07/11/2018
Terrance Hayes, Sonnets américains, traduction Guillaume Condello
Sonnet américain pour Wanda C.
Qui je sais sait pourquoi tous ces squelettes si sexy, ces filles éreintees,
Poussent des cris vers là où devrait être la lune, la paupière colmatée
Par sa clarté. Personne ne la voit sans ses créoles embrasées
Aux oreilles parce que personne ne voit rien.
Tatouée sur sa poitrine c’qu’elle clame
C’est EMMÈNE-MOI OÙ MON SANG COULE et je veux être emmenée
Là où je suis son fils, parqué dans l’ombre, lâchant la bride au calme
De la nuit, laissant le même sang s’embraser en moi. Dans sa coupe afro en pétard, implantés :
Des obus de tonnerre ; dans sa bouche : les doigts de quelque calamité,
Quelqu’un d’assez fou pour l’aimer follement. Ceux qui n’entendaient
Pas sa musique n’écoutaient pas – et dire ça, c’est comme clamer
Qu’elle est une élégie. Ça rime, à cause d’elle, avec effigie. À cause d’elle, entendez,
S’il n’y a pas de fumée, il n’y a pas de fête. Je pense à toi, Dame Calamité,
Chaque dimanche. Je pense à toi le lundi. Je pense à toi, ta souffrance envoyée
Vers là où devrait être la lune, entrant dans nos ténèbres, d’un pas lourd, calme.
Terrance Hayes, Sonnets américains, traduit de l’anglais (USA) par Guillaume Condello, dans Catastrophes, revue en ligne, novembre 2018, p. 12.
*
Catastrophes, revue amie annonce :
Catastrophes va faire paraître, chez le Corridor bleu, une version papier de ses meilleurs feuilletons :
13 poètes qui déménagent
256 pages de boum sonique*
15 euros au lieu de 20 euros
Jusqu'au 5 décembre 2018, vous pouvez pré-commander la version papier de la revue Catastrophespour 15 euros seulement (et franco de port). C'est dès maintenant sur le site le corridor bleu <https://www.lecorridorbleu.fr/produit/catastrophes/> .
Sortie prévue mi-décembre. Nous fêterons l'événement à la Maison de la Poésie, le 20 décembre 2018, avec des lectures et performance d'Ivar Ch'Vavar, Guillaume Condello, A.C. Hello et Pierre Vinclair. Votre souscription nous aidera à supporter le coût de l'impression (pour mieux en faire rompre la barrière*). Le livre, édité par Pierre Vinclair avec la collaboration de Guillaume Condello, Laurent Albarracin et Charles-Mézence Briseul, contient des textes et traductions inédites de :
Laurent Albarracin
Serge Airoldi
Fabrice Caravaca Dernier Télégramme
Ivar Ch'Vavar & Pierre Lenchepé
Guillaume Condello
Alexander Dickow
Joshua Ip
Clément Kalsa
Pierre Lafargue
Madeleine Lee
Julia Lepère & Fanny Garin
Pierre Vinclair
Eliot Weinberger
Phillip B. Williams
Cyril Wong
Si vous aimez Catastrophes mais ne pouvez pas souscrire, donnez-nous un coup de pouce en envoyant cet appel à souscription à vos amis susceptibles d'être intéressés.
Merci ! Euh... BOUM !
* "They break the print-barrier, as it were, and make their sonic boom within the ear" disait Seamus Heaney à propos de quelques poètes qu'il admirait...("Ils brisent la barrière de l'impression, pour ainsi dire, et viennent produire leur boum supersonique à l'intérieur même de l'oreille")
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06/11/2018
Édith Azam, PoOki c'est PoOnk, dessins Sylvie Durbec
PoOki copain ?
Tu prends un infini silence et une infinie volupté
tu prends une nuit noire qui a mangé ses étoiles
tu prends un feu de bois
des grains de sable
un grand cri d’oiseau
un homme et une femme-silex
Et là
là y a pas mal de chances
que lePoOki
tu l’apprivoises
Tu l’apprivoises et puis
qu’il te laisse poOner
poOponer à souhait !
Édith Azam, PoOki c’est PoOnk, dessins Sylvie Durbec,
Lanskine, 2018, p. 19.
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05/11/2018
Frédérique Germanaud, Intérieur nuit
L’aiguille de la pendule gonfle l’espace ou le rétrécit
Le début du jour manque
De précision
J’attends
Le changement de rythme
Le premier chant d’oiseau
La première ombre
À l’heure prévue rien ne se passe
J’ai raclé la nuit jusqu’à ces mots mal écrits
Il faut savoir rompre
Éteindre la lampe
Lever le camp
Mettre la nuit
Dehors
À quoi se décide le jour
Frédérique Germanaud, Intérieur nuit, le phare du cousseix, 2018, p. 14.
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04/11/2018
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Carnets 1949-1955
On ne peut pas tout le temps manger, dormir comme les plantes que je vois ondoyer à travers la fenêtre. « Ondoyer », minime satisfaction imaginaire. Juste ce qui suffit pour m’empêcher de me tuer.
Jouissance bornée. On ne peut pas écrire des poèmes qui donnent de la jouissance. Ils deviennent incompréhensiblement faibles, s’étiolent immédiatement. La nourriture visible répugne. Les racines, les sources doivent être invisibles. Pas d’odeur de nourriture.
Dans le manque de satisfaction. C’est un travail de longue haleine.
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Carnets 1949-1955, Le bruit du temps, 2011, p. 5.
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03/11/2018
Paul de Roux, Entrevoir
Les chats
Entre leurs regards jaunes, leurs bâillements
chats assis sur la table, sur les papiers
ou dressés, hiératiques, comme les chevaux d’ivoire
mais contre lesquels on peut poser la tête
l’oreille contre leurs flancs soyeux et tièdes
eux se lèchent les pattes, apparemment
indifférents à la sottise de nos peines :
un preste coup de patte renverse
si promptement rois et cavaliers !
Parmi eux passe encore l’ombre des grands arbres
où ils s’étiraient à la brise du soir.
Paul de Roux, Entrevoir, préface de Guy Goffette,
Poésie / Gallimard, 2014, p. 167.
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02/11/2018
Au bord de l'étang
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01/11/2018
Sanda Voïca, Trajectoire déroutée : recension
Quand l’être aimé disparaît à jamais, rien ne comble l’absence, les mots de deuil ne peuvent que dire le vide qui s’est créé, la douleur de la perte. Ici, la "trajectoire déroutée" est celle d’une jeune femme à qui est dédié le livre, la fille de l’auteure, décédée à 21 ans en 2015. Le livre d’un bout à l’autre dit la souffrance éprouvée, impossible à apaiser parce que pour toujours la fille disparue est devenue « inatteignable ».
L’absence — le mot revient plusieurs fois — est d’autant plus difficile à supporter que le visage de la jeune fille est sans cesse présent, que la vie passée avec elle n’a pas à être oubliée ; la faille entre aujourd’hui et hier, entre présence et absence, ne peut être comblée et tout essai de reconstruire un ordre acceptable échoue : « Que faire de la fille disparue ? / Je la mets ci, / Je la mets là, / Jamais à la bonne place. », « Sans place. Sans endroit. » À la fille s’est substitué le vide, ainsi l’escarpolette au « fer rouillé » se balance-t-elle sans personne, jusqu’à ce que la narratrice s’y installe. Ainsi le temps météorologique n’est plus perceptible qui ne renvoie plus à des activités partagées, à des projets, « Il n’y a plus qu’une saison, / celle de son absence », et la succession même du jour et de la nuit est remise en question puisque « Le soleil roule / sur la rue étroite, la nuit ». Au désordre du temps et de l’espace répond celui du corps.
Tout se passe comme si les repères les plus courants de l’existence s’étaient dissous, à commencer par la conscience du corps et de ce qui lui est proche. La perte de l’Autre provoque la perte de soi et, dans l’imagination, le corps change de forme (« mon corps gonfle »), n’habite plus l’espace, devient « baudruche géante / errante ». Gigantisme de la paume qui se fait alors protectrice de la nuit, gigantisme du corps entier et le monde alors est « en bas », modification des doigts, bientôt « sourds et aveugles », ou métamorphose en insecte (« Mes élytres frémissent »). En même temps, l’environnement perd ses caractéristiques familières, des algues rouges apparaissent dans le jardin et les pierres du jardin prennent l’aspect de pierres tombales. Le seul souvenir de la disparue suffit à tout désorganiser, il ravive sans cesse la douleur et empêche le retour à un état d’équilibre — « je me défais en morceaux », dit la narratrice quand l’image de sa fille ressurgit. En outre rien, dans ce monde qui s’est déréglé, n’accueille la douleur, « Chemin ou serpent / La même menace ». Une esquisse de mise à l’écart de la disparition, avec l’emploi de « la fille », « la jeune fille », est difficile à maintenir, et Sanda Voïca écrit, dans la dernière partie du livre, « Ma fille — elle mon talon ».
Il n’y a pas ici incapacité à éloigner le désordre, mais accepter le fait de vivre « Un monde d’avant et d’après / toute mort » exige en premier lieu de « sortir du jour où la fille revient, / sortir de sa nuit qui est la mort ». Cela peut-il se faire par l’écriture ? Le lecteur peut toujours le penser, qui tourne les pages, mais si le livre publié tient sans doute à distance pour son auteure le drame vécu, il ne l’annule pas : au cours de son élaboration, « la douleur ronge / les crayons / les feuilles / mon clavier », et il faut lentement redonner de la chair aux « mots évidés ». Cela est d’autant plus difficile que la mort de la fille a suscité le souvenir de paradis perdus, des caresses anciennes, images de l’enfance elle aussi disparue, images de la neige ou d’une alouette — tout ce qui surgit que l’on croyait complètement dans l’oubli.
Chaque page écrite est certainement une « fenêtre / vers une vallée » et Trajectoire déroutée, qu’il faut lire comme un long poème fragmenté, est à sa manière un chant de vie ; « J’ai vu le noir se répandre », écrit Sanda Voïca, mais elle a su écarter par l’écriture ce que cela a de négatif.
Sanda Voïca, Trajectoire déroutée, Lanskine, 80 p., 14 €.Cette note a été publiée par Sitaudis le 5 octobre 2018.
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31/10/2018
Dominique Maurizi, Septième rive
Est-ce que je rêve quand je t’entends,
quand, comme ces cris au loin qu’on
perçoit, je devine une voix ?
Est-ce que je dors, est-ce que je rêve,
quand je ne vois que flocons de fumée,
et que seule dans le noir, rien ne pleure
avec moi ?
Est-ce que je rêve, est-ce que je rêve,
quand je t’entraîne avec les ombres, et
que tu passes dans le noir, comme ces
pas au loin qu’on entend ?
Dominique Maurizi, Septième rive,
la tête à l’envers, 2017, p. 70.
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30/10/2018
Peter Gizzi, Chansons du seuil
Voile grise
Si j’étais un bateau
Je chavirerais sans doute
Si j’étais une prière
Si j’étais une douelle de bouleau
Une barque de bouleau
Si j’étais un bouquin
Je chanterai dans la rue
Seul au milieu du trafic
Si j’étais une toge
Je pourrais être un héros
À la crinière fleurie
Si j’avais un bateau
Je mangerais un sandwich
Dans la lumière étourdissante
Je rendrais des visites
Tel un livre saint
Si j’étais un bateau
Si j’avais une prière
Peter Gizzi, Chansons du seuil, traduction
Sréphane Bouquet, Corti, 2017, p. 30.
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29/10/2018
André Frénaud, HÆRES, poèmes 1968-1981
Les expressions de la physionomie
Celui qui sans raison prétend au sacrifice,
celui dont les dons ne valent plus,
celui qui s’entête, celui qui écourte,
celui qui fait la roue — qui fait semblant —
celui qui s’est détourné, qui est là encore
quand il sourit sans plus récriminer,
celui qui s’encourage par des billevesées
à défaut de mieux,
celui qui hurle parce qu’il ne sait plus dire,
celui dont le cri s’est étranglé,
celui qui s’entrouvrait à la rumeur
qu’il n’entend plus,
celui-ci, le même,
sous différents jeux de physionomie,
dans la bonne direction décidément,
et qui atermoie, qui atermoie,
conserve-t-il de la bonté, je le voudrais.
André Frénaud, HÆRES, poèmes 1968-1981,
Gallimard, 1982, p. 253.
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28/10/2018
Michel Leiris, Mots sans mémoire
Bagatelles végétales
Absolu. Absalon.
Adages de jade :
Apprendre à parier pour la pure apparence.
Idées, édits. Édifier, déifier.
La manne des mânes tombe des tombes.
L’âtre est un être, les chaises sont des choses.
Le sang est la sente du temps. L’ivresse est le rêve et l’ivraie des viscères.
Ne rien renier. Deviner le devenir.
Pense au temps, aux taupes et à ton impotence, pantin !
Affirmer, affermir, affermer.
Afrique qui fit — refit — et qui fera.
Aimer le mets des mots, méli-mélo de miel et de moelle.
Michel Leiris, Mots sans mémoire, Gallimard, 1969, p. 119.
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27/10/2018
Frantisek Halas (1901-1949), Alors quoi ?
La hantise du noir
Perdure sans même qu’on le voie
dans le drapeau amolli
mot volé
plus virginal que le feu
lâché dans le vertige
sous un absinthique arc de triomphe
sur les arrièes de la parole
Cette oiselle de Marie Bashkirtseff
en est morte
frileuse phtisique
sous un masque défensif d’engrossée
Ce sera sublime
comme la rencontre
des première et dernière Mères
à son retour
Il se traîne
semblable à la lionne de Ninive
la tombe des couchants
sous les paupières
Les agates déjà en combinent les couleurs
et la veilleuse nivéale
la nivéale éveillote
jette un œil de sous le surplis
Le retour se fera même
par le plus petit trou
même d’oreille percée
Éclatants et effrayants sont les yeux
bouts des fils de la vie
les yeux qui attendent
Et comme le sang monte à la tête
ainsi mes vers
cherchant à s’entendre
sur la polyglotte Poésie
sur ce
Frantisek Halas, Alors quoi ?, traduction du
tchèque Erika Abrams, Fissile, 2016, p. 13-14.
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26/10/2018
Pierre Chappuis, Battre le briquet : recension
La collection « en lisant en écrivant » est indispensable pour qui veut comprendre les évolutions et les voies de la poésie contemporaine ; on y lit des réflexions et notes très diverses, d’Yves di Manno à Caroline Sagot Duvauroux, de Claude Dourguin à Philippe Beck. À côté de volumes de poésie, Pierre Chappuis a aussi nourri la collection, maintenant avec Battre le briquet.
Le livre s’ouvre avec des notes à propos de l’écriture, la poésie, la langue, la lecture, etc. ; parmi ces fragments qui ressemblent à des extraits d’un Journal — à la manière de Reverdy régulièrement évoqué —, certains touchent d’autres sujets, par exemple le suicide de Francis Giauque ou une démonstration d’Étienne Decroux. Cependant, les uns et les autres, relations de faits de la vie, ne s’éloignent guère d’une question essentielle pour Pierre Chappuis, le rapport à la langue, aux mots. Ainsi d’un souvenir d’enfance relaté. Jeune garçon, il ne put manger le poisson proposé et vomit ; or la scène se passait chez les parents de son père, sa mère ne mangeait jamais de poisson et il est probable qu’il était au menu pour cette raison : tout s’est passé comme si l’enfant, prenant en charge le dégoût de sa mère pour cet aliment, avait construit l’équivalence poisson / poison. Pour Étienne Decroux, il parvient dans son mime de la marche à « l’illusion parfaite », c’est à dire à la restitution de l’expérience vécue — ce que le poème s’efforce de faire. Etc. Le premier ensemble se poursuit par des réponses au poète Antonio Rodriguez sur la pratique de l’écriture : non plus des notes mais des réflexions plus développées. La seconde partie rassemble 18 articles, écrits depuis 1995, sous le titre Battre le briquet ; titre gardé pour le livre qui demande explication : avec les anciens briquets, il fallait à plusieurs reprises actionner la molette pour enflammer l’essence ; l’écriture exige des retours analogues et Pierre Chappuis, à propos de la nécessité de ne jamais se satisfaire d’un résultat, renvoie à Joubert dans le premier article de la série, avec lui il faut « s’interroger sans relâche sur les mots, la lecture, les livres, le langage poétique ».
Ce travail toujours à recommencer implique que l’écriture du poème n’est jamais spontanée. Il y a bien au départ un « sentiment », une « matière sauvage », sans quoi rien ne se passerait, « Affleure je ne sais quoi venu des profondeurs (et non du ciel), noté dans un calepin en cours de route ». C’est ce matériau qui est transformé, retouché, élagué jusqu’à trouver la forme la plus concise, débarrassée de tous oripeaux ; c’est encore suivre la leçon de Reverdy et, comme lui, faire « l’éloge du peu, un des enjeux majeurs de la poésie ». Pierre Chappuis dans son dialogue avec Antonio Rodriguez donne un exemple de ce qu’est la réécriture d’un poème — la première version ici ayant sans doute déjà été revue dans l’atelier :
Champs hersés sous une première neige :Champs hersés de frais (la première neige)
Sol clignotant, hiver vagabond.
En avant !
*
Champs hersés de neige (la première neige), scintillements au sol (vivement, zigzaguer) (vivement), hiver vagabond (vivement emboîter le pas).
*
Champs hersés de frais, hiver vagabond à fleur de neige. Vivement, emboîter le pas !
Il n’est pas nécessaire d’analyser longuement les modifications successives pour saisir la volonté de dépouillement, mais aussi pour comprendre que le poète n’a pas à privilégier à tout prix la transparence du sens. Si la recherche d’allègement aboutit parfois à un poème obscur, il faut comprendre que cette obscurité répond « à l’obscurité du monde, de tout être, toute chose dans sa singularité, de toute relation qui se noue, unique. » Pour le dire autrement, et Pierre Chappuis y revient plusieurs fois, le poème tente de combler la distance entre l’expérience et ce qui en est dit, entre les mots et les choses, tout en sachant qu’elle ne peut être abolie ; il permet au moins d’imaginer que nous sommes « en présence des choses » grâce à « la seule vertu des mots eux-mêmes, leurs couleurs, leur charge affective, par l’attraction qu’ils exercent les uns sur les autres ». C’est dire que la poésie, d’abord, est « rythme, sonorités, souffle », caractéristique essentielle qui donne sa place au lecteur.
La lecture, à sa manière, est aussi complexe que l’écriture ; l’une et l’autre ne peuvent jamais être linéaires, elles impliquent « Allers et retours, repentirs, détours, attentes vaines et raccourcis soudains ». Rencontre (comme avec une personne), la lecture exige du temps, elle est subjective, donc faite d’imprévus, et c’est pourquoi la lecture en ligne ne fait qu’introduire des manques. Le lecteur commençant à lire un livre de poèmes, qu’il en connaisse ou non déjà l’auteur, doit construire progressivement ses repères. On appréciera, dans Battre le briquet, le fait que Pierre Chappuis soit attentif à ce que peut être la réception autant qu’à l’écriture telle qu’il la pratique.
On appréciera également les citations ou les renvois aux écrivains qu’il lit, de Hölderlin à Montale, de Ponge à Esther Tellermann, de Reverdy à Beckett (au « chant âpre, délabré »), les discrètes allusions à des musiciens, Haydn ou Alban Berg (« Beau jusqu’à la souffrance ») et à la peinture, l’extrême attention à la langue n’étant pas séparée d’une relation à l’ensemble des arts. Lire, regarder et écouter les choses du monde pour écrire et pour lire.
Pierre Chappuis, Battre le briquet, Corti, 2018, 176 p., 18 €.Cette note de lecture a été publiée par Sitaudisle 28 septembre 2018.
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25/10/2018
Édith Azam, Le temps si long
Parfois ça nous reprend
ce drôle de sanglot
tout bas
qui nous secoue la cage.
On n’y cède pas
non
ce serait déjà
beaucoup trop
beaucoup trop
être soi-même.
Ce serait beaucoup trop
accepter d’écouter
ce que nous dit la vie
du vide tout autour.
Alors alors…
On ferme à double tour
le corps
sa tentative.
On devrait lâcher prise
on se crispe
le mou !
Édith Azam, Le temps si long,
Atelier de l’agneau, 2018, p. 46.
©Photo Chantal Tanet
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24/10/2018
Pascal Quignard, Les Larmes
(…) Les hommes ôtent leurs différentes peaux le soir.
Puis ils approchent leur corps de la surface lisse de leur miroir. Ils s élavant le visage.
Ils nettoient leurs crocs avec de petits bouts de bois. Ils essuient une à une leurs griffes. Ils frottent la paume de leurs mains en sorte d’écarter la crasse qui y a imprimée le jour. Ils éteignent la lumière.
Nus — phosphorescents encore de la lumière qu’ils viennent d’anéantir — ils avancent dans le couloir puis pénètrent dans le noir de leur chambre.
Ils ouvrent leurs draps et s’y glissent.
Ils sont si pâles.
Ils sont comme des grenouilles sur les ries des rivières qui se détachent sur la mousse vête en écarquillant leurs grands yeux exorbités et étranges. Notre pauvre premier monde de têtards est une eau qui est sombre. Avant de naître et de découvrir le soleil nous avons connu un séjour à peu près complètement obscur où nous vivions sans jamais respirer ainsi que le font les carpes et les crabes les poulpes ou les anguilles.
Pascal Quignard, Les Larmes, Folio / Gallimard, 2018, p. 189-190.
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