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27/04/2011

Antoine Emaz, entretien (suite, 2)

 

Je pense aux carnets de Reverdy, pour qui il y avait également un savoir-faire.

 

Oui, les notes de Reverdy, c’est une partie de son œuvre que j’ai toujours défendue, que je continue à lire. C’est une forme qui m’a marqué ; la pratique du carnet, de la note, de l’écriture discontinue me vient à la fois de Reverdy et des moralistes. Un texte long comme un article ne me convient pas trop, je préfère sauter d’une idée à l’autre sans suivre un fil.

 

Tu suis un fil d’une façon différente, c’est au lecteur à effectuer un montage.

 

Il y a bien l’idée de montage, d’assemblage qui est importante, notamment d’ailleurs pour les poèmes. Une page est constituée de microséquences et le poème lui-même est formé de plusieurs pages. Je réfléchis beaucoup à ces séquences au moment de la reprise. Cela peut m’arriver de bouger ce qui était au départ, dans le carnet. Mais il reste au lecteur une part de travail, tu as raison, un effort de connexion et d’appropriation. De même pour moi, au départ : je dis souvent que ce n’est pas moi qui écrit un poème, mais qu’il s’écrit à travers moi.

 

Ce n’est pas très clair !

 

Cela veut dire qu’il y a une sorte de dictée de mots. Quand j’écris le premier jet, il n’y a pas de réflexion, de maîtrise ; moins j’interviens, mieux c’est. Je suis une sorte de pente qui s’organise malgré moi et la réflexion n’intervient qu’ensuite. Donc, une matière première assez grossière, assez mal fichue. Quand cette espèce de dictée de mots s’arrête, je ferme le carnet. Le lendemain, deux semaines après, je le rouvre avec mes outils.

 

On remplace sans peine dictée de mots par inspiration...

 

[rire] Mais le mot est trop long ! ins-pi-ra-tion, quatre syllabes ! Sérieusement : il y a un côté magique dans inspiration qui ne me semble pas juste. Cela vient d’en haut ! Chez moi, non, plutôt d’en bas ou d’à côté…
DSC_0035.JPGJe ne sais pas ce qui décide de la venue d’un poème et cela m’intrigue toujours. Tu parlais de Tours ; dans d’autres poèmes c’est le monde immédiatement autour de nous qui est en jeu. Pourquoi certains événements déclenchent un poème, alors que d’autres – par exemple la Tchétchénie – n’en ont jamais déclenché, alors que ma révolte est la même devant ces événements. Comme s’il fallait qu’il y ait à la fois un événement qui me bouleverse et que je sois prêt à écrire ; c’est cette articulation-là qui enclenche l’écriture. De là des périodes longues où le carnet reste fermé. Les premières années, je me suis parfois dit que je n’écrirais plus du tout ; je suis complètement dépendant de cette venue du poème sans que je la décide.
La pratique de James Sacré est très différente dans son dernier livre, Broussailles3 : il a décidé d’écrire sur cette question « vers ou prose », il a un projet de livre, il tisse des motifs. Chez moi, il n’y a jamais de décision, de projet de livre. Le plus construit de mes livres, si l’on peut dire ! c’est Entre ; quand j’en étais à peu près à la moitié, je me suis aperçu que j’écrivais continuellement sur le jardin, donc j’ai fini le livre dans le même mouvement, pas du tout voulu au départ.
Comme mes livres ne sont pas vraiment construits, j’ai fini par m’en sortir en introduisant des dates dans les derniers parus.

 

Mais à partir du moment où tu dates tes poèmes, cela gêne le montage.

 

C’est vrai, je ne peux pas déplacer les poèmes. Dans Soirs, tu as seulement l’ordre chronologique, reste alors le montage à l’intérieur de chaque poème. Mais dans Os, j’ai croisé chronologie et montage : les poèmes se succèdent avec des dates, mais par les titres j’ai organisé des séries. Donc tu peux lire série après série, ce qui brise l’ordre chronologique ; ce sera la même chose avec Peau, le prochain ensemble.
Les dates, ce sont toujours celles du premier jet. Pour moi, ce sont des repères ; cela permet d’être plus clair quand tu as des références à ce qui nous entoure. C’est aussi lié à la question du temps qui me préoccupe beaucoup. Plus j’avance, plus je me dis que les poèmes c’est ce qui reste d’un temps disparu, c’est un peu comme une mémoire.

 

Ce serait une poésie-journal ?

 

Oui, pourquoi pas ? Avec une réserve : je n’écris pas de poème tous les jours. Disons : le journal d’une vie intérieure dont l’écriture serait discontinue.

 

Le journal, ce sont tes carnets, et les poèmes seraient la mémoire de ce qui est marquant dans ta vie intérieure.

 

Oui, juste. J’ajouterais : et que je peux écrire, puis publier. Mais c’est vrai qu’avec Ras, Soirs, Os, De l’air et Peau, cela fait une dizaine d’années de vie intérieure en mots – ou plutôt, ce qu’il en reste.

 

Il me semble qu’il y a un mouvement progressif depuis tes premiers textes pour accorder de plus en plus de place à la vie intérieure. Rien, par exemple, sur la vie du corps.

 

Cela dépend ce que tu entends par là ; le corps, la sensation est très importante pour moi ; par contre, le sexe est écarté comme, plus généralement, tout ce qui est sentimental. Cela tient à la timidité et à la pudeur, à l’interdit moral aussi – vieillerie d’éducation ! Et d’autres en parlent bien mieux que je pourrais le faire. Une dame me demandait pourquoi je n’écrivais jamais de poèmes d’amour – mais simplement parce qu’il n’en vient jamais dans les carnets. Reverdy affirmait que l’on n’écrit qu’à partir du manque : je crois que c’est vrai pour moi. Donc pas de poèmes d’amour serait plutôt bon signe… pourvu que ça dure !
Sans rire, et plus généralement, quand je veux écrire à partir d’un sujet donné, je n’y arrive pas. J’ai tenté d’écrire pour Jean Marcourel, mort il y a peu de temps, qui était un très bon ami ; après plusieurs tentatives de poèmes, je les ai associées et j’ai abouti à un texte qui se tient à peu près. Alors que le visage de Jean me revient en tête très souvent, quand j’allume une cigarette ou bois un verre. C’est compliqué. Pour que l’émotion devienne maniable, faut attendre.
Avec les notes dans le carnet, c’est différent ; il y a énormément de perte mais l’accès reste ouvert, même pour ne rien dire que la météo du jour, la réaction à une nouvelle, le flux du quotidien…

 

Dans les Carnets de Du Bouchet, les notes sont très souvent des poèmes.

 

Très différent ; il y a chez lui une écriture qui est poétique d’entrée, même quand elle a un enjeu réflexif ou de pensée ; les trois volumes sont très beaux. Dans sa prise de ce qu’est le réel dehors, que ce soit la montagne ou la lumière, il a une saisie d’ordre poétique. Sa note est un résultat, si tu veux ; il marchait beaucoup, et je crois que c’était un temps de mûrissement ; ensuite, il s’arrêtait et notait. Giovannoni travaille également comme ça : il me disait qu’il peut avoir un livre en tête pendant six mois, qui mûrit, et à un moment il s’enferme et l’écrit.

Ce n’est pas du tout de cette manière que je travaille. Il y a peut-être une maturation qui se fait, mais c’est plus une émotion qui déclenche de l’écriture et ensuite je travaille. Il y a une matière brute, un matériau d’ordre poétique mais très grossier ; tu verrais les premières versions … Ce que je veux c’est avoir de la masse, il y en a trois fois trop mais peu importe : le lendemain je sais que je vais en enlever. Je vais jusqu’au bout de la force qui me porte ; quand cela s’arrête j’ai écrit 4, 6, 10 pages de carnet, et ensuite je reprends pour élaguer, élaguer, élaguer encore, pour aboutir à une sorte de noyau, à la force qui était vraiment en jeu mais que je ne voyais pas nettement en l’écrivant.

 

à suivre

 

©Photo Tristan Hordé

 

26/04/2011

Entretien avec Antoine Emaz

 

Antoine Emaz.jpgOn pourrait commencer par distinguer dans tes publications les livres d’artistes des autres ensembles ; pourquoi les livres d’artistes, assez abondants ?

 

   Pour moi rien n’est séparé dans mon travail : au bout, tout se tient, ou ce serait bien que tout se tienne, aussi bien un livre d’artiste en cinq exemplaires qu’un poche. Un des avantages du livre d’artiste, c’est qu’il ne comprend d’ordinaire qu’un poème. C’est plus rapide d’exécution, ça n’engage pas des fonds importants, donc cela écourte le temps entre l’écriture et la réalisation du livre. Il y a donc un plaisir de la vitesse. Autre chose : j’aime travailler dans des espaces différents ; l’espace du livre « normal » est toujours un peu le même, alors que le livre d’artiste surprend : je pense à Petite suite froide, avec Anik Vinay, la version papier fait 4 à 5 centimètres de large et 20 à 25 de haut ; il y a là une contrainte d’espace intéressante. De plus, souvent, je donne un texte et l’artiste intervient comme il veut, dans ce cas, je peux mal deviner ce que sera le livre. J’aime cela, cette surprise. Et puis, dernier point, j’aurais vraiment aimé être peintre ; il y a sans doute dans ce travail comme la compensation d’un vieux désir. Je vis dans les lignes, dans l’espace progressif de la lecture, l’artiste, lui brasse toute la page, d’un seul tenant, je l’envie beaucoup pour cela.

 

Tu parles de ton rapport au livre d’artiste, mais c’est un peu frustrant pour beaucoup de lecteurs, qui ne peuvent pas acheter ce genre de livres. D’ailleurs, on ne sait même pas la plupart du temps que tel livre est sorti.

 

   Cela ne m’a jamais gêné. Pendant des années, je me suis dit que les gens pouvaient les lire, les regarder quand il y avait une exposition. Dans l’anthologie parue, Caisse claire, où j’ai repris 7, 8 poèmes tirés de livres d’artistes, ils ont à nouveau une existence. Mais c’est un peu frustrant, du fait que l’artiste a disparu ; il reste une note, on signale que le poème est paru avec l’intervention de tel peintre, et c’est la seule trace de la collaboration. Dans le livre d’artiste, le poème était dans le lieu, l’espace que nous avions décidé, il existait là. Dans l’anthologie, il n’est plus vraiment dans sa maison, en quelque sorte.
    Sur la question de l’élitisme, que tu soulèves, c’est vrai que le livre d’artiste grand format, emboîtage, petit tirage… a toujours été cher, mais je crois que la situation a évolué. Dans les années 1980, tu avais encore des gens prêts à dépenser 3 ou 4000 francs de cette époque pour acheter un livre, maintenant c’est plus rare. Tu as des amateurs pour des livres autour de 100 euros, des livres d’artistes plus légers — par exemple quelques gravures ou un dessin, et quelques pages de texte. Ou encore, tu as des lieux comme les Petits classiques du grand pirate, Ficelle, Le temps volé… qui se placent résolument dans une logique du livre illustré accessible au plus grand nombre…

 

Tu distinguerais un ensemble de poèmes qui peut être lu dans une certaine continuité et le poème isolé…

 

   Ces poèmes isolés, pour moi, existent dans l’espace ménagé par l’artiste, qui fait partie de leur identité. Dans Caisse claire, c’est la première fois que je sors de leur espace des poèmes pour les déplacer dans un autre ensemble. Et ce n’est pas moi qui ai décidé ; François-Marie Deyrolle m’a dit qu’il montait l’anthologie de cette manière et j’ai accepté. Il voulait, à partir de tout ce qui avait été écrit au cours de cette période, donner à lire un maximum de choses.

   Dans le livre d’artiste il y a la trace d’une forte collaboration, alors que dans Caisse claire je suis tout seul. Quelque chose change. Peut-être que cela ne manque qu’à moi. Mais ta question me semble rejoindre celle des plaquettes : oui, j’aime bien qu’un poème, ou un petit ensemble de poèmes ait son lieu propre.

 

Mais si le poème est lu, qu’il le soit à partir du livre d’artiste ou dans l’anthologie, quelle différence ?

 

Aucune —  sauf que le poème n’est pas fait pour être lu à voix haute, mais pour être dans sa page, dans son espace de papier. La voix haute n’existe pas dans mon travail, je suis toujours dans la musique intérieure, dans la musique de tête. D’ailleurs je ne voulais pas lire mes poèmes. J’ai passé le cap grâce à la pression amicale de Djamel Meskache1, mais aussi parce que j’ai entendu mes poèmes lus par un acteur et j’ai trouvé que ce n’était pas bon. À partir de ce moment-là, je me suis dit, il faut y aller ! Je peux oraliser le poème, mais c’est tout, le poème n’a pas besoin d’autre chose. Je me démarque complètement de poètes pour qui la performance fait partie du travail.

 

La lecture à voix haute empêche d’embrasser du regard l’ensemble du poème, oblige à être attentif aux blancs, au découpage.

 

   Ce sont deux versants possibles, pas exclusifs l’un de l’autre, l’œil ou l’oreille. Pour moi, l’œil est nécessaire, l’oreille est possible. Quant au découpage, il se fait dès le premier jet, sans que je sache pourquoi cela passe par de la prose ou des vers. Ça doit dépendre de la force motrice du poème qui décide de la pente que l’ensemble va prendre. Ensuite je ne change jamais, mis à part le travail de menuiserie. Dans le détail, oui, cela bouge, il peut y avoir cinq ou six versions successives, beaucoup de corrections, mais pas dans la forme de l’ensemble : je ne suis jamais passé d’un premier jet en vers à une finition en prose, par exemple.

 

Je pense à un poème très ancré dans la réalité, Tours [autour de la destruction des tours du World Trade Center, le 11 septembre 2001], dans lequel le découpage en cellules interdit, me semble-t-il, le récit. Il y a bien un déroulement dans le temps, mais les blancs introduisent constamment des ruptures. Je ferai la même remarque à propos de tes réflexions sur l’écriture, dans Lichen, lichen.

 

   D’accord avec l’idée de rupture — et qu’il y a quand même du temps. Plutôt que narration interdite, je dirais qu’elle ne se fait pas. C’est très vrai à l’intérieur des poèmes et parfois à l’intérieur d’un livre. Par exemple, dans Entre2, ça commence au printemps et ça se termine au printemps suivant ; il y a bien une chronologie mais le temps est segmenté. Cela doit correspondre à une forme d’esprit parce que c’est en effet la même chose dans la réflexion théorique ; j’ai beaucoup de mal à dépasser deux ou trois pages, je n’arrive pas à construire une démonstration. Dans ma thèse sur Reverdy, je me suis obligé à écrire pas mal de pages pour faire le nombre voulu, mais je me suis forcé la main pour atteindre une norme, construire et planifier. Pour moi la pensée, comme la vie, est discontinue – une pensée, puis une autre. C’est ce que je retrouve chez des penseurs du XVIIe siècle, Pascal ou La Rochefoucauld. Une forme un peu en miettes.

 

La forme des moralistes… Mais il y a un côté moral chez toi ?

 

   Je défendrais bien ça. Une certaine forme de morale, même si ça n’est pas très bien vu en poésie. Mais il faut s’entendre sur le terme « morale » : si on le comprend comme une certaine façon de se tenir face à la vie, cela ne me fait pas peur de prendre le poème sous cet angle-là. Le poème en quelque sorte aboutit à une forme de morale, sans qu’il y en ait au départ. Si tu veux, je n’écris pas du tout pour « faire la morale », mais j’arrive souvent à une attitude, une façon de « conduire sa vie », comme l’écrivait Pascal

 

Goût de la forme lapidaire…

 

   Dans la brièveté, c’est l’idée de condensation qui m’intéresse : en un minimum de mots, un maximum de sens. Le travail sur les poèmes consiste toujours à enlever, jamais à ajouter. La matière au départ dans mes carnets est toujours trop importante, il faut supprimer. Même chose au niveau des mots : je cherche systématiquement les mots les plus courts. Plus cela tend vers le monosyllabe, mieux c’est. Tu ne liras pas des adverbes en –ment : trop longs ! Pas un mot trop abstrait non plus ; pas im-bé-cil-li-té mais bê-ti-se… Aller à ce qui est à la fois le plus simple et le plus court. Cela s’est fait progressivement, avec les années, sans que je le veuille vraiment. J’ai une manière de faire, pas d’art poétique construit au sens où l’on dirait qu’un poème devrait se faire comme ci ou comme ça. De la pratique avec un certain savoir-faire acquis avec le temps. Je constate qu’à choisir entre deux mots c’est toujours le plus bref qui s’impose. Pas de volonté, c’est plutôt de l’ordre de la pente, ou de l’intuition.


(à suivre)

____________________

1. Djamel Meskache dirige avec Claudine Martin les éditions Tarabuste qui ont publié plusieurs recueils d’Antoine Émaz.
2.  éditions Deyrolle, 1995, repris dans Caisse claire, Points/Seuil, 2007.

 

Entretien publié dans Poezibao les 6, 7 et 8 décembre 2007 ; entretien et ©photo Tristan Hordé.

 


 

25/04/2011

Jean Tardieu, "Les bouteilles fondantes", dans Obscurité du jour

                                                              Les bouteilles fondantes

 

Morandi.jpgJ’imagine un esprit qui ne se rencontre lui-même et ne s’éprouve vraiment vivant qu’à ces moments privilégiés où son propre sommeil vire à la conscience et où une parole surgie en lui pendant ce bref « passage de la ligne » se propose à la fois comme un être impénétrable et comme une énigme à résoudre.

Ce qui est en nous et veut en sortir ressemble alors à un objet posé sur une table — une bouteille par exemple — dont le volume, souligné d’un côté par son ombre, oppose à notre contact une réalité qui semble ne pas aller au-delà d’elle-même, cependant que sa présence, éclairée sur une autre face, étonne notre esprit par le simple fait d’être là.

Ici se rencontrent la recherche obstinée du poète et celle du peintre : mettre au monde quelque chose qui soit capable d’exister, c’est-à-dire (en nous sautant au visage) de rejoindre l’expérience sensible la plus fruste, la plus directe et qui soit en même temps assez riche pour offrir une infinité de « propositions », même incohérentes, à cette quête de l’intelligible que nous considérons, à tort ou à raison, comme une obligation permanente, comme la récompense suprême de tout effort.

Je reviens à mes bouteilles. Si je dépouille cette image (commode mais imparfaite comme Unknown.jpegtoutes les métaphores) des principaux traits qu’elle emprunte à la réalité, je peux aussi bien faire naître sous le regard du lecteur ces carafons mystérieux qu’un Morandi a poursuivis, pendant toute sa vie, de sa patience obsessionnelle.

L’image alors se renverse totalement. Il n’y a plus d’un côté le contour de l’ombre et, de l’autre, le liseré de la lumière, comparaison facile et contraste simpliste. La transparence du verre est abolie au profit de l’épaisseur, mais d’une épaisseur à la fois perceptible et immatérielle qui n’emprunterait plus rien à la tactilité du contour. Cette sorte inusitée de présence concrète, qui est moins un volume qu’une allusion et n’obéit qu’à peine à deux dimensions de l’espace, est, dans le cas particulier de Morandi, tremblante comme le poudroiement de la poussière, fondante comme la neige foulée, mais ferme comme la précaution.

Jean Tardieu, Obscurité du jour, MorandiEn même temps une autre renversement s’opère sous nos yeux ou plutôt se manifeste à notre entendement : ce n’est plus des ténèbres, ni même de la pénombre que vient le sentiment de l’étrange, mais de la plus délicate et sensible « saveur », d’une gamme étroite, quoique inépuisable, de teintes mates et veloutées, faites pour la gourmandise de l’œil. Ici notre vieille ennemie, la Menace, le redoutable enchantement qui peut aussi bien provoquer l’apparition fantastique des choses les plus humbles que leur soudain effacement, se montre sous les traits du réel, à la limite de l’idée fixe.

Dès lors, il semble que, dans l’instant créateur du manieur de mots comme dans celui du manieur de tracés et de couleurs, la crête du sens soit ce moment plein de surprises où une œuvre parvenue à son comble, à sa propre saturation, à sa signification la plus cernée et la plus persuasive, puisse à tout moment basculer dans son contraire, dans ce « double » inversé, dans cet « anti-sens » qu’elle entraine à sa suite comme une naturelle, nécessaire et contradictoire conséquence.

 

Jean Tardieu, « Les bouteilles fondantes », dans Obscurité du jours, Genève, Les Sentiers de la création, éditions Albert Skira, 1974, p. 33-37.

24/04/2011

Horace, Odes, I, 5, traductions François Lallier, John Milton

Horace, Pyrrha, Ode, François Lallier, John Milton

Quis multa gracilis te puer in rosa

perfusus liquidis urget odoribus

grato, Pyrrha, sub antro ?

cui flauam religas comam,

simplex munditiis ? heu quotiens fidem

mutatosque deos flebit et aspera

nigris aequora uentis

emirabitur insolens,

qui nunc te fruitur credulus aurea,

qui semper uacuam, semper amabilem

sperat, nescius aurae

fallacis. Miseri, quibus

intemptata nites. Me tabula sacer

uotiua paries indicat uuida

suspendisse potenti

uestimenta maris deo.

 

Horace, Odes, I, 5

 

Quel est ce mince garçon parmi les roses,

Qui te presse, inondé de parfums

Pyrrha, sous une grotte charmante,

Et pour qui tu dénoues ta blonde chevelure

Avec une élégante simplicité ?

 

Hélas, combien de fois

Pleurera-t-il les dieux et ton amour changeants

Et, novice au naufrage, s’étonnera-t-il

Du flot qu’agitent les vents noirs,

Celui qui sans méfiance jouit en ce jour de ton corps lumineux,

Et croit que tu seras toujours vacante, et prête

À aimer, ignorant le vent trompeur ?

 

Malheur à ceux pour qui tu brilles, intouchée !

Une planche, sur la paroi sainte, proclame

Votive que j’ai pendu là mes habits trempés,

En l’honneur du puissant dieu des mers.

 

Traduction de François Lallier, dans Vita poetica, éditions L’Arbre à paroles, 2010, p. 118.

 

 

What slender youth, bedew’d with liquid odors,

Courts thee on roses in some pleasant cave,

                                     Pyrrha? For whom bind’st thou

                                     In wreaths thy golden hair,

Plain in thy neatness? O how oft shall he

Of faith and changed gods complain, and seas

                                     Rough with black winds, and storms

                                     Unwonted shall admire!

Who now enjoys thee credulous, all gold,

Who, always vacant, always amiable

                                     Hopes thee, of flattering gales

                                     Unmindful. Hapless they

To whom thou untried seem’st fair. Me, in my vow’d

Picture, the sacred wall declares to have hung

                                    My dank and dropping weeds

                                     To the stern god of sea.

 

Traduction de John Milton (1608-1674), dans Poems, etc, Upon Several Occasions, 1673.

 

 

 


23/04/2011

Georg Trakl, Deux poèmes

  

t661434a.jpg

   

             Crépuscule du matin en été

Dans l’éther vert scintille brusquement une étoile
Et ceux de l’hôpital flairent le matin.
Cachée dans le buisson, la grive lance ses notes ivres
Et les cloches d’un couvent donnent rêveuses et lointaines.

Une statue se dresse sur la place, solitaire et svelte,
Et dans les cours émergent de rouges coussins de fleurs.
L’air autour des balcons de bois tremble de chaleur
Et des mouches s’affolent sans bruit autour de la puanteur.

Le rideau d’argent, là, devant la fenêtre, cache
Des membres enlacés, des lèvres, des seins tendres.
Des coups de marteau résonnent dans les échafaudages du clocher
Et la lune dépérit, blanche, au firmament.

Un accord de rêve, spectral, s’affaiblit
Et des moines sortent par le porche de l’église
Et s’avancent perdus dans l’infini.
Une cime claire dans le ciel s’élève.


             Déclin

Au-dessus de l’étang blanc
Les oiseaux sauvages ont émigré.
Au soir souffle de nos étoiles un vent glacial.

Au-dessus de nos tombes
Se courbe le front brisé de la nuit.
Sous des chênes nous berce une barque d’argent.

Toujours sonnent les murs blancs de la ville.
Sous des voûtes de ronces
Ô mon frère nous gravissons, aiguilles aveugles, vers le minuit.

Georg Trakl, Œuvres complètes, traduites de l’allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1972, p. 334 et 111.

22/04/2011

Philippe Beck, Chants populaires

 

Philippe Beck, Chants populaires, Grimm, Petit-PoucetChaque poème ou chant populaire s’inspire ici d’un conte « noté » par les Grimm.[…] Les Chants populaires dessèchent des contes, relativement. Ou les humidifient à nouveau. Par un chant objectif. Un conte est de la matière chantée ancienne, intempestive et marquante, à cause d’une généralité. (Philippe Beck, Avertissement, p. 7 et 9).

 

                                           18. Faille

 

Tailleur a un fils,

né petit.

Petit Relatif.

Petit-Poucet est variété

de Tom.

Ce sont deux rhumains.

Des coupes.

Tailleur a aussi du cœur

au ventre.

Plus que beaucoup.

Il s’en va pour connaître le monde.

Ce qui s’appelle du monde.

Mère cuisine un adieu.

Avec rivière.

Il va à la cheminée,

couloir vertical

de terre privée à commencement

de ciel.

Vapeur qui monte du bouillon

le lance en haut. Il monte dans les airs

sur la vapeur

et redescend à terre.

Il est au milieu de Monde.

Dans le Grand Extérieur.

À Publicité et Possibilité.

Il commence un voyage.

Soucis divins disparaissent

pour l’instant.

Il va droit devant.

Il est dans la grande forêt,

image de l’Ensemble Menaçant.

Elle a des failles.

Comme une porte.

C’est une grille.

Et une chambre d’or.

Les écus sont comme des appelants

Appelants inconnus ?

Ou des communiqués de chasse ?

Ils manquent comme des pommes comptées.

Les écus dansent et font

cling ! cling ! cling !

Petit va dans les brèches,

les fentes de monde,

et prend.

Fentes d’opéra ?

Il prend quoi ?

Derrière une pièce qui brille,

Il dit « Hé ! hé ! »,

« Ho ! ho ! » ou « Ohé ! ».

Il est ailleurs, et ailleurs.

Successivement.

Héros qui apparaît.

Il va au monde. Indéfiniment.

Une bête le prend dedans.

Il est dans la nuit de monde.

Il a peur.

Il est dans la noire.

Au milieu de chair qui a des mouvements.

Il passe dans l’intervalle des coups.

À l’usine de nuit.

Danger donne le nerf

et le muscle.

Il reste à l’Ensemble de Viande.

Vivant élément.

Ou Chair de Marionnette curieuse.

Jungle ou Manège Menaçant.

Avec des souffles d’enfer.

Il y danse énergiquement.

Maison provisoire est en mouvement.

C’est l’hiver. Il sort la tête

d’un monde sombre et vivant.

Dehors alimente le souvenir

de danse et des vapeurs

mélancoliques.

Souvenir d’Usine Dedans.

 

D’après « Le voyage du Petit-Poucet »

 

Philippe Beck, Chants populaires, Poésie / Flammarion, 2007, p. 62-64.

21/04/2011

Henri Cole, Terre médiane (traduction Claire Malroux)

HenriCole.jpg

   

                                             Mask

 

I tied a paper mask into my face,

my lips almost Inside its small red mouth.

Turning my head to the left, to the right,

I looked like someone I once knew, or was,

with straight white teeth and boyish bangs.

My ordinary life had come as far as it would,

like a silver arrow hitting cypress.

Know  your place or you’ll rue it, I sighed

to the mirror. To succeed, I’d done things

I hated ; to be loved, I’d competed promiscuously :

my essence seemed to boil down to only this.

Then I saw ma own hazed irises float up,

like eggs clinging to a water plant,

seamless and clear, in an empty pondlike face.

 

                                                  Masque

 

         

          J’ai attaché un masque en papier sur mon visage,

          mes lèvres presque au-dedans de sa petite bouche rouge.

          Tournant la tête à gauche, à droite,

          je ressemblais à quelqu’un que j’avais connu, ou été,

          aux dents blanches bien droites, aux boucles juvéniles.

          Ma vie ordinaire avait suivi son cours attendu,

          comme une flèche d’argent se plante dans un cyprès.

          Reste à ta place ou tu t’en repentiras, ai-je murmuré

          au miroir. Pour réussir, j’avais fait des choses

          que je détestais ; pour être aimé, j’avais rivalisé de promiscuité ;

mon essence semblait se réduire seulement à cela.

Puis j’ai vu mes iris noisette monter à la surface,

          comme des œufs accrochés à une plante aquatique,

          lisses et clairs, dans un visage vide, un visage d’étang.

 

Henri Cole, Terre médiane, édition bilingue, traduction de l’anglais (États-Unis) et présentation par Claire Malroux, Le Bruit du Temps, 2011, p. 86-87.

20/04/2011

La Commune de Paris : une exposition

 

     L’exposition sur la Commune à la mairie de Paris (du 18 mars au 28 mai 2011) présente une documentation précieuse, des affiches, des lithographies et des photographies, notamment celles des barricades par Bruno Braquehais et Auguste-Hippolyte Collard, celles aussi des hommes et des femmes qui constituaient la Commune. L’ensemble est fort bien présenté et, pourtant, provoque le malaise : les choix d’une bonne partie des images retenues pour illustrer la Semaine sanglante (21 au 28 mai 1871), relèvent d'une idéologie favorable aux Versaillais. Au cours de cette semaine, les massacres se succédèrent, mais l’iconographie privilégie les images des bâtiments incendiés par les Communards et celles des carcasses de ces lieux détruits. Peut-être aurait-il fallu préciser qu’aux yeux des Communards ces lieux étaient d’abord des symboles d’un pouvoir rejeté ? Le commentaire à propos de l’incendie de l’Hôtel de Ville est une lamentation sur la perte « d’ouvrages remarquables », des archives et de la bibliothèque, mais il aurait fallu aussi se lamenter sur les atrocités des Versaillais, et ne pas se contenter de donner sans commentaire la phrase de Mac-Mahon : « Aujourd’hui [le 28 mai] la lutte est terminée : l’ordre, la travail et la sécurité vont renaître ».

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     On cherchera en vain des documents relatifs à l’envoi au bagne des Communards qui avaient échappé aux massacres, comme si cette répression n’avait rien à voir avec la Commune elle-même. Pas plus présents les livres sur la Commune — Louise Michel n’a-t-elle donc rien écrit ? Un Dictionnaire de la Commune (celui de Bernard Noël) n’est-il pas disponible ? mais on trouve dans des vitrines quelques-uns des carnets de Parisiens opposés à la Commune… Enfin, comment ne pas juger étrange l’absence d’un catalogue qui aurait réuni la documentation, si partiale soit-elle ? On se demande si ces courtes semaines de 1871 ne continuent pas à effrayer les bien-pensants… Il faut peut-être attendre le cent cinquantenaire de la Commune, en 2021, pour une exposition digne de ce nom. En attendant, on se reportera au site de la mairie du 20e arrondissement et à l’excellent site consacré à la Commune :  http://lacomune.perso.neuf.fr

 

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     Victor Hugo, qui ne fut pourtant pas un Versaillais, rejetait la Commune ; il écrivait de Bruxelles le 28 avril : « Depuis le 18 mars, Paris est mené par des inconnus, ce qui n’est pas bon, mais par des ignorants, ce qui est pire. À part quelques chefs, qui suivent la foule plus qu’ils ne guident le peuple, la Commune, c’est l’ignorance. Je n’en veux pas d’autre preuve que les motifs donnés pour la destruction de la Colonne, ces motifs, ce sont les souvenirs que la Colonne rappelle. »1 Ignorants donc, et inconnus, les 33 ouvriers, 12 journalistes, 14 employés, etc., qui dirigèrent la Commune… Peu d’écrivains y participèrent, et si l’on se souvient encore de Vallès, Henri Rochefort est oublié et l’enseignement ne fait aucune part à Eugène Pottier (2), qui n’a pas écrit seulement L’Internationale ; exilé aux Etats-Unis, militant socialiste, il pensait que seules les rencontres fréquentes entre ouvriers de tous les pays pouvaient s’opposer aux dégâts du capitalisme, et il écrivait en 1875, à l’occasion de l’Exposition de Philadelphie :

          « Que de peuple en peuple on se voie,

          Qu’on tienne congrès sur congrès,

          Le travail, pour changer de voie,

          A forgé les rails du progrès » (p. 118)

     Quant à Courbet, condamné pour sa participation à la descente de la colonne Vendôme, mort dans l’exil en 1877, c’est sans doute le tableau « L’origine du monde » qui lui assure aujourd’hui sa renommée.

     Quel intérêt la Commune a-t-elle pour la littérature ? Directement, aucun. Mais ses projets ouvraient la voie à un développement considérable de la formation intellectuelle du plus grand nombre, condition nécessaire pour une diffusion générale de la culture. Par exemple : suppression du travail de nuit, constitution d’une chambre fédérale des travailleuses, séparation de l’Église et de l’État, suppression du budget des cultes, gratuité totale des fournitures scolaires, etc. Ces mesures auraient ébranlé les fondements du pouvoir et toutes les composantes de la classe dirigeante s’unirent pour abattre la Commune. Il faut se souvenir des mots de Thiers : « Le sol est jonché de leurs cadavres. Ce spectacle affreux servira de leçon ».



1  Victor Hugo, À MM. Meurice et Vacquerie, dans Œuvres complètes, édition chronologique sous la direction de Jean Massin, Tomme XV-XVI/1, Le Club français du livre, 1970,  p. 1288.

2  Une seule édition complète de ses poèmes et chansons a été fournie depuis 1945 : Œuvres complètes , rassemblées, présentées et annotées par Pierre Brochon, éditions Maspero, 1966.

19/04/2011

Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud

 

                                      E blanc

                                      Scène 1

 

La mort couche dans mon lit elle a les dents blanches

Patauger dans la nuit appelle-t-on cela

Vivre O dans ma bouche l’ancolie amère

Des jours anciens mon vieux Verlaine rien ne sert

De pleurer au temps des souvenirs la partie

Est déjà perdue tu n’avais pas su le

Retenir il courait plus vite que le vent

Amants de la mort qu’attendiez-vous de la vie

Il n’aurait fallu qu’un mot peut-être à ta lèvre

Dolente et non le chapelet à l’angélus

 

Ah l’ordre comme un petit serpent fourbe arrive

Toujours quad le clocher sonne douze au clair de

Lune le christ O vieille démangeaison

Pauvre lélian habité par un fantôme à

La jambe de bois l’autre en toi O moulin à

Prières

 

                                           Scène 2

 

Que cherchais-tu en franchissant le saint-gothard

À demi enseveli dans la neige quelle

Porte par où t’enfuir encore et toujours

O toi l’ébloui sans sommeil dévoré par

Les mouches du rêve et que l’éclair divise à

Jamais hagard comme le faucon

 

                                           Scène 3

 

Elle venait sans que j’y prenne garde à pas

De loup et ce cœur en moi s’usait peu à peu

À battre la chamade je ne l’avais pas

Reconnue tant son visage était pâle et

Ressemblait à s’y méprendre à la blanche nuit

Ses regards enjôleurs me grisaient doucement

O comme elle était tendre lorsqu’elle voulut

Me prendre par surprise au petit matin calme

 

J’aurais pu te quitter sans avoir baisé ta

Bouche tandis qu’à m’étreindre elle buvait mon

Sang O la camarde ma camarade attends

Encore un peu je n’ai pas fini d’inventer

Pour lui les mots du nouvel amour

 

Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud, Gallimard, 2009, p. 39-41.

18/04/2011

Michel Leiris & Georges Limbour, André Masson et son univers

Michel Leiris, Georges Limbour, André Masson, autoportrait           Dans le feu de l’inspiration

 

     Si les objets des natures mortes — mettons : les pommes — étaient conscients et savaient parler, quels vivants et indiscrets portraits des peintres ils pourraient faire ; car ils connaîtraient leur regard dans l’action, et leurs passions, et leurs manies. Si l’œil du peintre saisit un secret des choses, ces choses, ayant soutenu le regard du peintre alors qu’il se croyait seul et non observé, auraient aussi saisi une part de son secret, ou plutôt de son intimité. Ah ! quel malheur que ce ne soit jamais les choses qui prennent le peintre pour modèle !

     Malgré que l’on rencontre beaucoup de peintres à l’ouvrage à l’orée des bois et sur les falaises, il est rare de voir un peintre au travail, je pense : de pouvoir s’installer face à son regard et de le dévisager comme un diable assis sur son chevalet, au centre même de son inspiration, ce qui n’aurait sans doute d’intérêt que… psychologique et ne satisferait qu’une vicieuse curiosité.

     Pourtant de grands artistes ont voulu s’observer dans leurs moments de concentration le plus intense et nous ont laissé des autoportraits où ils se représentent, la palette à une main et les pinceaux dans l’autre. Il est vrai que pour certains ils ne donnent là que leur portrait en général, non dans l’acte de peindre, et s’ils tiennent bien palette et pinceaux, ils se détournent néanmoins du chevalet, vers un spectateur imaginaire, dans une attitude d’apparat. Ces portraits sont les moins intéressants. Mais il en est d’autres, où le regard du peintre se scrute lui-même avec une évidente angoisse et le visage semble sortir avec violence du cadre pour se rapprocher de lui-même ; ces autoportraits sont très émouvants : nous nous sentons pénétrés par ce regard halluciné qui en réalité ne cherche que lui-même, mais aujourd’hui, nous sommes à la place du miroir où il se contemplait.

 

Michel Leiris et Georges Limbour, André Masson et son univers, Genève, Paris, éditions des Trois collines, 1947, p. 83-84.

17/04/2011

Jaromír TYPLT, Ce murmure insistant... (traduction C. Tanet et J. Typlt)

 

jaromir typlt,poésie tchèque,murmure

To naráží řeč

Ležím

na podloží

sotva slyšitelných

drnčení a hukotů.

Sotva slyšitelných,

ale vytrvalých. Prosazují se

a odspodu do mě vnikají,

přenášejí se na mě, lehce,

ale velmi velmi lehce

mě

pobolívají.

Jako by něco drhlo

mezi stropem a podlahou,

někde tam, kde se od sebe ještě nedají rozeznat.

Zvlášť to vysoké,

málem až jasné,

chvílemi přerušované

chvění.

To naráží řeč.

Asi spolu o patro níž mluví ženské.

 

Ce murmure insistant

Je suis allongé

sur une couche

de vibrations et de bruissements

à peine audibles.

À peine audibles

mais continus. Ils forcent le chemin,

me pénètrent par en-dessous,

me rabotent, doucement

mais très, très doucement

me

blessent.

Comme si quelque chose se frayait

un passage

entre plancher et plafond,

dans un entre-deux.

Surtout ce frémissement

sonore,

presque clair,

parfois discontinu.

Ce murmure insistant,

comme un bavardage féminin venant d’en bas.

Jaromír Typlt, To naráží řeč, in revue Souvislosti, 01/2009 ; repris dans anthologie Nejlepší české básně 2009 ("Les meilleurs poèmes tchèques 2009"), édition Host, Brno 2010. ©Traduction inédite Chantal Tanet, avec le concours de l'auteur.


Jaromír Typlt (né en 1973 à Nova Paka, Bohème), après des études de philosophie à Prague, s’est installé à Liberec où il a tenu une galerie d’art contemporain et de photographie jusqu’en 2010. Son œuvre littéraire, menée parallèlement et publiée à partir de 1991, fait alterner prose et poésie. En 1994, il reçoit le prix Jirí Orten qui récompense les jeunes auteurs.
Avec des artistes comme Jan M
ěřička, il crée aussi des livres-objets (že ne zas až, 2003). Il publie également des essais critiques sur des écrivains et des artistes tchèques. À partir de 1999, il développe la « lecture mutante d’auteur », fondée sur des voix enregistrées, les rythmes de la langue, et aussi sur des objets trouvés et des mouvements scéniques. (À écouter : stáhnout mp3 )

Les premières traductions françaises de Jaromír Typlt ont été réalisées par Jérôme Boyon. Voir : http://www.typlt.cz/index.php?content=poesie-fr

16/04/2011

Guennadi Aïgui, Dernier ravin

 

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                                                 Dernier ravin

                                                    (Paul Celan)

 

       

                                                                                                                               à Martine Broda

 

Je monte ;

ainsi, en marche,

un temple

se construit.

Vent de fraternité, — et nous, en ce nuage :

moi ( et un mot inconnu,

comme hors de mon esprit) et l’armoise (cette amertume inquiète

qui près de moi m’enfonce

ce mot)

armoise.

Argile,

sœur.

Et, de tous les sens, le seul étant, inutile-essentiel,

là (dans ces mottes tuées),

comme un nom inutile. Ce

mot-là me tachant, lorsque je monte

dans la très simple (comme un feu) illumination,

pour se marquer — marque dernière au lieu

de la cime ; elle —

vide (tout est déjà donné)

visage : comme un lieu sans-douleur

dans un surplomb — un au-dessus l’armoise

(…

Et

la forme

resta

inaperçue

…)

et le nuage :

plus aveugle qu’acier (une-arme-non-visage)

le fond — inerte ; la lumière

comme jaillie d’une pierre béante.

Toujours plus

haut.

 

Guennadi Aïgui, Hors-commerce Aïgui, textes réunis et traduits par André Markowicz, Le Nouveau Commerce, 1993, p. 99-100.

15/04/2011

Vincent van Gogh, Correspondance

12912_The_Fisherman_f.jpg[…] Pour parler encore de technique, il y a bien plus de technique, de technique saine, honnête, dans Israëls, par exemple dans cette très vieille toile : « Le pêcheur de Zandvoort », avec son magnifique clair-obscur, que dans la technique de ceux qui sont partout également plats et distingués, par leur couleur d’un froid pénétrant.

     « Le pêcheur de Zandvoort », eh bien, accroche-le tranquillement à côté d’un ancien Delacroix : « La barque de Dante » : c’est de la même famille. À cela je crois mais j’ai de plus en plus d’aversion pour les tableaux qui sont clairs partout.

 

[…] ce qu’on appelle enlever un morceau, voilà ce que les vieux peintres hollandais faisaient fameusement.

     « Enlever » un morceau en quelques coups de brosse, on n’en veut pas entendre parler aujourd’hui, mais les résultats sont là. Et c’est ce que beaucoup de peintres français, ce qu’un Israëls a magistralement compris, lui aussi.

     Au musée, j’ai beaucoup pensé à Delacroix. Pourquoi ? Parce que, devant Hals, devant Rembrandt, devant Raphaël, devant d’autres encore, je pensais toujours à ce mot : Lorsque Delacroix peint, c’est comme le lion qui dévore le morceau. Comme cela est vrai ! Et, Théo, quand je pense à ce que je nommerai le club qui s’appelle technique, comme c’est peu de chose, comme ce n’est rien ! Sois bien certain que si jamais j’ai affaire à ces messieurs, ou si je me heurte à l’in d’eux, je ferai l’idiot, mais à la vireloque1, avec un bon coup de dent par derrière.

 

Vincent van Gogh, Correspondance générale, traduit du néerlandais et de l’anglais par Maurice Beerblock et Louis Roëlandt, Notes de Georges Charensol, Gallimard, tome 2, 1990 [1960], p. 733 et 735.



1  Type de chemineau créé par Gavarni.

14/04/2011

Claude Simon, Le tramway

images.jpeg… Personne ne ramassait les olives tombées de l’arbre et dont les pulpes écrasées parsemaient de taches noires les trois marches de brique par lesquelles, tournant brusquement à droite, se terminait la première rampe du sentier bordé de ces buissons d’un bleu pâle, personne non plus, sauf les enfants, ne faisait attention aux figues trop mûres, à la peau ratatinée et ridée, presque noire, à la chair éclatée, pourpre, granuleuse et sucrée, éparpillées quelques mètres plus loin parmi les touffes d’herbe encore vertes du pré roussi par l’été et qu’il fallait dans l’odorant et lourd parfum des feuilles disputer aux fourmis. Au bout de l’allée bordée de mûriers, le tramway s’arrêtait au pied du grand pin parasol dont le tronc penché par le vent, presque couché à sa base, était recouvert non pas exactement d’écorce mais d’épaisses écailles encastrées l’une dans l’autre en losanges, d’un gris soyeux, légèrement teinté de rose en leur centre et bordées d’un rugueux bourrelet brun. Entre deux d’entre elles sourdait en permanence une coulée de résine qui formait d’abord une grosse bulle, à peu près de la taille d’une groseille, d’un jaune d’or étincelant au soleil et dont la base se couvrait d’une sorte de taie avant de finir par s’écouler en une longue traînée de larmes grises, peu à peu blanchâtre, comme une fiente d’oiseau.

 

Claude Simon, Le tramway, les éditions de Minuit, 2001, p. 139-140.

13/04/2011

Max Ernst, Ecritures

 

Réponse à une enquête de Commune, 1935

max ernst,écritures,art et poésie,comparaisonPour Max Ernst, art et poésie ne font qu’un. Il assimile la recherche poétique au travail sous-marin du scaphandrier. L’océan doit être sondé autour de ces pics dont le jaillissement signale un monde englouti. De tout ce qu’il aura amené à la surface, le plongeur retiendra les éléments qui lui semblent « trouvailles ». Il rejettera le reste, sans se soucier des chances d’erreur que comporte une telle sélection :

 

… Ce n’est pas une Atlantide morte que ce monde submergé, précise Max Ernst. Il est fleuri de volcans qui, pour ne pas atteindre le niveau de la conscience, n’en agissent pas moins sur cette conscience, donc sur toute vie individuelle ou collective. Le surréalisme est né en plein déluge dada, quand l’arche eut buté contre un pic. Les navigateurs n’avaient pas la moindre envie de réparer leur bateau, de s’installer dans l’île. Ils ont préféré piquer une tête. Grâce à l’écriture automatique, aux collages, aux frottages et à tous les procédés qui favorisent l’automatisme et la connaissance irrationnelle, ils ont touché le fond de cet invisible et merveilleux univers, « le subconscient », à décrire dans toute sa réalité.

Avant sa plongée, nul scaphandrier ne sait ce qu’il va rapporter. Ainsi, e peintre n’a pas le choix de son sujet. S’en imposer un, fût-il le plus subversif, le plus exaltant et le traiter d’une manière académique, ce sera contribuer à une œuvre de faible portée révolutionnaire. De même celui qui prétend fixer sur une toile les rêves de ses nuits n’accomplira pas une autre besogne que l’artiste acharné à copier trois pommes, sans se soucier de rien d’autre que de la ressemblance. Le contenu idéologique — manifeste ou latent — ne saurait dépend de de la volonté consciente du peintre. Le devenir de l’auteur et de l’œuvre sont indéniablement, indissolublement liés. Sinon, il y a tricherie.

La psychologie concrète a démontré que le subconscient individuel se trouve englobé dans le subconscient collectif. La question de la propriété artistique s’est donc modifiée. La vanité du créateur apparaît dans tout son ridicule éclat. L’exhibitionnisme même perd de sa valeur documentaire. Justice est faite de tant d’autres notions dont l’ensemble constituait le mythe artistique. Les méthodes d’exploration consciente sont à la portée de tous et  l’idolâtrie du talent n’est pas moins risible que les autres.

 

Max Ernst, Écritures, Gallimard, collection Le Point du Jour, 1970, p. 401-402.