24/07/2011
Paul Claudel, Dodoitzu
Aile étrange du poème ! Quand une fois la chanson a pris l’essor, une fois le sol natal abandonné, qui dira quelles rides, quels reflets, elle est appelée à éveiller sur des miroirs inattendus, quelle inspiration elle fournira à l’écho, quelles variations sur un distant rivage elle proposera à l’oreille attentive de l’oiseau-moqueur ? Ainsi là-bas sous le Soleil levant, sous les pieds du paysan attelé à sa noriah, sous l’effort du marin qui hisse la voile, dans le tapage rythmique du lourd maillet qui décortique le riz, ou le balancement songeur de la jeune mère (son pied chaussé de la courte chaussette blanche, ah ! plus que le berceau, c’est le cœur battant du tendre petit bébé qui lui communique sa pulsation !) il naît une mélopée à laquelle viennent s’adapter comme d’elles-mêmes d’humbles paroles. Du bourdonnement naïf est né le dodoitZu, frère rustique, mais à mon avis bien plus savoureux, du savant uta. Quelques lignes, quelques vers à la mesure d’un gosier d’oiseau ou d’une élytre de cigale. Un amateur local les a écoutés et transcrits, de la musique native il ne reste plus que le résidu verbal. À son tour un étranger, en l’espèce : Georges Bonneau, professeur à l’Institut français de Kyotô, s’y est intéressé. Il les traduit, il en fait un recueil. Et ce recueil tombe sous les yeux d’un vieux poète qui a fait de longs séjours là-bas, dans le pays de la Sérénité matinale. Voici que peu à peu, dans sa chambre intérieure, à l’accent rétorqué du chantre primitif, s’anime un pied correspondant. Quelque chose de neuf à la fois et de provoqué. Le sentiment retourne à sa source lointaine sous la forme de nostalgie.
Ma figure dans le puits
Ma figure dans le puits
Pas moyen que je me l’ôte
Ma figure dans le puits
Pas moyen que je me l’ôte
Et que j’en mette une autre
Et si l’on me trouve jolie
Tant pis ! C’est pas ma faute !
Her face in the well
My face in the well
I cannot take it out
My face in the well
I cannot take it off
And if you think I’m pretty
It’s really not ma fault !
Le crapaud
Quand j’entends dans l’eau
Chanter le crapaud
Des choses passées
J’ai le cœur mouillé !
Nightingale and toad
When I hear in the cool
Gold of the moonlight pool
The nightingale singing,
It is my heart ringing.
Paul Claudel, Dodoitzu, peintures de Rihakou Harada, Gallimard, 1945, non paginé.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Claudel Paul, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul claudel, dodoitzu, figure dans le puits, crapaud, personne | Facebook |
23/07/2011
Alphonse de Lamartine, Raphaël
Il y a des sites, des climats, des saisons, des heures, des circonstances extérieures tellement en harmonie avec certaines impressions du cœur, que la nature semble faire partie de l’âme et l’âme de la nature, et que si vous séparez la scène du drame et le drame de la scène, la scène se décolore et le sentiment s’évanouit. Ôtez les falaises de Bretagne à René, les savanes du désert à Atala, les brumes de la Souabe à Werther, les vagues de la mer des Indes et les morues de l’Île de France à Paul et Virginie, vous ne comprendrez ni Chateaubriand, ni Bernardin de Saint-Pierre, ni Gœthe. Les lieux et les choses se tiennent par un lien intime, car la nature est une dans le cœur de l’homme comme dans ses yeux. Nous sommes fils de la terre. C’est la même vie qui coule dans sa sève et dans notre sang. Tout ce que la terre, notre mère, semble éprouver et dire aux yeux dans ses formes, dans ses aspects, dans sa physionomie, dans sa mélancolie ou dans sa splendeur, a son retentissement en nous. On ne peut bien comprendre un sentiment que dans les lieux où il fut conçu.
Alphonse de Lamartine, Raphaël, édition présentée, établie et annotée par Aurélie Loiseleur, Folio classique / Gallimard, 2011, p. 37.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lamartine, raphaël, sentiment et lieu | Facebook |
22/07/2011
Pierre Michon, Le roi vient quand il veut
Si les hommes étaient faits d'étoffe indémaillable, nous ne raconterions pas d'histoire, n'est-ce pas ?
Pierre Michon, Les Onze (Verdier, 2009)
Contemporain de la légende
Pourquoi le mot vie dans vos titres, des « minuscules » à celle de Joseph Roulin ?
Les Vies sont une longue tradition, on en a raconté pendant des siècles. C’étaient d’assez courts récits, non pas véristes et affectant le naturel (« la vie même ») comme nos biographies, mais faisant la part belle au légendaire, aux distorsions de la mémoire, aux interventions de l’au-delà. Les vies qu’on prenait la peine d’écrire étaient nécessairement surnaturelles : elles ne valaient que par un point de tangence avec le divin qui les transportaient hors du commun. Les Vies des douze Césars, après tout, nous entretiennent de monstres que leur mort a transformé en dieux, comme il arrivait aux empereurs de Rome ; les Vies des hommes illustres de Plutarque, les Vies des philosophes illustres de Diogène Laërce traitent de fondateurs quasi légendaires, de miracles guerriers ou mathématiques s’incarnant dans des hommes fortuits.
Ce trait est encore plus patent dans les hagiographies chrétiennes, où c’est le surnaturel seul qui tient debout des existences dont la spécificité biographique est négligeable. Les Vies de saints, innombrables et superposables, délivrent le récit de toute contingence, ne s’intéressent qu’à la vie intérieure, qui n’a pas eu de témoins, ou aux lévitations et extases dans lesquelles c’est Dieu même qui s’essaie dans un corps désormais inessentiel : on est loin de la passion de la contingence, de la chasse au petit fait vrai, de la postulation a priori d’une individualité spécifique et inaliénable — mais peut-être aussi fictive que les lévitations — qui caractérisent la biographie.
Ce très vieux genre a secrètement survécu à sa laïcisation en roman, récit ou nouvelle. Car les modernes aussi ont écrit des vies, en annonçant clairement cette intention dans leurs titres, de façon parfois traditionnelle (la Vie de Rancé), mais le plus souvent nostalgique ou parodique, en tout cas référée : les Vies imaginaires de Schwob, la Vie de Samuel Belet de Ramuz, les Trois vies de G. Stein, ou même Une vie. Et il semble bien que ce qui demeure, dans ces récits explicitement nommés ou d’autres qui le sont moins (Un cœur simple, par exemple, qui est exactement une vie), c’est un sentiment très vacillant du sacré, balbutiant, timide ou désespéré, un sacré dont nul Dieu n’est plus garant : ce qui s’y joue sous les cieux vides, c’est ce qu’a de minimalement sacré tout passage individuel sur terre, plus déchirant aujourd’hui de ce qu’aucune compatibilité céleste n’en garde mémoire. Ces vies sont tangentes à l’absence de Dieu comme les hagiographies l’étaient à sa toute présence ; elles expérimentent le drame de la créature déchue en individu.
Barthes notait que l’anthropologie repose sur le postulat qu’ « il est profondément injuste qu’un homme puisse naître et mourir sans qu’on ait parlé de lui » ; cette injustice, l’anthropologie essaie de la réparer à sa façon, mais ça n’est pas interdit non plus à la littérature. C’est à cela, entre autres choses, que je me suis employé dans des vies.
Et puis, je suis fasciné par ces titres dans lesquels ce qu’il y a de plus individuel, le nom propre, est mis en résonance avec le mot vie, qui est le plus universellement, et comme tautologiquement, partagé. « Untel a vécu », disent de tels titres ; ils ont la pauvreté fatale d’une stèle funéraire ; ils sont comme le blason de ce qu’on appelle le romanesque. Et bien sûr c’est la mort qui paradoxalement résonne dans de tels frontispices : certains auteurs l’ont souligné, qui, par antiphrase, ont appelé leurs vies : La Mort d’Ivan Illitch, Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant1, etc.
Pierre Michon, Le roi vient quand il veut, Propos sur la littérature, textes réunis et édités par Agnès Castiglione avec la participation de Pierre-Marc de Biasi, Albin Michel, 2007, p. 21-23. ["Contemporain de la légende" est composé de réponses à des questions, recueillies par T. H. et publiés dans Le Français aujourd’hui, « La nouvelle », septembre 1989]
Publié dans ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre michon, le roi vient quand il veut, vies, hagiographie | Facebook |
21/07/2011
Anise Koltz, Je renaîtrai
Mon avenir
Dans les paumes de ma mère
où tous les temps coexistent
je lis mon avenir
Ne me souvenant plus de ma première mort
je renais au besoin
réplique de moi-même
Autour de moi
Je veux renaître
oiseau de proie
Voir pousser sur ma peau
des plumes ébouriffées
par mes montées abruptes
mes descentes sanguinaires
Tandis qu’autour de moi
les anges tombent
et s’écrasent
Je renais
Je me mets au monde
jour par jour
Je n’apporte ni commencement
ni fin
Je renais dans la crasse
et le sang
Le corbillard
Mes souliers
sont troués
Mes béquilles
souillées de boue
Je regarde passer le corbillard
qui emporte
tout ce que je n’ai pas vécu
Trou noir
La poésie est un trou noir
où le passé s’engouffre
Celui qui se souvient
au-delà du temps
la rejoindra
Anise Koltz, Je renaîtrai, Arfuyen, 2011, p. 19, 33, 47, 75, 121.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : anise koltz, je renaîtrai, poésie, renaître, avenir | Facebook |
20/07/2011
Thomas de Quincey, Esquisses autobiographiques
L’affliction de l’enfance
Vers la fin de ma sixième année, le premier chapitre de ma vie en vint soudain violemment à son terme ; ce chapitre qui, même franchies les portes du paradis retrouvé, pourrait mériter un souvenir. « La vie est finie ! », telle était la crainte secrète de mon cœur ; car le cœur de la première enfance sait autant appréhender que celui de la plus mûre sagesse lorsqu’une blessure capitale est infligée au bonheur. « La vie est finie ! Elle est finie ! », c’était là le sens caché qui, de façon à demi inconsciente, était tapi dans mes soupirs ; de même que ces cloches entendues au lointain un soir d’été semblent quelquefois emplies des formes distinctes et articulées des mots, d’une sorte de message prémonitoire qui roule sans cesse dans l’espace ; de même, pour moi, une voix muette et discrète semblait donc ainsi faire continuellement un chant secret, audible à mon seul cœur, où j’entendais que « dorénavant les fleurs de la vie sont fanées pour toujours ». Ce n’est pas que de telles paroles se formaient de manière vocale dans mon oreille ou sortaient de mes lèvres en sorte qu’on les entendît, mais un tel murmure s’insinuait silencieusement jusque dans mon cœur. Et pourtant, en quel sens pouvait-il y avoir là quelque vérité ? Pour un jeune enfant qui n’avait pas plus de six ans, était-il possible que les promesses de la vie eussent été réellement anéanties ? ou que fussent épuisés les plaisirs dorés qui sont les siens ?
Avais-je vu Rome ? Avais-je lu Milton, entendu Mozart ? Non. Saint-Pierre, Le Paradis perdu, les divines mélodies de Don Giovanni, tous et toutes pareillement ne m’étaient pas encore révélés, et pas plus du fait des accidents de ma situation que de la nécessité d’une sensibilité encore imparfaite chez moi. Des extases pouvaient bien demeurer en arriéré, mais les extases sont des modes de plaisir trouble. La paix, le repos, la sécurité fondamentale appartenant à cet amour qui est au-delà de l’entendement ne pourraient plus me revenir. Un tel amour, si insondable, une telle paix — qu’aucun orage ou aucune peur de l’orage n’étaient venus toucher — avaient dominé les quatre premières années de mon enfance et m’avaient conduit durant cette époque à nouer des liens tout à fait uniques avec ma sœur aînée, laquelle avait trois ans de plus que moi. Les circonstances qui furent celles de la soudaine dissolution de ce lien très tendre, je les rapporterai ici à nouveau.
Thomas de Quincey, Esquisses autobiographiques, traduction Éric Dayre, dans Œuvres, édition publiée sous la direction de Pascal Aquien, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2011, p. 412-413 [texte publié aux éditions José Corti en 1994, traduction révisée en 2011].
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : thomas de quincey, autobiographie, enfance, paradis perdu | Facebook |
19/07/2011
Junichiro Tanizaki, Éloge de l'ombre
Tous les pays du monde ont certes dû rechercher des accords de couleurs entre les mets, la vaisselle et même les murs ; la cuisine japonaise en tout cas, si elle est servie dans un endroit trop bien éclairé, dans de la vaisselle à dominante blanche, en perd la moitié de son attrait. La soupe au miso rouge, par exemple, que nous consommons tous les matins, voyez un peu sa couleur et vous comprendrez aisément qu’on l’ait inventée dans les sombres maisons d’autrefois. Il m’est arrivé un jour, convié à une réunion de thé, de m’y voir présenter du miso, et cette soupe bourbeuse, couleur d’argile, que j’avais toujours consommée sans y prêter attention, je lui découvris soudain, en la voyant, à la diffuse lueur des chandelles, qui baignait au fond du bol de laque noire, une réelle profondeur et une teinte des plus appétissantes.
[…] le riz tout le premier, sa seule vue, lorsqu’il est présenté dans une boîte de laque noire et brillante déposée dans un coin obscur, satisfait notre sens esthétique et du même coup stimule notre appétit. Ce riz immaculé, cuit à point, amoncelé dans une boîte noire, qui dès l’instant que l’on soulève le couvercle, émet une chaude vapeur, et dont chaque grain brille comme une perle, il n’est pas un seul Japonais qui à sa vue n’en ressente l’irremplaçable générosité. Arrivé à ce point, on se rend compte de ce que notre cuisine s’accorde avec l’ombre, qu’entre elle et l’obscurité il existe des liens indestructibles.
Tanizaki, Éloge de l’ombre, traduction de René Sieffert, dans Œuvres, I, Préface de Ninomiya Masayuki, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1997, p. 1485.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ÉCRITS SUR L'ART | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : tanizaki, rené sieffert, éloge de l'ombre, laque, riz | Facebook |
18/07/2011
Jean-Yves Masson, Neuvains du sommeil et de la sagesse
le bruit violent des vagues
sur le rivage à l’heure où le sommeil apaise toute chose.
J.-Y. Masson, Onzains de la nuit et du désir.
On connaît Jean-Yves Masson traducteur de la littérature allemande (Hofmannsthal, Rilke, Andrian, notamment), italienne (Mario Luzi, Roberto Mussapi, Sinisgalli), anglaise (Yeats), directeur de la belle collection de littérature allemande chez Verdier, essayiste (Hofmannsthal, Jouve, Nerval), spécialiste de littérature comparée à l’Université de Paris IV, on fréquente moins le poète. On s’empressera donc de lire le récent recueil Neuvains du sommeil et de la sagesse, ensemble qui fait suite aux Onzains de la nuit et du désir parus en 1996 chez le même éditeur.
Le neuvain est une forme ancienne de strophe, plus rarement de poème. Présent chez Charles d’Orléans (1394-1465), il est apprécié des poètes de la seconde moitié du XVe siècle (ceux que l’on appelle "les Rhétoriqueurs") qui en varient la structure, mais il est toujours rimé et le reste quand il est quelquefois repris par des poètes du XIXe siècle. Jean-Yves Masson adopte une forme non rimée, mais garde les vers réguliers, souvent l’alexandrin, propres à une tradition poétique qu’il connaît bien1. Le recueil comprend 99 neuvains (= 9 fois 11) numérotés, encadrés par deux neuvains hors du compte et en italique ; le lecteur a déjà rencontré cette attention aux nombres dans le précédent recueil (121 = 11 fois 11 poèmes de 11 vers), et apprendra ici que le poète apprécie le « Nombre. Qui unifie et fortifie, // réunit les membres épars de la douleur, invente pour la patience / un rituel. »
On pourrait suivre dans les Neuvains les allusions, claires, à diverses traditions culturelles ; la Bible est présente, mais surtout le monde de l’antiquité classique par l’évocation de grands lieux (Delphes, Délos), par Homère dont un passage de l’Odyssée donné en épigraphe suggère peut-être une voie pour lire le recueil : « Trois fois je m’élançai, mon cœur me pressait de l’étreindre, trois fois hors de mes mains, pareille à une ombre ou à un songe, elle s’enfuit.»2 L’échec du mouvement d’Ulysse est à nouveau évoqué (neuvain LXXIX) quand le narrateur résume le sens de sa quête :
Comme le roi d’Ithaque, par trois fois
je cherche à saisir un visage, je m’élance sur le
chemin qui sépare de nous les morts et je leur rends
l’offrande blanche et noire afin qu’ils se souviennent de nous.
Tout est visage dans mes vers, pour que l’ombre parle et murmure.
On préfère suivre d’abord d’autres chemins qui se croisent. Le titre associe sommeil et sagesse, et ce couple du début à la fin est fil d’Ariane pour reconstruire ce que sont « les membres épars de la douleur » évoqués ci-dessus. Il apparaît bien nettement dans le neuvain II et se décline ensuite de diverses manières : sommeil entraîne nuit, ombre, sombre mais aussi aube et lumière, et à sagesse s’associent vérité et passé. Ces variations continues autour du sommeil permettent de faire surgir choses et êtres absents. L’évocation des moments magiques de l’enfance (« l’enfance d’or ») occupe une place privilégiée ; la recherche de ce temps à jamais disparu, dite quasiment dès l’ouverture du recueil, est un des motifs de l’ensemble : « Un enfant nu sommeille / dans ma crypte de temps. Il a la clé de mon empire. » (neuvain II). Cette perte irréparable et cette blessure inguérissable débordent largement le temps de l’enfance : « Cette folle rumeur qui me vient de l’enfance / et dort au fond de moi toute d’ombre et de nuit, / c’est la douce chanson de mon pays d’absence. » (neuvain LXI). Une blessure aussi profonde a été provoquée par la perte de l’être aimé.
Rien ne reste donc du passé, sauf peut-être les songes où tout s’invente avant l’aube, le sommeil où se fabriquent les images que détruit la lumière. Le dormeur plonge dans d’autres espaces, dans d’autres heures, essayant – en vain – de « saisir le secret noir du temps », ne retrouvant que des ombres qui s’enfuient, les animaux ou les arbres de tous les jardins perdus – ceux de l’enfance : couleuvre, crapaud, freux, grive, ou ceux de la Grèce : olivier, acanthe, laurier, oléandre (laurier rose). On sait bien que « la mémoire même est tissée d’oubli noir ». On sait aussi que pour inventer son passé dans la nuit, « ce chemin sans langage », par les songes, il faut inventer une langue qui, seule, pourra vraiment rompre le silence du songe, « le sommeil d’avant le monde », et apaiser la douleur : « Et je vais parmi des figures, des ombres, des simulacres, / en cherchant par quels mots je pourrais me guérir ». Les mots trouvés traduisent la « voix d’ombre » sinon inaudible et, dans la contrainte forte du neuvain, écartent pour un temps « l’exacte familière étrange vérité », la certitude de la « nuit du corps » – de la mort.
Jean-Yves Masson, Neuvains du sommeil et de la sagesse, éditions Cheyne, 2007, 15, 50 €.
1 Jean-Yves Masson a notamment édité un choix de poèmes de Philippe Desportes (La Différence, collection Orphée), sous le titre Contre une nuit trop claire (titre d’un poème de Desportes).
2 Traduction de Philippe Jaccottet.
XCIII
Arbres de grand sommeil, confidents de ces jours d’enfance
où le temps neuf dévoilait sa lumière ardente,
arbres chargés d’abîme inverse, traits d’union entre vie et mort,
j’en appelle à votre amitié quand chante l’oiseau de l’orage,
quand le soir vient, quand le cœur étouffe en silence,
que toute route se dérobe et que vient le doute et la peur.
Près de vous je suis cet enfant qui s’en allait vers la frontière
à la recherche de la langue où l’origine
chante au-delà de toute langue, dans la musique de vos voix.
Jean-Yves Masson, Neuvains du sommeil et de la sagesse, éditions Cheyne, 2007, p. 105.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-yves masson, neuvain, sommeil, sagesse, arbres | Facebook |
17/07/2011
Samuel Beckett, L'innommable
Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser. Appeler ça des questions, des hypothèses. Aller de l’avant, appeler ça aller de l’avant, appeler ça de l’avant. Se peut-il qu’un jour, premier pas va, j’y sois simplement resté, où au lieu de sortir, selon une vieille habitude, passer jour et nuit aussi loin que possible de chez moi, ce n’était pas loin. Cela a pu commencer ainsi. Je ne me poserai plus de questions. On croit seulement se reposer, afin de mieux agir par la suite, et voilà qu’en très peu de temps on est dans l’impossibilité de plus jamais rien faire. Peu importe comment cela s’est produit. Cela, dire cela, sans savoir quoi. Peut-être n’ai-je fait qu’entériner un vieil état de fait. Mais je n’ai rien fait. J’ai l’air de parler, ce n’est pas moi, de moi, ce n’est pas de moi. Ces quelques généralisations pour commencer. Comment faire, comment vais-je faire, que dois-je faire, dans la situation où je suis, comment procéder ? Par pure aporie ou bien par affirmations et négations infirmées au fur et à mesure, ou tôt ou tard. Cela d’une façon générale. Il doit y avoir d’autres biais. Sinon ce serait à désespérer de tout. Mais c’est à désespérer de tout. À remarquer, avant d’aller plus loin, de l’avant, que je dis aporie sans savoir ce que ça veut dire. Peut-on être éphectique autrement qu’à son insu ? Je ne sais pas. Les oui et non, c’est autre chose, ils me reviendront à mesure que je progresserai, et la façon de chier dessus, tôt ou tard, comme un oiseau, sans en oublier un seul. On dit ça. Le fait semble être, si dans la situation où je suis on peut parler de faits, non seulement que je vais avoir à parler de faits, non seulement que je vais avoir à parler de choses dont je ne peux parler, mais encore, ce qui est plus intéressant, que je, ce qui est encore plus intéressant, que je, je ne sais plus, ça ne fait rien. Cependant, je suis obligé de parler. Je ne me tairai jamais. Jamais.
Samuel Beckett, L’innommable, éditions de Minuit, 1953, p. 7-9 (L’innommable est aussi disponible en Poche/Minuit).
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Beckett Samuel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : samuel beckett, l'innommable, parler, écrire | Facebook |
16/07/2011
Max Jacob, L'homme de cristal
Mort d’un musicien
Éclataient ses chants d’un visage estival
sur le saule à genoux et sur l’orme à cheval
sur les recoins luisants de l’horizon
comme le bruit d’un avion
sur le saule tout droit empanaché
et sur les peupliers, sur les buissons hachés.
Mort ! les cordes de chair et d’amiante !
que son génie déçu à la face dorée
de sa hanche en mouvant laissa s’évaporer.
Les cordes complotaient entre elles, encore vibrantes,
comme font les enfants quand leur mère est absente,
et volettent encore les chansons qui se taisent
effluant de la ressource des genèses.
La lyre s’allonge malhabile : c’est une femme.
La lyre dépérit quand la main la repousse.
Voilà Sa Majesté, sans rythme sur la mousse :
« À notre crainte morte il arrache notre âme
Où est son harcelante main, e Tarpéien ?
N’at-il plus faim de nos désirs ? de ses desseins ?
Vois que sourd-muette, aveugle, tu fais ce que nous sommes
et encore ivres de chloroforme et d’opium. »
C’est ainsi que l’amour ailleurs accaparé
parle encore à l’Amour dont il est séparé.
Une main s’égara qui n’avait point de bras
zn glissant sur les cordes comme un boa
sur les cordes heureuses, joua dans les ténèbres,
créa par un génie du ciel un air funèbre.
Max Jacob, L’homme de cristal, nouvelle édition revue et augmentée, liminaire par Pierre Albert-Birot, Gallimard, 1967, p. 47-48.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : max jacob, l'homme de cristal, mort d'un musicien | Facebook |
15/07/2011
Roger Bissière, T'en fais pas la Marie
J’ai horreur de tout ce qui est systématique.
De tout ce qui tend à m’enfermer dans des barrières.
Ma peinture est l’image de ma vie.
Le miroir de l’homme que je suis.
Tout entier avec ses faiblesses aussi.
Devant ma toile je ne pense pas au chef-d’œuvre.
Je ne pense même pas au résultat.
Je me berce d’histoires improbables et je mets des couleurs dessus.
Ces couleurs et ces formes n’ont d’autre désir que d’être celles de mes rêves.
De mes joies et de mes peines.
Je vous les livre telles que je les ai créées.
Je n’ai point honte de leurs faiblesses ni d’orgueil de leurs réussites.
Les unes me paraissent aussi émouvantes que les autres.
La perfection d’ailleurs serait inhumaine.
Un tableau sans défaut perdrait son rayonnement et sa chaleur.
Il cesserait d’être l’expression vivante et concrète d’un homme.
D’un homme qui ose se dresser devant vous tel qu’il est vraiment.
Et non pas tel qu’il voudrait être.
Mes tableaux ne veulent rien prouver ni affirmer.
Ils sont la seule façon en mon pouvoir
de restituer des émotions indicibles autrement.
Je peins pour être moins seul en ce monde misérable.
Je suis un être vivant qui s’adresse à d’autres êtres vivants.
Pour avoir moins froid.
Peu de choses au monde, voyez-vous, demandent autant de sincérité que la peinture.
Elle est un miroir fidèle, le peintre s’y reflète tout entier.
Tel qu’il est, sans masque.
Si d’aucuns veulent mentir, cacher leurs faiblesses, imiter des émotions qui ne sont pas les leurs, le tableau les trahit et les dévoile.
Les masques s’avèrent dérisoires.
Il n’est pas de peintre valable sans acceptation du danger.
Le danger est la condition même de toute création plastique.
Un tableau n’est pas la somme de nos expériences.
Mais une aventure toujours renouvelée.
Une bataille dont l’issue est toujours imprévisible.
Où nous risquons de tout perdre.
Et pourtant celui qui peint ne saurait perdre ou gagner à moitié.
Il en est de la peinture, comme du tir à la cible.
Si on manque le centre, peu importe de quelle distance on l’a manqué.
Rater le train d’une seconde ou d’une heure c’est tout comme.
Aussi je redoute l’à-peu-près.
Je m’y refuse dans la mesure de mes moyens.
Je tâche de pousser mon tableau jusqu’à la limite de mes forces.
Les éléments qui composent toute création plastique sont indissolubles.
Si dans la texture du tableau il subsiste un seul trou, tout s’écroule.
Mais les batailles perdues sont souvent les plus glorieuses.
Elles ont la noblesse que le péril accepté confère à toute chose.
La grandeur du jeu de la vie et de la mort.
La plus beau tableau du monde est d’ailleurs une défaite.
Car la réalisation est toujours inférieure à la conception.
Bissière, texte écrit pour l’exposition Bissière d’Endhoven (Pays-Bas, décembre 1957-janvier 1958), dans T’en fais pas la Marie, écrits sur la peinture 1945-1964, Textes réunis et présentés par Baptiste-Marrey, Le Temps qu’il fait, 1994, p. 37-39.
Publié dans ÉCRITS SUR L'ART | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roger bissière, t'en fais pas la marie, écrit sur la peinture | Facebook |
14/07/2011
Jacques Izoard, La Patrie empaillée
Puis-je ? Puis-je rose ?
Puis-je enjamber le corps
de l’âne ou de la rose ?
Tout le serrement de l’ail
vaut la patrie pourrie,
la main qui coud la main,
l’œil, l’œil, le cœur, l’aine,
cachette
où les herbes les plus douces
tissent l’onguent cruel.
Pays de la basse besogne,
fourre langues et sabots
de colles et de couleuvres !
Dans la maison, je vis,
nous vivons tous la même
vie, sans bras, sans jambes.
La maison vit dans la maison.
Mais on dort quand même.
La maison de deux étages
abrite une famille de quatre.
On y trouve des arêtes, des noix,
des peignes, des aiguilles,
des boules de laine, des dents,
des massacres d’enfants.
Dans la chambre, une fille,
Dans la chambre, une vie,
Dans la chambre, une chambre
est le lieu sans hauteur,
la patrie empaillée.
J’y suis en quatre épingles.
Blanche ou quinze.
Jacques Izoard, La Patrie empaillée, Grasset, 1973, p. 9, 32 et 44.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques izoard, la patrie empaillée | Facebook |
13/07/2011
Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour
16-17 mai 1944
Comme résistant, comme otage ou à tout autre titre je dois être exécuté, et cela donne lieu à une espèce de fiesta amicale. Je fais mes adieux à Z…1, très déchirants. Je dis adieu aussi à l’une de nos amies que j’aime beaucoup — Simone de Beauvoir — ou je la cherche pour lui dire adieu. Aucune garde autour de moi ; en apparence, je suis tout à fait libre. Devant mes amis massés en une double haie comme les spectateurs d’une arrivée de Tour de France, je passe accompagné de Z…, qui m’escorte comme si j’étais un enfant qu’il importe de rassurer. Arrivé à la paroi rocheuse très irrégulière et couverte d’aspérités qui est le mur des fusillades, je m’y adosse, avec Z… demeurée près de moi (à ma droite, je crois, et me pressant la main). Je m’y adosse de toutes mes forces, comme si j’essayais de m’y incruster, moins pour y disparaître que pour y puiser une rigidité non physique mais morale, c’est-à-dire du courage On entend des pas de chevaux et peut-être un bruit de troupe en marche. Soulevé par une terreur abjecte, je sens fondre mon désir de faire bonne figure. Puis la rage me prend et je dis à Z… que je ne me laisserai pas tuer comme cela. Je me précipite alors en courant et plonge tête baissée dans une allée en contrebas parallèle à la haie de nos amis spectateurs. La chute m’éveille, ou plutôt m’introduit dans un autre rêve où j’explique à quelqu’un ce moyen dont je dispose de mettre fin à mes rêves par une chute volontaire.
Toujours endormi, je repasse ce rêve dans mon esprit et j’en refais certaines parties, avec d’autres détails. Dans cette seconde version intervient, notamment, un rectangle de papier blanc qu’on donne à ceux qui vont être mis à mort. Il leur est permis d’y inscrire leurs dernières paroles et au moment de l’exécution il sera collé, non sur leurs yeux, mais sur leur bouche à la manière d’un bâillon.
Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour, Gallimard, 1961, p. 162-163.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel leiris, rêve, nuit, exécution | Facebook |
12/07/2011
Raymond Queneau, Battre la campagne
Avec le temps
Avec le temps le toit croule
avec le temps la tour verdit
avec le temps le taon vieillit
avec le temps le tank rouille
avec le temps l’eau mobile
et si frêle mais s’obstinant
rend la pierre plus docile
que le sable entre les dents
avec le temps les montagnes
rentrent coucher dans leur lit
avec le temps les campagnes
deviendront villes et celles-ci
retournent à leur forme première
les ruines même ayant leur fin
s’en vont rejoindre en leur déclin
le tank le toit la tour la pierre
Poussière
Derrière les semelles
vole la poussière
à condition de ne pas battre
l’asphalte des routes goudronnées
dans cette poussière il y a
de quoi rêver
du pollen des fleurs décédées
de la bouse de vache séchée
des éclats amenuisés
de silex ou de calcaire
du bois très très émietté
des feuilles pulvérisées
quelques insectes écrasés
des œufs de bêtes innomées
et tout ça vole vole vole
lorsque c’est un peu remué
et tout ça vole vole vole
vers telle ou telle destinée
projeté à coups de souliers
sur le chemin mal empierré
qui conduit au cimetière
Les pauvres gens
un champ d’un are
un litre de vin
un stère de bois
un hecto de pain
une lampe d’un watt
un mètre de toit
un centime dans la poche
des années d’existence
Raymond Queneau, Battre la campagne, Gallimard, 1968, p. 45, 132 et 182.
.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Queneau Raymond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond queneau, battre la campagne, le temps, poussière, pauvreté | Facebook |
11/07/2011
Montesquieu, Pensées
Dès qu’un homme pense, et qu’il a un caractère, on dit : « C’est un homme singulier ».
La plupart des gens se ressemblent en ce qu’ils ne pensent point : échos éternels, qui n’ont jamais rien dit et ont toujours répété ; artisans grossiers des idées des autres.
Il faut que la singularité consiste dans une manière fine de penser qui a échappé aux autres : car un homme qui ne saurait se distinguer que par une chaussure particulière serait un sot par tout pays.
Les pensées et les actions d’un homme singulier lui sont tellement propres qu’un autre homme ne pourrait jamais les employer sans se démentir.
Plaire dans une conversation vaine et frivole est aujourd’hui le seul mérite. Pour cela, le magistrat abandonne l’étude de ses lois. Le médecin croirait être discrédité par l'étude de la médecine. On fuit, comme pernicieuse, toute étude qui pourrait ôter le badinage.
Rire sur rien et porter d’une maison à l’aure une chose frivole s’appelle science du monde, et on craindrait de perdre celle-ci si on s’appliquait à une autre.
Ôtez des conversations continuelles le détail de quelque grossesse ou de quelque accouchement ; celui des femmes qui étaient ce jour-là au Cours ou à l’Opéra ; quelque nouvelle portée de Versailles, que le Prince a fait ce jour-là ce qu’il fait tous les jours de sa vie ; quelque changement dans les intérêts d’une cinquantaine de femmes d’une certaine façon, qui se donnent, se troquent et se rendent une cinquantaine d’hommes, aussi d’une certaine façon : vous n’avez plus rien.
Je me souviens que j’eus autrefois la curiosité de compter combien de fois j’entendrais faire une petite histoire, qui ne méritait certainement d’être dite ni retenue pendant trois semaines qu’elle occupa le monde poli ; je l’entendis faire deux cents vingt-cinq fois ; dont je fus très content.
On ne veut pas qu’un fripon puisse devenir homme de bien, mais on veut bien qu’un homme de bien puisse devenir un fripon.
Montesquieu, Pensées, dans Pensées, Le Spicilège, édition établie par Louis Desgraves, Bouquins / Robert Laffont, 1991, p. 200, 211-212, 252.
Publié dans ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : montesquieu, pensées, conformisme, mondanité | Facebook |
10/07/2011
Jorge Luis Borges, L'auteur et autres textes
Borges et moi
C’est à l’autre, à Borges, que les choses arrivent. Moi, je marche dans Buenos Aires, je m’attarde peut-être machinalement, pour regarder la voûte d’un vestibule et la grille d’un patio. J’ai des nouvelles de Borges par la poste et je vois son nom proposé pour une chaire ou dans un dictionnaire biographique. J’aime les sabliers, les planisphères, la typographie du XVIIIe siècle, le goût du café et la prose de Stevenson : l’autre partage ces préférences, mais non sans complaisance et d’une manière qui en fait des attributs d’acteur. Il serait exagéré de prétendre que nos relations sont mauvaises. Je vis et me laisse vivre, pour que Borges puisse ourdir sa littérature et cette littérature me justifie. Je confesse volontiers qu’il a réussi quelques pages de valeur, mais ces pages ne peuvent rien pour moi, sans doute parce que ce qui est bon n’appartient à personne, pas même à lui, l’autre, mais au langage et à la tradition. Au demeurant, je suis condamné à disparaître, définitivement, et seul quelque instant de moi aura chance de survivre dans l’autre. Peu à peu, je lui cède tout, bien que je me rende compte de sa manie perverse de tout falsifier et exagérer. Spinoza comprit que tout chose veut persévérer dans son être ; la pierre éternellement veut être pierre et le tigre un tigre. Mais moi je dois persévérer en Borges, non en moi (pour autant que je sois quelqu’un). Pourtant je me reconnais moins dans ses livres que dans beaucoup d’autres ou que dans le raclement laborieux d’une guitare. Il y a des années, j’ai essayé de me libérer de lui et j’ai passé des mythologies de banlieue aux jeux avec le temps et l’infini, mais maintenant ces jeux appartiennent à Borges et il faudra que j’imagine autre chose. De cette façon, ma vie est une fuite où je perds tout et où tout va à l’oubli ou à l’autre.
Je ne sais pas lequel des deux écrit cette page.
La pluie
Soudain l’après-midi s’est éclairé
Car voici que tombe la pluie minutieuse
Tombe ou tomba. La pluie est chose
Qui certainement a lieu dans le passé.
À qui l’entend tomber est rendu
Le temps où l’heureuse fortune
Lui révéla la fleur appelée rose
Et cette étrange et parfaite couleur : (l)
Cette pluie, qui aveugle les vitres
Réjouira en des faubourgs perdus
Les grappes noires d’une treille en une
Certaine cour qui n’existe plus. Le soir
Mouillé m’apporte la voix, la voix souhaitée
De mon père, qui revient et n’est pas mort.
Jorge Luis Borges, L’auteur et autres textes, traduit de l’espagnol par Roger Caillois, Gallimard, 1964, p. 67-68 et 88
(1) Le vers espagnol dit : « Et l’étrange couleur du coloré ». Colorado, coloré, est en espagnol un des noms ordinaires du rouge, lequel est ainsi considéré comme la couleur par excellence, particularité que j’ai tenté de rendre en ajoutant au texte l’épithète « parfaite ». [R. Caillois]
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jorges luis borges, l'auteur, le double, la pluie | Facebook |