, Brevets, éditions Champ Vallon, 1986, p. 140-141.

27/06/2011

Norge, La langue verte

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       Zoziaux

 

Amez bin li tortorelle,

Ce sont di zoziaux

qui rocoulent por l’orelle

Di ronrons si biaux

 

 

Tout zoulis de la purnelle,

Ce sont di zoziaux

Amoreux du bec, de l’aile,

Du flanc, du mousiau.

 

Rouketou, rouketoukou

Tourtourou torelle

Amez bin li roucoulou

De la tortorelel.

 

On dirou quand on l’ascoute

Au soulel d’aoûte

Que le bonhor, que l’amor

Vont dorer tozor.

 

 

Monde à mouches

 

Les mouches, toujours les mouches.

Mouches partout. Mouche au mur,

Qu’on se lève ou qu’on se couche,

Mouche au cœur, mouche à l’azur.

 

Dans le creux des rêves : mouches !

Et dans le bouillon du roi.

À ma cousine qui louche

Elles ont rongé l’œil droit.

 

Ma cathédrale est en mouches.

 

Ô Louis qui fais ton droit,

Regarde l’essaim farouche

Percer la pulpe des lois

Comme le ver dans la souche !

 

Léonard, assez d’exploits,

Tu sais tirer comme on doit,

L’autre est mort, tu as fait mouche,

Ne vide pas ton carquois

 

 

Sur la mouche. Il en est trop.

Mouche à dards et mouche à crocs

Plein le ciel et plein les puits.

Tu dis non : c’est que tu dors :

 

Je vois vibrer dans la nuit

Un milliard de mouches d’or :

 

Mon paradis est en mouches.

 

Norge, La langue verte, Gallimard, 1982 [1954], p. 53-54 et  78-78.

26/06/2011

André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride

 

André du Bouchet, Carnets, notes sur la poésie, poème, œuvre d'art

 

 

 

Rhétorique : dépouillés de la rhétorique, on ne se bat plus que les poings nus. (Ferblanterie des mythologies, armurerie comique et naturelle, etc.) O finissait par ne plus entendre que le choc des armures. Nous sommes aujourd’hui au point si intéressant, si vif, de nous reconstituer une coquille.

  

André du Bouchet par Giacometti

 

Dire : pourquoi est-ce que j’écris, ou veux écrire — pas exactement pour le plaisir, ou combler les trous du temps — ou précisément pour cela — l’oisiveté finit par se contre dire et donner un pouce à des forces. Si elle est appuyée par quelques inconvénients solides sur lesquels on peut compter — en dehors : travail, gymnastique, bonté, etc.

 

Aujourd’hui, comme chaque jour : il faut que la « poésie » devienne plus (autre chose) qu’un constat ou bien se démette. (Moralité, règle de vie, rythme impératif, non-impérieux — mais le mot est détestable.) 


Rhétorique. Le « sonnet » devait être une sorte de garde-fou. Écrits par centaines. Des bonheurs relatifs — et de détail — assez pour rendre heureux dans une certaine mesure — mais dans l’ensemble, une fois bouclé le sonnet, rien de bien moderne, ni qui valait qu’on s’y attache ou s’y abîme. Il n’y avait plus qu’à recommencer. Mallarmé essaie d’en faire un absolu, un gouffre. Il s’y abîme. Tout près, justement, de forcer le langage : il n’écrit qu’une poignée de sonnets , au lieu de la multitude que le genre comporte.

 

De mon côté écrire des poèmes résolument enracinés dans l’effort de l’homme : il sera parfumé des idées du monde ambiant, choyé par le vent. L’eau lui lavera sa sueur. Mais d’abord lui-même —

 

(Reverdy. C’est ça la réalité telle que je la sens et la respire : mais il faut tout redécouvrir pour soi, comme si vous n’aviez jamais écrit, jamais rien dit. Mais cela je ne l’aurais jamais aussi bien su si je ne vous avais pas lu.)

 

ART : perpétuel.

Il n’y aura jamais de terme à cette surprise, à cet étonnement sans précédent que nous donnent un poème, une œuvre d’art, pour aussitôt (à condition de nous avoir donné cette surprise, cet étonnement) rentrer dans tout ce qu’il y a de plus familier. L’homme familier (« miracle dont la ponctualité émousse le mystère », Baudelaire) ne cessera jamais de s’émerveiller de lui-même, de se voir reflété dans les yeux de ses semblables.

 

 

André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Carnets 1949-1955,éditon établie et préfacée par Clément Layet, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 30, 31, 33, 34, 44, 58, 62.

25/06/2011

Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien

Samuel Beckett, Textes et Nouvelles pour rienouvelleOù irais-je, si je pouvais aller, que serais-je, si je pouvais être, que dirais-je, si j’avais une voix, qui parle ainsi, se disant moi ? Répondez simplement, que quelqu’un réponde simplement. C’est le même inconnu que toujours, le seul pour qui j’existe, au creux de mon inexistence, de la sienne, de la nôtre, voilà une simple réponse. Ce n’est pas en pensant, qu’il me trouvera, mais que peut-il faire, vivant et perplexe, oui, vivant, quoi qu’il dise. M’oublier, m’ignorer, oui, ce serait le plus sage, il s’y connaît. Pourquoi tant d’amabilité après tant d’abandon, c’est facile à comprendre, c’est ce qu’il se dit, mais il ne comprend pas. Je ne suis pas dans sa tête, nulle part dans son vieux corps, et pourtant je suis là, pour lui je suis là, avec lui, d’où tant de confusion. Cela devrait lui suffire, m’avoir retrouvé absent, mais non, il me veut là, avec une forme et un monde, comme lui, malgré lui, moi qui suis tout, comme lui qui n’est rien. Et quand il me sent sans existence, c’est de la sienne qu’il me veut privé, et inversement, fou, fou, il est fou. En vérité il me cherche pour me tuer, pour que je sois mort comme lui, mort comme les vivants. Tout cela, il le sait, mais cela ne sert à rien, de le savoir, moi je ne le sais pas, moi je ne sais rien, il se défend de raisonner, mais il ne fait que raisonner, faux, comme si cela pouvait aider. Il croit balbutier, il croit en balbutiant saisir mon silence, se taire de mon silence, il voudrait que ce soit moi qui le fasse balbutier, bien sûr qu’il balbutie. Il raconte son histoire toutes les cinq minutes, en disant que ce n’est pas la sienne, avouez que c’est malin. Il voudrait que ce soit moi qui l’empêche d’avoir une histoire, bien sûr qu’il n’a pas d’histoire, est-ce une raison pour m’en coller une ? Voilà comme il raisonne, à côté, d’accord, mais à côté de quoi, c’est ça qu’il faut voir. Il me fait parler en disant que ce n’est pas moi, avouez que c’est fort, il me fait dire que ce n’est pas moi, moi qui ne dis rien.

[…]

 

Samuel Beckett, Textes pour rien, dans Nouvelles et textes pour rien, avec 6 illustrations d’Avigdor Arhika, Les éditions de Minuit, 1958, p. 153-155.