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22/09/2019

Pia Tafdrup, Le soleil de la salamandre

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La poésie danoise est quasiment inconnue en France, si l’on excepte pour la période contemporaine un livre de Henrik Nordtbrandt (Ponts des rêves, Circé, 2003) et Pia Tafdrup dont Janine et Karl Poulsen ont aussi traduit Les chevaux de Tarkovski (éditions Unes, 2015) et, plus ancienne et épuisée, l’Anthologie de la poésie danoise contemporaine (Gallimard, 1975), qui rassemble les poèmes publiés de 1920 à 1970 d’une quarantaine d’écrivains. Le soleil de la salamandre est le second livre de Pia Tafdrup. Il n’est pas nécessaire de lire le danois pour apprécier les traductions de Janine Poulsen (traductrice par ailleurs d’Inger Christensen). Dans Le soleil de la salamandre quelques moments d’une vie sont retenus et privilégiées les relations avec l’extérieur. D’où pour commencer une série de découvertes.

Mais avant les découvertes, une ouverture : « D’abord c’est la joie », le moment de la naissance où la narratrice dit être « passée en fraude par-delà les frontières / à travers un tunnel étroit ». La joie, c’est celle d’être là, sur terre, d’apprécier la lumière, l’ombre, les voix, le jardin, avant de connaître ce qui est au dehors de la famille ; alors dans « la rencontre du monde », viendront le chagrin, la colère. Conclusion d’un parcours sans doute, « La vie est la mort qui arrive / mais d’abord c’est la joie », et les derniers mots du livre répètent cette leçon, la vie « reflète les rayons du soleil ».

"Découverte" est le titre du second poème, qui relate les premiers apprentissages, pendant lesquels la dépendance est totale, ce qui est restitué par l’absence de phrase avec verbe conjugué : des adjectifs, des groupes nominaux, des verbes à l’infinitif, « Des heures dans le landau. Seule. Voir la cuillère arriver. La saisir (…) ».  Puis viennent les actions dans le parc et la conquête de l’autonomie : « Marteler fort les cubes contre les barreaux. Lancer les cubes. Encore par-dessus. Le museau du chien. Ouah… Fourrer les doigts dans son museau. (…) ». Suivent l’histoire du frère mort à la naissance et ce que cette disparition provoque, la lente connaissance de l’extérieur qui passe par « Le nom des choses, progressivement plus de mémoire, / le nom des animaux et des gens / quelqu’un dit tu et Pia/ dit Monica, le nom de ma sœur. / Le nom que mon frère aurait dû avoir, / personne ne le dit. ».  Ces éléments parmi d’autres constituent l’apprentissage des choses du monde et de la langue, « avant que le je devienne je. »

 Le sujet ne devient tel qu’avec l’acceptation de son visage et de son corps, épreuve fondamentale qui se vit difficilement ; ce n’est pas le miroir qui compte alors, mais le regard de l’Autre, et c’est pourquoi Pia Tafdrup écrit, « Je suis quelconque, j’attends sans fin / dans le secret ». Il faut l’éloignement de la famille, un été à Bornemouth pour des études de littérature anglaise et une soirée dans une discothèque pour que « le corps change de vitesse (…)  /s’autorise le saut / dans une danse salvatrice » : soirée sur une « planète étrangère » dans laquelle « le monde est réel ». Retour en arrière. Un jour, les parents absents, alors qu’elle est confiée à une jeune fille — qui doit lui lire Blanche Neige—, un garçon de ferme arrive et, après quelques caresses, le couple fait l’amour. Cette découverte, Pia Tafdrup en rétablit la violence en rappelant qu’elle a entendu sa gardienne : « elle pousse des cris / émet des sons que je n’aurais jamais cru venir / d’un être humain ». Mais surtout la fillette, oubliée au pied du lit des ébats, est devenue malgré elle voyeuse, ce que traduit la répétition de « je vois », « je les vois », opposée à la mention unique concernant la jeune fille, « elle ne voit plus ». La fillette jouait avec un bateau et les derniers mots de cette "Ode à Freud" indiquent qu’elle a compris le sens de la scène, « je vois et vois. Et vogue ». On rapprochera ce poème d’un autre autour de la découverte du corps, précisément de sa « partie inférieure », qui n’a « pas de nom », contrairement au visage, aux bras, etc. ; signe d’une éducation puritaine, cette partie du corps « relève / de la fable — ou d’un temps mythique ». Elle est découverte grâce à un miroir offert par la marraine (non par la mère), et, alors, « c’est un labyrinthe vertigineux et joyeux ». 

Ce n’est que plus tard, après les discussions et débats sans fin sur la nécessité de changer la société, l’essai de quelques drogues, l’installation dans un logement loin des parents pour étudier, les lectures sans frein, l’écriture de poèmes, soit le temps passé à vivre avec les autres et à apprendre qu’elle sait ce que je signifie et engage pour elle, « Personne ne pourra me dicter / ce qui est le mieux pour moi ». Elle sait, dans la vie avec son mari, qu’ « atteindre une mémoire partagée / sans se perdre soi-même » ne peut exister que dans un poème et que le je et le tu ne peuvent se maintenir comme tels qu’à la condition d’accepter leur différence :

 

                  Deux qui s’enlacent

                       ne vivent pas seulement

                                               de la pesanteur des baisers

                       De mon moi je ne vois pas dans le tien

                       et de ton lieu, tu ne vois pas en moi,

                       c’est ça que nous avons en commun,

                       la seule chose que nous avons en commun.

 

La vie de Pia Tafdrup n’est pas, loin de là, limitée à la conquête de son identité et à la famille. La nécessité de transformer la société, de sortir du chaos qu’est le monde contemporain est bien présente dans les poèmes. La guerre des Malouines (1982), les « guerres lointaines » et « les accents de frayeur / identiques dans toutes les langues », disent l’impuissance de l’individu isolé pour changer les choses du monde, mais Pia Tafdrup a aussi connu la chute du mur de Berlin et le discours de Heiner Müller (1989), aussi pense-t-elle que, trop lentement sans doute, « une société passe en dessous, une autre se lève ». Les changements ne sont que rarement à l’échelle individuelle et, faute de pouvoir les connaître selon ses désirs, reste à vivre en sachant que « le sable, l’eau et le ciel existent » : « bonheur mélancolique » qui n’exclut pas les inquiétudes. Reste le rêve de la salamandre : « de prêter à tous sa lumière ».

Pia Tafdrup, Le soleil de la salamandre, traduction du danois Janine Poulsen, éditions Unes, 2019 
112 p., 19 €. Cette note a été publiée par Sitaudis le 26 août 2019.   

 

 

 

 

 

 

 Le commentaire de sitaudis.fr

traduction du danois Janine Poulsen 
éditions Unes, 2019 
112 p. 
19 €  

 

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