23/04/2011
Georg Trakl, Deux poèmes
Crépuscule du matin en été
Dans l’éther vert scintille brusquement une étoile
Et ceux de l’hôpital flairent le matin.
Cachée dans le buisson, la grive lance ses notes ivres
Et les cloches d’un couvent donnent rêveuses et lointaines.
Une statue se dresse sur la place, solitaire et svelte,
Et dans les cours émergent de rouges coussins de fleurs.
L’air autour des balcons de bois tremble de chaleur
Et des mouches s’affolent sans bruit autour de la puanteur.
Le rideau d’argent, là, devant la fenêtre, cache
Des membres enlacés, des lèvres, des seins tendres.
Des coups de marteau résonnent dans les échafaudages du clocher
Et la lune dépérit, blanche, au firmament.
Un accord de rêve, spectral, s’affaiblit
Et des moines sortent par le porche de l’église
Et s’avancent perdus dans l’infini.
Une cime claire dans le ciel s’élève.
Déclin
Au-dessus de l’étang blanc
Les oiseaux sauvages ont émigré.
Au soir souffle de nos étoiles un vent glacial.
Au-dessus de nos tombes
Se courbe le front brisé de la nuit.
Sous des chênes nous berce une barque d’argent.
Toujours sonnent les murs blancs de la ville.
Sous des voûtes de ronces
Ô mon frère nous gravissons, aiguilles aveugles, vers le minuit.
Georg Trakl, Œuvres complètes, traduites de l’allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1972, p. 334 et 111.
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22/04/2011
Philippe Beck, Chants populaires
Chaque poème ou chant populaire s’inspire ici d’un conte « noté » par les Grimm.[…] Les Chants populaires dessèchent des contes, relativement. Ou les humidifient à nouveau. Par un chant objectif. Un conte est de la matière chantée ancienne, intempestive et marquante, à cause d’une généralité. (Philippe Beck, Avertissement, p. 7 et 9).
18. Faille
Tailleur a un fils,
né petit.
Petit Relatif.
Petit-Poucet est variété
de Tom.
Ce sont deux rhumains.
Des coupes.
Tailleur a aussi du cœur
au ventre.
Plus que beaucoup.
Il s’en va pour connaître le monde.
Ce qui s’appelle du monde.
Mère cuisine un adieu.
Avec rivière.
Il va à la cheminée,
couloir vertical
de terre privée à commencement
de ciel.
Vapeur qui monte du bouillon
le lance en haut. Il monte dans les airs
sur la vapeur
et redescend à terre.
Il est au milieu de Monde.
Dans le Grand Extérieur.
À Publicité et Possibilité.
Il commence un voyage.
Soucis divins disparaissent
pour l’instant.
Il va droit devant.
Il est dans la grande forêt,
image de l’Ensemble Menaçant.
Elle a des failles.
Comme une porte.
C’est une grille.
Et une chambre d’or.
Les écus sont comme des appelants
Appelants inconnus ?
Ou des communiqués de chasse ?
Ils manquent comme des pommes comptées.
Les écus dansent et font
cling ! cling ! cling !
Petit va dans les brèches,
les fentes de monde,
et prend.
Fentes d’opéra ?
Il prend quoi ?
Derrière une pièce qui brille,
Il dit « Hé ! hé ! »,
« Ho ! ho ! » ou « Ohé ! ».
Il est ailleurs, et ailleurs.
Successivement.
Héros qui apparaît.
Il va au monde. Indéfiniment.
Une bête le prend dedans.
Il est dans la nuit de monde.
Il a peur.
Il est dans la noire.
Au milieu de chair qui a des mouvements.
Il passe dans l’intervalle des coups.
À l’usine de nuit.
Danger donne le nerf
et le muscle.
Il reste à l’Ensemble de Viande.
Vivant élément.
Ou Chair de Marionnette curieuse.
Jungle ou Manège Menaçant.
Avec des souffles d’enfer.
Il y danse énergiquement.
Maison provisoire est en mouvement.
C’est l’hiver. Il sort la tête
d’un monde sombre et vivant.
Dehors alimente le souvenir
de danse et des vapeurs
mélancoliques.
Souvenir d’Usine Dedans.
D’après « Le voyage du Petit-Poucet »
Philippe Beck, Chants populaires, Poésie / Flammarion, 2007, p. 62-64.
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21/04/2011
Henri Cole, Terre médiane (traduction Claire Malroux)
Mask
I tied a paper mask into my face,
my lips almost Inside its small red mouth.
Turning my head to the left, to the right,
I looked like someone I once knew, or was,
with straight white teeth and boyish bangs.
My ordinary life had come as far as it would,
like a silver arrow hitting cypress.
Know your place or you’ll rue it, I sighed
to the mirror. To succeed, I’d done things
I hated ; to be loved, I’d competed promiscuously :
my essence seemed to boil down to only this.
Then I saw ma own hazed irises float up,
like eggs clinging to a water plant,
seamless and clear, in an empty pondlike face.
Masque
J’ai attaché un masque en papier sur mon visage,
mes lèvres presque au-dedans de sa petite bouche rouge.
Tournant la tête à gauche, à droite,
je ressemblais à quelqu’un que j’avais connu, ou été,
aux dents blanches bien droites, aux boucles juvéniles.
Ma vie ordinaire avait suivi son cours attendu,
comme une flèche d’argent se plante dans un cyprès.
Reste à ta place ou tu t’en repentiras, ai-je murmuré
au miroir. Pour réussir, j’avais fait des choses
que je détestais ; pour être aimé, j’avais rivalisé de promiscuité ;
mon essence semblait se réduire seulement à cela.
Puis j’ai vu mes iris noisette monter à la surface,
comme des œufs accrochés à une plante aquatique,
lisses et clairs, dans un visage vide, un visage d’étang.
Henri Cole, Terre médiane, édition bilingue, traduction de l’anglais (États-Unis) et présentation par Claire Malroux, Le Bruit du Temps, 2011, p. 86-87.
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20/04/2011
La Commune de Paris : une exposition
L’exposition sur la Commune à la mairie de Paris (du 18 mars au 28 mai 2011) présente une documentation précieuse, des affiches, des lithographies et des photographies, notamment celles des barricades par Bruno Braquehais et Auguste-Hippolyte Collard, celles aussi des hommes et des femmes qui constituaient la Commune. L’ensemble est fort bien présenté et, pourtant, provoque le malaise : les choix d’une bonne partie des images retenues pour illustrer la Semaine sanglante (21 au 28 mai 1871), relèvent d'une idéologie favorable aux Versaillais. Au cours de cette semaine, les massacres se succédèrent, mais l’iconographie privilégie les images des bâtiments incendiés par les Communards et celles des carcasses de ces lieux détruits. Peut-être aurait-il fallu préciser qu’aux yeux des Communards ces lieux étaient d’abord des symboles d’un pouvoir rejeté ? Le commentaire à propos de l’incendie de l’Hôtel de Ville est une lamentation sur la perte « d’ouvrages remarquables », des archives et de la bibliothèque, mais il aurait fallu aussi se lamenter sur les atrocités des Versaillais, et ne pas se contenter de donner sans commentaire la phrase de Mac-Mahon : « Aujourd’hui [le 28 mai] la lutte est terminée : l’ordre, la travail et la sécurité vont renaître ».
On cherchera en vain des documents relatifs à l’envoi au bagne des Communards qui avaient échappé aux massacres, comme si cette répression n’avait rien à voir avec la Commune elle-même. Pas plus présents les livres sur la Commune — Louise Michel n’a-t-elle donc rien écrit ? Un Dictionnaire de la Commune (celui de Bernard Noël) n’est-il pas disponible ? mais on trouve dans des vitrines quelques-uns des carnets de Parisiens opposés à la Commune… Enfin, comment ne pas juger étrange l’absence d’un catalogue qui aurait réuni la documentation, si partiale soit-elle ? On se demande si ces courtes semaines de 1871 ne continuent pas à effrayer les bien-pensants… Il faut peut-être attendre le cent cinquantenaire de la Commune, en 2021, pour une exposition digne de ce nom. En attendant, on se reportera au site de la mairie du 20e arrondissement et à l’excellent site consacré à la Commune : http://lacomune.perso.neuf.fr
Victor Hugo, qui ne fut pourtant pas un Versaillais, rejetait la Commune ; il écrivait de Bruxelles le 28 avril : « Depuis le 18 mars, Paris est mené par des inconnus, ce qui n’est pas bon, mais par des ignorants, ce qui est pire. À part quelques chefs, qui suivent la foule plus qu’ils ne guident le peuple, la Commune, c’est l’ignorance. Je n’en veux pas d’autre preuve que les motifs donnés pour la destruction de la Colonne, ces motifs, ce sont les souvenirs que la Colonne rappelle. »1 Ignorants donc, et inconnus, les 33 ouvriers, 12 journalistes, 14 employés, etc., qui dirigèrent la Commune… Peu d’écrivains y participèrent, et si l’on se souvient encore de Vallès, Henri Rochefort est oublié et l’enseignement ne fait aucune part à Eugène Pottier (2), qui n’a pas écrit seulement L’Internationale ; exilé aux Etats-Unis, militant socialiste, il pensait que seules les rencontres fréquentes entre ouvriers de tous les pays pouvaient s’opposer aux dégâts du capitalisme, et il écrivait en 1875, à l’occasion de l’Exposition de Philadelphie :
« Que de peuple en peuple on se voie,
Qu’on tienne congrès sur congrès,
Le travail, pour changer de voie,
A forgé les rails du progrès » (p. 118)
Quant à Courbet, condamné pour sa participation à la descente de la colonne Vendôme, mort dans l’exil en 1877, c’est sans doute le tableau « L’origine du monde » qui lui assure aujourd’hui sa renommée.
Quel intérêt la Commune a-t-elle pour la littérature ? Directement, aucun. Mais ses projets ouvraient la voie à un développement considérable de la formation intellectuelle du plus grand nombre, condition nécessaire pour une diffusion générale de la culture. Par exemple : suppression du travail de nuit, constitution d’une chambre fédérale des travailleuses, séparation de l’Église et de l’État, suppression du budget des cultes, gratuité totale des fournitures scolaires, etc. Ces mesures auraient ébranlé les fondements du pouvoir et toutes les composantes de la classe dirigeante s’unirent pour abattre la Commune. Il faut se souvenir des mots de Thiers : « Le sol est jonché de leurs cadavres. Ce spectacle affreux servira de leçon ».
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19/04/2011
Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud
E blanc
Scène 1
La mort couche dans mon lit elle a les dents blanches
Patauger dans la nuit appelle-t-on cela
Vivre O dans ma bouche l’ancolie amère
Des jours anciens mon vieux Verlaine rien ne sert
De pleurer au temps des souvenirs la partie
Est déjà perdue tu n’avais pas su le
Retenir il courait plus vite que le vent
Amants de la mort qu’attendiez-vous de la vie
Il n’aurait fallu qu’un mot peut-être à ta lèvre
Dolente et non le chapelet à l’angélus
Ah l’ordre comme un petit serpent fourbe arrive
Toujours quad le clocher sonne douze au clair de
Lune le christ O vieille démangeaison
Pauvre lélian habité par un fantôme à
La jambe de bois l’autre en toi O moulin à
Prières
Scène 2
Que cherchais-tu en franchissant le saint-gothard
À demi enseveli dans la neige quelle
Porte par où t’enfuir encore et toujours
O toi l’ébloui sans sommeil dévoré par
Les mouches du rêve et que l’éclair divise à
Jamais hagard comme le faucon
Scène 3
Elle venait sans que j’y prenne garde à pas
De loup et ce cœur en moi s’usait peu à peu
À battre la chamade je ne l’avais pas
Reconnue tant son visage était pâle et
Ressemblait à s’y méprendre à la blanche nuit
Ses regards enjôleurs me grisaient doucement
O comme elle était tendre lorsqu’elle voulut
Me prendre par surprise au petit matin calme
J’aurais pu te quitter sans avoir baisé ta
Bouche tandis qu’à m’étreindre elle buvait mon
Sang O la camarde ma camarade attends
Encore un peu je n’ai pas fini d’inventer
Pour lui les mots du nouvel amour
Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud, Gallimard, 2009, p. 39-41.
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18/04/2011
Michel Leiris & Georges Limbour, André Masson et son univers
Dans le feu de l’inspiration
Si les objets des natures mortes — mettons : les pommes — étaient conscients et savaient parler, quels vivants et indiscrets portraits des peintres ils pourraient faire ; car ils connaîtraient leur regard dans l’action, et leurs passions, et leurs manies. Si l’œil du peintre saisit un secret des choses, ces choses, ayant soutenu le regard du peintre alors qu’il se croyait seul et non observé, auraient aussi saisi une part de son secret, ou plutôt de son intimité. Ah ! quel malheur que ce ne soit jamais les choses qui prennent le peintre pour modèle !
Malgré que l’on rencontre beaucoup de peintres à l’ouvrage à l’orée des bois et sur les falaises, il est rare de voir un peintre au travail, je pense : de pouvoir s’installer face à son regard et de le dévisager comme un diable assis sur son chevalet, au centre même de son inspiration, ce qui n’aurait sans doute d’intérêt que… psychologique et ne satisferait qu’une vicieuse curiosité.
Pourtant de grands artistes ont voulu s’observer dans leurs moments de concentration le plus intense et nous ont laissé des autoportraits où ils se représentent, la palette à une main et les pinceaux dans l’autre. Il est vrai que pour certains ils ne donnent là que leur portrait en général, non dans l’acte de peindre, et s’ils tiennent bien palette et pinceaux, ils se détournent néanmoins du chevalet, vers un spectateur imaginaire, dans une attitude d’apparat. Ces portraits sont les moins intéressants. Mais il en est d’autres, où le regard du peintre se scrute lui-même avec une évidente angoisse et le visage semble sortir avec violence du cadre pour se rapprocher de lui-même ; ces autoportraits sont très émouvants : nous nous sentons pénétrés par ce regard halluciné qui en réalité ne cherche que lui-même, mais aujourd’hui, nous sommes à la place du miroir où il se contemplait.
Michel Leiris et Georges Limbour, André Masson et son univers, Genève, Paris, éditions des Trois collines, 1947, p. 83-84.
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17/04/2011
Jaromír TYPLT, Ce murmure insistant... (traduction C. Tanet et J. Typlt)
To naráží řeč
Ležím
na podloží
sotva slyšitelných
drnčení a hukotů.
Sotva slyšitelných,
ale vytrvalých. Prosazují se
a odspodu do mě vnikají,
přenášejí se na mě, lehce,
ale velmi velmi lehce
mě
pobolívají.
Jako by něco drhlo
mezi stropem a podlahou,
někde tam, kde se od sebe ještě nedají rozeznat.
Zvlášť to vysoké,
málem až jasné,
chvílemi přerušované
chvění.
To naráží řeč.
Asi spolu o patro níž mluví ženské.
Ce murmure insistant
Je suis allongé
sur une couche
de vibrations et de bruissements
à peine audibles.
À peine audibles
mais continus. Ils forcent le chemin,
me pénètrent par en-dessous,
me rabotent, doucement
mais très, très doucement
me
blessent.
Comme si quelque chose se frayait
un passage
entre plancher et plafond,
dans un entre-deux.
Surtout ce frémissement
sonore,
presque clair,
parfois discontinu.
Ce murmure insistant,
comme un bavardage féminin venant d’en bas.
Jaromír Typlt, To naráží řeč, in revue Souvislosti, 01/2009 ; repris dans anthologie Nejlepší české básně 2009 ("Les meilleurs poèmes tchèques 2009"), édition Host, Brno 2010. ©Traduction inédite Chantal Tanet, avec le concours de l'auteur.
Jaromír Typlt (né en 1973 à Nova Paka, Bohème), après des études de philosophie à Prague, s’est installé à Liberec où il a tenu une galerie d’art contemporain et de photographie jusqu’en 2010. Son œuvre littéraire, menée parallèlement et publiée à partir de 1991, fait alterner prose et poésie. En 1994, il reçoit le prix Jirí Orten qui récompense les jeunes auteurs.
Avec des artistes comme Jan Měřička, il crée aussi des livres-objets (že ne zas až, 2003). Il publie également des essais critiques sur des écrivains et des artistes tchèques. À partir de 1999, il développe la « lecture mutante d’auteur », fondée sur des voix enregistrées, les rythmes de la langue, et aussi sur des objets trouvés et des mouvements scéniques. (À écouter : stáhnout mp3 )
Les premières traductions françaises de Jaromír Typlt ont été réalisées par Jérôme Boyon. Voir : http://www.typlt.cz/index.php?content=poesie-fr
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16/04/2011
Guennadi Aïgui, Dernier ravin
Dernier ravin
(Paul Celan)
à Martine Broda
Je monte ;
ainsi, en marche,
un temple
se construit.
Vent de fraternité, — et nous, en ce nuage :
moi ( et un mot inconnu,
comme hors de mon esprit) et l’armoise (cette amertume inquiète
qui près de moi m’enfonce
ce mot)
armoise.
Argile,
sœur.
Et, de tous les sens, le seul étant, inutile-essentiel,
là (dans ces mottes tuées),
comme un nom inutile. Ce
mot-là me tachant, lorsque je monte
dans la très simple (comme un feu) illumination,
pour se marquer — marque dernière au lieu
de la cime ; elle —
vide (tout est déjà donné)
visage : comme un lieu sans-douleur
dans un surplomb — un au-dessus l’armoise
(…
Et
la forme
resta
inaperçue
…)
et le nuage :
plus aveugle qu’acier (une-arme-non-visage)
le fond — inerte ; la lumière
comme jaillie d’une pierre béante.
Toujours plus
haut.
Guennadi Aïgui, Hors-commerce Aïgui, textes réunis et traduits par André Markowicz, Le Nouveau Commerce, 1993, p. 99-100.
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15/04/2011
Vincent van Gogh, Correspondance
[…] Pour parler encore de technique, il y a bien plus de technique, de technique saine, honnête, dans Israëls, par exemple dans cette très vieille toile : « Le pêcheur de Zandvoort », avec son magnifique clair-obscur, que dans la technique de ceux qui sont partout également plats et distingués, par leur couleur d’un froid pénétrant.
« Le pêcheur de Zandvoort », eh bien, accroche-le tranquillement à côté d’un ancien Delacroix : « La barque de Dante » : c’est de la même famille. À cela je crois mais j’ai de plus en plus d’aversion pour les tableaux qui sont clairs partout.
[…] ce qu’on appelle enlever un morceau, voilà ce que les vieux peintres hollandais faisaient fameusement.
« Enlever » un morceau en quelques coups de brosse, on n’en veut pas entendre parler aujourd’hui, mais les résultats sont là. Et c’est ce que beaucoup de peintres français, ce qu’un Israëls a magistralement compris, lui aussi.
Au musée, j’ai beaucoup pensé à Delacroix. Pourquoi ? Parce que, devant Hals, devant Rembrandt, devant Raphaël, devant d’autres encore, je pensais toujours à ce mot : Lorsque Delacroix peint, c’est comme le lion qui dévore le morceau. Comme cela est vrai ! Et, Théo, quand je pense à ce que je nommerai le club qui s’appelle technique, comme c’est peu de chose, comme ce n’est rien ! Sois bien certain que si jamais j’ai affaire à ces messieurs, ou si je me heurte à l’in d’eux, je ferai l’idiot, mais à la vireloque1, avec un bon coup de dent par derrière.
Vincent van Gogh, Correspondance générale, traduit du néerlandais et de l’anglais par Maurice Beerblock et Louis Roëlandt, Notes de Georges Charensol, Gallimard, tome 2, 1990 [1960], p. 733 et 735.
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14/04/2011
Claude Simon, Le tramway
… Personne ne ramassait les olives tombées de l’arbre et dont les pulpes écrasées parsemaient de taches noires les trois marches de brique par lesquelles, tournant brusquement à droite, se terminait la première rampe du sentier bordé de ces buissons d’un bleu pâle, personne non plus, sauf les enfants, ne faisait attention aux figues trop mûres, à la peau ratatinée et ridée, presque noire, à la chair éclatée, pourpre, granuleuse et sucrée, éparpillées quelques mètres plus loin parmi les touffes d’herbe encore vertes du pré roussi par l’été et qu’il fallait dans l’odorant et lourd parfum des feuilles disputer aux fourmis. Au bout de l’allée bordée de mûriers, le tramway s’arrêtait au pied du grand pin parasol dont le tronc penché par le vent, presque couché à sa base, était recouvert non pas exactement d’écorce mais d’épaisses écailles encastrées l’une dans l’autre en losanges, d’un gris soyeux, légèrement teinté de rose en leur centre et bordées d’un rugueux bourrelet brun. Entre deux d’entre elles sourdait en permanence une coulée de résine qui formait d’abord une grosse bulle, à peu près de la taille d’une groseille, d’un jaune d’or étincelant au soleil et dont la base se couvrait d’une sorte de taie avant de finir par s’écouler en une longue traînée de larmes grises, peu à peu blanchâtre, comme une fiente d’oiseau.
Claude Simon, Le tramway, les éditions de Minuit, 2001, p. 139-140.
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13/04/2011
Max Ernst, Ecritures
Réponse à une enquête de Commune, 1935
Pour Max Ernst, art et poésie ne font qu’un. Il assimile la recherche poétique au travail sous-marin du scaphandrier. L’océan doit être sondé autour de ces pics dont le jaillissement signale un monde englouti. De tout ce qu’il aura amené à la surface, le plongeur retiendra les éléments qui lui semblent « trouvailles ». Il rejettera le reste, sans se soucier des chances d’erreur que comporte une telle sélection :
… Ce n’est pas une Atlantide morte que ce monde submergé, précise Max Ernst. Il est fleuri de volcans qui, pour ne pas atteindre le niveau de la conscience, n’en agissent pas moins sur cette conscience, donc sur toute vie individuelle ou collective. Le surréalisme est né en plein déluge dada, quand l’arche eut buté contre un pic. Les navigateurs n’avaient pas la moindre envie de réparer leur bateau, de s’installer dans l’île. Ils ont préféré piquer une tête. Grâce à l’écriture automatique, aux collages, aux frottages et à tous les procédés qui favorisent l’automatisme et la connaissance irrationnelle, ils ont touché le fond de cet invisible et merveilleux univers, « le subconscient », à décrire dans toute sa réalité.
Avant sa plongée, nul scaphandrier ne sait ce qu’il va rapporter. Ainsi, e peintre n’a pas le choix de son sujet. S’en imposer un, fût-il le plus subversif, le plus exaltant et le traiter d’une manière académique, ce sera contribuer à une œuvre de faible portée révolutionnaire. De même celui qui prétend fixer sur une toile les rêves de ses nuits n’accomplira pas une autre besogne que l’artiste acharné à copier trois pommes, sans se soucier de rien d’autre que de la ressemblance. Le contenu idéologique — manifeste ou latent — ne saurait dépend de de la volonté consciente du peintre. Le devenir de l’auteur et de l’œuvre sont indéniablement, indissolublement liés. Sinon, il y a tricherie.
La psychologie concrète a démontré que le subconscient individuel se trouve englobé dans le subconscient collectif. La question de la propriété artistique s’est donc modifiée. La vanité du créateur apparaît dans tout son ridicule éclat. L’exhibitionnisme même perd de sa valeur documentaire. Justice est faite de tant d’autres notions dont l’ensemble constituait le mythe artistique. Les méthodes d’exploration consciente sont à la portée de tous et l’idolâtrie du talent n’est pas moins risible que les autres.
Max Ernst, Écritures, Gallimard, collection Le Point du Jour, 1970, p. 401-402.
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12/04/2011
Aurélie Loiseleur, Entrées en matière
Entrées en corps
[…]
Qui est mal dans sa peau qu’il se gratte : ça desquame.
Jambes mâchent.
Démarrage de la souffrance pavoisée de fleurs rougies par grand froid : mourir le démange. Mauvais vouloir
avec des lentes illusions qui le grouillent.
Sa main intenable.
Il vint : virus.
Avoir tant cru en son profil borgne qu’il révèlerait
L’autre côté donne froid : partager savoir la mort à l’œuvre dans ce
qu’elle couche.
Terre contaminée évolue en théâtre : acteur d’extrême bord
de scène tombe au rang de spectateur connaît tous ses trucs d’avoir déjoué ses rôles.
Comme il se glisse du monde trop lâche.
Se dépecer de ses pensées : impossible
Jambes hachent.
Le harcèlent graissées par grande halte à se quitter.
Pays d’apparence somnolent se dérobe sous lui.
Qui en remontre à son écorché (surnu) s’ose plus qu’obscène : suicidé.
Atteinte de porose : monde l’entre
mange
peau est pont
passant dans son perméable idées s’interposent elle
pense avec ses sens.
Trouvée au pied des montagnes
de son corps dénudé en statue se ronge le devenir
universel.
Dort à la merci du monde craint
L’épidermie se déclare.
Qui rêve en non-langue
c’est dur à discourir : chien mis à errer
lui donne à dévorer son reste.
Concepts calcifiés.
Balle tête pansue.
Ciel se déverse en vase.
Arbres tètent leurs reflets au fleuve de marbre.
Aurélie Loiseleur, Entrées en matières, éditions NOUS, 2010, p. 38-39.
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11/04/2011
Cesare Pavese, Travailler fatigue (Lavorare stanca)
La putana contadina
La muraglia di fronte che accieca il cortile
ha sovente un riflesso di sole bambino
che ricorda la stalla. E la camera sfatta
e deserta al mattino quando il corpo si sveglia,
sa l’odore del primo profumo inesperto.
Fino il corpo, intrecciato al lenzuolo, è lo stresso
dei primi anni, che il cuore balzava scoprendo.
Ci si sveglia deserte al richiamo inoltrato
del mattino e riemerge nella greve penombra
l’abbandono di un altro risveglio : la stalla
dell’infanzia e la greve stanchezza del sole
coloroso sugli usci indolenti. Un profumo
impregnava leggero il sudore consueto
dei capelli, e le bestie annusavano. Il corpo
si godeva furtivo la carezza del sole
insinuante e pacata come fosse un contatto.
L’abbandono del letto attutisce le membra
stese giovani e tozze, come ancora bambine.
la bambina inesperta annusava il sentore
del tabacco e del fieno e tremava al conttato
fuggitivo dell’uomo : le piaceva giocare.
Qualche volta giocava distesa con l’uomo
dentro il fieno, ma l’uomo non fiutava i capelli :
le cercava nel fieno le membra contratte,
le fiaccava, schiacciandole come fosse suo padre.
Il profumo eran fiori pestati sui sassi.
Molte volte ritorna nel lento risveglio
quel disfatto sapore di fiori lontani
e di stalla e di sole. Non c’è uomo che sappia
la sottile carezza di quelle’acre ricordo.
Non c’è uomo che veda oltre il corpo disteso
quell’infanzia trascorsa nell’ ansia inesperta.
La putain paysanne
Le grand mur qui est en face et clôture la cour
a souvent des reflets d’un soleil enfantin
qui rappellent l’étable. Et la chambre en fouillis
et déserte au matin, quand le corps se réveille,
sait l’odeur du premier parfum gauche.
Même le corps enroulé dans le drap est pareil à celui
des premières années, que le cœur bondissant découvrait
On s’éveille déserte à l’appel prolongé
du matin et dans la lourde pénombre resurgit
la langueur d’un autre réveil : l’étable
de l’enfance et le soleil ardent pesant las
sur les seuils indolents. Léger,
un parfum imprégnait la sueur coutumière
des cheveux, et les bêtes flairaient. Le corps
jouissait furtivement de la caresse du soleil
insinuante et paisible comme un attouchement.
La langueur du lit engourdit les membres étendus,
jeunes et trapus, presqu’encore enfantins.
L’enfant gauche flairait les senteurs
du tabac et du foin et tremblait au contact
fugitif de l’homme : elle aimait bien jouer.
Quelquefois elle jouait étendue dans le foin
avec un homme, mais il ne humait pas ses cheveux :
il cherchait dans le foin ses membres contractés,
puis il les éreintait, les brisant comme l’eût fait son père.
Comme parfum, des fleurs écrasées sur les pierres.
Bien souvent, pendant le long réveil
revient cette saveur sure des fleurs lointaines,
d’étable et de soleil. Aucun homme ne sait
la subtile caresse de cet âcre souvenir.
Aucun homme ne voit par-delà le corps étendu
cette enfance passée dans une attente gauche.
Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca], édition bilingue, traduit de l’italien par Gilles de Van, Gallimard, 1962, p. 104-107.
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10/04/2011
Christian Prigent, Compile
La voix-de-l’écrit
J’écris des livres. Ils sont édités.
On pourrait en rester là.
Mais je vais aussi lire en public.
Ce n’est pas seulement pour publier à nouveau les textes. C’est pour tenter de produire un nouvel objet d’art. Cet objet est irréductible à son support textuel. Il n’a de sens, cependant, qu’adossé à ce support. Il prétend en proposer une forme particulière d’apparition. Cette forme dépend des conditions objectives de la performance. Il s’agit d’un spectacle, qui suppose une mise en scène minimale. Celle-ci règle la position et la gestuelle d’un corps dans l’espace, le volume, le tempo et la modulation d’une voix, le traitement par cette voix des effets d’émotion et de sens inscrits dans une langue. Une performance orale est à chaque fois l’expression stylisée d’un affrontement entre langue, voix et corps.
Style
La lecture ainsi pensée parie sur une homologie entre l’excentricité écrite qu’on appelle un « style » et la performance vocale qui prend en charge cette excentricité.
Un style note la singularité de l’expérience de celui qui le forme. Cette singularité s’incarne dans phrasé — auquel, justement, on identifie un auteur. Ce phrasé exécute une partition rythmique et y concrétise les effets d’une voix. La coloration particulière d’un style est l’effet de cette exécution. Rien n’y relève d’abord de l’articulation des significations. Au contraire, le style s’identifie plutôt à une sorte d’emportement abstrait (des mesures, des fréquences et des tempos) qui traverse et secoue la constitution des significations.
La lecture scénique à haute voix a pour projet la mise en évidence de ce phrasé. Elle s’efforce de la projeter démonstrativement, sans en réduire la complexité. C’est-à-dire qu’elle en développe la structure sonore, la découpe respiratoire et l’arabesque rythmique. Pour montrer que cette texture, cette découpe et cette arabesque constituent a forme propre de l’écrit. Et pour indiquer comment cette forme, phrasée (c’est-à-dire dynamisée), produit conséquemment les effets d’émotion et les noyaux de sens que propose une écriture.
Christian Prigent, Compile, [avec un CD, voix de Christaian Prigent et de Vanda Benès],P. O. L., 2011, p. 7-8.
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09/04/2011
Claude Chambard, Carnet des morts
Les feuilles sont mortes sur votre tombeau,
grand-père que je ne connais,
élevé dans la forêt la hache dans les deux poings,
Perdu dans les rues des villes,
pleurant le départ des enfants,
& la femme morte trop jeune.
Où serions-nous allés ?
Qu’auriez-vous montré à l’infans ?
Vous seriez-vous battu avec Grandpère ?
Ou de votre air doux auriez-vous dit :
— Je vais partir, je ne vous gênerai plus.
Longue silhouette de dos
disparaissant après le virage du pont.
À pied toujours, cinq kilomètres vers l’autre village
où même la ferme ne vous appartient plus,
dévorée par la fratrie infectée.
Car l’adieu c’est la nuit.
La langue, la voix impossible.
Le nom est un silence. On ne peut en compter les syllabes.
Ce n’est pas la mort, ce n’est pas la vie.
Un rêve, les mains jointes, près du coffret où s’entassent les
lettres perdues.
Une longue marche — toujours vivant —
sans me soucier des murs
ni du tunnel
ni du balancier des heures.
Claude Chambard, Carnet des morts, Coutras, Le bleu du ciel, 2011, p. 55-56.
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