13/04/2020
Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène
Bonjour, ma douce vie, autant remply de joye,
Que triste je vous dis au departir adieu :
En vostre bonne grace, hé, dites moy quel lieu
Tient mon cœur, que captif devers vous je r’envoye ?
Ou bien si la longueur du temps & de la voye
Et l’absence des lieux ont amorty le feu
Qui commençoit en vous à se monstrer un peu :
Au moins, s’il n’est ainsi, trompé je le pensoye.
Par espreuve je sens que les amoureux traits
Blessent plus fort de loing qu’à l’heure qu’ils sont pres,
Et que l’absence engendre au double le servage.
Je suis content de vivre en l’estat où je suis,
De passer plus avant je ne dois ny ne puis :
Je deviendrois tout fol, où je veux estre sage.
Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, dans Les
Amours, Garnier, 1963, p. 429.
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12/04/2020
Philippe Desportes, Contre une nuit trop claire
Quand quelquefois je pense au vol de cette vie,
Et que nos plus beaux jours plus vitement s’en vont,
Comme neige au soleil mes esprits se défont,
Et de mon cœur troublé toute joie est ravie.
Ô désirs qi teniez ma jeunesse asservie,
Semant devant le temps des rides sur mon front,
Ma nef par vos fureurs ne sera mise à fond ;
Je vois la rive proche où le Ciel me convie.
Mais pourquoi, las ! plus tôt ne me suis-je avisé
Que le bien de ce monde et l’honneur plus prisé
N’est qu’un songe, un fantôme, une ombre, un vain nuage ?
Telle erreur si longtemps ne m’eût pas arrêté,
Comme une second Narcisse, amoureux de l’ombrage,
Au lieu du bien parfait et de la vérité.
(Œuvres chrétiennes, Sonnets spirituels)
Philippe Desportes, Contre une nuit trop claire, Orphée/La Différence,
1989, p. 97.
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11/04/2020
Jean de Sponde, Les Amours
XI
Tous mes propos jadis ne vous faisoient instance
Que de l’ardent amour dont j’estois embrazé :
Mais depuis que vostre œil sur moy s’est appaisé
Je ne vous puis parler rien que de ma constance.
L’Amour mesme de qui j’esprouve l’assistance,
Qui sçait combien l’esprit de l’homme est fort aisé
D’aller aux changements, se tient comme abusé
Voyant qu’en vous aimant j’aime sans repentance.
Il s’en remonstre assez qui bruslent vivement,
Mais la fin de leur feu, qui va se consommant,
N’est qu’un brin de fumée et qu’un morceau de cendre.
Je laisse ces amans croupir en leurs humeurs
Et me tient pour content, s’il vous plaist de comprendre
Que mon feu ne sçaurait mourir si je meurs.
Jean de Sponde, Les Amours, dans Œuvres littéraires,
Droz, 1978, p. 59.
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10/04/2020
Pierre Silvain, Le Jardin des retours
Tout commence donc par un contretemps. Un train passait et je suivais sa progression ralentie, entre les touffes de tamaris qui bordaient la voie ferrée, à l’approche de la petite gare. Le sifflement de la locomotive m’avait alerté. Je levais la tête au-dessus du papier, mais la diversion que je partageais avec les autres élèves ne me distrayait pas de mon désir contrarié par le silence d’une carte de géographie et la disparition dans les sables du fleuve reptilien sorti de la zone brun clair figurant, avant de se dégrader en tons plus clairs jusqu’au jaune pâle du désert, la haute montagne. Le retard a été une des obsessions de mon enfance, le retard des choses de ce monde à répondre à mon appel. Si exigeant et angoissé qu’il a pu être — qu’il demeure. Contrastant avec la lenteur, l’hébétude proche de l’engourdissement que le climat entretenait dans les corps et les têtes.
Pierre Silvain, Le Jardin des retours, Verdier, 2002, p. 32.
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09/04/2020
la revue de belles-lettres, 2019, 2 : recension
La revue de belles-lettres, plus que centenaire — 143ème année ! —, surprend toujours le lecteur, à la fois au plus près de la poésie d’aujourd’hui et ouverte à des zones peu explorées. Cette livraison propose cette fois un dossier de plus de cent pages autour de la poésie russe d’aujourd’hui, "Polyphonie russe", qui rassemble des poètes tous inconnus en France. Mais la revue donne aussi sa place à une poétesse russe de la génération précédente, Elena Schwarz et, comme chaque fois, à des voix de langue française.
Le numéro s’ouvre avec Pierre Voélin et ses Douze poèmes trop courts, plus deux ; poèmes de quatre ou cinq vers inégaux, le dernier plus court, modestie des motifs et simplicité du vocabulaire : les oiseaux du jour et de la nuit, les arbres, les plantes, le bord des chemins et la figure ancienne du cantonnier qui les entretient, la poule, et
La courtilière sur le sentier,
la huppe dans les vignes,
où je passe — là
est mon chemin.
On lira aussi Sylviane Dupuis ("Muta eloquentia"), Jacques Roman ("Qui instruira le livre du calme") et quatre poèmes de Muriel Pic, extraits d’un ensemble à paraître. Autour de la mer Égée, les corps des migrants sur les plages, « La nuit, les noyés s’y baladent / en traînant des pieds » ; les îles ne sont pas que des paradis pour touristes. « Tu voulais toucher le soleil ? / D’autres veulent toucher la terre. ». Le dernier poème est un hommage, en particulier par son dépouillement, au poète américain Robert Lax (1915-2000) qui passa plus de trente ans de sa vie sur l’île de Patmos avant de revenir dans son village natal en 2000.
C’est avec un court récit de Bruno Pellegrino, "L’appartement", que se clôt le numéro. Le narrateur rapporte un travail qu’il a accepté lorsqu’il était étudiant : à la mort d’une écrivaine, il a été chargé de « classer les papiers et établir l’inventaire de ce qui deviendrait un fonds d’archives ». Il a passé de longues semaines à vider des cartons et à entrer dans l’intimité de la disparue mais, en même temps, sa vie « se poursuivait à l’extérieur de l’appartement » et, par ailleurs, c’est au cours de cet été qu’il corrige les épreuves de son premier livre.
Hélène Henry présente la poétesse russe Elena Schwarz (1948-2010) et propose huit poèmes datés de 1988 à 2007, un long poème écrit à la suite de l’incendie de son appartement en 2004, quelques pages en prose dont Trois caractéristiques de ma poésie où elle dit construire « un petit modèle du monde », inventer des thèmes nouveaux (« Les amoureux aux funérailles »), être attachée, comme Ovide, aux métamorphoses. Très tôt « créatrice de l’ombre », « son refus des compromis, son travail poétique nocturne et obstiné, l’inscrivent naturellement dans la dissidence littéraire ». Rappelons que Joseph Brodsky après son procès en 1964 est contraint à l’exil, et ce n’est qu’après 1981que l’étau officiel se desserre : Elena Schwarz peut alors lire ses poèmes et les éditer ; surtout, elle voyage à l’étranger, notamment en Italie, « son pays d’élection ». Les pages d’Hélène Henry sur les contenus et la métrique, font regretter l’absence de traduction de l’œuvre en français, seuls 31 poèmes (1948-2010) ont été publiés en français (La Vierge chevauchant Venise et moi sur son épaule (traduction H. Henry, éditions Alidades, 2004). Le poème d’Elena Schwarz est « à la fois discours à la première personne, négligent, accidenté, bariolé, lexicalement cahotant, et ces confuses paroles que laissait échapper la pythie delphique dans ses moments d’"enthousiasme" ». Un exemple autour de « l’infini de la mémoire » :
Quand je regarde au fond du gouffre de ma vie —
J’y trouve tout un tas de choses
On dirait à mes pieds un entonnoir béant —
Ce qui fut autrefois, ce qui nous arriva,
Et m’arriva à moi et ne reviendra pas.
(...)
L’ivresse, dira-t-on, de lire Khlebnikov,
Le vieux 6x6 de ma jeunesse, et le souhait
De souffrir pour tous, pour tous et plus que tous,
Et cette écolière qui s’appelait Vovk Kourelekh,
Ce passé si pareil à un dépotoir
Il gronde, il griffe, et je suis sans regret.
Le dossier autour de la nouvelle poésie russe est présenté par le poète russe Alexander Markin (qui vit en Suisse) et rassemble neuf poètes nés après la dernière guerre, surtout à la fin des années 1970 ou après 1980. Leurs poèmes prouvent que, malgré le peu de souci du pouvoir de promouvoir une culture vivante, il y a aujourd’hui un « extraordinaire épanouissement » de la poésie, comparable à ce qui s’est passé au début du XXe siècle, avec « expérimentation formelle, thématiques inédites ». Ces nouvelles générations de poètes sont nées dans la foulée de la littérature clandestine d’avant la chute de l’URSS — la littérature libre dans un pays sans liberté diffusée sous forme de polycopiés (les samizdats). Elles ont aussi découvert la poésie européenne et américaine du XXe siècle, ce qui a facilité la rupture avec les formes traditionnelles de la poésie russe. Les poètes retenus ici, parmi d’autres possibles, « thématisent l’expérience traumatique des catastrophes historiques du XXe siècle, les guerres, les répressions, l’effondrement d’un pays immense ».
Plusieurs ensembles de poèmes (tous en bilingue, sauf un) sont suivis d’un entretien avec le traducteur ou de ses réflexions (Yvan Mignot, traducteur par ailleurs de Daniil Harms, les donne sous la forme d’un poème), à propos de ce qui est nouveau par rapport à la poésie russe connue. L’un des poètes, Alexander Averbukh, commente lui-même son travail ; évoquant ici la vie en URSS en 1932, il a écrit à partir de documents et de récits, pour « absorber une diversité de voix ». Cet exilé a tenté d’écrire une « sorte de requiem » et cherché, en s’appuyant sur des témoignages, à faire que toutes les paroles oubliées, enfouies « continu[ent] à résonner (...) avec les incorrections, les dialectes, les accents ». De nationalité israélienne et vivant au Canada, il sait ce que signifie « l’absence de langue ».
Beaucoup de poèmes tournent autour du motif de la mémoire ; Lida Ioussoupova, par exemple, écrit ce qu’a été une enfance sous le régime soviétique, les scènes évoquées glissant progressivement dans le fantastique. La méditation sur le temps d’une autre poétesse, Maria Stepanova, prend un autre chemin : comme l’analyse sa traductrice, il s’agit pour elle de refonder « la mémoire du corps féminin, absent des grands récits », et elle puise dans les mythologies, les littératures, l’histoire. Un passé plus proche de nous, celui des guerres de Tchétchénie et d’Afghanistan, est évoqué par Elena Falaïnova à partir, comme elle le rapporte, de ce qu’elle a entendu raconter par un ancien soldat ; à la lire, on regrette que seul un poème ait été traduit, dont voici la première strophe :
...Les voici repartis sur leur Afghanistan,
Grosny aux grosses roses noires épanouies,
Quand sur la place, ils se sont mis en rang
En carré pour être réduits en bouillie.
Quand a eu lieu le jour de fête du serment
Elle est venue pour se donner à lui,
Elle était la nouvelle Iseut de son Tristan
(Attention, attention, tous à l’écoute !)
[...]
Il faudrait citer d’autres poèmes de cet ensemble foisonnant qui, en effet, rappelle la richesse des années 1920 en URSS, quand le stalinisme n’avait pas encore détruit toute créativité.
La revue de belles-lettres, « polyphonie russe », 2019, 2, 216 p., 30 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 3 mars 2020.
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08/04/2020
Bashô, Le Faucon impatient
Un éclair soudain
dans les ténèbres s’en va
le cri du héron
Champignons des pins
des feuilles d’arbres inconnus
sont restées collées
Automne s’en va
quand elle a ouvert le main
bogue de châtaigne
Dans sa robe de plumes
emmitouflées bien au chaud
pattes du canard
Ah le feu de braise
du visiteur sur le mur
l’ombre se profile
Bashô, Le Faucon impatient, traduction
René Sieffert, POF, 1994, p. 203, 207,
215, 241, 245.
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07/04/2020
Images de Saint-Savin-sur-Gartempe
Photos Chantal Tanet
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06/04/2020
Pïerre de Ronsard, Folastries
Folastrie III
Et cependant que la jeunesse,
D’une tremoussante souplesse,
Et de maniments fretillars
Agitait les rougnons paillars
De Catin à gauche et à destre ;
Moine, chanoine ou cordelier,
N’a refusé son hatelier (= ratelier].
Car le mestier de l’un sus l’autre
Où l’un dessus l’autre se veautre,
Luy plaisoit tant qu’en remuant,
En haletant, et en suant,
Tel bouc sortoit de ses aisselles,
Et tel parfum de ses mamelles,
Qu’au mont Liban ensafrané
En eust esté bien embrené.
Ceste Catin, en sa jeunesse,
Fut si nayve de simplesse,
Qu’autant le pauvre luy plaisoit
Comme le riche, et ne faisoit
Le soubresaut pour l’avarice,
Mais elle disoit que c’estoit vice
De prendre chaîne ou diamant
Du pauvre ny de riche amant,
Pourveu qu’il servist bien en chambre
Et qu’il n’eust plus d’un pied de membre ;
Autant le beau comme le laid,
Et le maistre que le valet,
Estoient repus de la doucette
A la luitte [= lutte] de la fossette,
Et si bien les resecouoit,
Les repoussoit et remouvoit
De mainte paillarde venue,
Qu’après la fievre continue
Ne falloit point de les saisir
Pour payment d’avoir fait plaisir
A Catin, sans jamais soulée,
De tuer, pour estre foulée,
Et qui de tourdions [= contorsions] a mis
Au tombeau ses plus grands amis.
[...]
Pierre de Ronsard, Livret de folastries, édition
Van Bever, Mercure de France, 1919, p. 60-62.
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05/04/2020
Paul Claudel, Ægri Somnia
Ægri Somnia
Depuis que je suis malade et ne puis plus bouger de mon lit, attentif entre mes quatre murs au progrès et à la dégradation d’une certaine clarté intérieure et hagarde qui est cette journée pareille aux autres journées, je reçois beaucoup de visiteurs. Le malade est toujours là. Il est comme un triste piquet au milieu d’un fleuve qui attire et recueille toutes les flottaisons du courant. [...]
Paul Claudel, Œuvres en prose, Pléiade /Gallimard, 1965, p. 886.
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04/04/2020
Étienne Faure, Tête en bas
De la perte il me reste une enveloppe, pelure
de ton amour naguère qui me souriait — que faire,
respirer, humer le désert, se souvenir du
va-et-vient de l’air dans ton corps qui sortait,
rentrait dans la cage, interdit de quitter
le territoire du torse
pendant tout l’hiver quand légèrement blanchi
Paris givrait de l’intérieur au contact de nos souffles,
cette espèce de candeur où tes lèvres
et la chaleur des corps mue en chaleur humaine
m’avaient assigné — maintenant me voici
face aux arbres, nouvelle fenêtre
d’où l’avenir allègrement raté s’aperçoit,
qui exonère de tout devoir de survie
— le ciel n’est pas trop moche par rapport à hier,
si je mourais maintenant ça ne serait
pas bien grave, il est quelle heure ?
Et pense à respirer mon amour.
le pire est expiré
Étienne Faure, Tête en bas, Gallimard, 2018, p. 91.
On peut lire un texte en prose récent d’Étienne Faure sur remue.net :
https://remue.net/silence-on-reve-etienne-faure
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03/04/2020
Paul Valéry, Carnets, II
Éros
La passion de l’amour est la plus absurde. C’est une fabrication littéraire et ridicule.
De quoi un antique auteur pouvait-il parler ? après la guerre et les champs _ il tombait dans le vin et l’amour.
Mais si l’on sépare les choses indépendantes — on trouve bien un sentiment singulier devant l’être vivant, devant l’autre — mais ce n’est pas l’amour — quoique cela puisse finir dans certaines expériences de physique.
Paul Valéry, Carnets, II, Pléiade/Gallimard, 1974, p. 396.
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02/04/2020
Giorgio Caproni, La mur de la terre
Moi aussi
Moi aussi j’ai essayé
Ce fut toute une guerre
d’ongles. Mais maintenant je le sais
Nul ne pourra jamais trouer
le mur de la terre.
Giogio Caproni, Le mur de la terre, traduction
Philippe di Meo, Atelier La Feugraie, 2992, p. 85.
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01/04/2020
Umberto Saba, Il Canzoniere
Sur la place
L’un va à la chasse à l’amour, l’autre aux plaisirs,
ou seulement aux souvenirs.
Dans les baraques
le soir, on n’arrive plus à servir
les lourds marrons grillés aux grands gaillards
du quartier libre.
Sur l’antique place
règne encore là-haut la gloire.
Personnage à cheval, prisonnier dans l’ennui
de marbre qui gauchement l’adule.
Umberto Saba, Il Canzoniere, L’Âge d’homme,
1988, p. 475.
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31/03/2020
Joseph Joubert, Carnets, I
L’imagination est le goût. La raison est sans appétits : la vérité et la justesse lui suffisent.
Le papier est patient, mais le lecteur ne l’est pas.
Tout ce qui est très plaisant a quelque exagération et contient nécessairement une vérité défigurée.
Les animaux aiment ceux qui leur parlent.
Le châtiment de ceux qui ont trop aimé les femmes est de les aimer toujours.
Joseph Joubert, Carnets, I, Gallimard, 1938, 1994, p. 271, 272, 273, 274, 278.
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30/03/2020
Vanda Mikšić, Jean de Breyne, des transports : recension
Vanda Mikšić, poète croate, traductrice de l’italien et du français, voyage souvent en bus, en voiture, alors que Jean de Breyne se déplace plutôt en train et en avion. Les deux écrivains ont décidé qu’au cours de leurs voyages, ils s’écriraient des poèmes et c’est cette correspondance, de septembre 2014 à décembre 2016, qui est publiée. Tous deux sont des observateurs du monde et ils notent ce qu’ils voient et entendent pendant quelques heures dans ce lieu clos qu’est le moyen de transport emprunté.
Qui a voyagé reconnaîtra cette femme qui s’est trompée de numéro de siège et, sûre de son bon droit, refuse de le reconnaître. Il entendra cet homme qui ronfle et, en car, les bavardages du chauffeur ; à l’heure du repas, des sacs s’ouvrent et les odeurs de nourriture s’imposent. Vanda Mikšić voit « les gouttes / qui filent /sur le pare-brise », elle s’amuse de la figure dessinée par les chiffres 6 et 9 et les trépidations du car sont telles que « S’éveillent des désirs » ; elle essaie de ne pas vexer ce poète qui veut lui faire lire ses vers. Jean de Breyne observe une femme qui « A défait son chignon ses cheveux / Sont tombés sur ses épaules / Puis de ses deux mains / Elle les a relevés et rattachés » et, dans un voyage en avion, il s’attarde sur le visage d’une femme endormie, une autre fois c’est dans le hublot qu’il regarde « un profil avec cheveux blonds / échappés / sur la joue ». L’extérieur, en train ou en car, existe grâce aux fenêtres et chacun pourrait écrire
Toujours je regarde
Toujours je peux être ému
par les feuillages.
Et défilent, pour le passager du TGV, haie, ruisseau, étang, arbres, les gares. On écoute les annonces, on oublie les visages. Parfois, des animaux ou un arbre sur la voie arrêtent momentanément le voyage, puis le train repart « tout droit sans écart (...) / Vers là-bas ». Train ou car traversent le paysage, et l’on sait bien qu’il n’est pas indispensable de regarder, ce que note Jean de Breyne : « Même ce que je ne vois pas / Les animaux les humains / Je vois tout cela / Parce que je le sais ». Divers incidents peuvent rompre l’inévitable monotonie des déplacements, il n’empêche que rien d’autre n’est à partager avec les voyageurs que le parcours. « On espère toujours l’indicible / mais on se heurte au temps ». Ce temps, comme l’espace, peut s’abolir quand le car, par exemple, avançant dans un brouillard épais, semble être « nulle part ». Dans l’avion, la relation au temps change : l’extérieur disparaît et le voyageur n’a plus aucun repère, au-dessus des nuages tout apparaît immobile, le seul contexte est l’intérieur de la cabine.
Mais voyager, quelle que soit la durée du voyage, c’est toujours, répètent Vanda Mikšić et Jean de Breyne, connaître la séparation d’avec le quotidien et, de là, questionner ce qu’est sa vie. L’un se demande ce qu’est la réalité : est-ce vraiment ce que l’on regarde par la fenêtre ? Et qu’est-ce que l’on met entre parenthèses le temps d’un voyage ? Comment penser le temps qu’il reste à vivre ? Le voyage est aussi le temps du retour sur sa propre histoire et, encore, l’occasion de penser le présent. Vanda Mikšić s’interroge sur tout ce qui conduit ses contemporains à consommer aveuglément « tous les biens de masse / fabriqués par le capital ». En feuilletant son carnet, elle retrouve les dessins de son fils qui, à sa manière, explore le monde. Elle lit, beaucoup, et revient sur son activité de traductrice qu’elle vit comme « un risque, une aventure » — ce dernier mot aussi sous la plume à propos du voyage. Elle quitte le présent du voyage et dans un rêve éveillé imagine des ébats amoureux dans une chambre à Tokyo...
Toute correspondance, celle-ci par internet, doit être échange et chacun ici écrit en pensant au destinataire, par exemple en lui faisant part de préoccupations à propos de la vie, du travail — les poèmes de Vanda Mikšić sont publiés par Jean de Breyne et elle le traduit. Dans une lettre, Jean de Breyne accumule les jeux de mots autour des noms de ville (Rennes/reine, Lorient / l’Orient, etc.), ce qui ne l’empêche pas, après avoir évoqué l’écriture de Vanda Mikšić, de penser que « La tragédie est le lot de chacun ». Elle s’enquiert à plusieurs reprises de ce qu’il fait et rappelle le lien qui les unit au moment où elle lit L’Amitié de Blanchot, « l’amitié, Jean, c’est ce que je lis ». Chacun écrit pour partager quelques moments de vie, en évitant de dire ce qu’il y a d’intime en soi mais en faisant part, sans détours, de ce qui l’absorbe au moment de l’écriture : c’est ce qui fait le charme de cette correspondance.
Vanda Mikšić, Jean de Breyne, des transports, Lanskine, 2019, 88 p., 14 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 28 février 2020.
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