05/08/2011
Jacques Réda, Celle qui vient à pas légers
Poète, on ne l’est guère que quelques années dans une vie et, durant ces années, quelques mois ou semaines (je dirai volontiers : minutes) ; qui plus est, sans pouvoir sur le retour de ce saisissement qui nous exclut. Car c’est commodité, si nous ramenons la poésie à des noms de poètes qui en sont si peu les auteurs (comme on a toujours dit — j’entends les poètes eux-mêmes, en proie à cette fatalité ; non pas des docteurs qui soudain s’en épatent, et se sentent d’autant plus libres d’en juger qu’elle les épargne). Et, bien sûr, d’un certain point de vue impressionniste ou statistique, il y a autant de poésies que de poètes. Mais comment pourrait-on parler de la poésie en général, si l’inflexion fondamentale, commune aux voix les plus diverses, n’était en fin de compte anonyme ? Cette plénitude intermittente, celui qui la connaît un peu sait bien qu’elle est dépossession. Dépossession heureuse, mais dépossession. De sorte que la poésie a toujours été faite par tous, ou par personne si l’on préfère.
Jacques Réda, Celle qui vient à pas légers, Fata Morgana, 1985, p. 9-10.
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04/08/2011
Peter Huchel, Jours comptés (traduction M. Jacob & A. Villani)
Macbeth
Avec les sorcières j’ai parlé,
en quelle langue,
je ne sais plus.
Arrachées,
les portes du ciel,
laissé libre, l’esprit,
l’engeance de la lande
dans le tourbillon du vent.
En bord de mer
les orteils sales de la neige,
quelqu’un attend là,
les mains à vif.
J’aurais préféré que ma mère
m’eût étouffé.
Des écuries du vent
il surgira,
là où les vieilles femmes
hachent le foin.
Méfiance ! Mon heaume,
je le suspends
à la charpente de la nuit.
Macbeth
Mit Hexen redete ich,
in welcher Sprache,
ich weiß es nicht mehr.
Aufgesprengt
die Tore des Himmels,
freigelassen der Geist,
in Windwirbeln
das Gelichter der Heide.
Am Meer
die schmutzigen Zehen des Schnees,
hier wartet einer
mit Händen ohne Haut.
Ich wollt, meine Mutter
hätt mich erstickt.
Aus den Ställen des Winds
wird er kommen,
wo die alten Frauen
das Futter häckseln.
Argwohn mein Helm,
ich häng ihn
ins Gebälk der Nacht.
Pas de réponse
Sur la cime noyée de brouillard,
sur le chêne
la corneille se pose.
La poutre aux chats est déserte.
Ombres
de sarments secs
au plafond de la chambre.
Signes
qu’un mandarin
a tracés de sa main.
L’alphabet
que tu possèdes
ne suffit pas
pour souffler réponse
à l’écriture sans défense.
Keine Antwort
Aufs schwimmende Nebelhaupt
der Eiche
setzt sich die Krähe.
Der Katzenbalken ist leer.
Schatten von dürrem
Weingerank
an der Zimmerdecke.
Zeichen,
von eines Mandarinen Hand
geschrieben.
Das Alphabet,
das du besitzt,
reicht nicht aus,
Antwort zu geben
der wehrlosen Schrift.
Peter Huchel, Jours comptés, [Gezählte Tage, 1972], traduit de l’allemand par Maryse Jacob et Arnaud Villani, Atelier La Feugraie, 2011, p. 76-77 et 96-97.
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03/08/2011
Jean-Louis Giovannoni, Pas japonais
On ne peut écrire qu'en perdant
le corps de ce que l'on nomme.
Tu parles, tu écris pour que les choses
ne coïncident plus avec elles-mêmes.
On n'écrit pas pour donner aux choses une
place, on écrit pour faire de la place ;
pour que l'arbre ne vienne jamais dans son
nom et que la pierre se taise dans ce qui la
désigne.
Écrire, c'est apporter de l'eau à une source
pour qu'elle découvre sa soif.
Écrire, c'est appeler, appeler surtout pour
que rien ne vienne.
Tu parles, tu écris pour ne pas perdre pied,
pour te tenir dans la distance de
toute chose.
Comment continuer à écrire en sachant
qu'aucun mot ne peut contenir le corps
de ce qu'il nomme.
Écrire, c'est chercher sans cesse un point d'appui.
Écrire, pour lire sa voix dans la voix
des autres.
Peut-être que nos mots sont la seule
terre où l'on peut s'établir ?
Écrire, c'est se tenir à côté de ce qui
se tait.
Écrire, c'est maintenir l'appel,
n'être que le lieu de cet appel.
Jean-Louis Giovannoni, Pas japonais, dans Ce lieu que les pierres regardent, suivi de Variations, Pas japonais, L'Invention de l'espace, préface de Gisèle Berkman, éditions Lettres vives, 2009 (Pas japonais avait été publié en 1992, éditions Unes), p. 93, 95, 95, 96, 96, 98, 100, 100, 101, 103, 104, 106.
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02/08/2011
Charles Cros, Banalité
Banalité
L’océan d’argent couvre tout
Avec sa marée incrustante.
Nous avons rêvé jusqu’au bout
Le legs d’un oncle ou d’une tante.
Rien ne vient. Notre cerveau bout
Dans l’idéal, feu qui nous tente,
Et nous mourons. Restent debout
Ceux qui font le cours de la rente.
Étouffé sous les lourds métaux
Qui brûlèrent toute espérance,
Mon cœur fait un bruit de marteaux.
L’or, l’argent, rois d’indifférence
Fondus, puis froids, ont recouvert
Les muguets et le gazon vert.
Charles Cros, Douleurs et colères, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes, édition établie par Louis Forestier et Pierre-Olivier Walzer, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 198.
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01/08/2011
Pierre Silvain, Assise devant la mer (recension par Chantal Tanet)
Après Julien Letrouvé colporteur, publié chez le même éditeur, Assise devant la mer se lit d’un seul souffle comme un long poème en prose. Récit par le découpage en chapitres titrés et séquencés, par le recours à la matière autobiographique qui semble nous conduire d’un point à un autre d’ « une vie antérieure » — une enfance de colons au Maroc. Mais le travail de l’écriture, le phrasé musical de Pierre Silvain détournent le lecteur de toute construction romanesque, de toute linéarité, lui laissant l’illusion de reconstituer une complexe ordonnance du temps, de saisir par touches successives une série de « scènes primitives ».
La première de ces scènes, fondatrice, ouvre et clôt un livre bâti autour de deux personnages sans nom, « la mère » et « l’enfant ». Saisie par le regard — la mémoire — aigu de l’enfant, la mère se tient assise face à l’infini de la mer, fixée à son insu et à jamais par l’enfant tapi, loin en retrait, dans un creux de sable. La distance physique entre eux deux, exacerbée par le détournement (le ravissement) de la mère, est source d’angoisse dès lors qu’une vague plus forte pourrait soustraire la mère au regard de l’enfant dont le cri est alors recouvert par le bruit de la mer. « C’est ce que l’enfant peut-être s’imagine, croit tout près de s’accomplir, il voit se dresser une masse d’eau d’un bleu laiteux à sa crête, qui se recourbe aussitôt en avant et déferle dans un écroulement d’écume plein d’éclats de soleil, glisse sur le sable dont la rapide inclinaison amortit l’élan, l’épuise jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’une onde inoffensive, la pointe baveuse d’une langue d’animal dompté venant lécher l’orteil de la mère. » Dans l’acte final, cette scène inscrite depuis bien longtemps dans le catalogue des rêves, ou plutôt des cauchemars de l’enfant, est livrée par l’adulte depuis longtemps séparé de sa mère.
Entre ces deux séquences se déploie un souple maillage de regards en abyme. Regards de l’enfant sur la mère — vers la mer — en miroir ; sur le sexe et la mort apprivoisés, sur l’autre soi rattrapé par le temps. La scène initiale, qui donne son titre au récit, a son propre miroir dans celle de la mort de la mère, survenue devant une fenêtre découpée sur le temps suspendu, comme si la mort était l’instant où cesse l’attente, où le regard de l’un se heurte au vide de l’autre.
Au bout du compte, la phrase longue et cadencée de Pierre Silvain fait émerger de ce jeu de regards, du bleu intense de la mer, des murs blancs de la maison d’enfance, une étrange figure. Duelle, fusionnelle, mère-enfant dont le narrateur – « l’enfant » devenu « je » dans les toutes dernières pages – ne sait plus si c’est d’elle ou de lui en elle dont il parle. D’une manière comparable aux Vagues de Virginia Woolf, où l’agencement rythmé des monologues intérieurs évoque le flux et le reflux de la mer, Assise devant la mer est traversé d’une vision récurrente, légère et grave à la fois. Le grand corps maternel, l’océan primordial, agrippé du regard par l’enfant, résiste et cède tour à tour à la séparation, à l’enfouissement dans « l’étendue dormante de l’océan, la plage vide, l’éclat du ciel ».
Pierre Silvain, Assise devant la mer, Verdier, 2009, 14 €.
©Photo Tristan Hordé, 2007.
Une version ce cette recension a été publiée en septembre 2009.
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31/07/2011
Georges Lambrichs, Mégéries
Ce qui va suivre commence ou finit une histoire vraie, comme la braise refroidit. Partant de ce qu’il faut considérer comme connu pour continuer de vivre sans illusions, j’avance en tâtonnant vers ce lieu sûr que fréquentent habituellement ceux qui ne s’aperçoivent qu’après coup qu’il s’est passé quelque chose sur laquelle il n’est plus temps de s’interroger. Lieu sûr et redoutable comme un passage réservé à ce qui n’est pas destiné à l’oubli, bien que cela relève en général de l’inaperçu comme la couleur des yeux ou le sourire intérieur. À ce prix, l’on peut rendre à la parole son usage comme il arrive à d’autre silencieusement de rendre l’âme (à qui ?) considérant qu’on a été bien joué et qu’il s’agit maintenant d’achever en connaissance de cause le spectacle auquel on a participé dans l’ignorance. Il suffit alors de faire un signe de connivence au très haut machiniste voyeur pour qu’il fasse tomber sur le soir tragique ce rideau de larmes qui permet de découvrir à nouveau le déjà vu. Maintenant que je sais ce que je veux faire, sans pour l’avoir autant décidé, je redoute d’y parvenir. Dans quel état en effet, serais-je après s’il m’arrive de me retrouver ?
Georges Lambrichs, Mégéries, Gallimard, 1974, p. 11-13.
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30/07/2011
Giacometti, dans Charbonnier, Le Monologue du peintre
Cézanne a fait sauter une espèce de bombe dans la représentation du monde extérieur. Jusque-là, régnait une conception, qui était valable, en tout cas depuis le début de la Renaissance, depuis Giotto, très exactement. Depuis cette époque, aucune modification profonde ne s’est produite dans la vision d’une tête, par exemple. Il y a une différence plus grande entre Giotto et les Byzantins, qu’entre Giotto et la Renaissance. La vision d’Ingres, après tout, c’est un peu la même vision qui continue.
Cézanne a fait sauter une bombe dans cette vision en peignant une tête comme un objet. Il le disait : « Je peins une tête comme une porte, comme n’importe quoi ». En peignant l’oreille gauche, en établissant plus de rapports entre l’oreille gauche et le fond qu’avec l’oreille droite, plus de rapports entre la couleur des cheveux et la couleur du chandail qu’avec la structure du crâne, il a fait sauter — et pourtant, ce qu’il voulait, lui, c’était arriver quand même à l’ensemble d’une tête — il a fait sauter totalement la conception qu’on avait avant lui de l’ensemble, de l’unité d’une tête. Il a fait sauter totalement un bloc, il a si bien fait sauter un bloc que, tout d’abord, on a prétendu que la tête devient simple prétexte et que, par conséquent, la peinture est devenue abstraite. Toute représentation qui voudrait revenir aujourd’hui à la vision précédente, c’est-à-dire à la vision de la Renaissance, serait telle que l’on n’y croirait plus. Une tête dont l’intégrité aurait été respectée ne serait plus une tête. Elle relèverait du musée. On n’y croirait plus. Parce qu’il y a eu Cézanne et parce que l’on a inventé la photo. Tout le monde, aujourd’hui, pense évidemment qu’une photo, en matière de ressemblance, est plus ressemblante qu’un tableau. Des peintres abstraits vous font voir… c’est toujours très touchant et ça m’a toujours étonné, et ça m’est arrivé assez souvent… des peintres abstraits sortent la photographie de leur femme et de leurs enfants pour la faire voir. Je me demande bien ce qu’ils veulent me faire voir. Moi, les photos, je ne les vois pas. C’est un signe. Quand je vois la photo d’un petit enfant, du petit-fils d’un peintre abstrait, je regarde et je n’y comprends rien du tout. Mais, pour celui qui me fait voir la photo, il y a là bel et bien, pour lui, une représentation valable de son enfant, de sa femme et du monde extérieur. Donc, trouvant la photo ressemblante, il ne peut plus penser à concourir avec la photo dans la représentation de la réalité. Cézanne est battu d’avance, forcément, hein ?
Alberto Giacometti, dans Georges Charbonnier, Le Monologue du peintre, entretiens avec Braque, Singier, (…) Giacometti, Masson, couverture originale de Giacometti, Julliard, 1959, p. 176-178.
Annette, par Giacometti
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29/07/2011
Malcolm Lowry, Pas de compagnie... (traduction Jean Follain)
Pas de compagnie hormis la peur
Comment tout a-t-il donc commencé
et pourquoi suis-je ici à l’arc d’un bar à peinture brune craquelée
de la papaya, du mescal, de l’Hennessy, de la bière
deux crachoirs gluants
pas de compagnie sauf celle de la peur
peur de la lumière du printemps
de la complainte des oiseaux et des autobus
fuyant vers des lieux lointains
et des étudiants qui s’en vont aux courses
des filles qui gambadent les visages au vent,
peur même de la source jaillissante.
Toutes les fleurs au soleil me semblent ennemies
ces heures sont-elles donc mortes ?
Malcolm Lowry, traduction de Jean Follain, dans Les Lettres Nouvelles, n° spécial, mai-juin 1974, "Malcom Lowry", p. 229.
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28/07/2011
Edgar Allan Poe, Un rêve (A dream), traduction de Mallarmé
Un rêve
En des visions de la sombre nuit, j’ai bien rêvé de joie défunte, — mais voici qu’un rêve, tout éveillé, de joie et de lumière m’a laissé le cœur brisé.
Ah ! qu’est-ce qui n’est pas un rêve le jour, pour celui dont les yeux portent sur les choses d’alentour un éclat retourné au passé ?
Ce rêve béni, ce rêve béni, pendant que le monde entier grondait, m’a réjoui comme un rayon cher guidant un esprit solitaire.
Oui, quoique cette lumière, dans l’orage et la nuit, tremblât comme de loin ; que pouvait-il y avoir, brillant avec plus de pureté, sous l’astre du jour de Vérité !
Les poèmes d’Edgar Poe, traduits par Stéphane Mallarmé, Gallimard, 1928, p. 133.
A dream
In visions of the dark night
I have dreamed of joy departed—
But a waking dream of life and light
Hath left me broken-hearted.
Ah! what is not a dream by day
To him whose eyes are cast
On things around him with a ray
Turned back upon the past?
That holy dream—that holy dream,
While all the world were chiding,
Hath cheered me as a lovely beam
A lonely spirit guiding.
What though that light, thro' storm and night,
So trembled from afar—
What could there be more purely bright
In Truth's day-star?
Collected Tales end Poems of Edgar Allan Poe, Ramdon House, 1994.
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27/07/2011
René Crevel, Le Clavecin de Diderot
Pour la France officielle la poésie c’est, avant tout, un jeu, un exercice d’éloquence. Et il ne s’agit même plus de la faconde méridionale. Le soleil, l’ail, l’accent, le mélange de sperme, de coquillage secret et de fruits trop mûrs, dont se trouve naturellement parfumée toute vieille cité phocéenne, voilà qui a été corrigé par la tristesse septentrionale.
Langue d’oc et langue d’oïl, l’une en l’autre fondue, et, l’Europe a eu sa langue diplomatique. Quant aux autochtones, ils se sont consacrés au culte d’un verbalisme décoloré. De Racine (Andromaque, le fameux discours à Pyrrhus : avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix) à Lamartine (la phrase sur le drapeau tricolore qui a fait le tour du monde et le drapeau rouge qui n’a fait que le tour du champ de Mars), les leçons que reçoivent, de leurs grands ou petits maîtres, à propos de textes rimés, lycéens et étudiants, ne sont que leçons de ruses oratoires.
Quant à la connaissance intime et générale de l’homme, certains ne font profession de lui vouer leurs travaux, leurs existences qu’à seule fin de lui dénier, de l’intérieur, toute chance de progrès.
En vérité, depuis des siècles, on se contente de répéter les mêmes expériences et considérations sur certains réflexes à fleur de peau, avec une volonté d’agnosticisme ou, au moins, le désir de conclure qu’il n’y a rien de changé sous le soleil. Et que se produise, quelque part, ce changement dont ne veulent pas les classes favorisées, elles crieront à la monstruosité. De toute source, il faut, sur le champ, faire une eau de table, et, si le geyser ne veut se laisser mettre en bouteille, qu’on l’écrase des plus lourdes pierres. Ainsi, un égocentrisme à courtes vues décide les individus à l’individualisme, les nations au nationalisme.
René Crevel, Le Clavecin de Diderot, 1932, présentation de Claude Courtot, collection Libertés, n° 38, Jean-Jacques Pauvert éditeur, 1966, p. 51-52.
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26/07/2011
Henri Kréa, La Révolution et la poésie sont une seule et même chose
Morale de l’histoire
L’heure brisée par le gel de la patience
Une attente mortelle
Les larmes prises par la fatigue
Trop voir ceux que je hais
Pour ma peine victorieuse
Avec toujours au bout la lassitude
Le poing serré
Comme un parjure somnambule
Qui s’égare aux bouches des métros
Je calcule un mal qui se fait centenaire
À quoi rime la vie
Conçue à partir du malheur
À quoi rime ce présent
Où l’assassinat est de règle
J’avoue ma honte d’être vivant
J’oublie ceux qui m’aiment
Ceux qui ne m’aiment plus
Je reste sur l’espace qui nous est coutumier
Je peste contre l’histoire
Et je demeure contemporain
Des caprices des saisons
Des mœurs des intrigues
J’avoue je suis perméable
À tout ce qui tressaille sur ce globe
Et parfois je songe
Qu’il faudrait changer de vie
Changer de mort
Rester de marbre face aux événements
Oui tout ça existe c’est horrible
Mais mon peuple est solide comme un immense plan d’eau
Il me montre le droit chemin
Je lui sais gré de sa bonté
Je le regarde comme un être infini
Qui me tient lieu de père
Moi qui fus orphelin avant que de naître
Dans ma cité infirme
Je sais l’aube est lucide
Mortelle impatience
Le peu de prix D’un seul sourire
La même fin
Le même recommencement
La même angoisse
De te perdre à jamais
Toi
Insaisissable trop belle
Qu’une lèvre remémore
Henri Kréa, La Révolution et la poésie sont une seule et même chose, Pierre Jean Oswald, 1957, non paginé.
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25/07/2011
Jules Renard, Journal, 1887-1910
Je ne réponds pas d’avoir du goût, mais j’ai le dégoût très sûr.
Quelle que soit la littérature, c’est toujours plus beau que la vie.
C’est déjà bien joli, de ne pas faire le mal. S’il fallait encore ne jamais penser à mal !
Votre mari n’a rien. Il croit qu’il est malade, dit le médecin anglais.
Quelques jours après, pleine de confiance en ce grand médecin, elle vient lui dire :
— Mon mari croit qu’il est mort.
L’Histoire n’est qu’une histoire à dormir debout.
De mon village je peux regarder l’âme humaine et la fourmi.
J’aime, j’aime, certainement j’aime, et je crois aimer ma femme d’amour, mais, de tout de que disent les grands amoureux : Don Juan, Rodrigue, Ruy Blas, il n’y a pas un mot que je pourrais dire à ma femme sans rire.
Les discussions les plus passionnées, il faudrait toujours les terminer par ces mots : « Et puis, nous allons mourir. »
Une mouche est plus sale en hiver qu’en été. Il semble qu’elle soit restée là, non à cause de la chaleur, mais à cause de notre odeur de pourriture.
La vieillesse arrive brusquement, comme la neige. Un matin, au réveil, on s’aperçoit que tout est blanc.
Jules Renard, Journal, 1887-1910, texte établi par Léon Guichard et Gilbert Sigaux, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1977, p. 647, 654, 657, 659, 665, 670, 701, 703, 706, 709.
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24/07/2011
Paul Claudel, Dodoitzu
Aile étrange du poème ! Quand une fois la chanson a pris l’essor, une fois le sol natal abandonné, qui dira quelles rides, quels reflets, elle est appelée à éveiller sur des miroirs inattendus, quelle inspiration elle fournira à l’écho, quelles variations sur un distant rivage elle proposera à l’oreille attentive de l’oiseau-moqueur ? Ainsi là-bas sous le Soleil levant, sous les pieds du paysan attelé à sa noriah, sous l’effort du marin qui hisse la voile, dans le tapage rythmique du lourd maillet qui décortique le riz, ou le balancement songeur de la jeune mère (son pied chaussé de la courte chaussette blanche, ah ! plus que le berceau, c’est le cœur battant du tendre petit bébé qui lui communique sa pulsation !) il naît une mélopée à laquelle viennent s’adapter comme d’elles-mêmes d’humbles paroles. Du bourdonnement naïf est né le dodoitZu, frère rustique, mais à mon avis bien plus savoureux, du savant uta. Quelques lignes, quelques vers à la mesure d’un gosier d’oiseau ou d’une élytre de cigale. Un amateur local les a écoutés et transcrits, de la musique native il ne reste plus que le résidu verbal. À son tour un étranger, en l’espèce : Georges Bonneau, professeur à l’Institut français de Kyotô, s’y est intéressé. Il les traduit, il en fait un recueil. Et ce recueil tombe sous les yeux d’un vieux poète qui a fait de longs séjours là-bas, dans le pays de la Sérénité matinale. Voici que peu à peu, dans sa chambre intérieure, à l’accent rétorqué du chantre primitif, s’anime un pied correspondant. Quelque chose de neuf à la fois et de provoqué. Le sentiment retourne à sa source lointaine sous la forme de nostalgie.
Ma figure dans le puits
Ma figure dans le puits
Pas moyen que je me l’ôte
Ma figure dans le puits
Pas moyen que je me l’ôte
Et que j’en mette une autre
Et si l’on me trouve jolie
Tant pis ! C’est pas ma faute !
Her face in the well
My face in the well
I cannot take it out
My face in the well
I cannot take it off
And if you think I’m pretty
It’s really not ma fault !
Le crapaud
Quand j’entends dans l’eau
Chanter le crapaud
Des choses passées
J’ai le cœur mouillé !
Nightingale and toad
When I hear in the cool
Gold of the moonlight pool
The nightingale singing,
It is my heart ringing.
Paul Claudel, Dodoitzu, peintures de Rihakou Harada, Gallimard, 1945, non paginé.
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23/07/2011
Alphonse de Lamartine, Raphaël
Il y a des sites, des climats, des saisons, des heures, des circonstances extérieures tellement en harmonie avec certaines impressions du cœur, que la nature semble faire partie de l’âme et l’âme de la nature, et que si vous séparez la scène du drame et le drame de la scène, la scène se décolore et le sentiment s’évanouit. Ôtez les falaises de Bretagne à René, les savanes du désert à Atala, les brumes de la Souabe à Werther, les vagues de la mer des Indes et les morues de l’Île de France à Paul et Virginie, vous ne comprendrez ni Chateaubriand, ni Bernardin de Saint-Pierre, ni Gœthe. Les lieux et les choses se tiennent par un lien intime, car la nature est une dans le cœur de l’homme comme dans ses yeux. Nous sommes fils de la terre. C’est la même vie qui coule dans sa sève et dans notre sang. Tout ce que la terre, notre mère, semble éprouver et dire aux yeux dans ses formes, dans ses aspects, dans sa physionomie, dans sa mélancolie ou dans sa splendeur, a son retentissement en nous. On ne peut bien comprendre un sentiment que dans les lieux où il fut conçu.
Alphonse de Lamartine, Raphaël, édition présentée, établie et annotée par Aurélie Loiseleur, Folio classique / Gallimard, 2011, p. 37.
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22/07/2011
Pierre Michon, Le roi vient quand il veut
Si les hommes étaient faits d'étoffe indémaillable, nous ne raconterions pas d'histoire, n'est-ce pas ?
Pierre Michon, Les Onze (Verdier, 2009)
Contemporain de la légende
Pourquoi le mot vie dans vos titres, des « minuscules » à celle de Joseph Roulin ?
Les Vies sont une longue tradition, on en a raconté pendant des siècles. C’étaient d’assez courts récits, non pas véristes et affectant le naturel (« la vie même ») comme nos biographies, mais faisant la part belle au légendaire, aux distorsions de la mémoire, aux interventions de l’au-delà. Les vies qu’on prenait la peine d’écrire étaient nécessairement surnaturelles : elles ne valaient que par un point de tangence avec le divin qui les transportaient hors du commun. Les Vies des douze Césars, après tout, nous entretiennent de monstres que leur mort a transformé en dieux, comme il arrivait aux empereurs de Rome ; les Vies des hommes illustres de Plutarque, les Vies des philosophes illustres de Diogène Laërce traitent de fondateurs quasi légendaires, de miracles guerriers ou mathématiques s’incarnant dans des hommes fortuits.
Ce trait est encore plus patent dans les hagiographies chrétiennes, où c’est le surnaturel seul qui tient debout des existences dont la spécificité biographique est négligeable. Les Vies de saints, innombrables et superposables, délivrent le récit de toute contingence, ne s’intéressent qu’à la vie intérieure, qui n’a pas eu de témoins, ou aux lévitations et extases dans lesquelles c’est Dieu même qui s’essaie dans un corps désormais inessentiel : on est loin de la passion de la contingence, de la chasse au petit fait vrai, de la postulation a priori d’une individualité spécifique et inaliénable — mais peut-être aussi fictive que les lévitations — qui caractérisent la biographie.
Ce très vieux genre a secrètement survécu à sa laïcisation en roman, récit ou nouvelle. Car les modernes aussi ont écrit des vies, en annonçant clairement cette intention dans leurs titres, de façon parfois traditionnelle (la Vie de Rancé), mais le plus souvent nostalgique ou parodique, en tout cas référée : les Vies imaginaires de Schwob, la Vie de Samuel Belet de Ramuz, les Trois vies de G. Stein, ou même Une vie. Et il semble bien que ce qui demeure, dans ces récits explicitement nommés ou d’autres qui le sont moins (Un cœur simple, par exemple, qui est exactement une vie), c’est un sentiment très vacillant du sacré, balbutiant, timide ou désespéré, un sacré dont nul Dieu n’est plus garant : ce qui s’y joue sous les cieux vides, c’est ce qu’a de minimalement sacré tout passage individuel sur terre, plus déchirant aujourd’hui de ce qu’aucune compatibilité céleste n’en garde mémoire. Ces vies sont tangentes à l’absence de Dieu comme les hagiographies l’étaient à sa toute présence ; elles expérimentent le drame de la créature déchue en individu.
Barthes notait que l’anthropologie repose sur le postulat qu’ « il est profondément injuste qu’un homme puisse naître et mourir sans qu’on ait parlé de lui » ; cette injustice, l’anthropologie essaie de la réparer à sa façon, mais ça n’est pas interdit non plus à la littérature. C’est à cela, entre autres choses, que je me suis employé dans des vies.
Et puis, je suis fasciné par ces titres dans lesquels ce qu’il y a de plus individuel, le nom propre, est mis en résonance avec le mot vie, qui est le plus universellement, et comme tautologiquement, partagé. « Untel a vécu », disent de tels titres ; ils ont la pauvreté fatale d’une stèle funéraire ; ils sont comme le blason de ce qu’on appelle le romanesque. Et bien sûr c’est la mort qui paradoxalement résonne dans de tels frontispices : certains auteurs l’ont souligné, qui, par antiphrase, ont appelé leurs vies : La Mort d’Ivan Illitch, Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant1, etc.
Pierre Michon, Le roi vient quand il veut, Propos sur la littérature, textes réunis et édités par Agnès Castiglione avec la participation de Pierre-Marc de Biasi, Albin Michel, 2007, p. 21-23. ["Contemporain de la légende" est composé de réponses à des questions, recueillies par T. H. et publiés dans Le Français aujourd’hui, « La nouvelle », septembre 1989]
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