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10/02/2020

Pascal Quignard, Mourir de penser

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Écrire est cet étrange processus par lequel la masse continue de la langue, une fois rompue dans le silence, s’oriente sous forme de petits signes non liés et dont la provenance se découvre extraordinairement contingente au cours de l’histoire qui précède la naissance. Cet alphabet est déjà une ruine. Par cette mutation chaque « sens » se décontextualise. Tout signal devenant signe perd son injonction tout en perdant le son dans le silence. Tout signe se décompose alors et devient littera morte, non coercitive, interprétable, transférable, transférentielle, transportable, ludique.

 

Pascal Quignard, Mourir de penser, Folio/Gallimard, 2015, p. 218.

09/02/2020

Cédric Demangeot, Le Poudroiement des conclusions

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le fumeur au balcon la petite cage

suspendue dans le gris. la cour

aux trois cents fenêtres. qu’il faut recompter

de temps en temps pour être sûr de la couleur

des rideaux  de l’âge

de la main qui les tire — toujours

à un moment précis. la nuit

je connais l’heure qu’il est en comptant

combien de fenêtres sur les trois cents

sont encore allumées. et je connais

le nombre d’années qu’il me reste

à rester suspendu dans le gris

en comptant les milliers de mégots que j’

ai jeté dans le seau qui me sert de

cendrier de réserve de neige

 

Cédric Demangeot, Le Poudroiement des conclusions,

dessins Ena Lindenbaur, L’atelier contemporain, 2020, p. 134-135.

08/02/2020

Antoine Emaz, Peau

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Vert, I (31.09.05)

 

on marche dans le jardin

 

il y a peu à dire

 

seulement voir la lumière

sur la haie de fusains

 

un reste de pluie brille

sur les feuilles de lierre

 

rien ne bouge

sauf le corps tout entier

 

une odeur d'eau

la terre acide

 

les feuilles les aiguilles de pin

 

silence

sauf les oiseaux

 

marche lente

le corps se remplit du jardin

sans pensée ni mémoire

 

accord tacite

avec un bout de terre

rien de plus

 

ça ne dure pas

cette sorte de temps

 

on est rejoint

par l'emploi de l'heure

l'à faire

 

le corps se replie

simple support de tête

à nouveau les mots

l'utile

 

on rentre

 

on écrit

ce qui s'est passé

 

il ne s'est rien passé

 

Antoine Emaz, Peau, encres de Djamel Meskache,

éditions Tarabuste, 2008, p. 25-28. © Photo T. Hordé, 2012

07/02/2020

Jean-Claude Pirotte, Le promenoir magique et autres poèmes

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quand l’autrefois s’appelait

encore le maintenant (ou jamais)

il y avait de la verdure

qui contrastait avec le ciel

il y avait de la solitude

et des tas d’autres endroits

où pleurer rire jouer boire

n’était pas indécent

il y avait un peu de sang

qui brillait au bord du ruisseau

mais ce n’était qu’une fleur rouge

et le vent la faisait frémir

comme une ame de jeune fille

 

Jean-Claude Pirotte, Le promenoir magique

et autres poèmes, La Table ronde, 2009, p. 383.

06/02/2020

André Breton, Paul Éluard, Correspondance 1919-1938

 

[à Paul Éluard] 7 mars 1930, 11 h soir

 

Mon cher petit Paul,

[...] Il est tard et je me trouve seul. Ce soir et dans la vie. Où tout cela va-t-il, autant ne pas y songer. Mais à coup sûr à sa fin, qui est la mienne. Non qu’il me tarde de mourir, je me découvre de temps à autre — et ceci dans des temps très courts — le grand appétit de choses qui sont plutôt dans la vie ou plutôt non : il n’y en a plus qu’une, je n’aime plus la poésie, je ‘aime plus la Révolution, je n’aime plus que l’amour. Je n’ai peut-être jamais rien aimé que l’amour. Et sans n’ai-je jamais aimé un être qu’en fonction de l’amour dont je le croyais capable. 

 

André Breton, Paul Éluard, Correspondance 1919-1938, édition É-A. Hubert, Gallimard, 2019, p. 205.

05/02/2020

Rosanna Warren, De notre vivant : recension

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   Quelques poèmes de trois livres publiés depuis 2003 ont été rassemblés dans De notre vivant et leur réunion esquisse des traits de la société telle que la vit Rosanna Warren. On pourrait ne retenir que la vision d’un désastre quand une allusion est faite à la rue Mutanabi :  marché aux livres dans le vieux Bagdad, lieu de culture et d’échanges, mais dans une ville en feu, sous les bombardements. Le monde, là comme ailleurs, connaît « le feu éternel, dit Héraclite », et la quasi citation du philosophe garde son sens si, quittant l’Irak, est évoquée la vie aux États-Unis.

   Ce que le lecteur rencontre alors, c’est un monde qui se défait, où tout semble ne pas pouvoir durer et devoir disparaître ; dans un poème titré "Après", il ne reste ici et là que les ruines des temples d’aujourd’hui, magasins propres au mode de vie dominant lié à la consommation, mais une consommation pour laquelle la relation entre ce que le sol peut produire et ce qui est proposé aux consommateurs n’existe pas — ainsi une épicerie asiatique au « toit défoncé ». Subsiste cependant, symboliquement, un McDo toujours ouvert qui « vend toujours des tas de graisse ». Après ? sans doute après un déluge, après une destruction d’une partie de la planète : ici des vieillards noyés, là une fille noyée elle aussi, « la tête dans la boue ». 

   C’est un monde où triomphe le « marché ». Partout, les lieux voués à des activités culturelles, à la création, à la connaissance sont « noircis et criblés de balles », partout le sol est creusé pour des bâtiments à l’assaut du ciel à côté de terrains vagues emplis de déchets. À Berlin, des quartiers sont rénovés après la réunification, c’est simplement que « le nouvel ordre démantèle l’ancien » ; mais ce nouvel ordre n’empêche pas le monde dans son ensemble de se désagréger, ce ne sont partout que malades à cause d’une nourriture inadaptée ou de la pollution, de la drogue, et partout des « décombres moisis », des terrains abandonnés. Du haut du ciel, la terre semble n’être qu’un tapis usé, terne. Le bonheur existe, puisqu’il est promis sur une affiche...—mais ce qui semble venir, c’est l’Apocalypse.

 Rien ne semble échapper pour Rosanna Warren à la violence et à la destruction. Même les arbres ont perdu les caractéristiques qui en font des arbres, restent des « cyprès squelettiques », des « fantômes de pins », et l’on ne voit que le « chaos du ciel », on ne longe qu’une « rivière massive et crasse », le vent arrache tout : réponse à l’« ouragan de misères » dans la ville où l’on aurait voulu trouver l’art. C’est peut-être dans la relation à celui (celle) avec qui on partage les jours qu’est vécu un peu de liberté ; à la question « tranchante comme une lame » : « Tu m’as dit la vérité ? », question posée un jour de neige, un jour de lumière laiteuse, la réponse est « non ».

D’autres moments loin du désastre de la vie ont été vécus, mais ils sont éloignés : dans l’enfance, il était possible de croire qu’on ne deviendrait pas adulte ; on apprenait Pétrarque et on le récitait, on imagine devenir soi par la création, par l’amour, en donnant naissance, en accompagnant un mourant puisque tout se résout dans le cimetière : alors « les ennemis font la paix ». Des allusions à Krishna, à la perte d’un rapport au divin (« avons-nous perdu le ciel, les yeux fixés au sol ? ») laissent ouverte  dans le livre une voie spirituelle, sinon religieuse, mais sont aussi fréquents les renvois à la musique (Liszt), à la littérature (Hölderlin, Schiller, Pétrarque) et à la peinture, même si dans les tranches de vie des toiles de Bonnard « l’âme reste sombre ».

Les œuvres humaines représentent le vivant, tout comme le poisson découpé dont le cœur continue de battre, métaphore de la vie qui s’obstine. Il y a dans la nature vue par Rosanna Warren une humanisation constante, image peut-être d’un espoir de renouvellement indéfini du vivant : les courants « luttent », on découvre « la ceinture du dégel », les « cuisses luisantes » des blocs de glace, etc. Le lien entre l’humain et la nature s’opère aussi fortement la nuit, lors d’une éclipse ; si la lune à ce moment paraît « avalée » par les gratte-ciels, elle est présente par ce qui est alors visible de sa couleur, « traces menstruelles », aussi vives que « des bouts de poèmes » qu’on donnerait à lire sur un mur. 

Lisant ce choix de textes, on souhaiterait voir traduit un livre entier. Pour l’heure on appréciera le choix des dessins de Peter H. Begley : limités à quelques lignes sereines, ils sont une balance au monde souvent sans assise des poèmes. 

Rosanna Warren, De notre vivant, traduction (américain) Aude Pinin, dessins P. H. Begley, Æncrages & CO, 2019, np, 21 €. Cette note de lecture a été publiée dans Sitaudis le 6 janvier 2020.

 

 

 

04/02/2020

Bartolo Cattafi (1922-1979), Mars et ses ides

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     L’air

 

Je vais et je viens

je vais et je viens

déplaçant l’air

ventilant le climat

l’air que je renvoie

revient là où auparavant il était

aucun trou vide fissure

irrespirable déchirure dans le tissu

dans lequel se lancer

fuir

et la déchirure recousue derrière

nous trouver une autre manière de marcher

de respirer

 

Bartolo Cattafi, Mars et ses ides, traduction

Philippe di Meo, Héros Limite, 2014, p. 89.

03/02/2020

Cesare Pavese, Travailler fatigue

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        Le paradis sur les toits

 

Le jour sera tranquille, froidement lumineux

comme le soleil qui naît et qui meurt

et la vitre hors du ciel retiendra l’air souillé.

 

On s’éveille un matin, une fois pour toujours,

dans la douce chaleur du dernier sommeil : l’ombre

sera comme cette douce chaleur. Par la vaste fenêtre

un ciel plus vaste encore remplira la chambre.

De l’escalier gravi une fois pour toujours

ne viendront plus ni voix ni visages défunts.

 

Il sera inutile de se lever du lit.

Seule l’aube entrera dans la chambre déserte.

La fenêtre suffira à vêtir chaque chose

d’une clarté tranquille, une lumière presque.

Elle posera une ombre décharnée sur le visage étendu.

Les souvenirs seront des nœuds d’ombre

tapis comme de vieilles braises

dans la cheminée. Le souvenir sera la flamme

qui rongeait hier encore dans le visage éteint.

 

Cesare Pavese, Travailler fatigue, traduction Gilles de Van,

Gallimard, 1969, p. 273.

 

 

02/02/2020

Une promenade dans un parc

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01/02/2020

Paul Éluard, La Rose publique

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Tranquilles objets familiers

Nous descendons dans une mine héroïque

Nous en tirerons les verrous

 

Nous avons fermé les volets

Les arbres ne s’élèveront plus

On ne fouillera plus la terre

On ne nous déterrera pas

 

Il n’y a plus de profondeurs

Ni de surfaces

 

Paul Éluard, La Rose publique,

Gallimard, 1934, p. 51.

31/01/2020

Anna Ayanoglou, Le fil des traversées

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Le règne des confins

 

Des frontières appuyées, de la dichotomie

qui chez moi façonnait l’espace

plus rien

 

Sitôt passé le centre

la chaussée jusqu’au pied des maisons

 

Même le ciment, le verre

quand ils surgissent

portent le sceau de la verdure

 

Parfois, une rue se tarit —

dans la tourbière, les herbes folles

j’ai continué

 

sans que rien ne se perde

 

Anna Ayanoglou, Le fil des traversées,

Gallimard, 208, p. 51.

30/01/2020

Agbès Rouzier, Le fait même d'écrire

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Mauvaise humeur. Énervement, impossibilité de vaincre une impression de distance. Comment aborder la vie courante pourqu’il y ait un rapport d’intensité — rapport hors duquel je suis aveugle — de moi-même aux choses ? Et il s’agir là de bien autre chose que d’une attitude psychotique. (Se mettre en état d’apprendre, comme si la différence ne se manifestait qu’à travers un état aigu tant d’enthousiasme que de vigilance ?

 

Agnès Rouzier, Le fait même d’écrire, Change/Seghers, 1985, p. 166.

29/01/2020

Jean-Luc Sarré, La Part des anges

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La fille qui s’affaire à l’évier

les manches retroussées jusqu’aux coudes

son bol ébréché fumant

sur une table de cuisine

et le bourdonnement des mouches.

On dirait d’une Normandie

que l’haleine chaude du siroco

aurait privée de sa mémoire.

 

Jean-Luc Sarré, La Part des anges,

La Dogana, 2007, p. 51.

28/01/2020

André Breton, Les Pas perdus

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                                                                 Les mots sans rides

 

On commençait à se défier des mots, on venait tout à coup de s’apercevoir qu’ils demandaient à être traités autrement que ces petits auxiliaires pour lesquels on les avait toujours pris ; certains pensaient qu’à force de servir ils s’étaient beaucoup affinés, d’autres que, par essence, ils pouvaient légitimement aspirer à une condition autre que la leur, bref, il était question de les affranchir. À  « l’alchimie du verbe » avait succédé une véritable chimie qui tout d’abord s’était employée à dégager les propriétés de ces mots dont une seule, le sens, spécifié par le dictionnaire. Il s’agissait : 1° de considérer le mot en soi ; 2° d’étudier d’aussi près que possible les réactions des mots les uns avec les autres. Ce n’est qu’à ce prix qu’on pouvait espérer rendre au langage sa destination pleine, ce qui, pour quelques-uns, dont j’étais, devait faire faire un grand pas à la connaissance, exalter d’autant la vie. Nous nous exposions par là aux persécutions d’usage, dans un domaine où le bien (bien parler) consiste à tenir compte avant tout de l’étymologie du mot, c’est-à-dire de son poids le plus mort, à conformer la phrase à une syntaxe médiocrement utilitaire, toutes choses en accord avec le piètre conservatisme humain et avec cette horreur de l’infini qui ne manque pas chez mes semblables une occasion de se manifester.

 André Breton, Les Pas perdus, dans Œuvres complètes, I, Pléiade / Gallimard, 1988, p. 284.

27/01/2020

Gottfried Benn, Poèmes

 

     

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Les grilles

 

Les grilles sont refermées,

mieux : le mur est clos.

Certes tu t’es sauvé,

mais qui as-tu sauvé ?

 

Trois peupliers près d’une écluse

une mouette qui vole vers la mer

c’est la manière des plaines

et c’est des plaines que tu viens,

 

puis chaque année te tortillant

tu te dépouillas des poils et des peaux,

tu te nourris des boissons set des proies

qu’un autre te donna,

 

un autre — silence — cet air-là

commence par l’amertume —

tu te sauvas à l’intérieur des grilles

que plus rien ne peut ouvrir.

 

Gottfried Benn, Poèmes, traduction Pierre

Garnier, Gallimard, 1972, p. 305.