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03/06/2011

Etienne Faure, entretien (suite)

 (suite de l'entretien commencé le 2 juin)

 

 

La mort est présente, cela est sûr, mais il s’agit plus souvent dansEtienne, 2, 27:5:11.jpg tes poèmes d’une disparition continue ?

 

 

 

     Le pendant de cela, dans Vues prenables, c’est la citation d’Henri Thomas, donnée avant un poème, « rien vécu » :   J’ai compris que l’écriture remplace la vie, enfin quelle essaie, que nous essayons de vivre deux fois.

 

    C’est cette écriture en boucle que l’on a dans "Venise en creux", ou que constituent les répétitions dans le théâtre avec « Bonté des planches », ou la répétition des nuits. On est en effet dans un système en boucle qui se nourrit avec ses morts, ses disparitions, ses oublis, et on les revit en permanence. Sur la disparition, je dirais que l’on écrit dans la nostalgie de ce qui est, bien sûr, passé, et aussi dans la nostalgie de ce qui bientôt va disparaître, – nostalgie au futur antérieur, les dés sont déjà jetés. On a donc une espèce de répétition inlassable, jusqu’à la vraie.

 

 

 

De là l’importance de toute la littérature.

 

    Les citations, les présences, les noms sont importants. Sans doute y a-t-il le sentiment d’appartenance à une chaine, c’est-à-dire d’écrire de concert, en quelque sorte, dans l’esprit d’une recherche de synthèse avec ceux qui nous ont précédés, et ceux qui nous entourent. Cette idée de synthèse est par exemple dans le poème "toutes les nuits" et c’est ce qu’aborde littéralement "les poètes" :

 

Puis le tréma chutant les poëtes
jadis présumés la tête dans les nues
sans ailes, en bas laissés pour compte  à la rue
sans couvre-chef et sans rien qui parât
à leur propre folie,
endossaient des peaux d’hommes, allaient à pied
mandatés par les morts pour vivre
avec le même corps ou peu s’en faut, même peau
bâtie d’après d’anciens patrons, usant
leur poids de ciel endossés, vieux paletots,
tissus d’hier que la pluie alourdit
à ne savoir jusqu’où la porter, cette peau, pelisse
de fils élimés aux manches
pour déambuler à leur tour par la plaine
et finir dans la peau d’un ours, d’un singe
pareillement conspués, applaudis, aux prises
avec la chaîne.

les poètes

 



    Par ailleurs, tous les poètes sont autodidactes, j’ai mis du temps à le comprendre, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’école de la poésie, il faut être un peu ignorant pour écrire en poésie – pas complètement, un peu... L’école est double, c’est celle de la vie, avec l’apprentissage de la mort, de l’ivresse, de la beauté, de l’amour, etc., donc être homme avant d’être homme-poète comme disait Max Jacob ; mais c’est aussi l’école de la lecture des anciens, des contemporains, lecture que l’on intègre comme des incrustations, des collages dans le texte parce qu’on écrit avec, et parfois contre, ceux qui nous ont précédé et ceux avec qui nous vivons. Cette présence de la littérature, c’est cette aspiration à revendiquer une espèce de synthèse, une aspiration symphonique.

 

 

Tu n’as publié jusqu’ici que des recueils de poèmes : tu te qualifierais donc de « poète » ?

 

    Il y a souvent une coquetterie à ne pas s’annoncer comme tel, mais aussi  des scrupules, tant le mot peut recouvrir des réalités  différentes et se teinte même parfois de ridicule dans cette manie quasi professionnelle d’affubler toute personne qui  écrit d’un « statut » : nouvelliste, romancier, poète…

 

    Quand j’étais étudiant et que j’allais écouter les poètes lire dans des lieux de cérémonie ad hoc (des cryptes qui garantissaient le souterrain de cette activité….) l’entrée était payante avec tarif réduit pour les étudiants et les « poètes ». Un jour, n’ayant pas ma carte d’étudiant, je payais le prix fort (prix fort pour un chiche étudiant) renonçant à revendiquer lestatut de « poète »  et son tarif réduit. Car à partir de quand est-on « poète » : un livre, une plaquette, une revue, un texte, une intime conviction ?

 

 

 

      Pour revenir à la langue, le goût, l’emploi de mots « rares » ou archaïques est-il lié à cette nécessité pour toi de sauver quelque chose du passé, de refuser la perte ?

 

 

        Très certainement. Non pas pour je ne sais quel goût passéiste, non… mais le fait est qu’il ne reste, après certaines disparitions, que la possibilité d’en parler, de nommer.
Le mot « musette », par exemple, qui apparaît dans un texte de Vues prenables que tu cites dans ta note de lecture (la mémoire déménage) est presque aussi désuet que l’objet. Or cette disparition, de l’un et de l’autre, ne date pas de si longtemps à échelle d’homme. Elle est encore dans les mémoires :

 

 

ainsi disant musette, un sac en vert-de-gris

 

toujours ressurgira en bandoulière,

 

  porté par un aïeul en allé au combat

 

 

     Pour la « rareté » peut-être y a-t-il un risque de préciosité. Par exemple, Guy Goffette me demandait pourquoi je parlais de « cutine » des feuilles dans Légèrement frôlée quand j’aurais pu dire « vernis » pour ces mêmes feuilles rendues brillantes par cette substance. Évidemment. Mais le fait est qu’il y a toujours cette tentation de maintenir ces mots un peu inusités et qui cependant existent et restent employés dans de nombreux domaines techniques. On serait tenté de dire que tous les mots sont possibles (techniques, anciens, rares, etc.) dès lors qu’ils sont « habités », « endossés », « portés » depuis un temps par leur utilisateur. Différent serait sans doute le cas où les mots seraient simplement importés, fraîchement sortis du dictionnaire pour un emploi immédiat…

 

   Avoir plusieurs formations peut être de ce point de vue bénéfique. La fréquentation de plusieurs répertoires ou lexiques selon les filières dans lesquelles on se trouve projeté (par les études, la profession..) favorise l’ouverture effective de l’éventail des mots. On les côtoie pour de bon, c’est-à-dire qu’on les emploie assez pour en être familier et songer à les insérer un beau matin dans un poème, avec ce qui paraît alors être à leur place. C’est également une grande préoccupation des traducteurs, j’imagine, qui doivent connaître assez le sens, mais aussi la portée d’un mot, son halo.

 

 

 

Tu vis si fort avec la littérature que parfois l’on retrouve des mots de tel ou tel dans tes poèmes. Dans l’un, dédié à Réda, on découvre même ses mots et le vers de 14 syllabes, avec le e, dit « muet », qu’il nomme « pneumatique » et qu’il affectionne.

     Il y a sans doute toujours un effet de mimétisme avec ceux que l’on aime…Pour le poème dédié à Réda, le vers de 14 syllabes était mon cadeau, ma façon de lui faire signe. L’élément de mimétisme est certainement très accentué quand on commence à écrire ; on commence par imiter pour d’autant mieux savoir ce que l’on écarte et trouver sa voie. Ensuite il peut rester ce plaisir de faire appel à nos amis, à ceux qui nous ont accompagnés dans les lectures.
     J’ai cité Max Jacob, qui n’est pas dans mes deux livres. Le calendrier des repères évolue, certains reviennent, c’est le vécu qui gouverne la nécessité de certains retours. Des citations, des écrits, des auteurs nous parlent à nouveau après certaines expériences. Les chemins que l’on suit pour arriver à des rencontres sont parfois curieux. Par exemple, Jude Stéfan est un des auteurs que j’ai découverts assez tardivement un peu après des auteurs anciens comme Catulle et Properce. La leçon principale que je retire de cette lecture, très assidue, c’est l’énergie.

  

L’énergie te caractérise aussi. Et la jubilation à être dans la langue ; un poème, par exemple, s’étend sur une seule phrase de 25 vers...

    La phrase est sans doute une tentation lointaine de la prose, mais avec aussi la recherche du blanc. Guillevic, dans son introduction de vingt poèmes de Georg Trakl, parle de la phrase de Proust, qu’il aime, et qui a selon lui volontairement « défait la phrase en  l’éternisant ». «  Au lieu d’employer le système de rupture par le blanc, cher aux poètes, il allonge la phrase d’une façon telle que le silence se met alors à l’intérieur même de la phrase. » Dans mes textes, c’est une espèce de mi-chemin puisque, à la fois, il y a des phrases entières qui constituent un poème, mais avec le souci de faire silence, de couper le souffle à un moment donné à la prose, de la casser avec des vers qui sont déhanchés ou de guingois, avec des vers parfois très longs, d’autres très petits. D’arrêter la fuite en avant de la prose, sa linéarité. Et cependant il faut que la phrase arrive à se dérouler jusqu’au bout, tout en pariant sur une minuscule autonomie de chacun des vers. C’est donc la volonté de concilier une phrase et un vers qui veut s’affirmer comme tel ; j’essaie de conserver le poids du vers mais à l’intérieur — souvent — d’une seule phrase.

 

D’où un certain souci de la métrique ? On relève sans peine des régularités, et il y a même chez toi des rimes intérieures dans un alexandrin (déchets artisanaux, cadavres d’animaux) et des alexandrins cachés, avec rimes :

     dans l’encoignure d’un bouquin, jusqu’au soir quand
     la chaleur retombant soudain,

 

     Oui, la rime est cachée dans l’encoignure d’un bouquin... C’est là une sorte de troisième degré, comme un taillis à l’intérieur du bois, une petite surprise mais pas trop appuyée — pour rester léger.

   Je pense aux crispations qu’il y a eu à propos de l’alexandrin ; l’oreille est peut-être un peu fatiguée du vieil alexandrin, mais l’interdire complètement est ridicule, rien n’empêche de l’intégrer de temps en temps. Nous sommes peut-être à un moment de synthèse, et l’on trouvera du 14 syllabes, du 11, etc., chacun a sa boutique sur le sujet. J’essaie que l’alexandrin ne soit pas trop dominant, parce que c’est une musique que l’on connaît.

 

 

 

 (à suivre)

© Photo Chantal Tanet, 27 mai 2011.

02/06/2011

Etienne Faure, entretien - Horizon du sol

 

Étienne Faure vient de publier aux éditions Champ Vallon Horizon du solaprès Légèrement frôlée (2007) et Vues prenables (2009) chez le même éditeur.

 

 

Comme on sort de la ville,

d’un quartier loin du cœur,

l’été longeant les rues ombragées, il arrive

la frôlant — la mort et ses fragrances —

qu’on en garde ombre et parfum mêlés,

de ces jardins, le sombre pressentiment

d’un jour d’été, noir à l’idée de mourir tout à l’heure

bien avant les fleurs grillagées,

en plein contraste ayant senti,

belle ironie du nez, la mort venir

dans le mélange des parfums de fleurs

qui font desséchées à cette heure

une espèce de pot-pourri

vite évanoui, car le jaune agressif au nez

d’un champ de moutarde inhalée

bientôt l’efface, campagne

où la route est tracée, éperdument ne laissant qu’un lacet dans la tête.

 

frolée

 

 Horizon du sol, p. 25.

 

 

 

Etienne, 27:5:11.jpgCommençons par une question bien classique : quand as-tu commencé à écrire ?

 

À l’adolescence. J’ai bien eu le goût de faire quelques petits écrits plus tôt, mais c’était lié à la confection de livres, je fabriquais des livres et il fallait donc les remplir, raconter des histoires... Au début, j’ai commencé par écrire des sonnets, c’était cela qui me semblait la forme la plus pertinente, la plus seyante... Ensuite, il y a eu le contact un peu foudroyant avec le surréalisme. J’ai essayé de pratiquer l’écriture automatique, le cadavre exquis … tout ce que l’on peut explorer pour amplifier la découverte…C’était intéressant pour sortir d’un carcan un peu classique. Les choses sont parties comme cela, mais moderato cantabile. Je suis peu à peu entré dans d’autres problématiques, par exemple l’importance de l’étymologie, de son poids dans le texte, tout ce que recèlent les mots, et bien sûr leur mouvement via la syntaxe. La langue est un grand étonnement…Parallèlement je lisais beaucoup de poètes, français, étrangers, anciens ou contemporains, mais aussi beaucoup de prose (les auteurs russes, allemands, tchèques, polonais….). Au fond je progressais dans la trilogie indivisible de la langue « lue, parlée, écrite » qu’on inscrit dans son curriculum vitae pour aller se vendre sur le marché du travail. « Lue, parlée, écrite » est aussi le titre d’une des parties de Légèrement frôlée.

 

Le principe du poème est de créer une contrainte. J’ai traversé une période où le blanc était fortement dominant, dans les années fin 1970 et 80, le blanc avait une grande autorité, et j’ai fréquenté cette poésie-là. Il faut tout lire, y compris les auteurs dont on se sent le plus éloigné par la façon ou le regard, cela sert de poil à gratter… Ensuite j’ai eu besoin de retrouver une forme plus compacte avec des contraintes. L’usage du blanc entraînait un démantèlement qui ne m’allait pas, même si je restais très intéressé par les travaux où les mots montent en charge, prennent du poids, résonnent très fortement. Cela me parlait plus qu’un simple désossement sur la page – je parle un peu ardemment ! – qui ne m’allait pas. Je voulais retrouver du corps dans le texte. Cela dit, il y a énormément de poèmes, de diverses époques, où le blanc est grandement présent, et qui me parlent beaucoup.

 

Avant tes deux premiers livres, Légèrement frôlée et Vues prenables, tu as été abondamment publié dans des revues ?

 

Oui,  c’est une chance de rencontrer un lectorat différent d’une revue à l’autre, en passant de La NRF à Conférence, à Théodore Balmoral, Rehauts, Europe, Le Mâche-Laurier... Ce sont des revues d’un ton et d’un parti pris différents qui incluent pour certaines des appareils critiques, de la prose, des traductions avec une recherche de composition parfois très élaborée. Et puis il y a également le plaisir de se retrouver en présence d’autres auteurs – parfois même déjà morts – dans le grand atelier contemporain où la poésie se fabrique. Les textes peuvent ainsi gagner à attendre, à être un peu remâchés, ne pas mimer la logique marchande qui met en circulation tout et tout de suite… Ne pas craindre les ratures…ou de ne pas être lu immédiatement sitôt qu’on a pondu…

 

    Le revers de l’affaire, c’est qu’au bout d’un moment on a le sentiment d’être un auteur un peu émietté, un peu disséminé. Il fallait donc franchir le seuil et arriver au livre avec la difficulté souvent soulevée par certains auteurs de dépasser le simple assemblage, de constituer un peu plus qu’un recueil pour parvenir à un ensemble, à un livre. La question de l’homogénéité de Légèrement frôlée et de Vues prenables résulte d’un travail de tamis, d’élimination de textes qui me paraissaient un peu courts, dans toutes les acceptions du terme, où souvent prédominaient un esprit un peu grinçant et un humour qui ne collaient pas vraiment avec le reste. Je m’étais aperçu que cela mettait les ensembles un peu de guingois quand on laissait ces petits textes à côté des autres. Il y a donc une forme de sélection qui s’est opérée.

 

Mais l’humour s’est maintenu dans certains poèmes de tes deux livres.

 

    Tu es le premier à me le dire... On m’avait jusqu’alors parlé d’une ironie ou d’un ton caustique. L’humour est une chose délicate, a fortiori en poésie où il faut faire léger, mais j’espère qu’il est un peu apparent. C’est quelque chose que j’essaie de conserver.

 

Je pense par exemple à un jeu sur le sens d’une expression — « à ravir » — dans le vers : la robe allait à vous ravir.

 

    Il y a cette tentation de détourner, de décaler un petit peu le sens ; c’est par excellence le travail sur l’écriture, ce n’est pas nouveau, mais j’essaie de réprimer un peu cette tendance parce qu’elle pourrait apparaître comme un amusement anecdotique qui, à certains moments, pourrait sonner un peu faux dans le reste du texte.

 

On lit aussi dans tes textes un autre travail de l’écriture, qui aboutit à détourner l’attention de ce qui peut être grave par ailleurs, par exemple avec les derniers vers de "les langues de sable", dans Légèrement frôlée : 

 

partout zone de cabotage clapotis charabia

le remuement aux mille langues

 

vers qui écartent le motif de la mort très présent dans le poème.

 


     C’est un peu ce qui est suggéré dans le titre, Légèrement frôlée, une manière d’alléger la gravité, très souvent présente chez moi, de faire en sorte de ne pas trop s’y attarder pour ne pas s’enliser dans un pathos de mauvais aloi. Donc la forme ici permet d’alléger, par effet de contraste ; c’est une propension fréquente, un peu comme si l’on avait le pas lourd : j’essaie d’y introduire un peu de contrariété pour que le pas soit un peu moins scandé, un peu moins pesant, le tempo plus alerte. Si la forme était trop solennelle, eu égard au propos, cela ferait trop mastoc.

   On me renvoie toujours au fait que la mort est extrêmement présente dans mes poèmes, mais il me semble qu’il y a la mort et le rire, que ce sont deux déclencheurs importants. La difficulté est de les faire cohabiter par un écrit pas trop sombrement teinté ; et puis d’essayer de passer autre chose à autrui en évitant d’en rester à une simple singularité.

 

En dehors de l’humour, il y a un travail tout autre dans la langue. On relèverait quantité de fragments du type :

car ignorant / à tout coup tout de la géographie [...].


     C’est sans doute la marque d’une défiance au regard de l’éloquence, c’est clair, et aussi du « bien tourné », de la chose qui tombe trop bien  comme un pli de pantalon sur une chaussure, vous savez… Sans doute faut-il conserver une petite fêlure, une rupture, non pas pour à tout prix chercher l’incongru, le saugrenu, mais pour arriver à être audible différemment, peut-être pour surprendre le lecteur quant à ce qu’il pensait découvrir après le virage du vers, qu’il y trouve autre chose.

 

(à suivre)

 

Entretien publié en 2009, revu et augmenté.

© Photo Chantal Tanet, 27 mai 2011

 

01/06/2011

François Bon, Dehors est la ville [à propos de Edward Hopper]

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La ville est une fiction.

Cette ville n’existe pas. Ce qui se peint c’est notre idée de la ville, ce que nous mettons en jeu entre nous et le dehors lorsque nous disons le mot ville.

Parce que c’est là qu’on marche, et qu’entre soi et les autres s’est déposé le ciment et hissée la géométrie, et ce qui rend les visages indistincts et pareilles les fenêtres. La ville est ce qui nous sépare des autres hommes, c’est pour cela qu’elle lève de l’eau, séparée de nous par l’eau puissante et trouble, métaphore de ce balancement jaune entre soi-même et les autres, par quoi on se regarde soi-même aussi, là où on est : on est dans cette ville, là-bas sous le ciel jaune, la ville trouée de grandes saignées faites droit entre les blocs pour que les hommes traversent et se montrent.

Et le ciel est une folie dressée, comme un cri dirait cette volonté d’arracher la peau du monde et de s’enfuir mais la ville vous colle à son sol, vous coince dans  ses alvéoles.

L'usine tout devant, rien qu’un cube massif, avec des cheminées : la ville en imposant ses volumes reste opaque, et cela vaut pour tout le paysage humain derrière, là où tout, eau, ciel et ville sont étendus à l’horizontale sauf cette usine, sans lampe ni veilleur. L’usine et son mystère témoignant seuls de par quoi la ville commande à ceux qui la font.

Rien ici qui soit pour l’homme, astreint à ces brouillons de fenêtre entre l’eau jaune et le ciel fou.

 

François Bon, Dehors est la ville, Flohic éditions, 1998, p. 8-9.

Edward Hopper, Pont de Manhattan

31/05/2011

Raymond Queneau, Le Chien à la Mandoline

Raymond Queneau.jpeg 

 

De l’information nulle à une certaine poésie

 

C’est bien vrai qu’il faut dire il neige quand il neige

c’est comme ça que l’on se fait comprendre

c’est en disant qu’il neige quand il neige que

c’est agréable de faire la conversation avec des gens qui disent que

c’est le temps qui veut ça qu’il neige quand il neige

c’est comme ça qu’on vit en société sans difficultés aucunes et

c’est comme ça qu’on se fait des amis et

c’est si facile de dire qu’il neige quand il neige

plutôt que de dire il pleut

c’est prétentieux de dire qu’il pleut s’il neige

mais où la poésie va-t-elle se nicher dans tout ça ?

dans un flocon

dans un flocon de neige

arrosé de marsala

un jour d’été sur la grève

d’une plage au Sahara

où si l’on dit : « tiens… mais il neige… »

c’est un peu au hasard…

comme ça…

 


                     Dodo, l’enfant ut

 

Enfants qui déchiffrez dans l’ambre des agathes

Des entrailles le miel du lapins étendues

Sur l’étal du marchand avec leurs quatre pattes

Pour qu’ils ne courent pas deux ensemble cousues

 

Enfants qui préférez le goût des aromates

Au vol des papillons sur les pousses touffues

Y semant le pollen de leurs corps antennates

Exemples confondants des ères disparues

 

Enfants qui déchiffrez dans le cercle de lune

Un bûcheron bossu qui porte sa fortune

Quelques fagots de bois valant bien quatre sous

 

Enfants qui dans la nuit apercevez la hune

De bateaux sinistrés recouverts par la dune

Enfants vous qui rêvez enfants endormez-vous

 

Raymond Queneau, Le Chien à la Mandoline, Le Point du jour, Gallimard, 1965, p. 108-109 et 223-224.

30/05/2011

Lewis Carroll, Poeta fit, non nascitur

lewis carroll,henri parisot,devenir poète,écrire la poésie 

 

POETA FIT, NON NASCITUR

 

"How shall I be a poet?
   How shall I write in rhyme?
You told me once 'the very wish
   Partook of the sublime.'
Then tell me how! Don't put me off
   With your 'another time'!"

The old man smiled to see him,
   To hear his sudden sally;
He liked the lad to speak his mind
   Enthusiastically;
And thought "There's no hum-drum in him,
   Nor any shilly-shally."

"And would you be a poet
   Before you've been to school?
Ah, well! I hardly thought you
   So absolute a fool.
First learn to be spasmodic —
   A very simple rule.

"For first you write a sentence,
   And then you chop it small;
Then mix the bits, and sort them out
   Just as they chance to fall:
The order of the phrases makes
   No difference at all.

'Then, if you'd be impressive,
   Remember what I say,
That abstract qualities begin
   With capitals alway:
The True, the Good, the Beautiful —
   Those are the things that pay!

"Next, when you are describing
   A shape, or sound, or tint;
Don't state the matter plainly,
   But put it in a hint;
And learn to look at all things
   With a sort of mental squint."

"For instance, if I wished, Sir,
   Of mutton-pies to tell,
Should I say 'dreams of fleecy flocks
   Pent in a wheaten cell'?"
"Why, yes," the old man said: "that phrase
   Would answer very well.

"Then fourthly, there are epithets
   That suit with any word —
As well as Harvey's Reading Sauce
   With fish, or flesh, or bird —
Of these, 'wild,' 'lonely,' 'weary,' 'strange,'
   Are much to be preferred."

"And will it do, O will it do
   To take them in a lump —
As 'the wild man went his weary way
   To a strange and lonely pump'?"
"Nay, nay! You must not hastily
   To such conclusions jump.

"Such epithets, like pepper,
   Give zest to what you write;
And, if you strew them sparely,
   They whet the appetite:
But if you lay them on too thick,
   You spoil the matter quite!

"Last, as to the arrangement:
   Your reader, you should show him,
Must take what information he
   Can get, and look for no im-
mature disclosure of the drift
   And purpose of your poem.

"Therefore, to test his patience —
   How much he can endure —
Mention no places, names, or dates,
   And evermore be sure
Throughout the poem to be found
   Consistently obscure.

"First fix upon the limit
   To which it shall extend:
Then fill it up with 'Padding'
    (Beg some of any friend):
Your great SENSATION-STANZA
   You place towards the end."

"And what is a Sensation,
   Grandfather, tell me, pray?
I think I never heard the word
   So used before to-day:
Be kind enough to mention one
   'Exempli gratia.'"

And the old man, looking sadly
   Across the garden-lawn,
Where here and there a dew-drop
   Yet glittered in the dawn,
Said "Go to the Adelphi,
   And see the 'Colleen Bawn.'

'The word is due to Boucicault —
   The theory is his,
Where Life becomes a Spasm,
   And History a Whiz:
If that is not Sensation,
   I don't know what it is.

"Now try your hand, ere Fancy
   Have lost its present glow—"
"And then," his grandson added,
   "We'll publish it, you know:
Green cloth—gold-lettered at the back —
   In duodecimo!"

Then proudly smiled that old man
   To see the eager lad
Rush madly for his pen and ink
   And for his blotting-pad —
But, when he thought of publishing,
   His face grew stern and sad.

 

Lewis Carroll, "Poeta fit, non nascitur", dans The Complete Works, with an introduction by Alexander Woolcott, ant the Illustrations by John Tenniel, London, The Nonesuch Press, 1973 [1939], p.790-793


lewis carroll,henri parisot,devenir poète,écrire la poésie «Comment pourrais-je devenir poète ?

Comment pourrais-je écrire en rimes ?
Un jour vous m'avez dit : « Ce souhait-là lui-même
Participe du sublime ».
Alors dites-moi comment ! Ne me congédiez pas
Avec votre « plus tard » ! »

Le vieil homme sourit de le voir,
D'entendre sa sortie soudaine ;
Il aimait que l'enfant laissât parler son cœur
Avec enthousiasme ;
Et songea : « Il n'y a rien en lui
De tiède ni d'irrésolu.

« Et prétendriez-vous devenir poète
Avant d'être allé à l'école ?
Et bien ! Je n'aurais jamais cru
Que vous fussiez un sot aussi parfait.
Tout d'abord apprenez à être spasmodique —
Règle très simple.

Vous commencez par écrire une phrase ;
Ensuite vous la hachez menu ;
Puis mêlez les morceaux et les tirez au sort
Strictement au petit bonheur :
L'ordre des mots
Est tout à fait indifférent.

Si vous voulez faire impression,
Rappelez-vous ce que je dis :
Ces qualités abstraites commencent
Toujours par des capitales :
Le Vrai, le Bien, le Beau —
Voilà les choses qui paient !

 Ensuite, lorsque vous décrivez
Une forme, une couleur ou un son,
N'exposez pas l'affaire clairement,
Mais glissez-la dans une allusion ;
Et apprenez à regarder toute chose
Avec une sorte de strabisme mental.

« Par exemple, si je veux, Monsieur,
Parler de pâtés de mouton,
Devrai-je dire : « des rêves de laineux flocons
Emprisonnés dans un cachot de froment » ? »
« Certes », dit le vieil homme : « Cette phrase
Conviendra parfaitement.
Quatrièmement, il y a des épithètes
Qui vont avec n'importe quel mot —
Tout comme la Sauce Harvey Reading
Avec poisson, viande ou volaille —
Parmi celles-ci, « sauvage », « solitaire », « las », « étrange »,
Sont spécialement recommandables. »

« Et cela ira-t-il, oh ! cela ira-t-il
Si je les utilise en masse —
Comme : « L'homme sauvage alla de son pas las
Vers une étrange et solitaire pompe » ? »
« Erreur, erreur ! Il ne faut pas, à la légère,
Sauter sur de pareilles conclusions.

De telles épithètes, comme le poivre,
Donnent de la saveur à ce que vous écrivez,
Et, si vous en usez avec ménagement,
Elles aiguisent l'appétit :
Par contre, si vous en mettez trop,
Vous gâtez l'affaire complètement.

Enfin, pour ce qui est de la composition :
Votre lecteur, il faut le lui montrer,
Doit prendre les renseignements qu'on lui donne
Et ne compter sur aucune
Divulgation prématurée des tendances
Et desseins de votre poème.

Donc, pour éprouver sa patience —
Savoir ce qu'il peut supporter —
Ne mentionnez ni noms, ni lieux, ni dates,
Et assurez-vous, en tout cas,
Que le poème est bien, d'un bout à l'autre,
D'une obscurité compacte.

Fixez d'abord les limites
Jusqu'auxquelles il devra s'étendre :
Puis complétez, avec du "remplissage"
(Demandez à quelque ami) :
Votre grande STROPHE-À-SENSATION,
Vous la placez vers la fin. »

« Et qu'est-ce donc qu'une Sensation,
Dites-moi, Grand-père, s'il vous plaît ?
Je n'avais jamais, jusqu'à maintenant,
Entendu ce mot employé de la sorte :
Ayez la bonté d'en citer une seule,
« Exempli gratia ». »

Et le vieil homme, regardant tristement
À travers la pelouse du jardin,
Où çà et là une goutte de rosée
Étincelait encore dans l'aube
Lui dit : « Allez à l' "Adelphi",
Et voyez le "Colleen Bawn".

Le mot est dû à Boucicault —
La théorie est sienne ;
Au point où la vie devient un spasme,
Et l'Histoire un Sifflement :
Si cela n'est pas de la Sensation
Je ne sais pas ce que c'est.

Maintenant, exercez-vous ; bientôt la Fantaisie
Aura perdu son présent éclat — »
« Et alors », ajouta son petit-fils,
« Nous publierons ça, n'est-ce pas :
Couverture verte — lettres dorées au dos —
En in-douze ! »

Et le vieil homme sourit fièrement
De voir l'ardent garçon
Se ruer follement sur son encre et sa plume
Et son papier buvard —
Mais, lorsqu'il réfléchit à la publication
Son visage devient grave et triste.




Lewis Carroll, Poeta fit, non nascitur, traduit par Henri Parisot, Deuxième Cahier de Vulturne, 1941, 
non paginé.

 

29/05/2011

Paul Klee, Théorie de l'art moderne



paul klee,art moderne,art et science,individualitéL’art n’est pas une science que fait avancer pas à pas l’effort impersonnel des chercheurs. Au contraire, l’art relève du monde impersonnel de la différence : chaque personnalité, une fois ses moyens d’expression en mains, a voix au chapitre, et seuls doivent s’effacer les faibles cherchant leur bien dans des accomplissements révolus au lieu de le tirer d’eux-mêmes.

La modernité est un allègement de l’individualité. Sur ce terrain nouveau, même les répétitions peuvent exprimer une sorte nouvelle d’originalité, devenir des formes inédites du moi, et il n’y a pas lieu de parler de faiblesse lorsqu’un certain nombre d’individus se rassemblent en un même lieu : chacun attend l’épanouissement de son moi profond.

 

Paul Klee,  Théorie de l’art moderne, édition et traduction de Paul-Henri Gonthier, Genève, éditions Gonthier, 1964, p. 14.

28/05/2011

Eugène Pottier, La Commune n'est pas morte...

 

 

En souvenir de la Semaine sanglante (21-28 mai 1871) au cours de laquelle l'armée du gouvernement Thiers établi à Versailles a massacré des milliers de Communards à Paris, la répression s'achevant par des exécutions au cimetière du Père Lachaise, avant l'envoi au bagne des Communards survivants.


eugène pottier,la commune de paris

 

 Eugène Pottier (1816-1887) a participé à la Révolution de 1848, puis de manière très active à la Commune de Paris. Après la Semaine sanglante, il se cache dans Paris et écrit L’Internationale. Il se réfugie en Angleterre, puis aux Etats-Unis où il organise une structure d’aide aux déportés de la Commune. Condamné à mort par contumace en 1873, il revient en France en 1880 après l’amnistie. On peut lire ses poèmes et chansons sur Wikisource et des extraits sur le site de la Bibliothèque de Lisieux. Ses Œuvres complètes, rassemblées, présentées et annotées par Pierre Brochon (éditions François Maspero, 1966), sont épuisées.

 


 

 

À tous (sauf les bandits & Cie) : tous en chœur !

 

On l'a tuée à coups de Chassepot
À coups de mitrailleuse
Et roulée avec son drapeau
Dans la terre argileuse
Et la tourbe des bourreaux gras
Se croyait la plus forte

(Refrain, bis)
Tout ça n'empêche pas, Nicolas, 
Qu' la Commune n'est pas morte !

Comme faucheurs rasant un pré
Comme on abat des pommes
Les Versaillais ont massacré
Pour le moins cent mille hommes
Et les cent mille assassinats
Voyez ce que ça rapporte

(Refrain, bis)

On a bien fusillé Varlin, 
Flourens, Duval, Millière, 
Ferré, Rigault, Tony Moilin, 
Gavé le cimetière.
On croyait lui couper les bras
Et lui vider l'aorte

(Refrain, bis)

Ils ont fait acte de bandits
Comptant sur le silence
Achevé les blessés dans leur lit
Dans leur lit d'ambulance
Et le sang inondant les draps
Ruisselait sous la porte

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(Refrain, bis)

Les journalistes policiers
Marchands de calomnies
Ont répandu sur nos charniers
Leurs flots d'ignominie
Les Maxime Ducamp, les Dumas
Ont vomi leur eau-forte

(Refrain, bis)

C'est la hache de Damoclès
Qui plane sur leurs têtes
A l'enterrement de Vallès
Ils en étaient tout bêtes
Fait est qu'on était un fier tas
A lui servir d'escorte

(Refrain, bis)
C'qui prouve en tous cas, Nicolas, 
Qu' la Commune n'est pas morte !

Bref, tout ça prouve au combattant
Qu' Marianne a la peau brune
Du chien dans l'ventre et qu'il est temps
D'crier "Vive la Commune !"
Et ça prouve à tous les Judas
Qu' si ça marche de la sorte

(Refrain, bis)
Ils sentiront dans peu, nom de Dieu, 
Qu'la Commune n'est pas morte !

eugène pottier,la commune de paris

 

 

27/05/2011

Jacques Ancet, Chronique d'un égarement

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[…]

Ce qu’on appelle la beauté. Pour dire ce qui s’échappe. Quelque chose qui n’est ni les feuilles, ni la lumière ni les couleurs mais l’instant de leur rencontre. Comme l’oiseau et son cri ou la main et son ombre. Un suspens de celui qui parle au milieu de ses mots. Je ne dis plus rien. Mais sur la joue, je mets en joue :

   Tu joues

    Je mets du jeu.

    Du je ?

    Du jeu. Le je n’y est pour rien.


[…]

 

Parce que je suis perdu, le jour recommence.
Sinon, il serait son nom, simplement. Je ne le verrais pas. Je ne dirais que ce
que j’en sais. C’est-à-dire pas grand-chose. Mais là : ce qui tombe, monte, traverse le regard ; ce qui brille, s’éteint ; ce qui tremble ou s’obstine. Se taire pour parler mieux ? Deux heures dix. Quelle somme de souffrance, dis-tu. Ça, c’est aussi le jour. Tous ces cris. On n’y voit plus. Comment tout faire tenir ensemble ? L’odeur et les pommes, le rouge et le sang. Oui, je suis perdu mais je vois quelque chose.

[…]


Je suis perdu entre l’entre rien et tout. Je me cherche sans jamais me trouver. Je compte, mais j’ai perdu les nombres. Je parle, mais je n’ai plus de bouche. Je suis là, mais je suis perdu. Je dis c’est moi, mais je n’ai plus de nom. Moins je vois, plus je regarde. Les choses s’épèlent une à une : chaise, lampe, frigo, jardin. Moins j’entends, plus j’écoute : grésillement, silence et, quelque part, ce bruit que je ne reconnais pas. Moins je sais, plus j’avance. L’espace est un peu d’air, une rue où je marche toujours, un bougé de feuilles, un jour que j’ai fini par oublier.

[…]

 

La beauté recommence. À chaque fois, c’est comme si elle m’ôtait les mots de la bouche. Le ciel fume sur la montagne, l’eau scintille hors de son nom. Dans la bouteille de celle qui boit brille un infime soleil. Petite nature, dit la voix. Tais-toi, répond l’autre. Le vent ressemble à un visage.

 

   Qu’est-ce que tu cherches ?

   Ce que je trouve.

 

Les corps multiplient l’instant. Jeux d’ombre et de lumière. Puis le soir vient dans les couleurs. Je suis perdu. Serait-ce la beauté ?



Jacques Ancet, Chronique d’un égarement, Lettres vives, 2011, p. 32, 33, 97 et 103.



26/05/2011

André Frénaud, Nul ne s'égare, Hæres

                                             HÆRES

 

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Il y a, au cœur du poème, derrière le poème, révélé par lui, un magma de multiples formes contraires, qui tournent, s’entrecroisent, se heurtent, veulent s’échapper… Et qui s’échappent, effectivement, en propos obscurs — ce sera le poème — sans ordre apparent, possiblement.

C’est de la réalité cachée de soi qu’il s’agit, et une discontinuité, une incohérence même, qui ne sont pas voulues, peuvent se comprendre comme étant exigées par l’objet qui se forme pour qu’il se forme précisément, celui-ci ne pouvant le faire autrement qu’à sans cesse tourner court et  reprendre ailleurs, laissant percer quelque chose parfois d’un foyer incandescent, non maîtrisable, multiples traces reprises d’élan de l’Éros toujours insatisfait, irréductible.

 

André Frénaud, Nul ne s’égare, précédé de Hæres, préface d’Yves Bonnefoy, Poésie/Gallimard, 2006, p. 58.

 

 

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La vie comme elle tourne et par exemple

 

Ça va, ça tourne, c’est débrayé,

depuis toujours ça tourne mal.

 

Les parties nobles, les parties douces,

    la matière grise,

les nouveaux-nés, les chevronnés, les charlatans,

les désolés, les acharnés, les ortolans,

les magiciens, les mécaniciens et les fortiches,

tout est égal et fait du vent.

Tout se dépose et sous la langue fait amertume.

Corps rechignés, amour rendu,

À roue qui tourne, éclats, fumées,

Cela donne soif, faut en convenir.

Ça vous complique et vous recuit.

Ça vous alarme, ça vous suffoque.

Tout se morfond et se déglingue et se raidit.

Se prend, s’enfonce. Vas-y. Va-t-en. La joie, la frime.

La folie calme et les grands cris. Ça prend confiance.

Ça va venir. Parties honteuses, le cœur ballant.

Rêverie pleine et la dent creuse.

    Le corps brûlant. Ça reprend vie.

Ça va venir… T’émerveilla…

Ça va venir.

Tout est pour rien.

Tout vaut pour rire.

 

André Frénaud, Nul ne s’égare, précédé de Hæres, préface d’Yves Bonnefoy, Poésie/Gallimard, 2006, p. 265-266.

25/05/2011

Antoine Emaz, Cambouis



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Un poème, c’est de la langue sur une émotion qui rend muet. Il va contre ce mutisme. Il est donc bien un exercice de lucidité, d’élucidation. Par les mots, je retrouve un peu prise sur ce qui oppresse. Par les mots, je me décale, je prends un  peu de distance, je ne suis plus complètement dedans. On 
écrit sans doute moins pour ne  plus avoir mal que pour   comprendre de quoi on souffre exactement.

 

De l’urgence d’une poésie qui ne triche pas, c’est-à-dire qui ne réduise pas. Voilà le défi. Inventer des formes capables de résister au poids de la réalité. Mais ces formes, très vite, si on les casse pas, s’autonomisent, ne s’intéressent plus qu’à elles-mêmes. Accepter le côté dynamique de la réalité autant que son côté répétitif : oser ressasser, oser du neuf, le risque est égal.

 

« Un pur travail de langue », « une défaite de la pensée », « le développement d’une exclamation », une vision du monde, une tour d’ivoire, un cœur frappé, un jeu de contraintes… La poésie peut être tout cela, tour à tour, avec plus ou moins de ceci ou de cela selon chaque poète. La poésie est ce qui résiste à l’enfermement, ou plus précisément ce qui toujours passe à travers les barres, les grilles. Elle est l’air qui passe dans cette carcasse de mots morts, et chante encore, ou chantonne, ou sifflote, ou bruit. Rien de plus que l’air qui passe dans les tuyaux de mots, pour une musique qui touche.

Partant de là, on peut légitimement considérer comme aussi poétiques des démarches qui visent à faire chanter, ou déchanter, ou enchanter… La question est moins celle de l’objectif, du but visé, que celle des moyens pour créer un rapport neuf au réel et à la langue, et celle de l’implication de toute la personne dans ses choix d’écriture. Quand je dis « choix », je m’entends, on ne peut demander à un poète que d’écrire aussi loin qu’il le peut dans l’espace qu’il s’est taillé dans la langue commune. Ce faisant, il est tout à fait possible qu’il dépasse notre capacité d’écoute, ou même d’entente ; cela n’invalide en rien sa tentative. « Il faut aller jusqu’au bout, même pour ne pas vaincre » (Reverdy).

 

Antoine Emaz, Cambouis, Déplacement / Seuil, 2009 , p. 8, 15, 20-21.

© Photo Tristan Hordé, 20 mai 2011.

24/05/2011

Jean-Louis Giovannoni, Ne bouge pas !

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Première vue

 

 

Flou. Flou qui bave. Autour.

Air troué — disent nos gestes.

Et du trou. Tous reviennent.

Intacts.

 

Bords enfoncés. Avant même.

Sortie. Et ricochets à pieds jetés.

 

Bouger. Taper. Taper retour compris.

Saisie. Rapatriement immédiat.

 

 

Passerelle. Oui passerelle. Avec jeune fille.

Ponton ou jetée.

Devant. S’en va.

 

Bois. Pas. Bois.

Bois bouge aussi. Sous son pas.

Élasticité. Reprise à l’identique.

Selon veinures. Densité.

 

 

A tenu.

 

Eau creuse. Répétition. Eau creuse.

Sel. Dans l’air. Bois n’en veut pas.

Eau insiste.

Gonfle. Gonfle. Jusqu’à soleil. Cassé.

 

Jambes/Pantalon. Pieds/Chaussures. Enfournés.

Fragiles sont.

Sont de passage.

 

Grain tient.

Au plus petit.

Et suivants. Suivants.

Font masse. Appuyée.

 

 

Feuilles coulent. Portent liquide.

Circuits fermés.

 

Passent jambes. Jambes odorées.

Vêtements.

Gestes dedans.

 

Pubère. Ou pas.

Prépare. Noyaux.

Fissures. Et germe.

Avant…

 

[…]

 

Jean-Louis Giovannoni, Ne bouge pas !, éditions La Pierre d’alun, 2011, p. 11-14.

23/05/2011

Louis Zukofsky, Un objectif & deux autres essais

images-1.jpegUn poème. Cet objet en formation — Le poème comme travail — Un classique.
Les vagues mouillées d’Homère, non pas nos vagues mouillées, mais, dans ces deux mots, assez d’associations pour rendre un contexte capable de s’étendre depuis son lieu jusqu’au présent. Parce qu’il y a, même si les significations changent, une étiquette linguistique, une archive qui peut rester claire pour nous comme image d’un contexte passé — le contexte tel qu’à l’origine il signifia — ou bien, si l’on ne peut y croire, un équilibre atteint — ou du moins le passé que nous ne pouvons même deviner, mais qui atteint un équilibre de sens déterminé par les significations nouvelles surgissant dans le mot à mot.
Un poème : un contexte associé à une forme « musicale », musicale entre guillemets puisqu’il ne s’agit pas de notes, mais de mots plus variables que les variables et employés à l’extérieur comme à l’intérieur du contexte pour une référence communicative.
     Impossible de communiquer autre chose que des singularités — historiques et contemporaines — des choses, des êtres humains comme choses, leur appareillage de capillaires et de veines entrelaçant les événements, les circonstances, et s’entrelaçant avec eux. Le mot révolutionnaire, s’il doit accomplir sa révolution, ne peut se libérer d’une référence. Il n’est pas infini. Mais infini est un terme.

 

     L’ordre, pour toute poésie, consiste à s’approcher d’un état de musique où les idées s’offrent aux sens et à l’intelligence, dénuées de toute intention prédatrice. Un dur travail, comme le savent les poètes, qui s’évertuent à réconcilier les principes contrastés des faits. Dans la poésie, le poète ne cesse de rencontrer les faits, qui semblent faire obstacle à la musique en cours de route, bien que ni musique ni mouvement ne puissent exister sans eux, sans les faits qui leur sont propres. Matière première, pour parler vite, qui attend le sceau de la forme. Les poèmes ne sont que des actes exercés sur les singularités. Et par cette seule activité ils deviennent eux-mêmes des singularités — c’est-à-dire des poèmes.

 

Louis Zukofsky, Un Objectif & deux autres essais, traduit de l’américain par Pierre Alferi, Un Bureau sur l’Atlantique / Éditions Royaumont, 1989, p. 18-19 et p. 23.

22/05/2011

Fernando Pessoa, Bureau de tabac

fernando paeesoa,bureau de tabac,rien,nada

 

                     Tabacaria

          

 Não sou nada.

Nunca serei nada.

Não posso querer ser nada.

A parte isso, tenho em mim todos os sonhos do mundo.

 

Janelas do meu quarto,

Do meu quarto de um dos milhões do mundo que ninguém sabe quem é

(E se soubessem quem é, o que saberiam ?)

Dais para o mistério de uma rua cruzada constantemente por gente,

Para uma rua inacessível a todos os pensamentos,

Real, impossívelmente real, certa, deconhecidamente certa,

Com o mistério das coisas por baixo das pedras e dos seres,

Com a morte a pôr humidade nas paredes e cabelos brancos nos homens,

Com o Destino a conduzir a carroça de tudo pela estrada de nada.

 

Estou hoje vencido, como se soubesse a verdade.

Estou hoje lúcido, come se estívesse para morrer,

E não tivesse mais irmandade com as coisas

Senão uma despedida, tornando-se esta casa e este lado da rua

A fileira de carruagens de um comboio, e uma partida apitada

De dentro da minha cabeça,

E uma sacudidela dos meus nervos e um ranger de ossos na ida.

 

[…]

 

          Bureau de tabac

 

Je ne suis rien.

Je ne serai jamais rien.

Je ne peux vouloir être rien.

À part ça, je porte en moi tous les rêves du monde.

 

Fenêtres de ma chambre,

Ma chambre où vit l’un des millions d’êtres au monde, dont personne ne sait

     qui il est

(Et si on le savait, que saurait-on ?),

Vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,

Une rue inaccessible à toutes pensées,

Réelle au-delà du possible, certaine au-delà du secret,

Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,

Avec la mort qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes,

Avec le destin qui mène la carriole de tout par la route de rien.

 

 Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais la vérité.

Aujourd’hui je suis lucide comme si j’allais mourir

Et n’avais d’autre intimité avec les choses

Que celle d’un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant

Un convoi de chemin de fer, un coup de sifflet

À l’intérieur de ma tête,

Une secousse de mes nerfs, un grincement de mes os à l’instant du départ.

 […]

 

Fernando Pessoa, Bureau de tabac, [édition bilingue] traduit par Rémy Hourcade, préface de A. Casais Monteiro, postface de Pierre Hourcade, illustré par Fernando de Azevedo, Le Muy, éditions Unes, 1993, p. 37-38 et 15-16.

 

 

 

           Bureau de tabac

 

 Je ne suis rien.

Je ne serai jamais rien.

Je ne peux vouloir être rien.

À part ça j’ai en moi tous les rêves du monde.

 

Fenêtres de ma chambre,

De ma chambre abritant un de ces millions au monde dont nul ne sait qui il est

(Et si on le savait, que saurait-on ?)

Vous donnez sur le mystère d’une rue constamment remplie de gens qui se croisent,

Sur une rue inaccessible à la moindre pensée,

Réelle, impossiblement réelle, exacte, inconnaissablement exacte,

Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,

Avec la mort qui met du moisi sur les murs et des cheveux blancs sur les hommes,

Avec le Destin conduisant la charrette de tout sur la route de rien.

 

 

Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais la vérité.

Aujourd’hui je suis lucide, comme si j’allais mourir,

Et sans avoir d’autre fraternité avec les choses

Qu’un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant

Un convoi de chemin de fer et un sifflet de départ

Retentissant dans ma tête,

Et une secousse de mes nerfs et un crissement d’os au moment de partir.

 

Fernando Pessoa, Œuvres poétiques, traduction par Patrick Quillier en collaboration avec Maria Antónia Cãmara Manuel, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2001, p. 362-363 [traduction parue d’abord chez Christian Bourgois, 2001].

21/05/2011

Jacques Réda, Les Ruines de Paris

Jacques Réda, 2003.jpegCar finalement nous ne sommes, me confie ce livreur, que de passage et pour très peu de temps sur terre, mais trop de gens ont tendance à l’oublier Si bien que tout se déroule à l’envers de ce qui devrait être : partout la haine au lieu de l’amour. Tels sont les propos qu’il me tient dans une langue aussi difficile à reproduire que son accent : le parigot où sous la gouaille pointe une espèce de morgue. Nous en sommes arrivés là, d’ailleurs, je ne sais comment : parce que les feux de l’avenue de Suffren restent bloqués au rouge, et que cet embouteillage invite à la méditation. Lui je suppose qu’il livre, qu’il en infère de même pour moi : la grosse boîte qu’un sandau arrime derrière ma selle (et où je transporte en fait des lettres, des brouillons, des élastiques, des disques rares et coûteux de Sonny Clarke ou d’Eddie Costa), la casquette rabattue sur une face plutôt brutale, le k-way avec trois rayures blanches le long des bras. Et c’est vrai que d’une certaine manière on se ressemble, pas rien que par le vêtement. Mais je me borne à opiner sobrement de la tête, je ne risque pas un mot. Si je n’avais énoncé, moi, que le tiers de ce début d’évangile, aussitôt j’en suis sût il m’aurait traité de cureton. Cependant c’est à cela qu’il songe tandis qu’il patiente ou qu’il fonce, j’y pense aussi parfois. Ainsi donc un moment anonymes au coude à coude, dans le brassage hostile des moteurs, peut-être qu’on s’aime, qu’on se comprend. Mais enfin tout le carrefour se remet à clignoter orange : il rentre à fond dans le paquet, se faufile, me sème, puis, tout à coup, se retourne, et (appelons les choses par leur nom), se fend la tirelire, carrément.

 

Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1977, p. 60-61.

20/05/2011

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète

 

Rainer Maria Rilke, Lettre, poèteVous demandez si vos vers sont bons. C’est à moi que vous posez la question. Vous en avez interrogé d’autres auparavant. Vous les envoyez à des revues. Vous les comparez à d’autres poésies et vous vous inquiétez quand certaines rédactions refusent vos essais. Or (puisque vous m’avez autorisé à vous conseiller), je vous invite à laisser tout cela. Vous portez vos regards au-dehors ; or, c’est précisément ce qu’en ce moment vous devriez ne pas faire. Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n’existe qu’un seul moyen, qui est de rentrer en vous-même. Cherchez le sol d’où procède ce besoin d’écrire ; vérifiez s’il étend ses racines jusqu’au plus profond de votre cœur ; faites-vous l’aveu de savoir si vous devriez mourir au cas où il vous serait interdit d’écrire. C’est cela surtout qui compte : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit si vraiment il vous faut écrire. Creusez en vous-même jusqu’à trouver la réponse la plus profonde. Et si cette réponse est affirmative, si vous ne pouviez accueillir cette grave question qu’en disant simplement, fortement : « Oui, il le faut », alors construisez votre vie en fonction de cette nécessité ; votre vie doit être, jusqu’en ses instants les plus insignifiants et les plus minimes, la marque et le témoignage de ce besoin.

 

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, traduction de Claude David, dans Œuvres en prose, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1993, p. 928.