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08/04/2011

Martial, Epigrammes, Livre X, 47 : traduction et adaptation

Martial, Panckoucke, d'Aubigné, épigramme

 

Ad Julium Martialem


Vitam quæ faciunt beatiorem,

Jucundissime Martialis, hæc sunt :

Res non parta labore, sed relicta ;

Non ingratus ager, focus perennis,

Lis numquam, toga rara, mens quieta,

Vires ingenuæ, salubre corpus,

Prudens simplicitas, pares amici,

Convictus facilis, sina arte mensa ;

Nox non ebria, soluta curis ;

Non tristis torus, attamen pudicus ;

Somnus, qui faciat breves tenebras ;

Quod sis, esse velis, nihilque malis ;

Summum nec metuas diem, nec optes.

Martial, Œuvres complètes, trad.. de V. Verger, N-A. Dubois et J. Mangeat, revue par F. Lemaistre et N.-A. Dubois, Livre X, 47, Garnier, 1864, p. 138.

 

 

À Jules Martial

Voilà, mon cher Martial, ce qui fait la vie heureuse :une fortune acquise sans peine et par héritage ; un champ qui rapporte ; un foyer qui toujours brûle ; point de procès ; peu d’affaires ; la tranquillité de l’esprit ;un corps suffisamment vigoureux, une bonne santé ; une simplicité bien entendue ; des amis qui soient nos égaux ; des relations agréables ; une table sans faste ; des nuits sans ivresse et libres d’inquiétude ; un lit où il y ait place pour la gaieté et pour la pudeur à la fois ; un sommeil qui abrège la durée des ténèbres ; être content de ce que l’on est et ne rien désirer de plus ; attendre son denrier jour sans crainte comme sans impatience.

Traduction de Charles-Joseph Panckouke (1736-1798), dans Sept études publiées à l’occasion du 4ème centenaire du célèbre imprimeur anversois Christophe Plantin, Bruxelles, Musée du Livre, 1920, p. 58.

 

 

Martial, Panckoucke, d'Aubigné, épigramme

Veux-tu savoir que peut faire la vie heureuse,

Folastre d’Aubigné ? Ce sont les points icy:

Des biens non pas acquis, mais trouvez sans souci ;

Bonne chere, beau feu, la terre fructueuse ;

Point de procès, de noise, avoir l’âme joieuse,

Le cors dispos, qui n’est trop maigre ou trop farcy ;

N’estre point cauteleux, ni point niais aussi,

Avoir pareilz amis, table délicieuse,

Sans crainte, sans soupçon, en sa bourse un escu,

Belle femme gaillarde et n’estre pas cocu,

Un dormir sans ronfler, un repos sans se feindre,

Qui fasse la nuict courte et contente les yeux,

Estre ce que tu veux, n’affecter rien de mieux,

Ne desirer la mort, & la fuir sans la craindre.

 

Aggripa d’Aubigné, Œuvres complètes, accompagnées de notices biographique, littéraireet bibliographique […] par Eugène Réaume & de Caussade, tome 3, Paris, Alphonse Lemerre, 1874, p. 246.

07/04/2011

Georges Perros, Poèmes bleus

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Ces envies de vivre qui me prennent

Et cette panique, cette supplication

Cette peur de mourir

Alors que je n’ai pas encore vécu

Et que dans ces moments

J’ai ma vie sur ma langue

Il me semble que ça va être possible, enfin

Que je vais y aller d’une grande respiration

Que je vais avaler le soleil et la lune

Et la terre et le ciel et la mer

Et tous les hommes mes amis

Et toutes les femmes mes rêves

D’un seul grand coup

De poitrine éclatée

Quitte à en mourir, oui,

Mais pour de bon

Pas de cette mort ridicule

Déshonorante, inutile,

Qui accuse la parodie

Qui accuse le défaut

De ce qu’on appelle la vie

Sans trop savoir de quoi nous parlons.

On se renseigne auprès des autres

On leur pose des tas de questions

Avec cette hypocrisie de bonne société

On marque des points en silence

Ils souffrent autant que nous, tant mieux

On se dit même

Qu’on est un peu plus vivants qu’eux

O l’horreur

Et la fragilité

De nos amours.

 

Georges Perros, Poèmes bleus, Gallimard, Le Chemin, 1962, p. 129-130.

06/04/2011

William Butler Yeats, Symboles

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                                                Symbols

 

A storm-beaten old watch-tower,

A blind ermit rings the hour.

 

All-destroying sword-blade still

Carried by the wandering fool.

 

Gold-sewn silk on the sword-blade,

Beauty and fool together laid.

 

 

                                                Symboles

 

Une vieille tour de guet battue par les tempêtes,

Un ermite aveugle sonne l’heure.

 

La lame d’une épée destructrice

Que porte encore le fou qui vagabonde

 

De la soie brodée d’or sur la lame,

La belle et le fou couchés côte à côte.

 

 

William Butler Yeats, L’escalier en spirale et autres poèmes [The Winding Stair and Other Poems], présenté, annoté et traduit par Jean-Yves Masson, Verdier, 2008, p. 40-41.

 

 

05/04/2011

Nadja Einzmann, Alors non je ne peux pas dire non (traduction Chantal Tanet)

nadja einzmann,chantal tanet

 

 

 Da kann ich nicht nein sagen

Mein Liebster ist einer, auf den zu warten sich lohnt. Er mag mich, und das genügt mir. Da bin ich gerne sein Haus und sein Hof und prüfe das Dach und öle die Tür, tagein, tagaus, und warte. Es ist eine Nacht, in der er so zu mir kommen wird, übers Feld, und die Sterne werden dröhnen und der Mond pubbern und pulsen, meinem Liebsten zur Begrüßung. Noch lebt er unter anderem Himmel und forscht und strebt und leckt sich die Zungenspitze wund zwischen den Büchern, er hat es mir oft geschrieben. Da kann ich nicht nein sagen und beiseite treten und lasse ihn nicht vorbei: in einer anderen Stadt einer anderen Frau. Da kann ich nicht nein sagen. Und so einen Liebsten hätte ein jeder gern und hat er ihn nicht, erträumt er ihn. Ich sehe zum Fenster hinaus und sehe ihn kommen, ein Schatten auf dem Weg. Und der Kies wird knirschen unter seinen Füßen, und meine Hand, gestützt auf die Fensterbank, wird schwer werden, meine wartende Hand.


Alors non je ne peux pas dire non

Mon bien-aimé est de ceux qui méritent qu’on les attende. Il m’aime, et ça me suffit. Alors je me plais à être sa maison et son foyer et j’en vérifie le toit et huile la porte, jour après jour, et j’attends. Une nuit, mon bien-aimé viendra ainsi vers moi, à travers la campagne, et les étoiles se feront carillon et la lune tam-tam et pulsation pour lui souhaiter la bienvenue. Il vit encore sous d’autres cieux et fouille et cherche ardemment et feuillette des livres à s’en écorcher le bout de la langue. Il me l’a souvent écrit. Alors non je ne peux pas dire non ni prendre mes distances ni le laisser passer : dans une autre ville une autre femme. Alors non je ne peux pas dire non. Et puis tout le monde voudrait un pareil bien-aimé et ne l’ayant pas, le rêve. Je regarde par la fenêtre et le vois venir, une ombre sur le chemin. Et le gravier crissera sous ses pas, et ma main, appuyée sur le rebord de la fenêtre, se fera lourde, ma main en attente.

 

Nadja Einzmann, Da kann ich nicht nein sagen, Geschichten von der Liebe, S. Fisher Verlag, 2001, p. 18. Traduction inédite de Chantal Tanet.

 

Nadja Einzmann, écrivaine allemande née en 1974, vit à Francfort où elle a fait des études d’allemand et d’histoire de l’art. Elle a publié des récits et des poèmes dans des revues et anthologies, ainsi que deux livres chez S. Fisher-Verlag : Da kann ich nicht nein sagen. Geschichten von der Liebe (2001) et Dies und das und das. Porträts (2006).Elle a obtenu plusieurs prix littéraires, notamment pour Da kann ich nicht nein sagen en 2002 et le prix d’encouragement Hölderlin de la ville de Bad Homburg en 2007.

 

 

04/04/2011

Marie Étienne, "Postface" de Haute lice

À proprement parler, le sens ne compte pas vraiment, ou bien ni plus, ni moins, que la sonorité, le rythme et le suspens, c’est ainsi que les choses se passent. Alors un manuscrit, c’est-à-dire un agrégat de mots, ressemble au matériau du fabricant — le ciment du maçon, la pâte du boulanger ou l’argile du potier — il se malaxe, il se travaille, il s’échafaude. Parfois il sert et il ressert à plusieurs fins, pas tout à fait définitif. Ce qui le constitue est à la fois aléatoire et primordial. Ainsi s’expliquent les redites, les recommencements. C’est comme si, au fond, on disposait d’un stock, limité au départ, et qui serait utilisé à des fins différentes. On pourrait en changer, s’en reconstituer un neuf, mais non, merci, on n’y tient pas, on conserve celui-là qui remplit son office.

 

Marie Étienne, "Postface" de Haute lice, éditions José Corti, 2011, p. 171

André du Bouchet, "Deux traces vertes"

 

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Tal-Coat, Dans le pré

 

                                                                                                                           au détour de la

route — sorties de la route — deux traces de roue dans les terres.en novembre deux traces vertes  — plus vertes que le vert aujourd’hui de la première levée des semis d’hiver.             mais tranchant, là, sur le vert léger étale, ce qui sur cette trace a pu lever l’emporte sur les traces. deux parallèles parties vers le haut se recoupent où le souvenir du tracteur dont les roues sur leur demi-tour auront, en tassant le sol, suscité le surcroît de couleur s’efface dans le versant monochrome.

 

 

   là-devant, plus d’une fois l’un ou

l’autre — du regard ou sur son pas — a un instant fait halte.

 

 

en surplomb le vert — plus vert, là, que le vert, se voit comme retranché du vert.

 

 

la trace, elle, en retrait.            le vert, sitôt en avant

                                  de la trace.

 

 

André du Bouchet, "Deux traces vertes" (Pour Pierre Tal-Coat), dans Orion, éditions Deyrolle, 1993, p. 29-30.

02/04/2011

Pierre Silvain, Le Passage de la morte

images-5.jpgVous pensez à cette confession livrée au fond d’un cabinet capitonné, dans la douleur, la honte et la révolte, devant la vitrine du magasin de poupées, à l’angle de la rue de Vaugirard et de la rue Servandoni où l’imprévu d’une promenade vous a conduit. Mais le trouble et le vague effroi que vous ressentez tiennent à un spectacle qui ne doit rien à l’illusion, il est bien réel derrière la vitre dont vous vous rapprochez encore et que vous touchez maintenant du front.

 À première vue, elles semblent normalement attachées au corps, les petites têtes de porcelaine rose et blanche des poupées anciennes disposées sur des étagères, dans leurs robes de soie aux tons fanés. En les regardant avec plus d’attention, il s’avère que toutes portent la marque d’une décollation, comme un très fin sillon entourant la base du cou juste au dessus du froncé des collerettes de dentelles, une coupure nette qui aurait été pratiquée par le fer tranchant de quelque exécuteur des hautes œuvres. Il ne s’en épanche aucun sang. Les yeux gardent leur éclat de pierre gemme, fixement braqués sur le passant terrifié, trente regards aveugles convergeant sur vous, tel le feu nourri d’un peloton.

 Si vous vous attardez jusqu’à l’heure de la fermeture, sans égard pour votre présence une main tire un rideau rouge au fond de la vitrine qui, ainsi privée des figurines insomnieuses, fait penser à une avant-scène de théâtre où se donne un divertissement tandis qu’on change le décor. Dans l’éclairage de la rue, car la boutique a éteint le sien pour la nuit, la vue n’est plus sollicitée que par un « sujet » insolite dont elle avait été distraite jusqu’alors par le spectacle des poupées. La pièce maîtresse — comment avez-vous pu ne pas la remarquer d’emblée ? — est l’une de celles-ci, mais d’une taille impressionnante en comparaison des autres, étroitement corsetée de noir, debout, dressée entre les ridelles d’une charrette peinte en vert tendre, tenant dans sa main gantée la bride inexistante d’un poney à roulettes, lui aussi disparu, de l’autre brandissant un fouet vers vous qui, à cause des cheveux blonds et frisottés de la sévère créature, vous prenez à évoquer Lou Andreas-Salomé dans la même posture, Paule de Ré et Nietzsche, le mari et l’amant, sommés — mais déjà consentants — de tirer la voiture.

 

Pierre Silvain, Le Passage de la morte [sur Pierre Jean Jouve],éditions L’Escampette, 2007, p. 18-19.

01/04/2011

tanizaki, Eloge de l'ombre

Tanizaki, éloge de l"ombre, laque,yôkan

Lorsque j’écoute le bruit pareil à un cri d’insecte lointain, ce sifflement léger qui vrille l’oreille, qu’émet le bol de bouillon posé devant moi, et que je savoure à l’avance et en secret le parfum du breuvage, chaque fois je me sens entrainé dans le domaine de l’extase. Les amateurs de thé, dit-on, au bruit de l’eau qui bout et qui pour eux évoque le bruit du vent dans les pins, connaissent un ravissement voisin peut-être de la sensation que j’éprouve.

La cuisine japonaise, a-t-on pu dire, n’est pas chose qui se mange, mais chose qui se regarde ; dans un cas comme celui-là, je serais tenté de dire : qui se regarde, et mieux encore, qui se médite ! Tel est, en effet, le résultat de la silencieuse harmonie entre la lueur des chandelles clignotant dans l’ombre et le reflet des laques. Naguère le maître Sôseki célébrait dans son Kusa-makura les couleurs des yôkan1 et, dans un sens, ces couleurs ne portent-elles pas elles aussi à la méditation ? Leur surface trouble, semi-translucide comme un jade, cette impression qu’ils donnent d’absorber jusque dans la masse la lumière du soleil, de renfermer une clarté indécise comme un songe, cet accord profond de teintes, cette  complexité, vous ne les retrouverez dans aucun gâteau occidental. Les comparer à une quelconque crème serait superficiel et naïf.

Déposez maintenant sur un plat à gâteaux en laque cette harmonie colorée qu’est un yôkan, plongez-le dans une ombre telle qu’on ait peine à en discerner la couleur, il n’en deviendra que plus propice à la contemplation. Et quand enfin vous portez à la bouche cette matière fraiche et lisse, vous sentez fondre sur la pointe de votre langue comme une parcelle de l’obscurité de la pièce, solidifiée en une masse sucrée, et ce yôkan somme toute assez insipide, vous lui trouvez une étrange profondeur qui en rehausse le goût.

 

Tanizaki, Éloge de l’ombre,, traduction de René Sieffert, dans Œuvres, I, préface de Ninomiya Masayuki, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1997, p. 1484-1485.



1 Le yokan est une pâtisserie traditionnelle sucrée composée de pâte de haricot rouge gélifiée avec de l'agar agar. Le yokan ressemble à de la pâte de fruit mais est beaucoup plus fin. Le yokan se déguste souvent autour d'une tasse de thé.

31/03/2011

Jude Stéfan, Envoi

 

STÉFAN,2001.jpg

 

Envoi

 

à la mort du Poète

même les dieux devraient pleurer

dégénéré, pompier

son tracé tremblé couché appuyé

plus ne vous harcèlera

   jouvencelles :

où sont par milliers les chiliens

disparus les cent milliards tués

   de naissance

   où sont

— et pourquoi l’incendie de soleil ?

Désespérance, Déposition

son œuvrée son hommée

chaque jour Il la parfit subit

 

Jude Stéfan, Désespérance, Déposition, Gallimard, 2006, p. 81— ©photo Tristan Hordé

30/03/2011

Jean Baptiste Chassignet, Le Mespris de la vie...

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 Philippe de Champaigne, Vanité, allégorie du temps qui passe avec crâne et sablier

 

Tantost la crampe aux piés, tantôt la goute aus mains,

Le muscle, le tendon, et le nerf te travaille,

Tantost un pleuresis te livre la bataille,

Et la fiebvre te poingt de ses trais inhumains.

 

Tantost l’aspre gravelle espaissie en tes reins

Te pince les boyaus de trenchante tenaille,

Tantost un apostume aux deus poumons t’assaille

Et l’esbat de Venus trouble tes yeux serains.

 

Ainsi en advient il à quiconque demeure

En la maison d’autry, mais s’il faut que tu meure,

Tu deviens aussi tout pensif et soucieus.

 

Helas ! aimes tu mieux mourir toujours en doute

Que vivre par la mort ? celuy qui la redoute

Ne fera jamais rien digne d’un homme preus.

 

Jean Baptiste Chassignet, Le Mespris de la vie et Consolation contre la mort, édition critique d’après l’original de 1594 par Hans Joachim Lope, Genève, Droz et Paris, Minard, 1967, p. 44-45.

29/03/2011

Antoine Emaz, Peau

 

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peser le poids d’une vie

pas plus poète

que n’importe qui d’autre les mots n’aident plus guère

 

les mots les années les livres l’amas tout en tas d’être

 

sous une longue vague de rien une grande goulée d’air on retient son souffle on passe sous la vague sans voir seulement passer dessous traverser le mur d’eau se retrouver après on verra bien après

 

 

parvenir au bout de ce mot seul l’épuiser pour pouvoir dormir on a déjà joué cette partie on connaît ce devant quoi on est sans visage

 

seul rien

 

et pas plus avancé

 

Antoine Emaz, Peau, éditions Tarabuste, 2008, p. 72-73.

28/03/2011

James Sacré, Anacoluptères

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Une tellement courte collection que depuis c’est tout parti en poussière, fines pattes cassées, débris d’élytres qui brillent encore. Depuis si beau temps d’en allée dans les prés : la grande herbe se cloutait de buprestes dans la douceur de la flouve et des scabieuses. Comme des bijoux dans le foin d’un corps nu. À quoi t’as rêvé sans savoir. Tout ça que tu disposais dans la boîte pas vitrée, le foin rentré un peu plus tard, c’est plus rien que poussière et reste de vieux fourrage sur les fagots de la grange. Comment ça pourrait.

Ramener du printemps dans les mots d’un poème ?

 

Au lieu de m’amuser à parler d’insectes, à l’âge que j’ai comme dirait maman, comme elle a toujours dit, je ferais mieux sans doute de penser à comment j’ai vécu, à comment je continue.

Toutes ces grandes questions qu’on s’est mal posées, personne qu’a répondu. Le sentiment, la mort, le monde et les gens. Ça mériterait peut-être encore un effort. Au lieu de ça me voilà avec des poèmes comme des fourmis dans les jambes. Une petite odeur acide. Les yeux pas plus hauts qu’un peu de terre en tas mêlée à des brindilles.

C’est-y s’amuser ? Les insectes sont aussi du vivant, à l’écart des mots futiles. Comme autant de questions ?

Maman s’en va, j’entends mal ce que dit maman… maman comme une grande fourmi dans le temps.

 

James Sacré, Anacoluptères, illustrations Pierre Yves Gervais, éditions Tarabuste, 1998, n. p.

27/03/2011

Alberto Giacometti, Réponse à une enquête

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Paris, 17 mai 1959

 

 Vous me demandez quelles sont mes intentions artistiques concernant l’imagerie humaine. Je ne sais pas très bien comment répondre à votre question.

Depuis toujours la sculpture la peinture ou le dessin étaient pour moi des moyens pour me rendre compte de ma vision du monde extérieur et surtout du visage et de l’ensemble de l’être humain ou, plus simplement dit, de mes semblables et surtout de ceux qui me sont les plus proches pour un motif ou l’autre.

La réalité n’a jamais été pour moi un prétexte pour faire des œuvres d’art mais l’art un moyen nécessaire pour me rendre un peu mieux compte de ce que je vois. J’ai donc une position tout à fait traditionnelle dans ma conception de l’Art.

  Cela dit je sais qu’il m’est tout à fait impossible de modeler, peindre ou dessiner une tête, par exemple, telle que je la vois et pourtant c’est la seule chose que j’essaie de faire. Tout ce que je pourrai faire ne sera jamais qu’une pâle image de ce que je vois et ma réussite sera toujours en dessous de mon échec ou peut-être la réussite toujours égale à l’échec. Je ne sais pas si je travaille pour faire quelque chose ou pour savoir pourquoi je ne peux pas faire ce que je voudrais.

 

Peut-être tout cela n’est qu’une manie dont j’ignore les causes ou une compensation pour une déficience quelque part. En tout cas je m’aperçois maintenant que votre question est beaucoup trop vaste ou trop générale pour que je puisse y répondre d’une manière précise. Par cette simple question vous mettez tout en cause alors comment y répondre ?

 

Alberto Giacometti, Écrits, présentés par Michel Leiris et Jacques Dupin, éditions Hermann, 1990, p. 84.

 

 

 

26/03/2011

Jean Arp, Jours effeuillés

 

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Réponse à des questions posées par K. L. Morris

 

Quel était votre premier contact avec l’art ? Aviez-vous toujours l’idée de devenir artiste ? Vous êtes-vous inspiré d’abord par l’art ancien ? Étiez-vous à une école académique ? 

Je me souviens que, enfant de huit ans, j’ai dessiné avec passion dans un grand livre qui ressemblait à un livre de comptabilité. Je me servais de crayons de couleur. Aucun autre métier, aucune autre profession ne m’intéressait, et ces jeux d’enfant — l’exploration des lieux de rêves inconnus — annonçaient déjà ma vocation de découvrir les terres inconnues de l’art. Probablement les figures de la cathédrale de Strasbourg, de ma ville natale, m’ont stimulé à faire de la sculpture. À l’âge de dix ans environ j’ai sculpté deux petite figures, Adam et Éve, que mon père ensuite a fait incruster dans un bahut. Quand j’avais seize ans mes parents consentirent à ce que je quitte le lycée de Strasbourg pour commencer le dessin et la peinture à l’École des Arts et Métiers. Je dois ma première initiation à l’art à mes professeurs strasbourgeois Georges Ritleng, Haas, Daubner et Schneider. En 1904 enfin, malgré mes supplications de me laisser partir pour Paris, mon père, me jugeant trop jeune et craignant pour moi les « sirènes » de la métropole, me fit entrer de force à l’Académie des Beaux-Arts à Weimar. C’est à Weimar que je pris pour la première fois contact avec la peinture française par les expositions organisées par le comte de Kessler et l’éminent architecte Van de Velde.

  Picasso (réponse à une enquête)

Picasso est aussi important qu’Adam et Éve, qu’une étoile, une source, un arbre, qu’un rocher, un conte de fées, et restera aussi jeune, aussi vieux qu’Adam et Éve, qu’une étoile, une source, un arbre, un rocher, un conte de fées.

 Jean Arp, Jours effeuillés, Poèmes, essais, souvenirs (1920-1965), préface de Marcel Jean, Gallimard, 1966, p. 443 et 567.

 

25/03/2011

Etienne Faure, Légèrement frôlée - Vues prenables

 

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Souvent mal réveillé le matin,

d’un Bruegel sur une boîte à sucre

il fixait la scène où les corbeaux se ravitaillent,

des hommes tuent le cochon, agités,

en groupe ou isolés, ivres morts, courbatus,

ou consacrant du temps selon la saison à l’amour.

 

Cette façon de voir les choses en peinture

se poursuivait longtemps certains jours

puis tous les jours

au point de ne plus voir le monde

bientôt qu’en fresque ou portrait miniature

en teinte dégradées, le soir

admirant la prouesse du peintre

aux mille tableaux entre chien et loup

qui assombrit sans cesse

à la vitesse du déclin sa palette

puis noircit à la nuit le tableau final

de noir d’ivoire ou de noir d’os,

rêvant, progressivement diluée, d’une aube à la sanguine.

 

En peinture 

 

Étienne Faure, Légèrement frôlée, éditions Champ Vallon, 2007, p. 43.

 

 

Où le copiste assis devant le tableau grand ouvert

s’évertue sur un paysage imprenable,

net on s’arrête, interdit, se disant

comme un matin à la fenêtre qui encadre

une vue : devant lui tant de beauté quoi faire,

paraphraser ce paysage,

cette peinture en son temps que surprit

le même saisissement original,

simple réplique, repris à l’identique,

ou alors en extraire un pan et le mettre en présence

d’autres siècles, d’autres ciels, d’autres arbres,

que la greffe en prenant fructifie, devienne

un autre organisme qui plus tard étonne

et tel un tableau non peint mais vivant offre

une énième fenêtre ou vison ouverte, à son tour

vue prenable.

 

Les vues prenables 

 

Étienne Faure, Vues prenables, éditions Champ Vallon, 2009, p. 43.