04/03/2020
Tristan Corbière, Le Amours jaunes
Sous un portrait de Corbière fait par lui-même
Jeune philosophe en dérive
Revenu sans avoir été
Cœur de poète mal planté ;
Pourquoi voulez-vous que je vive ?
Amour !... je l’ai rêvé, mon cœur au grand ouvert
Bat comme un volet en pantenne
Habité par la froide haleine
Des plus bizarres courants d’air ;
Qui voudrait s’y jeter ? ... pas moi si j’étais ELLE
Va te coucher mon cœur, et ne bats plus de l’aile.
J’aurais voulu souffrir et mourir d’une femme,
M’ouvrir du haut en bas et lui donner en flamme,
Comme un punch, ce cœur-là chaud sous le chaud soleil.
Alors je chanterai : (faux comme de coutume)
Et j’irai me coucher seul dans la trouble brume :
Éternité, néant, mort, sommeil, ou réveil.
(...)
Tristan Corbière, Les Amours jaunes, Albert Messein, 1928, p. 18.
03/03/2020
André Gide et les peintres, Lettres inédites
À l’occasion du 150ème anniversaire de sa naissance (29 novembre 1869), un nouveau volume de la correspondance de Gide a été publié*, ainsi que dans la collection Folio un choix de lettres (de 1888 à sa mort en 1951), préparé par Pierre Masson qui, avec Olivier Monoyer, a commenté des lettres de l’écrivain et de peintres qu’il a connus. La première phrase de la présentation de ce livre définit bien la relation de Gide aux arts, « André Gide a vécu pour la littérature ; il a vécu par la musique ; il a vécu avec la peinture » (p. 7). Gide a soutenu, parfois par des dons (par exemple Albert Brabo), par l’écrit quelques peintres, a acheté des tableaux et plusieurs de ses œuvres ont été illustrées.
Il a fréquenté très tôt les salons parisiens, y compris les mardis de Mallarmé, lieux où il a rencontré des peintres. Le premier est sans doute Jacques Émile Blanche, portraitiste notamment d’écrivains anglais, qui partageait son temps entre sa propriété normande, à Offranville, et la Grande Bretagne. Blanche se lia avec le peintre anglais Walter Sickert, depuis 1895 à Dieppe, donc près de chez lui ; il le fit connaître après 1900 à Gide qui, après avoir visité son atelier, lui acheta plusieurs toiles. Les lettres de Sickert ont été conservées, contrairement à celles de Gide ; le peintre devenu connu, sa galerie organisa en 1909 une grande vente à Drouot, Gide y est présent mais écrit à un ami sa « déconvenue ». En 1912, quand il vient à Londres pour rencontrer l’écrivain Edmund Gosse et dîner avec Henri James et George Moore, il ne semble pas avoir revu Sickert qui s’y était installé. Les relations avec Blanche se sont, elles, poursuivies.
Blanche se piquait de vouloir être écrivain autant que peintre ; il avait publié en 1911 Essais et portraits et souhaitait une réédition à La NRF, sa demande au directeur Jacques Copeau, alors directeur des éditions, resta sans réponse et il sollicita Gide qui récrivit en partie le manuscrit — d’où ce commentaire dans son Journal : « Les extraordinaires défaillances de son style m’éclairent sur celles de sa peinture ». Le livre ne sera pas retenu, pas plus que son autobiographie, mais La NRF publiera en 1915 ses Cahiers d’un artiste ; Blanche proposa pour un second volume de payer l’impression, mais le livre comptait 500 pages : il se résigna difficilement à l’alléger de 180 pages (« Tout cela est déplorable, car le volume est plein tel que je l’avais conçu » ; Gide « rapetasse » comme il le put le manuscrit, mais les dissensions entre Gaston Gallimard et Blanche conduisirent au retrait du manuscrit porté chez Émile-Paul. Blanche avait déjà fait deux portraits de Gide seul, le premier vers 1890, le second en 1912, et un autre entouré de quelques amis, à la manière de Fantin-Latour, au moment de l’exposition universelle de 1900. Les deux hommes ont correspondu jusqu’en 1939, mais Gide notait en 1916 dans son Journal : « Il y a chez J.-E. Blanche quelque chose de content, de facile, de léger, qui me cause un inexprimable malaise. »
Beaucoup plus tôt, Gide se fit construire une maison à Auteuil, notant dans son Journal en mai 1905 « J’attends de cette maison ma force de travail, mon génie ». Les travaux furent longs et Gide demanda à René Piot d’y préparer une fresque, ayant apprécié dans le sous-sol du Grand Palais son ensemble, titré La Chambre funéraire, y voyant une rupture avec l’esthétique symboliste qui correspondait à ses recherches. La fresque fut achevée en janvier 1909, décriée par Blanche — Gide vendit sa maison en 1928 et informa Piot qu’il faisait don de la fresque au Palais du Luxembourg (elle est actuellement au Louvre). Piot, qui avait travaillé dans l’atelier de Gustave Moreau et appris la technique de la fresque en Italie, fit aussi des décors de théâtre ; intermédiaire du mécène Jacques Rouché, voulant « des pièces modernes », il sollicita Gide qui n’avait guère d’illusions sur ses capacités et notait dans son Journal, « près des maîtres, l’intelligence de ceux-ci suppléait avantageusement la sienne (qu’il a fort médiocre) ».
Gide avait correspondu avant 1900 avec William Rothenstein, mais il se lia avec le peintre anglais grâce à Saint-John Perse qui lui écrivit en octobre 1912 à propos de Rabindranath Tagore et lui envoya en mars 1913 son exemplaire du Gitanjali. Gide traduisit 25 poèmes qui parurent dans la NRF (revue) en décembre et la totalité (L’Offrande lyrique) au moment où l’écrivain indien reçut le prix Nobel. Rothenstein, ami de Rodin, fréquentant notamment Marcel Schwob, Verlaine quand il était à Paris, écrivit à Gide son enthousiasme à la lecture de la traduction et l’invita en Angleterre. Gide ne fera le voyage qu’en 1918, à la demande également du peintre Simon Bussy, ami de longue date, dont l’épouse Dorothy deviendra la traductrice de ses œuvres.
Les deux peintres ont donné de beaux portraits de l’écrivain. D’autres portraitistes ont fait poser Gide, de Dunoyer de Segonzac à la sculptrice Renée Sintenis, de Théo van Rysselberghe à Paul Albert Laurens. Les auteurs retiennent ici André Bourdil dont un portrait est publié en frontispice d’une édition de L’immoraliste (1947) et qui dessina le visage de Gide sur son lit de mort (ici page 189). On suit également le travail des illustrateurs. Un fusain d’Odilon Redon et un tableau de Sickert, qui avaient appartenu à Gide, sont reproduits, ainsi que deux illustrations de Dufy et de Dunoyer de Segonzac pour ses œuvres. Les commentaires des lettres complètent très heureusement ce que l’on sait de la relation de Gide à la peinture à partir de son Journal et de son abondante correspondance.
* André Gide, Marcel Drouin, Correspondance, 1890-1943, édition Nicolas Drouin, Gallimard, 2019, 992 p.
André Gide et les peintres, Lettres inédites, dossier Pierre Masson et Olivier Monoyer, Les Cahiers de la NRF/Gallimard, 2019, 208 p., 18, 50 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 22 janvier 2020.
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Antoine Emaz, Lichen, lichen
En hommage à Antoine Emaz, disparu le 3 mars 2019
Lyrisme : le terme me gêne aux entournures à cause de son lien au chant. Char : « aucun oiseau ne chante dans un buisson de questions ». On m’accordera sans peine que l’époque est buissonneuse.
On ne va pas faire comme si... Ce monde est sale. Et il n’en est pas d’autre. Au bout de la critique, ce n’est pas du chant qui vient ; dans l’effondrement de la louange et de l’espoir naît une parole tentée malgré, fragile, mais sûre de sa mémoire. Une parole qui ne tient que parce que c’est elle ou rien. Et rien, ce serait pire, non ?
Prenons la poésie comme une question ouverte ; autant qu’elle le reste, c’est plus simple. Quand on en vient aux principes, on n’est jamais très loin des gourdins, massues, matraques...
Qu’il y ait une fenêtre n’enlève pas les murs.
Antoine Emaz, Lichen, lichen, Rehauts, 2003, p. 13, 21, 26, 34.
©Photo T. H., mars 2007.
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02/03/2020
Pierre-Albert Jourdan, Fragments
Ce qui s’offre au regard. Mais qu’est-ce donc cela qui s’offre au regard ? Cela me fait parfois songer à ce personnage, lors de la première représentation d’Ubu roi, qui demandait : « C’est bien une plaisanterie n’est-ce pas ? »
Sous la paisible (somme toute) nomination des choses demeure une force explosive, aveuglante. Et toutes les interrogations n’enlèvent nullement ce pouvoir d’évidence (que d’autres voies soient possibles n’y change rien). Pouvoir d’évidence, pouvoir aussi de fascination. Niveau simple ? Alors nous devons aussi nous interroger sur ce que ce mot de « simple » signifie, sur ce mystérieux donné. Cette « simplicité » fait se dresser devant l’esprit de telles murailles qu’il vaut mieux s’ouvrir à une telle venue, se disposer à une telle venue. Il y aurait là, tout aussi bien, une science terriblement ardue.
Pierre-Albert Jourdan, Fragments, éditions poliphile, 2011, p. 12.
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01/03/2020
Pierre Vinclair, Sans adresse
(59)
Le café noir au début d’un jour blanc :
que le jour passe et que le jour à suivre
passe — passé à lire en attendant
quoi ? Un réveil, un café et un livre.
Que la vie passe, avec ou sans café
oui ! Que la nuit arrive et m’engloutisse
et me recrache au matin décoiffé,
indifférent — et que le jour finisse.
Pourtant un jour je retrouverai goût
au café noir, à sa saveur amère
et forte en gorge, à sa texture — à tout
ce qui depuis si longtemps indiffère
mon cœur, nerveux comme un moulin qui broie
quelque grain noir d’excitation sans joie.
Pierre Vinclair, Sans adresse, éditions Lurlure, 2018, p. 67.
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29/02/2020
Claude Chambard, carnet des morts
VI
Les feuilles sont mortes sur votre tombeau,
grand-père que je ne connais,
élevé dans la forêt, la hache sur les deux poings.
Perdu dans les rues des villes,
pleurant le départ des enfants,
& la femme morte trop jeune.
Où serions-nous allés ?
Qu’auriez-vous montré à l’infans ?
Vous seriez-vous battu avec Grandpère ?
Ou de votre air doux auriez-vous dit :
— Je vais partir, je ne vous gênerai plus.
Longue silhouette de dos
disparaissant après le virage du pont.
À pied toujours, cinq kilomètres vers l’autre village
où même la ferme ne vous appartient plus,
dévorée par la fratrie infectée.
Car l’adieu, c’est la nuit.
La langue, la voix impossible.
Le nom est un silence. On ne peut en compter les syllabes.
Ce n’est pas la mort, ce n’est pas la vie.
Un rêve, les mains jointes, près du coffret où s’entassent les lettres perdues.
Une longue marche — toujours vivant —
sans me soucier des murs
ni du tunnel
ni du balancier des heures.
Claude Chambard, carnet des morts, Le bleu du ciel, 2011, p. 55-56.
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28/02/2020
Béatrice Bonhomme, Les boxeurs de l'absurde
Chef-d’œuvre
Il dit tu as accompli un chef-d’œuvre de nos vies
Un trésor où passe le vent
Et où rien n’est à personne
Il est fait de bric et de broc
D’instants de vie et de sourires
D’instants de larmes
Et de souffrance
Il est fait de tout et de rien
Il est construit de non-sens
Et donne un sens à ma vie
Il dit plus tard j’élèverai un château de cartes
Une architecture improbable
De terre et de limon
De branches et d’échappées
De nuit et de terre
Il sera comme un puzzle abandonné
Un sable qui n’a pas d’empreintes
Un paréo prêté au vent
Une figure sans dessin
Le temps baroque d’un passage.
Béatrice Bonhomme, Les boxeurs de l’absurde,
L’étoile des limites, 2019, p. 117.
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27/02/2020
Lao-tseu, Tao tö king
XXXIII
Qui connaît autrui est intelligent,
Qui se connaît est éclairé,
Qui vainc autrui est fort,
Qui se vainc soi-même a la force de l’âme.
Qui se contente est riche,
Qui s’efforce d’agir a de la volonté.
Qui reste à sa place vit longtemps.
Qui est mort sans être disparu atteint l’immortalité.
Lao-tseu, Tao tö king, traduction Liou Kia-hway,
Connaissance de l’Orient/Gallimard, 1967, p. 69.
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26/02/2020
Quelques images du portail de l'église de Besse (Dordogne)
saint Eustache chasse ...
... le cerf
Photos T. H.
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25/02/2020
Pierre Alferi, divers chaos
et la rue
la pluie glacée
poursuit chacun dans son impasse
le berge étroite
du flux de tôle
autour des foyers électriques
les grappes de nous
venus nous réchauffer les fesses
ou nous brûler les yeux
sommes
d’animaux rationnels
non-entiers fractions
irréductibles
au dénominateur commun
proche de zéro
Pierre Alferi, divers chaos, P.O.L , 2020, p. 9.
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24/02/2020
Ossip Mandelstam, Verbe et culture
Verbe et culture
L’herbe dans les rues de Pétersbourg, ce sont les primes pousses de la forêt vierge qui recouvrira le site des villes actuelles. Ce vert tendre, vif, dont la fraîcheur surprend, est le signe d’une nature neuve, inspirée. En vérité Pétersbourg est la ville du monde la plus en avance. Ce n’est ni le métropolitain ni les gratte-ciel qui mesurent cette course à la modernité, la vitesse, mais la jeune herbe en train de percer sous les pierres de la ville.
[...]
Ossip Mandelstaù, Verbe et culture, dans Œuvres en prose, Le Bruit du temps, 2018, p. 320.
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23/02/2020
Antoine Emaz, Jours
21.10.07
corps mécanique
pantin social
quand il s’affaisse reste
un tas de linge sale
un grand après-midi froid d’hiver
on pourrait facile en faire
son affaire
sauf les yeux
le reste du corps a déjà reculé
ça se joue sur les yeux
qui tiennent
tout va se régler avec le soir
pas de héros
sauve qui peut seul
[...]
Antoine Emaz, Jours, éditions En forêt/
Verlag im Wald, 2009, p. 65.
© photo T. H., mai 2011.
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22/02/2020
Jean Tardieu, Da capo
Dédicace à personne
Pour recueillir, comme au futur. Pour perdre dans le passé. Pour attendre, pour piétiner, pour se morfondre, comme au présent.
Une suite de jours dispersée, déchirée, entre l’insomnie et le songe. Une vie qui n’appartient à personne, pas même à moi.
Une route qui ne conduit nulle part ailleurs qu’en ce point où tout se dissipe et disparaît. (Est-ce la récompense ?)
Au vertige vécu. À l’immobile. Au retour sans fin.
À la suite irrémédiable, peinte aux couleurs de l’espoir. Aux portes fermées de la sagesse. (Elles tremblent, elles vont céder.)
À la conscience maintenue, arc-boutée contre le souffle de l’abîme.
Puissent la suie, la poussière, le sang des heures, la colère du monde, l’oubli de tout — ne pas ternir le miroir !
À toutes les personnes que nous sommes et ne seront plus. À tous les temps du verbe.
Jean Tardieu, Da capo, Gallimard, 1995, p. 50.
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21/02/2020
Cécile Mainardi, Idéogrammes acryliques : recension
Comment ne pas être intrigué par un livre de Cécile Mainardi ? Elle prend par exemple pour motif ce qu’a été sa voix au cours du temps ou son nom qui finit par être réduit à l’initiale M*. Le titre énigmatique de l’ensemble publié en 2019 est expliqué dans un préambule de même forme que les « quatre-vingt-dix idéogrammes acryliques » : disposition en colonne étroite, fer à gauche et à droite. Il y aurait eu transformation de calligrammes, « nés de formes simples dessinées à la main », par des « traitements » analogues à ceux des tissus acryliques ; cette opération — qui demeure mystérieuse — expliquerait le nom retenu plutôt que celui de "lyrique" (qu’avait d’abord retenu Apollinaire, Idéogrammes lyriques, avant de s’arrêter à Calligrammes). Le lyrique, ici, précise Cécile Mainardi, « se mélange à de l’âcreté » ; sans doute puisque ac(re) et une anagramme de lyrique compose acrylique. Quelques formes dessinées subsistent, imbriquées dans le texte, silhouettes humaines majoritairement féminines, souvent en mouvement : la première — une danseuse ? —, venant de la gauche de la page, entre dans le premier texte, une autre, en robe, sort du dernier texte vers la gauche. On trouvera aussi cinq autres représentations, dont l’image traditionnelle d’une sonnerie, d’un haut-parleur, d’un appareil photo.
Allusion est faite dans le premier texte à un mot, "marron", qui serait écrit sur la page opposée : cette image est absente, la page vide. De là le rêve d’écrire un poème qui serait « exemplairement immatériel », sans existence, évidemment illisible « n’importe où et n’importe quand » puisqu’il n’existerait pas. Cette absence du poème a son pendant métaphorique dans le second texte qui intègre les contours d’une femme renvoyant sans ambiguïté à la scène du Déjeuner sur l’herbe de Manet, ce que confirme le texte : il évoque un déjeuner sur l’herbe et ses ingrédients (poulet froid, etc.), la nudité (« ça revient à ne rien porter ») et les vêtements de velours des hommes présents. Dans sa chute, blanc de la page et nudité s’équivalent : « pour quelle / cueillette de sens la nudité / au milieu se penche-t-elle ». Quête du sens ? certainement, d’un bout à l’autre du livre, et sens introuvable dans la plupart des minuscules récits proposés. Cinq d’entre eux sont en anglais — donc a priori non lisibles — dont deux en vis-à-vis ne respectent pas la règle de construction "fer à gauche et à droite", seulement alignés à droite ; l’un reprend la figure vide de l’ouverture : [I can] dream/ all night / long of / the missing / world », tout comme plusieurs textes en français sont liés à la nudité. Sens introuvable encore par le biais du jeu de mots, non qu’il n’ait pas de sens en lui-même mais, par exemple, une fois l’équivalence phonique "pas le = pâle" acceptée, la suite tourne à vide :
j'aime pas le bleu pas le
bleu pâle bleu pâle bleu
pâle bleu pas le bleu pas
le bleu pas le bleu pas le
bleu pâle bleu pâle bleu
pâle bleu pâle bleu pâle
bleu pas le bleu pas le bleu
[etc.]
Le vide, l’absence, la nudité apparaissent avec insistance sous des formes diverses. Ici, la trace de l’eau chaude versée sur la neige fait imaginer le plaisir qu’aurait eu Degas pour « la peinture qu’il n’en fait pas » ; là, sont mentionnées des griffures faites au cours du sommeil, qui disparaissent très vite, « leur temps d’effacement sur la peau se confondant de manière assez imprévisible avec le temps d’évaporation dans la mémoire ». Une phrase entendue, que l’on comprend mal, prend un sens quand elle est réécoutée dans son contexte, mais mieux vaudrait en rester au « secret initial », ces phrases un peu obscures laissant « entrevoir le paradis perdu de leur sens ». Ce sens serait toujours à construire, comme dans un des textes où des blancs, les mots manquent et le lecteur est invité à « remplir l’espace (...) laissé vide ». On peut ajouter un des exemples construits, résolument, sur le non-sens : l’aboiement d’un chien pourrait être visualisé en plaçant une feuille de papier devant l’animal, et la feuille, déchirée, serait reconstituée pour qu’on reconnaisse une « lettre écrite à la main ».
Dans ces jeux autour de l’absence sont aussi présents des jeux autour du nom ; un poème propose une série de variations qui lient nom et voix (ce qui rappelle les livres cités ci-dessus) à partir de la proposition : « ai-je une voix du fait de porter un nom [...]. Mais ce nom, ou plutôt ici le prénom Cécile, subit à plusieurs reprises des transformations ; de cécile la maladresse devant le clavier fait passer à céciel, déformation qui « fait voir autre chose » et, dans un autre texte, à cécole : autre chose, alors, c’est le souvenir d’enfance, les mots du matin qui reviennent, « c’est l’heure d’aller à l’école » ; ce rappel entraîne l’idée d’une transformation de la langue avec un nouveau verbe, conjugué ici, école portant la marque de la personne (« tu aller-à-l’écoles », etc.).
Aux Idéogrammes acryliques sont ajoutés « Dix situations très subjectives de cataprose » ; ce mot est inventé par Cécile Mainardi pour énoncer une règle d’écriture : « la production d’un premier énoncé (plutôt en prose) se répercute conséquemment dans une série d’autres énoncés (plutôt en vers) » ; elle propose d’introduire un mot commençant par cata. Souvent avec l’humour carrollien que l’on trouve dans ses textes, l’auteure parcourt donc le jeu du « cata », et il n’est pas surprenant que dans l’une des cataproses on retrouve une Cécile enfant, dans une autre sur une photo, et que la règle ne soit pas observée dans une partie d’entre elles (absence de cata ou du premier énoncé). Peut-être faut-il lire dans le dernier poème le sens de l’absence :
Écrire revient-il à cela, est-il un retour de cela
que ça ne soit jamais encore arrivé
que rien ne soit jamais encore arrivé
que soit rendu possible que rien ne soit encore arrivé ?
Pour que tout soit là
sur le point d’advenir,
et toujours par les phrases
précipité dans ma voix,
le fait d’être sur le point
d’aimer.
* L'Histoire très véridique et très émouvante de ma voix de ma naissance à ma dernière chose prononcée (Contre-Pied, 2016), Le Degré rose de l'écriture, Ekphr@sis, 2018.
Cécile Mainardi, Idéogrammes acryliques, Flammarion, 2019, 126 p., 16 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 17 janvier 2020.
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20/02/2020
Luis Cernuda (1902-1963), La Réalité et le Désir
Birds in the night
Le gouvernement français, ou le gouvernement anglais peut-être ? apposa une
plaque
sur cette maison du 8 Great College Street, Camden Town, Londres,
où dans une chambre, Rimbaud et Verlaine, curieux couple,
ont véxu, bu, travaillé, forniqué,
pendant quelques courtes semaines orageuses.
À l’inauguration assistèrent sans doute l’ambassadeur, le maire,
tous ceux qui furent ennemis de Verlaine et Rimbaud quand ils
étaient vivants.
La maison, comme le quartier, est triste et pauvre,
de la tristesse sordide qui va toujours avec la pauvreté,
non de la tristesse funéraire de la richesse sans âme.
Lorsque tombe le soir, comme de leur temps,
sur le trottoir, dans l’air humide et gris, un piano mécanique
joue, et des habitants, au retour du travail,
les uns — les jeunes — dansent, les autres vont au café.
Courte fut l »’amitié singulière de Verlaine l’ivrogne
et de Rimbaud le voyou : ils avaient de longues disputes.
Mais nous pouvons penser que peut-être il y eut
un bon instant pour tous les dexu, du moins si chacun se rappelait
qu’ils avaient laissé derrière eux une mère insupportable et
une ennuyeuse épouse.
Mais la liberté n’est pas de ce monde, et les affranchis
en rupture avec tout, doivent la payer un prix fort.
[...]
Luis Cernuda, La Réalité et le Désir, traduction R. Marrant et A. Schulman, Gallimard, 1969, p. 151 et 153.
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