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08/12/2018

Thomas de Quincey, De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts

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Conférence

Messieurs,

J’ai eu l’honneur d’être désigné par votre comité pour la tâche ardue de prononcer la conférence Williams sur l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, tâche qui aurait pu être assez aisée voici trois ou quatre siècles, au temps où cet at était peu compris et où peu de grands modèles en avaient été montrés ; mais à notre époque, où des chefs d’œuvre de perfection ont été exécutés par des professionnels, le public s’attendra évidemment à trouver dans le style de la critique qui s’y applique un progrès qui leur correspondra quelque peu. Pratique et théorie doivent avancer pari passu. Les gens commencent à voir qu’il entre dans la composition d’un beau meurtre quelque chose de plus que deux imbéciles — l’un assassinant, l’autre assassiné —, un couteau, une bourse, une ruelle obscure. Le dessein d’ensemble, messieurs, le groupement, le clair-obscur, la poésie, le sentiment sont maintenant tenus pour indispensables dans les tentatives de cette nature.

 

Thomas de Quincey, De l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, traduction Pierre Leyris, dans Œuvres, édition Pascal Aquien, Pléiade/Gallimard, 2011, p. 1239.

07/12/2018

Georg Trakl, Œuvres complètes, Le silence

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Silence

 

Au-dessus des forêts scintille, blême,

La lune qui nous fait rêver,

Le saule au bord de l’étang sombre

Pleure sans bruit dans la nuit.

 

Un cœur s’éteint — et doucement

Les brouillards affluent et montent —

Silence, silence !

 

Georg Trakl, Œuvres complètes, traduction

Marc Petit et Jean-Claude Schneider,

Gallimard, 1972, p. 306.

06/12/2018

Raymond Queneau, Un rude hiver

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   Les Chinois avançaient précédés par deux sergents de ville.

Pour voir ça, les mercantis sortirent de leurs souks avec des yeux en bille et le clapet ouvert. Des moutards galopaient le long du cortège en criant : les Chinacos, les Chinacos. Aux fenêtres se tendirent des cous, sur les balcons apparurent des curieux. Un tram remonta la file asiatique, et ses occupants, au dernier stade la coagulation, interpellèrent les défilants en des langues variées et en termes insultants.

(…)

  Derrière les deux flics marchaient primo deux Chinois ayant sans doute quelque autorité sur leurs compatriotes, secundo un Chinois porteur d’un parasol jaune, tertio un Chinois porteur d’un objet également jaune  formé de deux ellipsoïdes enfilés sur un bâton selon leur plus grand axe, quarto un Chinois porteur d’un drapeau chinois pourvu de toutes ses bandes, quinto un Chinois porteur d’un drapeau également dans la même condition, sexto un Chinois frappant sue une plaque de fer, septimo un contorsionniste chinois habillé de jaune et agrémenté d’une barbe postiche, octavo un Chinois également vêtu de jaune et frappant l’une contre l’autre deux longues lattes de bois, nono un Chinois porteur d’un objet qui pour la population européenne présente ne pouvait faire figure que de canne à pêche et decimo une centaine de Chinois parmi lesquels se trouvaient des porteurs de petits drapeaux français.

Raymond Queneau, Un rude hiver, Gallimard, 1939, p. 7-9.

05/12/2018

Cécile A. Holdban, Toucher terre : recension

 

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   On ne peut qu’être attentif au titre du dernier livre de Cécile A. Holdban : c’est aussi celui de la quatrième partie (après "Labyrinthe", "Demeure" et "Voix") et du poème qui termine l’ensemble. Ce motif mis en avant du lien étroit à la nature (arbres, fleurs, oiseaux, ruisseau, soleil) est une ouverture après un parcours où la mélancolie est très présente, même si l’introduction d’autres voix que la sienne la tempère. En effet, à côté de citations de Celan, Pizarnik et (en anglais) de Poe, d’un titre de poème tiré de Rimbaud ("C’est la mer allée avec le soleil"), C. A. H. introduit, sur le même plan que ses textes, ses traductions de poètes des États-Unis (Linda Pastan, Howard McCord) et de Hongrie (János Pilinszky, Sándor Weöres)(1).

    Très souvent, la narratrice évolue dans un monde étouffant qui n’offre guère d’échappées — « il y a des murs de tous côtés » —, où la nuit semble ne jamais finir : elle génère le trouble, parfois l’angoisse quand elle est vécue comme « une soupe épaisse tournant autour du gouffre ». Si pour certains romantiques la nuit était le moment favorable au rêve et aux visions fantastiques, pour d’autres c’était plutôt le moment du retour sur soi, de la solitude, le moment souvent d’une détresse que rien ne pouvait apaiser, et c’est ce côté sombre que l’on retrouve dans Toucher terre. Le « ciel obscur » emporte « tous nos repères »  et contribue ainsi à ce que le sujet ne sache plus ce qu’il est, comme s’il lui fallait toujours la lumière et une image de lui pour se reconnaître comme tel. Il y a avec la nuit comme un effacement de la personne dans la mesure où elle ne se perçoit plus au milieu des choses : « Dans la nuit parfois nos mains tremblent et tâtonnent / sans jamais saisir qui nous sommes » (à un autre endroit du texte ce sont les doigts qui tremblent) — tremblement qui ne peut assurer une relation aux choses autour de soi.

   Les figures d’une identité difficile à construire, ce sont un Jonas sans mémoire, une Ophélie dont l’O du nom — l’eau de la disparition, du sommeil de la mort — est la métaphore de l’oubli. Ce sont aussi les poupées russes ; dans un poèmes titré "Matriochkas", la narratrice quitte le présent pour tente de saisir des moments du passé, c’est-à-dire ce qui n’est plus susceptible de changement, « Miroir, devant toi je me déplie / cherchant l’image de ce que je fus ». Sans doute peut-on écrire que ce temps de l’enfance était celui où seul l’avenir comptait (« je suis encore la fillette qui s’élance »), mais sans illusion : l’image d’une autre qui existait dans le labyrinthe du passé, reconstruite, n’empêche pas de se dire « tu avais oublié que grandir fait mal ». L’enfance a disparu et la tentative de revenir en arrière n’aboutit qu’à mettre provisoirement entre parenthèses le présent, moment terrible puisqu’il implique la suppression de l’Autre et de soi, « je me retourne je t’oublie je m’oublie disparition ».

    Un des poèmes traduits, "Labyrinthe droit" (János Pilinszky), dit par l’oxymore de son titre que l’issue consiste seulement à suivre le « couloir brûlant » jusqu’à la chute. N’y aurait-il rien autre qu’une « Vie constellée de pierres mornes et sans relief », pierres qui, selon Howard McCord « ne chantent jamais » ? La narratrice donne l’image saisissante de la photographie d’un paysage que l’on a voulu conserver sur un mur : avec le temps, le papier glacé est « troué percé en lambeaux ».

Dans ce qui apparaît de toutes parts désaccordé, sortir du tragique ne peut se faire que par le désir de « toucher terre », de vivre en accord avec les choses du monde. Ainsi, regarder les eaux du torrent apaise un peu puisqu’elles sont toujours semblables à elles-mêmes, « Le temps dont nous manquons ne manque plus, métamorphoses liquides ». Ainsi l’enfance retrouvée l’est par une relation à un arbre, « résine, miel amer, l’enfance toute entière / dans une goutte », et la reconnaissance de soi ne passera plus par une image du passé mais par l’effort de s’interroger dans le présent, et il n’est pas indifférent que ce soit la métaphore du berger et de la marche qui l’introduise :

berger sans bâton ni carte

je marche en moi-même

pour puiser ce qui me constitue

sans l’aide du miroir

 

   Une relation heureuse est établie avec les oiseaux qui symbolisent l’envers de la matière pesante ; ils sont nombreux dans Toucher terre : hirondelle, mouette, martinet, bruant, chouette…, présents même métaphoriquement, liés à l’enfance (« Les oiseaux de ses mains rappellent la clarté et le froid de l’enfance »), à l’écriture (« des oiseaux palpitants dans les mots ») et ils figurent aussi une liberté rêvée : « mon destin d’oiseau ». Ces oiseaux sont toujours, comme celui de Prévert, dans « le vert feuillage, la fraîcheur du vent, la poussière du soleil », tout à fait contraires au « chant désaccordé de l’orage », et seul vrai remède à la mélancolie.

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1. Cécile A. Holdban a publié des traductions de poètes hongrois (Sándor Weöres, József Attila, Karinthy Frigyes) et, avec Thierry Gillybœuf, de Howard McCord.

Cécile A. Holdban, Toucher terre, Arfuyen, 2018, 120 p., 14 €. Cette note a été publiée sur Sitaudis le 5 novembre 2018.

 

 

04/12/2018

Pierre Reverdy, Le gant de crin

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Le lyrisme n’a rien de commun avec l’enthousiasme, ni avec l’agitation physique. Il suppose au contraire une subordination quasi-totale du physique à l’esprit. C’est quand il y a le plus : amoindrissement de la conscience du physique et augmentation de la perception spirituelle, que le lyrisme s’épanouit. Il est une aspiration vers l’inconnu, une explosion indispensable de l’être dilaté par l’émotion vers l’extérieur.

 

La carrière des lettres et des arts est plus que décevante ; le moment où on arrive est souvent celui où on ferait bien mieux de s’en aller.

 

Pierre Reverdy, Le gant de crin, Plon, 1927, p. 36-37, 60

03/12/2018

Suzanne Doppelt, Rien à cette magie

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la terre est ronde comme un œuf de poule ou d’autruche, un cercle imprécis dix-neuf fois plus grand que la lune d’où un jeune homme est tombé avec son double effronté, la jolie boule du monde, c’est son modèle réduit, de toutes les figures la plus semblable à elle-même, il doit se courber pour la reproduire puis la traverser. Une circumnavigation destinée à lui seul plus à quelques marins appointés, il faut du souffle et le sens de l’orientation car le commencement et la fin se confondent, un troisième œil électrique aussi afin de maintenir le fantôme en image, le ballon d’essai si bien gonflé et suspendu au bout d’un fil, une idée fixe toujours sur le point d’être emportée. Par le milieu un trop plein d’air ou un mauvais courant, un microclimat et plus rien ne tourne rond, il lui faudra des lunettes spéciales le laissant voir sans lui montrer grand-chose, le vide d’un rêve qui se déplie et se replie, neuf sphères qui composent le système du monde, moins une , peinte et cadrée avec grand art. 

Suzanne Doppelt, Rien à cette magie, P. O. L, 2018, np.

02/12/2018

Laurent Cennamo, L'herbe rase, l'herbe haute

   

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Le mot  "épinette" me revient, en lien d’abord avec cette minuscule église — une sorte de châsse géante, illuminée, au bord de l’Arno, à Pise : Chiesa della Spina. Ensuite avec un rêve de la nuit passée où, peut-être à Pise justement, je voyais, en gros plan, jaillissant de la terre, la partie centrale (une sorte de longue épine) en or (en tout cas dorée) d’une sorte de balance dont les deux plateaux étaient absents ou avaient disparu. Chose précieuse, antique, brillant de mille deux (un peu menaçante également), que je suis très fier de pouvoir nommer, presque doctement, à quelqu’un qui est là dans la nuit : « antene » (qui s’écrit peut-être avec un accent circonflexe — antêne— comme s’il s’agissait d’un mot grec). Mot très ancien, oublié, écrit sur le sable ou sur fond d’or, de feuillage de fin d’octobre bruissant, éblouissant.

                                                                                       (le mot "épinette")

 

Laurent Cennamo, L’herbe rase, l’herbe haute, Bruno Doucey, 2018, p. 73.

 

01/12/2018

Yves Bonnefoy, L'heure présente

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           Dans le miroir

 

Imagine placé dans une chambre

Un grand miroir. La clarté des fenêtres

S’y prend, s’y multiple. Ce qui existe

Devient ce qui apaise. Là, dehors,

 

C’est à nouveau le lieu originel.

Passent Adam et Eve dont les mains

Se rejoignent ici, dans cette chambre,

Elle, tout une longue jupe, à falbalas.

 

J’ai pris un fruit, c’ était dans un miroir,

L’image n’en fut pas troublée, le jour d’été

En éprouva à peine un frémissement.

 

J’en perçus la couleur, la saveur, la forme,

Puis le posai, dehors. Et vint la nuit

Dans le miroir, et les fenêtres battent.

 

Yves Bonnefoy, L’heure présente, Mercure de France,

2011, p. 29.

Communiqué d'une revue amie :

Le numéro 13 de la revue Catastrophes, "le Meilleur des mondes" est paru avec des poèmes, proses, essais et images de :
 
Laurent Albarracin 
Guillaume Artous-Bouvet,  
Patrick Beurard-Valdoye,
Brice Bonfanti, 
William Cliff,
Guillaume Condello,
Maria Corvocane,  
Olivier Domerg,
Ariane Dreyfus,  
Aurélie Foglia,  
Hippolyte Hentgen,
Christophe Lamiot Enos,  
Louise Mervelet,  
Guillaume Métayer,  
Marie de Quatrebarbes,  
Victor Rassov et 
Jean-Claude Pinson.
 
Vous trouverez ici le sommaire en ligne :
https://revuecatastrophes.wordpress.com/13-le-meilleur-de...
et ici l'ensemble à télécharger au format pdf :
https://revuecatastrophes.files.wordpress.com/2018/11/cat...

Amicalement,
 
Pierre Vinclair pour CATASTROPHES.

PS. - Pour celles et ceux qui peuvent, n'oubliez pas la soirée Catastrophes & V. Warnotte à la maison de la poésie de Paris le 20 décembre (réserver ici : https://poesie.shop.secutix.com/selection/event/date?prod...). Et si vous voulez offrir le 1er numéro papier de la revue Catastrophes, il est encore pour quelques jours au tarif souscription (15 euros franco de port au lieu de 20) ici : https://www.lecorridorbleu.fr/produit/catastrophes/
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Catastrophes
écritures sérielles & boum !

30/11/2018

Fresques du XVème siècle, église de Saint-Méard-de-Drône, Dordogne

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29/11/2018

Shakespeare, Sonnet

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                  Sonnet CXXXV

 

Chacune a ce qu’elle désire, toi tu as ton Oui,

et Oui en prime, et Oui encore plus ; plus

qu’assez je suis ce qui te vexe encore quand

ainsi je m’ajoute à ton doux Oui ; toi dont le

Oui est large et spacieux, m’accorderas-tu de

cacher mon Oui dans le tien ? En d’autres

Oui semblera digne et pour mon Oui pas

l’ombre d’un je veux bien ? La mer toute

d’eau reçoit bien encore la pluie qu’elle ajoute

abondante à son magasin ; toi riche en Oui

ajoute pareil à ton Oui ce Oui de moi qui

fera ton Oui plus large encore. Un « Non ! »

cruel est tuant pour les prétendants ; pense-

les tous un seul, et moi dans ce seul Oui.

 

Shakespeare, traduction Pascal Poyet, dans

Koshkonong, n° 15, automne 2018, p. 1.

28/11/2018

Malcolm Lowry, Pas de compagnie hormis la peur (traduction Jean Follain)

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Pas de compagnie hormis la peur

 

Comment tout a-t-il donc commencé

et pourquoi suis-je ici à l’arc d’un bar à peinture brune craquelée

de la papaya, du mescal, de l’Hennessy, de la bière

deux crachoirs géants

pas de compagnie sauf celle de la peur

peur de la lumière du printemps

de la complainte des oiseaux et des autobus

fuyant vers des lieux lointains

et des étudiants qui s’en vont aux courses

des filles qui gambadent les visages au vent,

pas de compagnie hormis celle de la peur

peur même de la source jaillissante.

Toutes les fleurs au soleil me semblent ennemies

ces heures sont-elles donc mortes ?

 

Malcolm Lowry, Poèmes inédits, traduction Jean

Follain, dans Les Lettres Nouvelles, ‘’Malcolm

Lowry’’, Mai-juin 1974, p. 229.

27/11/2018

Jean Tardieu, On vient chercher Monsieur Jean

 

     Une bouteille à la mer

 

   Aussi loin que je remonte dans ma mémoire, c'est-à-dire jusqu'à ces moments privilégiés où un enfant commence à prendre conscience de lui-même et de ce qui l'entoure, il me semble avoir toujours entendu une certaine voix qui résonnait en moi, mais à une grande distance, dans l'espace et dans le temps.

   Cette voix ne s'exprimait pas en un langage connu. Elle avait le ton de la parole humaine mais ne ressemblait ni à ma propre voix ni à celle des gens qui me connaissent. Elle ne m'était pourtant pas étrangère, car elle semblait avoir une sorte de sollicitude à mon égard, une sollicitude tantôt bienveillante et rassurante, tantôt sévère, grondeuse, pleine de reproches et même de colère.

   Les moments où j'entendais cette voix étaient ceux où ma vie paraissait suspendue dans le vide, interrompue, arrêtée, comme une horloge dont on ne voit plus bouger les aiguilles et dont on n'entend plus le battement.

   Cette expérience très ancienne, primitive, sauvage, surtout secrète (car je n'en parlais à personne), s'est reproduite souvent au cours de mon existence, mais jamais elle n'a été aussi expressive, aussi intense que pendant mon extrême jeunesse, car rien ne pouvait alors en fausser la signification : elle résonnait dans une étendue absolument vacante, absolument solitaire.

 

Jean Tardieu, On vient chercher Monsieur Jean, Gallimard, 1990, p. 95-96.

 

26/11/2018

Buson, le parfum de la lune

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toute la nuit

sans un bruit la pluie

sur des sacs de graines

 

jour de pluie

loin de la capitale

une demeure dans les fleurs de pêchers

 

hésitant à le jeter

je pique le rameau de saule en terre

le son de la pluie

 

nuit courte

une averse

sur l’auvent en bois

 

au bord du chemin

des jacinthes d’eau arrachées fleurissent

la pluie du soir

 

Buson, le parfum de la lune, traduction Cheng

Wing fun et Hervé Collet, Moudarren,

1992, p. 39, 49, 53, 73, 80.

25/11/2018

Jules Supervielle, Le Forçat innocent

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                        Le miroir

 

Qu’on lui donne un miroir au milieu du chemin,

Elle y verra la vie échapper à ses mains,

Une étoile briller comme un cœur inégal

Qui tantôt va trop vite et tantôt bat si mal.

 

Quand ils approcheront, ses oiseaux favoris,

Elle regardera mais sans avoir compris,

Voudra, prise de peur, voir sa propre figure,

Le miroir se taira, d’un silence qui dure.

 

Jules Supervielle, Le Forçat innocent, dans Œuvres complètes,

édition Michel Collot, Pléiade / Gallimard, 1996, p. 280.

 

 

24/11/2018

Charles Reznikoff, La Jérusalem d'or : recension

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   Longtemps ignoré en France, comme les autres poètes du mouvement objectiviste1(Louis Zukofky, George Oppen, Carl Rakosi notamment), Charles Reznikoff (1894-1976) est aujourd’hui largement traduit. The Golden Jerusalem l’a d’abord été partiellement par Jacques Roubaud en 1977 (8 poèmes), ensuite par Sabine Macher en 2000 (15 poèmes).2Publiés en 1934, les 79 poèmes, numérotés et parfois titrés — le dernier a le titre de l’ensemble —, sont de dimension très variable : un seul vers pour le 29ème, plus de trois pages pour le 75ème

   Le livre s’ouvre par des références à la tradition hébraïque, le nom de Sion et l’allusion au Cantique des cantiques avec le passage où Salomon chante l’amour de la Sulamite. Il est d’autres renvois au Tanakh, certains poèmes sont même construits à partir des livres sacrés ; à partir : cela signifie que Reznikoff les retient non pour un retour à un passé révolu mais pour vivre le présent. Ce qui importe par exemple dans le poème issu de Josué, XXIV, 13, c’est la mise en valeur du mouvement des Hébreux, chassés par leur dieu dès qu’ils commencent à se sédentariser ; dispersés, ils deviennent « citoyens des grandes villes, / parlant hébreu dans toutes les langues sous le soleil ». De même le théologien juif Luzzato a quitté Padoue où il vivait pour se rendre à Jérusalem, comprenant la nécessité de l’exil pour lire autrement les textes de la tradition, « j’ai perdu ma patience devant ce que disent les rabbins », lui fait dire Reznikoff. Presque toutes les évocations de la tradition mettent l’accent sur la nécessité de garder en mémoire ce qui appartient à une culture et, en même temps, de penser le passé par rapport à aujourd’hui ; écrire avec ce qui nous a précédés : un poème, titré "Les Anglais en Virginie, avril 1607" est accompagné d’une note pour préciser qu’il a emprunté des données aux « Œuvres du capitaine John Smith publiées par Edward Arber ». Si l’on revient aux premiers poèmes du livre, on construit le passage de la tradition à la vie contemporaine, ainsi des vers sur la « lune dévergondée » « montrant son sein de rose et d’argent / à la ville tout entière, » précèdent une allusion à des « rois David » aux affaires aujourd’hui et à une Bethsabée au bain. Ainsi, après les vers relatifs à la destruction d’Israël — les Hébreux ayant négligé leur Dieu, préoccupés par des choses futiles (« envoyer des baisers à la lune ») — le narrateur s’interroge : « que doit-il m’arriver / à moi qui regarde la lune, les étoiles et les arbres ? »

   Il n’arrivera rien au marcheur dans la ville — Reznikoff vivait à New York —, sinon toujours rencontrer la lune lors de ses errances, nocturnes ou non, la lune et ce qui appartient auss à la vie d’une ville : les changements visibles de saison, la neige de l’hiver puis sa disparition et, alors, « les haies ont reverdi, les arbres sont verts. » Au cours de ses marches survient l’inattendu, un moineau seul au milieu de la rue qui finit par s’envoler « dans un arbre poussiéreux ». L’irruption d’éléments de la nature dans le monde urbain y introduit parfois des caractères à la limite du fantastique ; un jour, deux chevaux, l’un noir l’autre blanc qui tirent une charrette « semblent fabuleux », un autre jour, le narrateur rencontre un cheval présenté comme s’il était seul, « Que fais-tu dans notre rue au milieu des voitures, cheval ? Comment vont tes cousins, le centaure et la licorne ? » La présence de la nature dans la ville, avec les feuilles et les fleurs, est signalée à plusieurs reprises ; ici, on arrive à un « arbre blanc de fleurs », là, « Sur le chemin du métro, ce matin / le vent nous souffle des poignées de pétales blancs ».

   Ce n’est pas dire que la ville est un lieu de vie idéal ; on voit des mouettes blanches voler, mais c’est au-dessus du fleuve « où les égouts déversent / leurs vaguelettes lentes », la fumée des pots d’échappement d’un « bleu brouillé » figure des fleurs, mais des « fleurs puantes ». Cependant, pour le marcheur, c’est le métro, évoquant le monde souterrain de la mythologie grecque avec Héphaïstos, qui représente ce que la ville a de plus détestable : image d’une forêt, mais « bois de piliers d’acier », « terre stérile », « lumière sans crépuscule », et partout poussière, bouts de papiers. Les papiers ne sont certes pas rares dans la rue, ils n’ont pourtant pas le même aspect, « pas un morceau qui n’ait souffle de vie ». Ce qui domine, dans la vision du marcheur, c’est la capacité des éléments naturels à absorber et transformer les détritus rejetés dans le fleuve par les hommes :

 

            Lorsque le ciel est bleu, l’eau, sur fond de sable, est verte.

            On y déverse des journaux, des boîtes de conserve,

                un ressort de sommier, des bâtons et des pierres :

            mais les uns, les eaux patientes les corrodent, les autres

                une mousse patiente les recouvre.

   

   La ville est aussi un milieu où l’amour a sa place. Reznikoff approuve les pratiques simples, anciennes pour dire le sentiment amoureux : « le cœur et les flèches — les soupirs, les yeux embués ; et les vieux poèmes — je les crois vrais ». La pauvreté d’une partie importante de la population dans les années 1930 des États-Unis pourrait expliquer la forme choisie des échanges amoureux, mais il y a aussi fortement le refus du paraître dans leur expression : offrir un café plutôt qu’une fourrure, apprécier la beauté des réverbères plutôt que celle d’un autre pays, sont de vraies marques d’amour, et l’aimée ne s’y trompe pas, « c’est bien assez, disait-elle ».

   Il n’est pas toujours aisé de lire Reznikoff, il me semble que la traduction, au plus près du texte, nous y aide : elle restitue avec justesse son écriture sans apprêt et il appartient alors au lecteur de reconstruire un contexte. Il y a dans La Jérusalem d’or un souci constant de ne pas hiérarchiser les cultures, de ne pas se figer sur un moment du temps — le dernier poème commence avec "Le livre de Juda", continue avec "Le bouclier de David", puis "Spinoza" et s’achève avec "Marx". Un souci également d’insister sur la valeur du mouvement, de l’exil même, pour s’ouvrir aux choses du monde sans préjugé.

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1 À lire, la conférence de P. Blanchon et É. Giraud, Des objectivistes au Black Mountain College, La Nerthe, 2014.

2 Europe, juin-juillet 1977 pour les traductions de Jacques Roubaud, reprises dans Traduire, journal, NOUS, 2018 ; If, n 16 ; 2000, pour celles de Sabine Macher.

 Charles Reznikoff, La Jérusalem d’or, traduction André Markowicz, édition unes, 2018, np, 15 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 20 octobre 3018.