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23/08/2011

Paul Éluard, L'amour la poésie

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Où la vie se contemple tout est submergé

Monté les couronnes d’oubli

Les vertiges au cœur des métamorphoses

D’une écriture d’algues solaires

l’amour et l’amour.

 

Tes mains font le jour dans l’herbe

Tes yeux font l’amour en plein jour

Les sourires par la taille

Et tes lèvres par les ailes

Tu prends la place des caresses

Tu prends la place des réveils.

      

                     *

 

Toutes les larmes sans raison

Toute la nuit dans ton miroir

La vie du plancher au plafond

Tu doutes de la terre et de ta tête

Dehors tout est mortel

Pourtant tout est dehors

Tu vivras de la vie d’ici

Et de l’espace misérable

Qui répond à tes gestes

Qui placarde tes mots

Sur un mur incompréhensible

 

 Et qui donc pense à ton visage ?


Paul Éluard, L’amour la poésie, Gallimard, 1929, p. 21 et 47.

22/08/2011

Sylvia Plath, Ariel (traduction Valérie Rouzeau)

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Mort & Cie

 

Deux, bien sûr, ils sont deux.

Ça paraît tout à fait évident maintenant —

Il y a celui qui ne lève jamais la tête,

L’œil comme une œuvre de Blake,

Et affiche

 

Les taches de naissance qui sont sa marque de fabrique —

La cicatrice d’eau bouillante,

Le nu

Vert-de-gris du condor.

Je suis un morceau de viande rouge. Son bec


Claque à côté : ce n’est pas cette fois qu’il m’aura.

Il me dit que je ne sais pas photographier.

Il me dit que les bébés sont tellement

Mignons à voir dans leur glacière

D’hôpital : une simple


Collerette,

Et leur habit funèbre

Aux cannelures helléniques,

Et leurs deux petits pieds.

Il ne sourit pas, il ne fume pas.

L’autre si,

Avec sa longue chevelure trompeuse.

Salaud

Qui masturbe un rayon lumineux,

Qui veut qu’on l’aime à tout prix.


Je ne bronche pas.

Le givre crée une fleur,

La rosée une étoile,

La cloche funèbre,

La cloche funèbre.

 

Quelqu’un quelque part est foutu.

 

Sylvia Plath, Ariel, présentation et traduction de Valérie Rouzeau, Poésie / Gallimard, 2011, p. 45-46.

 

 

        Death & CO.

 

Two, of course they are two.

It seems perfectly natural now —

The one who never looks up, whose eyes are lidded

And balled, like Blake’s,

Who exhibits


The birthmarks that are his trademark —

The scald scar of water,

The nude

Verdigris of the condor.

I am red meat. His beak


Claps sidewise : I am not his yet.

He tells me how badly I photograph

He tells me how sweet

The babies look in their hospital

Icebox, a simple


Frill at the neck,

Then the flutings of their Ionian

Death-gowns,

Then two little feet.

He does not smile or smoke.

 

 

 

 

The other does that,

His hair long and plausive.

Bastard

Masturbating a glitter,

He wants to be loved.

 


 

I do not stir,

 

The frost makes a flower,

 

The dew makes a star,

 

The dead bell,

 

The dead bell.

 

 

Somebody’s done for.

 

Sylvia Plath, Ariel, Faber and Faber, London, 1988 [1965 by Ted Hughes], p. 38-39.

21/08/2011

Tim Burton, La triste histoire du petit Enfant Huître

Tim Burton, l'Enfant Huître, conte

                                   La fille avec plein d’yeux

 

 

Un jour, au parc,

surprise : cette fille, grand Dieu !

Je la remarque,

parce que sur la face elle a plein d’yeux !


Elle était des plus girondes

(mais aussi des plus immondes).

   « Elle a une bouche, néanmoins », me

dis-je, si bien qu’à parler nous en vînmes.


 Nous parlâmes de fleurs,

de ses cours pour être poète,

et que ce serait in malheur

si elle portait des lunettes.


C’est bien de connaître une pépée

qui a tant d’yeux en trop,

mais on est vraiment tout trempé

quand elle fond en sanglots.

 

 

Tim Burton, l'Enfant Huître, conte

The Girl with Many Eyes

 

One day in the park

I had quite a surprise.

   I met a girl

Who had many eyes.


She was really quite pretty

(and also quite shocking !)

   and I notice she had a mouth,

so we ended up talking.


We talked about flowers,

   and her poetry class,

and the problems she’d have

   if she ever wore glasses.


It’s great to know a girl

who has so many eyes,

   but you really get wet

when she breaks down and cries.

 

Tim Burton, La triste fin du petit Enfant Huître et autres histoires, traduit de l’américain par René Belletto, édition bilingue illustrée par Tim Burton, U . G . E . Poche, éditions 10/18, 1998.

 

20/08/2011

Bernard Noël, Les Plumes d'Éros

 

                                                          L’enfer, dit-on

 

 imgres.jpeg Le sexe nous lie à l’espèce. Il est en nous son instrument. Ainsi, il mine notre particularité là même où nous croyons l’éprouver le plus vivement : chacun est unique en son corps ; chacun est semblable à tous par l’emportement sexuel. Nous voulons être unique dans ce qui est notre expression la moins individuelle mais que nous tâchons de faire nôtre en greffant de la langue sur la sexualité. Le mouvement des mots se mêle alors aux tressaillements de l’espèce et nous fait rêver d’un orgasme durable. Le désir se couvre d’amour et l’espèce devient une origine perdue derrière l’horizon.

   Entre le corps et le sexe, quelque chose est advenu qui rejoue radicalement la vieille interprétation mécaniste ; cette fois, plus de métaphysique, ce n’est plus l’esprit qui nous traverse ou nous habite, c’est un élan dont nous détournons le sens. S’il vient à s’éclairer, au fond de nous le plus ancien des dieux remue : un dieu dont tous les dieux suivants ont fait notre démon.

   L’espèce est la partie la plus vêtue de nous-même : toute la langue s’est enroulée sur elle pour la dissimuler. Le dieu archaïque a pris le visage d’Éros. Le sexe est devenu une idée, à moins qu’il ne soit un morceau.

   L’attribut le plus naturel ne fonctionne donc plus si naturellement : il en est la représentation, il est devenu un sujet. En lui, l’organique a cédé la place à l’illusoire, si bien qu’il est un mensonge capable de dire la vérité que nous souhaitons entendre. Nous parlons encore de « possession » : nous ne possédons qu’une ombre.

   Tout cela pour avancer contradictoirement vers un désir contradictoire, puisqu’il nous tire autant vers nous que  hors de nous. Longtemps le partage s’est fait par référence à un mal et à un bien, mais il fallait y croire sans aucun doute. Devant le ciel vide et les idées mortes, les choses devraient revenir à leur réalité. Elles s’en gardent — ou nous les en gardons — car elles continuent à disparaître derrière les signes qu’elles nous font. Nommer est une magie décevante, qui convoque le tout et ne fait apparaître que le rien.

[…]

 

Bernard Noël, L’enfer, dit-on, dans Les Plumes d’Éros, Œuvres I, P. O. L, 2010, p. 315-316.

19/08/2011

Robert Pinget, Quelqu'un

 

   

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   Il était là ce papier, sur la table, à côté du pot, il n’a pas pu s’envoler. Est-ce qu’elle a fait de l’ordre ? Est-ce qu’elle l’a mis avec les autres ? J’ai tout regardé, j’ai tout trié, j’ai perdu toute ma matinée, impossible de le trouver. C’est agaçant, agaçant. Je lui dis depuis des années de ne pas toucher à cette table. Ça dure deux jours et le troisième elle recommence, je ne retrouve plus rien. Il paraît que c’est partout la même chose, dans toutes les maisons, dans tous les ménages. Alors il faudrait supprimer les bonnes ou les femmes. Moi je m’en passerais. J’ai mes petites affaires, mon petit travail, je peux me passer de tout le monde, je peux vivre seul. La bouffe ce n’est pas compliqué et le reste ça n’existe pas. Il n’y a que le travail qui compte. C’est vrai ça, se laisser emmerder toutes sa vie par des personnes qui mettent en ordre vos papiers. Il aurait fallu que je m’arrange autrement mais voilà, on est embringué dans l’existence, on ne sait pas seulement comment. Je n’ai pas l’intention d’en parler de mon existence mais probable qu’il va falloir. C’est d’un inintérêt, d’un plat. À se demander si c’est vrai, à se demander si on peut vivre comme ça. À croire qu’on ne choisit pas. Moi il y a longtemps que je le sais qu’on ne choisit pas mais il y a des gens pour vous dire que si, qu’on est responsable, qu’on est libre, un tas de foutaises. Et ils vous développent des arguments, ils vous prouvent par A plus B, ils vous mettent au pied du mur. Moi j’y suis tout le temps. Ils me coincent chaque fois. Alors pour développer mes arguments à moi c’est vite fait, je n’en ai pas. J’essaie de partir sur un raisonnement, de finasser, de faire croire que je sais des choses, que j’ai une expérience. Je parle du malheur, des tuiles, des machins qui vous bloquent, qui vous coupent l’herbe sous le pied. J’essaie de donner une forme à ce que je dis, j’ai des références toutes fausses, je confonds les penseurs, les mystiques, et tout de suite on se rend compte que je radote, que je n’ai aucune culture, rien, sauf de la prétention. Et c’est justement l’erreur, je n’ai aucune prétention, c’est eux qui m’y forcent. Ce n’est pas une fois, c’est mille fois qu’ils m’ont foutu dans cette situation. On ne devrait pas se laisser prendre, on devrait envoyer tout dinguer et se retirer à la campagne mais on se dit tout le temps que ce n’est pas encore le moment, qu’on a besoin des autres, qu’il faut bien vivre en société, un tas de mignardises qui peuvent nous coincer définitivement. Et qui nous coincent.

 

Robert Pinget, Quelqu’un, éditions de Minuit, 1965, p. 7-8.

18/08/2011

Saint-John Perse, Éloges

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                                   XIII

 

La tête de poisson ricane

entre les pis du chat crevé qui gonfle — vert ou mauve ? —

Le poil, couleur d’écaille, est misérable, colle,

comme la mèche que suce une très vieille petite fille osseuse, aux   mains blanches de lèpre.

La chienne rose traîne, à la barbe du pauvre, toute une viande mamelles. Et la marchande de bonbons

se bat

contre les guêpes dont le vol est pareil aux morsures du jour sur le dos de la mer. Un enfant voit cela,

si beau

qu’il ne peut plus fermer ses doigts… Mais le coco que l’on a bu et lancé là, tête aveugle qui danse affranchie de l’épaule,

détourne du dalot

la splendeur des eaux pourpres lamées de graisses et d’urines, où trame le savon comme de la toile d’araignée.

                                                   *

Sur la chaussée de cornaline, une fille vêtue comme un roi de Lydie.

 

Saint-John Perse, Éloges, dans Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1972, p. 45.

17/08/2011

Christian Prigent, Suite Diderot

christian prigent,suite diderot,souper fin

 

(Pour un souper fin)

 

Ah, ces orages domestiques (« vie de mer ») !

Demain 84 gouttes et adieu + un tube (et

Adieu vacheries des planchers !) : si amer

Est ce ressassement d’ébats chiffonniers


Le jour — Madame allons aux volières de la nuit

Huiler nos viandes dans ces spas grand chic pur

Beurre (www.gayfriendly.com) : là fur

Tivement gouttent vos secrets vos pipis.


Puis carpaccio de cheval et la garbure

De coq de luxe et l’épure (titubant / pas

Tombant) de vos chaloupés chous (Gradiva !)

Parmi ces si incorrectes nourritures.

 

Christian Prigent, Suite Diderot, illustré par Detlef Baltrock, ficelle n° 103,

Atelier Rougier. V., "Les Forettes", 61380 Soligny le Trappe.

 

 

16/08/2011

Jude Stéfan, Grains & issues

   Littré, cher à Stéfan comme il le fut à Ponge, définit lesJude Stéfan, 2.jpg  issues comme « ce qui reste des moutures après la farine, comme le gros et le petit son ». Le titre, Grains & issues, déjà utilisé par Tzara en 1935 (avec et), évoque donc des éléments de nature diverse,

ce que confirme le sous-titre, Variété ; ici VIII : dès 1995 Stéfan faisait paraître un livre titré Variété VI, dans la lignée de Variété V de Valéry (paru en 1944) et réunissant entretiens, notes, traductions, lettres, dialogues. C’est à ce Valéry, « l’esprit supérieur, le sceptique, le moraliste » que se réfère Stéfan. Le volume réunit trois types d’écrits dont on connaît par ailleurs des publications séparées, un Anti-journal, des Scholies & apostilles et un ensemble titré Varia.

   Pour commencer, un anti-journal — anti- parce que ne s’épanchant jamais sur le quotidien, mais réunissant, pas toujours sous une date, des anecdotes, des propos entendus au café (« Vieux, on ne dort plus. On rêve… à la mort ! »), des remarques qui donnent parfois de Stéfan l’image d’un misanthrope (qu’il n’est pas vraiment) et d’un misogyne (qu’il paraît être dans ses textes — goût affirmé de la provocation). Citons-en quelques-unes : « Nécessité. Une femme, sans autres défauts, aura néanmoins ceux de son sexe — comme l’ânesse de Stevenson », « À Térence. Rien de ce qui est humain ne m’est proche ». Dans ces quinze brèves pages de journal pour deux années, on lit aussi des réflexions qu’aurait pu écrire Joseph Joubert, comme : « Étymologie. Enseigner, c’est signaler — ce qu’il faut savoir, ce qu’il faut examiner ». On retrouve aussi, toujours intacte, la passion de la littérature, fondement de la vie de Stéfan : « Littératurite. La seule question qui pouvait l’intéresser : que lisez-vous actuellement (quelle est votre autre vie) — le reste allant de soi ? Nés pour mourir entre les deux la vaine métaphysique ».

   Les Scolies & Apostilles réunissent des préfaces et 4ème de couverture écrites pour des poètes qu’il défend (Jeanpyer Poëls, Nicolas Styczynski, par exemple), ou reprennent des notes de lecture, publiées ou non. Elles sont des hommages (un portrait de Perros) ou constituent les éléments dispersés d’un "art poétique", analysant cursivement le travail de Zanzotto sur la langue ou l’importance de Ponge et de ses proêmes, dégageant avec acuité ce qui importe dans les vers de Beckett (si peu lus !) : « l’aveu que versifier, c’est rimer, faire jouer les vocables en écho, s’amuser du sérieux métrique (…), qu’écrire est la seule possibilité pour un mort en sursis d’évoquer un mort accompli, lui donner une pensée ». Cette analyse, à très peu près, peut s’appliquer à la poésie de Stéfan. Relecture aussi de 93 de Hugo, où Stéfan repère « un passage incessant à la ligne inaugurant un usage "poétique" de la phrase » :

Posée par qui ?


Par les événements.


        Et pas seulement par les événements…


Il comparaissait devant quelqu’un


Devant quelqu’un de redoutable.


Sa conscience.

 

   Varia, enfin, rassemble en partie des textes publiés dans des revues ou des livres collectifs, notamment la réponse à la question Écrire, pourquoi ? reprise d’un livre publié sous ce titre en 20051. On lira également 80 ajouts aux Litanies du scribe, commencées en 1988 et constamment augmentées : un nom d’écrivain est suivi d’un trait, anecdotique ou non, qui pourrait le caractériser. Par exemple, ici :

   (...)
E. Morante et ses chats


  Verga en visite à Médan chez Zola

  
Saroyan en road-movie 1963

  Walpole atteint de la goutte


 Vallejo périssant du hoquet


  Blecher immobilisé dans sa gouttière


 Bocage livré à l’inquisition


 Brioussov et son poème d’un seul vers 
(...)

   Ces litanies sont immédiatement suivies de l’esquisse d’une autre "litanie", un poème (« À nos héroïnes-Héroïdes ») constitué d’une liste subtilement ordonnée de noms de femmes — le Dictionnaire des femmes célèbres publié dans la collection Bouquins est toujours sur le bureau de Stéfan, qui le complète régulièrement. Sont assemblés ici des noms de la mythologie, des noms ou prénoms de cantatrices, écrivaines, poétesses, actrices, peintresses, révolutionnaires, des femmes aimées aussi, tous noms qui peuplent la poésie de Stéfan. Le traducteur des poètes de l’Antiquité donne quelques fragments d’Archiloque, recréation ; ainsi "L’Aimée" : « Elle aimait la branche de myrte / et la belle fleur de rose, ses cheveux / ombrageaient ses épaules et ses reins ». Ce Grec est très clairement proche de Stéfan qui le caractérise ainsi : « Le hérisson qui pique, le renard qui raille sont ses totems ».

   Les Varia contiennent des pages sur la poésie, dont j’isole ce qui définit l’activité de Stéfan, « on écrit pour être autre que soi-même » : point de départ sans doute pour réfléchir à ce qu’est l’usage du pseudonyme. L’idée est reprise dans un texte sur l’ennui, dans sa conclusion qui part d’un élément biographique :

« Va jouer », disait-on à [cet] enfant saisi par l’ennui et qui un jour eut la curiosité d’apprendre ce qu’était ce malaise dans son dictionnaire familial : « tourment de l’âme », c’était juste, « dégoût de tout », également — il retint donc la sagesse topique d’É. Littré, qui l’aiderait à « écrire » (sortir de soi).

   L’ennui et Littré n’ont pas quitté Stéfan – ni l’écriture.

 Jude Stéfan, 
Grains & issues, essais ou Variété VIII, 
éditions la ligne d’ombre, 2008, 11 €.© Photo Chantal Tanet, août 2011.

 Une autre version de la recension a paru en 2008 dans Poezibao. 

15/08/2011

Pierre Bergounioux, Le miroir brisé

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[…]

  À compter de la fin du deuxième tiers du XIXe siècle, le genre romanesque est périmé comme le furent, avant lui, la tragédie, la poésie didactique, l’oraison funèbre. À cela, il y a deux raisons, l’une substantielle, l’autre formelle.

   Lorsque les Trois Glorieuses abrègent le blême intermède de la Restauration et que la bourgeoisie d’affaires prend directement en mains l’initiative politique, il n’existe pas de langage spécialisé qui ferait écho à ce qui se passe alors, développement de l’industrie au détriment de la terre, domination d’une nouvelle classe, urbaine, après l’éviction de la vieille noblesse rurale. Un genre mineur, sans règles, rédigé en langue vulgaire et non pas en latin, est disponible, dans un coin. C’est une forme à peine élaborée, allongée, du récit, cette aptitude anthropologique qui n’est que la récurrence indéfinie de la structure de base du langage, la phrase. Celle-ci se ramène à un même binôme, à l’association d’un signe d’espace et d’un autre de temps, d’un nom et d’un verbe, selon la grammaire. Quelqu’un fait quelque chose.

   C’est au moyen de cet instrument rudimentaire que des hommes incertains mais corpulents, énergiques, vont rendre compte, avec une pénétration admirable, une ironie mordante et, pour finir, mortelle, de la reconfiguration de la société révolutionnée. En à peine plus de trois décennies, ils ont pesé, jugé, condamné. Rien ne vaut la peine, que la littérature en tant qu’elle établit que rien ne vaut la peine, et d’abord l’axiome fondateur du vouloir pratique, qui est « la maximisation des chances pacifiques de gain pécuniaire ». Tout est dit. Et les ingénus, les tièdes qui n’auraient pas compris qu’une nouvelle injustice a supplanté la vieille injustice, qu’au coupleimmémorial, ennemi, que composaient le propriétaire foncier et l’esclave puis le manant, s’est substitué celui du capitaliste et du prolétaire, ces ingénus, ces attardés seraient bien incapables d’avancer quoi que ce soit qui vaille après que Flaubert s’est assis sur le « banc d’infamie ».

   Il ne se passe rien d’autre, dorénavant, que la répétition sans attrait ni équité ni surprise (en principe) du cycle argent-marchandise-argent. Ça, c’est pour le fond. Mais, du côté de la forme, les choses ont singulièrement changé. L’Allemagne, qui peine à sortir de son morcellement féodal, à rejoindre, sur la scène du monde, les deux États-nations qui se disputent depuis trois siècles le premier rôle, l’Allemagne, on l’a dit, pense à proportion de l’impuissance physique à laquelle elle se trouve réduite. Dès 1848, un philosophe rhénan de trente ans, d’origine juive, formé à l’école hégélienne, rédige d’une main décidée, un Manifeste dont l’écho de tonnerre remplira le siècle et demi qui suit. La destruction violente de la société dont les grands romanciers français ont livré la description vivante est à l’ordre du jour, ses fossoyeurs nommément convoqués — « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »

   Pareilles déclarations ne sauraient être prises à la légère par l’adversaire. Il lui faut répondre, justifier la domination bureaucratique-légale qui garantit ses intérêts, opposer des raisons au projet révolutionnaire hautement rationnel sorti du cerveau du jeune Marx. Et c’est le deuxième discours qui vient flanquer, sur sa droite, après la théorie matérialiste de l’histoire, sur sa gauche, le langage romanesque. Auguste Comte, déjà, mais Spencer et surtout Durkheim, Max Weber jettent les fondements de la science sociale. Ils appliquent aux choses humaines les rigoureux principes auxquels les savants ont soumis, depuis la Renaissance, les trois règnes et les quatre éléments. Ils adoptent l’attitude de neutralité axiologique qui conditionne l’accès à la réalité objective, enquêtent, mobilisent les ressources de l’analyse statistique, accèdent à des vérités qui disqualifient la sociologie spontanée, sauvage que possède, implicitement, tout agent social et qu’explicitent, sans y voir malice, les romanciers. L’éclat d’un contre-projet politique sérieux, d’un côté, la genèse d’une interprétation rigoureuse des faits sociaux, de l’autre, privent le roman, dès le milieu du XIXesiècle, de la vertu révélatrice que lui avaient conférée les romanciers français. Zola, venu trop tard, procède mécaniquement à un inventaire qui n’établit plus rien quon ne sache déjà.

[…]

 

Pierre Bergounioux, Un Miroir brisé, dans La Nouvelle Revue Française, "Le roman du XXe siècle", sous la direction de Jean Rouaud, n° 596, février 2011, p. 31-33.

© Photo Chantal Tanet, 2006.

 

14/08/2011

Jean Genet, Le condamné à mort

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                Le condamné à mort

 

[…]

 

Sur mon cou sans armure et sans haine, mon cou

 

Que ma main plus légère et grave qu’une veuve

 

Effleure sous mon col, sans que ton cœur s’émeuve,

 

Laisse tes dents poser ton sourire de loup.

 

 

O viens mon beau soleil, ô viens ma nuit d’Espagne,

 

Arrive dans mes yeux qui seront morts demain.

 

Arrive, ouvre ma porte, apporte-moi ta main.

 

Mène-moi loin d’ici battre notre campagne.

 


Le ciel peut s’éveiller, les étoiles fleurir,

 

Ni des fleurs soupirer, et des prés l’herbe noire

 

Accueillir la rosée où le matin va boire,

 

Le clocher peut sonner : moi seul je vais mourir.

 


O viens mon ciel de rose, ô ma corbeille blonde !

 

Visite dans sa nuit ton condamné à mort.

 

Arrache-toi la chair, tue, escalade, mords,

 

Mais viens ! Pose ta joue contre ma tête ronde.

 


Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour.

 

Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes.

 

On peut se demander pourquoi les Cours condamnent

 

Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour.

 


Amour viens sur ma bouche ! Amour ouvre tes portes !

 

Traverse les couloirs, descends, marche léger,

 

Vole dans l’escalier plus souple qu’un berger,

 

Plus soutenu par l’air qu’un vol de feuilles mortes.

 


O traverse les murs , s’il le faut marche au bord

 

Des toits, des océans ; couvre-toi de lumière,

 

Use de la menace, use de la prière,

 

Mais viens, ô ma frégate, une heure avant ma mort.

 

[…]

 

 

Jean Genet, Le condamné à mort [1945]suivi de poèmes, L’enfant criminel [1948], Le funambule [1955], Marc Barbezat – L’Arbalète, 1966, p. 18-19.

 

13/08/2011

Cesare Pavese, Le Métier de vivre

18 octobre [1938]

Décrire la nature en poésie, c’est comme ceux qui décrivent une belle héroïne ou un puissant héros.

 

10 novembre [1938]

La littérature est une défense contre les offenses de la vie. Elle lui dit : « Tu ne me couillonnes pas ; je sais comment tu te comportes, je te suis et je te prévois, je m’amuse même à te voir faire, et je te vole ton secret en te composant en d’adroites constructions qui arrêtent ton flux. »

 

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16 avril 1940

Il doit être important qu’un jeune homme toujours occupé à étudier,  à tourner des pages, à se tirer les yeux, ait fait sa grande poésie sur les moments où il allait sue le balcon, sous le bosquet, sur la colline ou dans un champ tout vert. (Silvia latini, Vie solitaire, Souvenirs) La poésie naît non de l’our life’s work, de la normalité de nos occupations mais des instants où nous levons la tête et où nous découvrons avec stupeur la vie. (La normalité, elle aussi, devient poésie quand elle se fait contemplation, c’est-à-dire quand elle cesse d’être normalité et devient prodige.)

On comprend par là pourquoi l’adolescence est grande matière à poésie. Elle nous apparaît à nous — hommes — comme un instant où nous n’avions pas encore baissé la tête sur nos occupations.

 

20 février

La poésie est non un sens mais un état, non une compréhension mais un être.

 

Cesare Pavese, Le Métier de vivre, traduit de l’italien par Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 103, 113, 153, 255.

 

12/08/2011

Aragon, Le paradis terrestre

Louis Aragon, Le paradis terrestre, La grande gaîté

             Le paradis terrestre

 

Le collectionneur de bouteilles à lait

Descend chaque jour à la cave

Il halète à la

Onzième marche de l’escalier

Et tandis qu’il disparaît dans l’entonnoir noir

Son imagination se monte se monte

Kirikiki ah la voilà

La folie avec ses tempêtes

Tonneaux tonneaux les belles bouteilles

Elles sont blanches comme les seins vous savez

Vers la gorge

Où le couteau aime les très jeunes filles

Il y a des hommes dans les restaurants

Et dans les pâtisseries

Ils regardent les consommatrices et leurs repas

Froidit Leur chocolat

Ils aiment les voir prendre un sorbet

Ça c’est pour eux comme pour d’autres

La forêt féérique où les apparitions du soir

Se jouent et chantent

Mais quand par surcroît de délices une voilette

Sur la crème ou la glace met son château de transparence

On peut voir soudainement pâlir et rougir

Le spectateur aux dents serrées

 

Des exemples comme ceux-là la rue en

Est pleine

Les cafés les autobus

Le monde est heureux voyez-vous

 

 

Louis Aragon, La Grande Gaîté [1929], dans Œuvres poétiques complètes, tome I, préface de Jean Ristat, édition publiée sous la direction d’Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 435.

 

 

 

 

 

 

11/08/2011

Gertrude Stein, Picasso

 

   imgres-1.jpegCézanne dans ses aquarelles avait une tendance à découper le ciel non en cubes, mais en divisions arbitraires ; il y avait aussi déjà le pointillisme de Seurat et de ses successeurs. Mais tout de même cela n’avait rien à voir avec le cubisme parce que tous ces autres peintres, pris par la réduction des choses vues, étaient préoccupés par leur technique qui devait exprimer de plus en plus ce qu’ils voyaient. Enfin de Courbet à Seurat, on peut même dire de Courbet à Van Gogh et à Matisse la plupart des artistes ont vu la nature comme elle est, c’est-à-dire, si vous le voulez, comme tout le monde la voit.

   Un jour on demandait à Matisse si, quand il mangeait une tomate, il la voyait comme il la peignait. « Non, dit Matisse, quand je la mange, je la vois comme tout le monde. » Et à vrai dire, de Courbet à Matisse, les peintres ont vu la nature comme tout le monde la voit et leur tourment c’était d’exprimer cela, de le faire avec plus ou moins de tendresse, de sentiment, de sérénité et de profondeur.

   Je suis toujours frappée par les paysages de Courbet parce qu’il n’a pas été forcé de changer la couleur pour arriver à donner la vision ordinaire de la nature. Mais Picasso était totalement différent. Quand il mangeait une tomate, la tomate n’était pas celle de tout le monde, pas du tout, et son effort n’était pas d’exprimer à sa manière des choses vues par tout le monde, mais comme lui seul les voyait.

 

Gertrude Stein, Picasso, Christian Bourgois, 1978 [1938], p. 36-37.

Gertrude Stein par Picasso, 1905-1906.

 

 

 

 

10/08/2011

Christiane Veschambre, Fente de l'amour

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au chemin creux

glaise et pierres

demeure

ma demeurée

 

m’attend

— pas moi

mais celle que la mort lavera

 

l’amour cherche

une chambre en nous

déambule dans nos appartements meublés

parfois

se fait notre hôte

dans la pièce insoupçonnée mise à jour par le rêve

creuse

entre glaise et pierres

                  un espace pour mon amour

 

 

n’ai que lui

pour osciller

        comme la tige à l’avant de l’aube

au respir de l’amour

— la vaste bête

qui tient contre elle

embrassée

        la demeurée du chemin creux

 

Christiane Veschambre, Fente de l’amour, illustrations de Madlen Herrström ; Odile Fix (Bélinay, 15430 Paulhac), 2011, n.p.

   

09/08/2011

Jacques Borel, Journal de la mémoire

 

    Jacques Borel.jpgLa phrase longue, oui, et le recul, sans cesse, de l’apparition de tel événement ou de tel personnage qui ont pourtant, dès le début, été annoncés. Je sais que c’est pour eux que j’ai pris le départ, à eux que je finirai par en venir, mais leur introduction se trouve infiniment retardée par l’intrusion, à mesure que l’écriture avance de son pas propre et de plus en plus indépendant, de mille thèmes, de mille sensations, de mille associations, de nouveaux jalons spontanément jaillis, dont à la fois elle se nourrit et se compose, et qui l’entraînent. C’est aussi qu’un monde se déroule en nous à chacune des moindres secondes que nous vivons, que tout, pensées, sensations, soudains affleurements de la mémoire, provoqué par le langage et à son tour le provoquant, accourt ensemble, et que, si l’on veut tout capter de cette profusion instantanée, si l’on veut vraiment aller jusqu’au bout, comme j’espère pouvoir le faire un jour, de chacun de ces mouvements, de cet indivisible flux à chaque seconde tout entier présent et à chaque seconde aussi éveillant de nouvelles harmoniques, l’on ne peut, sous peine d’appauvrissement, éviter cette profusion, cette ramification ou cette prolifération de l’écriture, cette multiplication des incidentes, qui sont à l’image même de la vie de la conscience et de ses franges plus obscures.

 

Jacques Borel, Journal de la mémoire, éditons Champ Vallon, 1994, p. 54.