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12/04/2011

Aurélie Loiseleur, Entrées en matière

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                            Entrées en corps

 […]

Qui est mal dans sa peau qu’il se gratte : ça desquame.

 

                           Jambes mâchent.

  Démarrage de la souffrance pavoisée de fleurs rougies par grand froid : mourir le démange. Mauvais vouloir

   avec des lentes illusions qui le grouillent.

                                      Sa main intenable.

 

   Il vint : virus.

        Avoir tant cru en son profil borgne qu’il révèlerait

   L’autre côté donne froid : partager savoir la mort à l’œuvre dans ce

    qu’elle couche.

 

    Terre contaminée évolue en théâtre : acteur d’extrême bord

de scène tombe au rang de spectateur connaît tous ses trucs d’avoir déjoué ses rôles.

                                 Comme il se glisse du monde trop lâche. 

 

Se dépecer de ses pensées : impossible
                                   Jambes hachent.

Le harcèlent graissées par grande halte à se quitter.

                                   Pays d’apparence somnolent se dérobe sous lui.

 

Qui en remontre à son écorché (surnu) s’ose plus qu’obscène : suicidé.

 

 

     Atteinte de porose : monde l’entre

mange

              peau est pont

passant dans son perméable idées s’interposent elle

     pense avec ses sens.

 

     Trouvée au pied des montagnes

de son corps dénudé en statue se ronge le devenir

     universel.

      Dort à la merci du monde craint

L’épidermie se déclare.

 

     Qui rêve en non-langue

c’est dur à discourir : chien mis à errer

lui donne à dévorer son reste.

 

     Concepts calcifiés.

     Balle tête pansue.

     Ciel se déverse en vase.

 

Arbres tètent leurs reflets au fleuve de marbre.

 

Aurélie Loiseleur, Entrées en matières, éditions NOUS, 2010, p. 38-39.

11/04/2011

Cesare Pavese, Travailler fatigue (Lavorare stanca)

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           La putana contadina

 

La muraglia di fronte che accieca il cortile

ha sovente un riflesso di sole bambino

che ricorda la stalla. E la camera sfatta

e deserta al mattino quando il corpo si sveglia,

sa l’odore del primo profumo inesperto.

Fino il corpo, intrecciato al lenzuolo, è lo stresso

dei primi anni, che il cuore balzava scoprendo.

 

Ci si sveglia deserte al richiamo inoltrato

del mattino e riemerge nella greve penombra

l’abbandono di un altro risveglio : la stalla

dell’infanzia e la greve stanchezza del sole

coloroso sugli usci indolenti. Un profumo

impregnava leggero il sudore consueto

dei capelli, e le bestie annusavano. Il corpo

si godeva furtivo la carezza del sole

insinuante e pacata come fosse un contatto.

 

L’abbandono del letto attutisce le membra

stese giovani e tozze, come ancora bambine.

la bambina inesperta annusava il sentore

del tabacco e del fieno e tremava al conttato

fuggitivo dell’uomo : le piaceva giocare.

Qualche volta giocava distesa con l’uomo

dentro il fieno, ma l’uomo non fiutava i capelli :

le cercava nel fieno le membra contratte,

le fiaccava, schiacciandole come fosse suo padre.

Il profumo eran fiori pestati sui sassi.

 

Molte volte ritorna nel lento risveglio

quel disfatto sapore di fiori lontani

e di stalla e di sole. Non c’è uomo che sappia

la sottile carezza di quelle’acre ricordo.

Non c’è uomo che veda oltre il corpo disteso

quell’infanzia trascorsa nell’ ansia inesperta.

 

 

          La putain paysanne

 

Le grand mur qui est en face et clôture la cour

a souvent des reflets d’un soleil enfantin

qui rappellent l’étable. Et la chambre en fouillis

et déserte au matin, quand le corps se réveille,

sait l’odeur du premier parfum gauche.

Même le corps enroulé dans le drap est pareil à celui

des premières années, que le cœur bondissant découvrait

 

On s’éveille déserte à l’appel prolongé

du matin et dans la lourde pénombre resurgit

la langueur d’un autre réveil : l’étable

de l’enfance et le soleil ardent pesant las

sur les seuils indolents. Léger,

un parfum imprégnait la sueur coutumière

des cheveux, et les bêtes flairaient. Le corps

jouissait furtivement de la caresse du soleil

insinuante et paisible comme un attouchement.

 

La langueur du lit engourdit les membres étendus,

jeunes et trapus, presqu’encore enfantins.

L’enfant gauche flairait les senteurs

du tabac et du foin et tremblait au contact

fugitif de l’homme : elle aimait bien jouer.

Quelquefois elle jouait étendue dans le foin

avec un homme, mais il ne humait pas ses cheveux :

il cherchait dans le foin ses membres contractés,

puis il les éreintait, les brisant comme l’eût fait son père.

Comme parfum, des fleurs écrasées sur les pierres.

 

Bien souvent, pendant le long réveil

revient cette saveur sure des fleurs lointaines,

d’étable et de soleil. Aucun homme ne sait

la subtile caresse de cet âcre souvenir.

Aucun homme ne voit par-delà le corps étendu

cette enfance passée dans une attente gauche.

 

Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca], édition bilingue, traduit de l’italien par Gilles de Van, Gallimard, 1962, p. 104-107.

10/04/2011

Christian Prigent, Compile

                                        La voix-de-l’écrit

 

 

 

 

           J’écris des livres. Ils sont édités.

          On pourrait en rester là.

          Mais je vais aussi lire en public.

         Ce n’est pas seulement pour publier à nouveau les textes. C’est pour tenter de produire un nouvel objet d’art. Cet objet est irréductible à son support textuel. Il n’a de sens, cependant, qu’adossé à ce support. Il prétend en proposer une forme particulière d’apparition. Cette forme dépend des conditions objectives de la performance. Il s’agit d’un spectacle, qui suppose une mise en scène minimale. Celle-ci règle la position et la gestuelle d’un corps dans l’espace, le volume, le tempo et la modulation d’une voix, le traitement par cette voix des effets d’émotion et de sens inscrits dans une langue. Une performance orale est à chaque fois l’expression stylisée d’un affrontement entre langue, voix et corps.

 

                                                Style

 

        La lecture ainsi pensée parie sur une homologie entre l’excentricité écrite qu’on appelle un « style » et la performance vocale qui prend en charge cette excentricité.

       Un style note la singularité de l’expérience de celui qui le forme. Cette singularité s’incarne dans phrasé — auquel, justement, on identifie un auteur. Ce phrasé exécute une partition rythmique et y concrétise les effets d’une voix. La coloration particulière d’un style est l’effet de cette exécution. Rien n’y relève d’abord de l’articulation des significations. Au contraire, le style s’identifie plutôt à une sorte d’emportement abstrait (des mesures, des fréquences et des tempos) qui traverse et secoue la constitution des significations.

       La lecture scénique à haute voix a pour projet la mise en évidence de ce phrasé. Elle s’efforce de la projeter démonstrativement, sans en réduire la complexité. C’est-à-dire qu’elle en développe la structure sonore, la découpe respiratoire et l’arabesque rythmique. Pour montrer que cette texture, cette découpe et cette arabesque constituent a forme propre de l’écrit. Et pour indiquer comment cette forme, phrasée (c’est-à-dire dynamisée), produit conséquemment les effets d’émotion et les noyaux de sens que propose une écriture.

 

 

Christian Prigent, Compile, [avec un CD, voix de Christaian Prigent et de Vanda Benès],P. O. L., 2011, p. 7-8.

09/04/2011

Claude Chambard, Carnet des morts

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Les feuilles sont mortes sur votre tombeau,

grand-père que je ne connais,

élevé dans la forêt la hache dans les deux poings,

Perdu dans les rues des villes,

pleurant le départ des enfants,

& la femme morte trop jeune.

 

Où serions-nous allés ?

Qu’auriez-vous montré à l’infans ?

Vous seriez-vous battu avec Grandpère ?

Ou de votre air doux auriez-vous dit :

— Je vais partir, je ne vous gênerai plus.

Longue silhouette de dos

disparaissant après le virage du pont.

À pied toujours, cinq kilomètres vers l’autre village

où même la ferme ne vous appartient plus,

dévorée par la fratrie infectée.

 

Car l’adieu c’est la nuit.

La langue, la voix impossible.

Le nom est un silence. On ne peut en compter les syllabes.

Ce n’est pas la mort, ce n’est pas la vie.

Un rêve, les mains jointes, près du coffret où s’entassent les

lettres perdues.

Une longue marche — toujours vivant —

sans me soucier des murs

ni du tunnel

ni du balancier des heures.

 

Claude Chambard, Carnet des morts, Coutras, Le bleu du ciel, 2011, p. 55-56.

08/04/2011

Martial, Epigrammes, Livre X, 47 : traduction et adaptation

Martial, Panckoucke, d'Aubigné, épigramme

 

Ad Julium Martialem


Vitam quæ faciunt beatiorem,

Jucundissime Martialis, hæc sunt :

Res non parta labore, sed relicta ;

Non ingratus ager, focus perennis,

Lis numquam, toga rara, mens quieta,

Vires ingenuæ, salubre corpus,

Prudens simplicitas, pares amici,

Convictus facilis, sina arte mensa ;

Nox non ebria, soluta curis ;

Non tristis torus, attamen pudicus ;

Somnus, qui faciat breves tenebras ;

Quod sis, esse velis, nihilque malis ;

Summum nec metuas diem, nec optes.

Martial, Œuvres complètes, trad.. de V. Verger, N-A. Dubois et J. Mangeat, revue par F. Lemaistre et N.-A. Dubois, Livre X, 47, Garnier, 1864, p. 138.

 

 

À Jules Martial

Voilà, mon cher Martial, ce qui fait la vie heureuse :une fortune acquise sans peine et par héritage ; un champ qui rapporte ; un foyer qui toujours brûle ; point de procès ; peu d’affaires ; la tranquillité de l’esprit ;un corps suffisamment vigoureux, une bonne santé ; une simplicité bien entendue ; des amis qui soient nos égaux ; des relations agréables ; une table sans faste ; des nuits sans ivresse et libres d’inquiétude ; un lit où il y ait place pour la gaieté et pour la pudeur à la fois ; un sommeil qui abrège la durée des ténèbres ; être content de ce que l’on est et ne rien désirer de plus ; attendre son denrier jour sans crainte comme sans impatience.

Traduction de Charles-Joseph Panckouke (1736-1798), dans Sept études publiées à l’occasion du 4ème centenaire du célèbre imprimeur anversois Christophe Plantin, Bruxelles, Musée du Livre, 1920, p. 58.

 

 

Martial, Panckoucke, d'Aubigné, épigramme

Veux-tu savoir que peut faire la vie heureuse,

Folastre d’Aubigné ? Ce sont les points icy:

Des biens non pas acquis, mais trouvez sans souci ;

Bonne chere, beau feu, la terre fructueuse ;

Point de procès, de noise, avoir l’âme joieuse,

Le cors dispos, qui n’est trop maigre ou trop farcy ;

N’estre point cauteleux, ni point niais aussi,

Avoir pareilz amis, table délicieuse,

Sans crainte, sans soupçon, en sa bourse un escu,

Belle femme gaillarde et n’estre pas cocu,

Un dormir sans ronfler, un repos sans se feindre,

Qui fasse la nuict courte et contente les yeux,

Estre ce que tu veux, n’affecter rien de mieux,

Ne desirer la mort, & la fuir sans la craindre.

 

Aggripa d’Aubigné, Œuvres complètes, accompagnées de notices biographique, littéraireet bibliographique […] par Eugène Réaume & de Caussade, tome 3, Paris, Alphonse Lemerre, 1874, p. 246.

07/04/2011

Georges Perros, Poèmes bleus

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Ces envies de vivre qui me prennent

Et cette panique, cette supplication

Cette peur de mourir

Alors que je n’ai pas encore vécu

Et que dans ces moments

J’ai ma vie sur ma langue

Il me semble que ça va être possible, enfin

Que je vais y aller d’une grande respiration

Que je vais avaler le soleil et la lune

Et la terre et le ciel et la mer

Et tous les hommes mes amis

Et toutes les femmes mes rêves

D’un seul grand coup

De poitrine éclatée

Quitte à en mourir, oui,

Mais pour de bon

Pas de cette mort ridicule

Déshonorante, inutile,

Qui accuse la parodie

Qui accuse le défaut

De ce qu’on appelle la vie

Sans trop savoir de quoi nous parlons.

On se renseigne auprès des autres

On leur pose des tas de questions

Avec cette hypocrisie de bonne société

On marque des points en silence

Ils souffrent autant que nous, tant mieux

On se dit même

Qu’on est un peu plus vivants qu’eux

O l’horreur

Et la fragilité

De nos amours.

 

Georges Perros, Poèmes bleus, Gallimard, Le Chemin, 1962, p. 129-130.

06/04/2011

William Butler Yeats, Symboles

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                                                Symbols

 

A storm-beaten old watch-tower,

A blind ermit rings the hour.

 

All-destroying sword-blade still

Carried by the wandering fool.

 

Gold-sewn silk on the sword-blade,

Beauty and fool together laid.

 

 

                                                Symboles

 

Une vieille tour de guet battue par les tempêtes,

Un ermite aveugle sonne l’heure.

 

La lame d’une épée destructrice

Que porte encore le fou qui vagabonde

 

De la soie brodée d’or sur la lame,

La belle et le fou couchés côte à côte.

 

 

William Butler Yeats, L’escalier en spirale et autres poèmes [The Winding Stair and Other Poems], présenté, annoté et traduit par Jean-Yves Masson, Verdier, 2008, p. 40-41.

 

 

05/04/2011

Nadja Einzmann, Alors non je ne peux pas dire non (traduction Chantal Tanet)

nadja einzmann,chantal tanet

 

 

 Da kann ich nicht nein sagen

Mein Liebster ist einer, auf den zu warten sich lohnt. Er mag mich, und das genügt mir. Da bin ich gerne sein Haus und sein Hof und prüfe das Dach und öle die Tür, tagein, tagaus, und warte. Es ist eine Nacht, in der er so zu mir kommen wird, übers Feld, und die Sterne werden dröhnen und der Mond pubbern und pulsen, meinem Liebsten zur Begrüßung. Noch lebt er unter anderem Himmel und forscht und strebt und leckt sich die Zungenspitze wund zwischen den Büchern, er hat es mir oft geschrieben. Da kann ich nicht nein sagen und beiseite treten und lasse ihn nicht vorbei: in einer anderen Stadt einer anderen Frau. Da kann ich nicht nein sagen. Und so einen Liebsten hätte ein jeder gern und hat er ihn nicht, erträumt er ihn. Ich sehe zum Fenster hinaus und sehe ihn kommen, ein Schatten auf dem Weg. Und der Kies wird knirschen unter seinen Füßen, und meine Hand, gestützt auf die Fensterbank, wird schwer werden, meine wartende Hand.


Alors non je ne peux pas dire non

Mon bien-aimé est de ceux qui méritent qu’on les attende. Il m’aime, et ça me suffit. Alors je me plais à être sa maison et son foyer et j’en vérifie le toit et huile la porte, jour après jour, et j’attends. Une nuit, mon bien-aimé viendra ainsi vers moi, à travers la campagne, et les étoiles se feront carillon et la lune tam-tam et pulsation pour lui souhaiter la bienvenue. Il vit encore sous d’autres cieux et fouille et cherche ardemment et feuillette des livres à s’en écorcher le bout de la langue. Il me l’a souvent écrit. Alors non je ne peux pas dire non ni prendre mes distances ni le laisser passer : dans une autre ville une autre femme. Alors non je ne peux pas dire non. Et puis tout le monde voudrait un pareil bien-aimé et ne l’ayant pas, le rêve. Je regarde par la fenêtre et le vois venir, une ombre sur le chemin. Et le gravier crissera sous ses pas, et ma main, appuyée sur le rebord de la fenêtre, se fera lourde, ma main en attente.

 

Nadja Einzmann, Da kann ich nicht nein sagen, Geschichten von der Liebe, S. Fisher Verlag, 2001, p. 18. Traduction inédite de Chantal Tanet.

 

Nadja Einzmann, écrivaine allemande née en 1974, vit à Francfort où elle a fait des études d’allemand et d’histoire de l’art. Elle a publié des récits et des poèmes dans des revues et anthologies, ainsi que deux livres chez S. Fisher-Verlag : Da kann ich nicht nein sagen. Geschichten von der Liebe (2001) et Dies und das und das. Porträts (2006).Elle a obtenu plusieurs prix littéraires, notamment pour Da kann ich nicht nein sagen en 2002 et le prix d’encouragement Hölderlin de la ville de Bad Homburg en 2007.

 

 

04/04/2011

Marie Étienne, "Postface" de Haute lice

À proprement parler, le sens ne compte pas vraiment, ou bien ni plus, ni moins, que la sonorité, le rythme et le suspens, c’est ainsi que les choses se passent. Alors un manuscrit, c’est-à-dire un agrégat de mots, ressemble au matériau du fabricant — le ciment du maçon, la pâte du boulanger ou l’argile du potier — il se malaxe, il se travaille, il s’échafaude. Parfois il sert et il ressert à plusieurs fins, pas tout à fait définitif. Ce qui le constitue est à la fois aléatoire et primordial. Ainsi s’expliquent les redites, les recommencements. C’est comme si, au fond, on disposait d’un stock, limité au départ, et qui serait utilisé à des fins différentes. On pourrait en changer, s’en reconstituer un neuf, mais non, merci, on n’y tient pas, on conserve celui-là qui remplit son office.

 

Marie Étienne, "Postface" de Haute lice, éditions José Corti, 2011, p. 171

André du Bouchet, "Deux traces vertes"

 

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Tal-Coat, Dans le pré

 

                                                                                                                           au détour de la

route — sorties de la route — deux traces de roue dans les terres.en novembre deux traces vertes  — plus vertes que le vert aujourd’hui de la première levée des semis d’hiver.             mais tranchant, là, sur le vert léger étale, ce qui sur cette trace a pu lever l’emporte sur les traces. deux parallèles parties vers le haut se recoupent où le souvenir du tracteur dont les roues sur leur demi-tour auront, en tassant le sol, suscité le surcroît de couleur s’efface dans le versant monochrome.

 

 

   là-devant, plus d’une fois l’un ou

l’autre — du regard ou sur son pas — a un instant fait halte.

 

 

en surplomb le vert — plus vert, là, que le vert, se voit comme retranché du vert.

 

 

la trace, elle, en retrait.            le vert, sitôt en avant

                                  de la trace.

 

 

André du Bouchet, "Deux traces vertes" (Pour Pierre Tal-Coat), dans Orion, éditions Deyrolle, 1993, p. 29-30.

02/04/2011

Pierre Silvain, Le Passage de la morte

images-5.jpgVous pensez à cette confession livrée au fond d’un cabinet capitonné, dans la douleur, la honte et la révolte, devant la vitrine du magasin de poupées, à l’angle de la rue de Vaugirard et de la rue Servandoni où l’imprévu d’une promenade vous a conduit. Mais le trouble et le vague effroi que vous ressentez tiennent à un spectacle qui ne doit rien à l’illusion, il est bien réel derrière la vitre dont vous vous rapprochez encore et que vous touchez maintenant du front.

 À première vue, elles semblent normalement attachées au corps, les petites têtes de porcelaine rose et blanche des poupées anciennes disposées sur des étagères, dans leurs robes de soie aux tons fanés. En les regardant avec plus d’attention, il s’avère que toutes portent la marque d’une décollation, comme un très fin sillon entourant la base du cou juste au dessus du froncé des collerettes de dentelles, une coupure nette qui aurait été pratiquée par le fer tranchant de quelque exécuteur des hautes œuvres. Il ne s’en épanche aucun sang. Les yeux gardent leur éclat de pierre gemme, fixement braqués sur le passant terrifié, trente regards aveugles convergeant sur vous, tel le feu nourri d’un peloton.

 Si vous vous attardez jusqu’à l’heure de la fermeture, sans égard pour votre présence une main tire un rideau rouge au fond de la vitrine qui, ainsi privée des figurines insomnieuses, fait penser à une avant-scène de théâtre où se donne un divertissement tandis qu’on change le décor. Dans l’éclairage de la rue, car la boutique a éteint le sien pour la nuit, la vue n’est plus sollicitée que par un « sujet » insolite dont elle avait été distraite jusqu’alors par le spectacle des poupées. La pièce maîtresse — comment avez-vous pu ne pas la remarquer d’emblée ? — est l’une de celles-ci, mais d’une taille impressionnante en comparaison des autres, étroitement corsetée de noir, debout, dressée entre les ridelles d’une charrette peinte en vert tendre, tenant dans sa main gantée la bride inexistante d’un poney à roulettes, lui aussi disparu, de l’autre brandissant un fouet vers vous qui, à cause des cheveux blonds et frisottés de la sévère créature, vous prenez à évoquer Lou Andreas-Salomé dans la même posture, Paule de Ré et Nietzsche, le mari et l’amant, sommés — mais déjà consentants — de tirer la voiture.

 

Pierre Silvain, Le Passage de la morte [sur Pierre Jean Jouve],éditions L’Escampette, 2007, p. 18-19.

01/04/2011

tanizaki, Eloge de l'ombre

Tanizaki, éloge de l"ombre, laque,yôkan

Lorsque j’écoute le bruit pareil à un cri d’insecte lointain, ce sifflement léger qui vrille l’oreille, qu’émet le bol de bouillon posé devant moi, et que je savoure à l’avance et en secret le parfum du breuvage, chaque fois je me sens entrainé dans le domaine de l’extase. Les amateurs de thé, dit-on, au bruit de l’eau qui bout et qui pour eux évoque le bruit du vent dans les pins, connaissent un ravissement voisin peut-être de la sensation que j’éprouve.

La cuisine japonaise, a-t-on pu dire, n’est pas chose qui se mange, mais chose qui se regarde ; dans un cas comme celui-là, je serais tenté de dire : qui se regarde, et mieux encore, qui se médite ! Tel est, en effet, le résultat de la silencieuse harmonie entre la lueur des chandelles clignotant dans l’ombre et le reflet des laques. Naguère le maître Sôseki célébrait dans son Kusa-makura les couleurs des yôkan1 et, dans un sens, ces couleurs ne portent-elles pas elles aussi à la méditation ? Leur surface trouble, semi-translucide comme un jade, cette impression qu’ils donnent d’absorber jusque dans la masse la lumière du soleil, de renfermer une clarté indécise comme un songe, cet accord profond de teintes, cette  complexité, vous ne les retrouverez dans aucun gâteau occidental. Les comparer à une quelconque crème serait superficiel et naïf.

Déposez maintenant sur un plat à gâteaux en laque cette harmonie colorée qu’est un yôkan, plongez-le dans une ombre telle qu’on ait peine à en discerner la couleur, il n’en deviendra que plus propice à la contemplation. Et quand enfin vous portez à la bouche cette matière fraiche et lisse, vous sentez fondre sur la pointe de votre langue comme une parcelle de l’obscurité de la pièce, solidifiée en une masse sucrée, et ce yôkan somme toute assez insipide, vous lui trouvez une étrange profondeur qui en rehausse le goût.

 

Tanizaki, Éloge de l’ombre,, traduction de René Sieffert, dans Œuvres, I, préface de Ninomiya Masayuki, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1997, p. 1484-1485.



1 Le yokan est une pâtisserie traditionnelle sucrée composée de pâte de haricot rouge gélifiée avec de l'agar agar. Le yokan ressemble à de la pâte de fruit mais est beaucoup plus fin. Le yokan se déguste souvent autour d'une tasse de thé.

31/03/2011

Jude Stéfan, Envoi

 

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Envoi

 

à la mort du Poète

même les dieux devraient pleurer

dégénéré, pompier

son tracé tremblé couché appuyé

plus ne vous harcèlera

   jouvencelles :

où sont par milliers les chiliens

disparus les cent milliards tués

   de naissance

   où sont

— et pourquoi l’incendie de soleil ?

Désespérance, Déposition

son œuvrée son hommée

chaque jour Il la parfit subit

 

Jude Stéfan, Désespérance, Déposition, Gallimard, 2006, p. 81— ©photo Tristan Hordé

30/03/2011

Jean Baptiste Chassignet, Le Mespris de la vie...

jean baptiste chassignet,mépris de la vie,poésie baroque

 Philippe de Champaigne, Vanité, allégorie du temps qui passe avec crâne et sablier

 

Tantost la crampe aux piés, tantôt la goute aus mains,

Le muscle, le tendon, et le nerf te travaille,

Tantost un pleuresis te livre la bataille,

Et la fiebvre te poingt de ses trais inhumains.

 

Tantost l’aspre gravelle espaissie en tes reins

Te pince les boyaus de trenchante tenaille,

Tantost un apostume aux deus poumons t’assaille

Et l’esbat de Venus trouble tes yeux serains.

 

Ainsi en advient il à quiconque demeure

En la maison d’autry, mais s’il faut que tu meure,

Tu deviens aussi tout pensif et soucieus.

 

Helas ! aimes tu mieux mourir toujours en doute

Que vivre par la mort ? celuy qui la redoute

Ne fera jamais rien digne d’un homme preus.

 

Jean Baptiste Chassignet, Le Mespris de la vie et Consolation contre la mort, édition critique d’après l’original de 1594 par Hans Joachim Lope, Genève, Droz et Paris, Minard, 1967, p. 44-45.

29/03/2011

Antoine Emaz, Peau

 

antoine emaz,peau,éditons tarabuste

 

 

peser le poids d’une vie

pas plus poète

que n’importe qui d’autre les mots n’aident plus guère

 

les mots les années les livres l’amas tout en tas d’être

 

sous une longue vague de rien une grande goulée d’air on retient son souffle on passe sous la vague sans voir seulement passer dessous traverser le mur d’eau se retrouver après on verra bien après

 

 

parvenir au bout de ce mot seul l’épuiser pour pouvoir dormir on a déjà joué cette partie on connaît ce devant quoi on est sans visage

 

seul rien

 

et pas plus avancé

 

Antoine Emaz, Peau, éditions Tarabuste, 2008, p. 72-73.