Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

05/12/2019

Robert Desnos, À la mystérieuse

   1322720.jpg

                           À la faveur de la nuit

 

Se glisser dans ton ombre à la faveur de la nuit

Suivre tes pas, ton ombre à la fenêtre,

Cette ombre à la fenêtre, c’est toi, ce n’est pas une autre, c’est toi.

N’ouvre pas cette fenêtre derrière les rideaux de laquelle tu bouges.

Ferme les yeux.

Je voudrais les fermer avec mes lèvres.

Mais la fenêtre s’ouvre et le vent, le vent qui balance bizarrement la flamme et le drapeau entoure ma fuite de son manteau.

La fenêtre s’ouvre : ce n’est pas toi.

Je le savais bien.

 

Robert Desnos, À la mystérieuse, dans Domaine public, Gallimard, 1953, p. 105.

04/12/2019

Fernando Pessoa, Poèmes jamais assemblés d'Alberto Caeiro : recension

Pessoa.jpeg

Alberto Caeiro n’est pas le premier, en septembre 1914, d’une longue liste d’hétéronymes de Pessoa, mais il est présenté comme le « Maître ». Ce personnage fictif, « blond clair yeux bleus », « peu instruit », serait né à Lisbonne en 1869, aurait vécu à la campagne, puis serait revenu dans la capitale du Portugal pour y mourir de la tuberculose (comme le père du poète) en 1915. Pessoa en fait l’auteur du Gardeur de troupeaux, d’un journal, Le Berger amoureux et, avant de mourir, des Poèmes jamais assemblés. Comme l’écrivait le "berger", ces derniers poèmes refusent les correspondances du symbolisme et ce qu’elles impliquent et prônent la nécessité de voir les choses telles qu’elles sont.

Il faut, d’abord, accepter ce qui est visible, c’est-à-dire la réalité devant soi, et donc ne pas « exiger du monde qu’il soit autre chose que le monde », monde qui n’a pas besoin de nous pour exister, qui est extérieur à nous, mais auquel nous appartenons comme toutes les choses. Cette acceptation évite des dépenses d’énergie inutiles : si la pluie est présente, ou le soleil, il ne sert à rien de les refuser, et les accueillir pour ce qu’ils sont agrémente la vie. Alors, tenter de changer le réel est contraire à la nature, il faut toujours « laisser vivre le monde extérieur et l’humanité naturelle ». Cette absence d’intervention vaut dans tous les domaines, y compris celui des sentiments amoureux, « Je n’ai pas été aimé pour une seule et bonne raison, / Parce que je n’ai pas été aimé ». 

Il n’y a cependant pas à reprendre le point de vue de Cioran — ce serait un inconvénient d’être né ; être vivant permet au contraire d’apprécier le réel, d’ « écouter passer le vent », de regarder les choses et d’être heureux qu’elles soient ce qu’elles sont. Ce n’est pas parce que les choses du monde, fleurs ou arbres, sont "belles" qu’elles peuvent être appréciées, aimées, mais elles le sont plus simplement du fait qu’elles sont fleurs ou arbres. Aucune hiérarchie dans la nature, l’homme n’a pas à classer les éléments par rapport à lui, seulement à constater qu’il est différent de la pierre ou de l’arbre, et Caeiro insiste sur ce point : « Je ne sais pas ce qui est plus ou ce qui est moins » ; qu’il écrive des poèmes est un aspect de cette différence, rien de plus. Entre deux humains, c’est ce qui se passe entre leur naissance et leur mort qui les différencie : la manière dont chacun a saisi le réel est unique, non reproductible, et c’est cela qui forme l’identité de chacun.

La vie, en effet, ne peut être évaluée que d’après la capacité à voir le réel et non par l’accumulation de biens ou la reconnaissance publique, ni même par le fait d’être « en paix avec [sa] conscience ». Alberto Caeiro se définit lui-même comme regardant les choses, sans intervenir sur ce qu’elles sont ; ce qui n’est plus devant ses yeux n’existe plus Aussi est-il sans intérêt de déborder de l’instant présent, de penser ce qui est à venir puisque hors de notre connaissance ou de regretter le passé puisqu’il n’est plus modifiable. De là, « Préoccupons-nous seulement de l’endroit où nous sommes. » La conséquence est claire : vouloir changer les choses et « inventer la machine à bonheur », c’est aller contre la nature ; il est exclu alors de chercher à transformer la société, tout en sachant que la « souffrance sociale » existe, Caeiro la constatant écrit, « J’accepte l’injustice comme j’accepte qu’une pierre ne soit pas ronde ». Le choix est plus général et se formule ainsi, « Ce qui doit être est ce qui n’existe pas ».

Le contenu des poèmes de Caeiro, ici comme dans Le gardeur de troupeaux, s’oppose totalement aux idées de son temps sur la poésie, précisément au symbolisme. En effet, si rien n’existe en dehors de la « réalité immédiate », toute interprétation du monde est nulle, « Tout est défini, tout est limité, tout est choses ». On distingue donc les choses concrètes, que l’on peut voir et toucher, de ce qui est nommé mais n’appartient pas à l’ensemble des choses ; "printemps" est un mot pour désigner une "saison", « c’est une façon de parler », tout comme le vocabulaire de la renaissance du printemps. Le poète refuse du même coup toute personnification, l’eau n’est pas ma sœur, « si elle est eau, autant l’appeler eau » ; il rejette les correspondances entre les choses, la métaphore ou l’analogie, toutes les figures qui ne sont que trahison de la réalité. Une fois pour toutes, une chose « n’est rien d’autre que ce qu’elle est ».

Il faudrait relire ces Poèmes jamais assemblés avec le premier livre de Caeiro pour comprendre les objectifs de Pessoa, le rejet du symbolisme étant un aspect de sa poétique. Ce qui est clair, c’est que le primat de l’immédiat, du visible n’a pas grand-chose à voir, comme cela est parfois écrit, avec la phénoménologie dans ses versions nées après Husserl. 

 Fernando Pessoa, Poèmes jamais assemblés, traduction collective, éditions unes, 56 p., 16 € ; Cette note de lecture a été publié par Sitaudis le 30 octobre 2019.

 

 

 

 

 

03/12/2019

Pierre Reverdy, Cale sèche

reverdy.jpg

     Tourbillon de la mémoire

 

Si tout ce qu’on n’attend pas allait venir

Si tout ce que l’on sait allait finir

                      Nouveau décor

Une porte s’ouvre lentement

Un homme entre avec une lampe qui le cache

C’est exactement le même

Avec une lampe à la main

Derrière on ne voit plus rien

 

Autour de la table c’est un triste jeu

Au milieu du monde on n’y voit pas mieux

Un point sur la tête de l’un de nous deux

 

Le mur s’étale

Et là-haut

Le vent fait fuir les étoiles

On cherche en vain un air nouveau

 

Celui qui a parlé le premier est trop loin

Et l’on ne fait pas autre chose que lui en ce moment

On tourne plus vite

La promenade est une fuite

Tout le monde suit

On a vraiment peur de la nuit

Quand toute la colonne s’abattra d’un coup

 

Tout le long de la route les feuilles trembleront

Peut-être à cause de la pluie

 

Pierre Reverdy, Cale sèche dans Œuvres complètes, II,

Flammarion, 2010, p. 398-399.

02/12/2019

Cioran, De l'inconvénient d'être né

             cioran-emil.jpg         

Nous n’avions rien à nous dire, et, tandis que je proférais des paroles oiseuses, je sentais que la terre coulait dans l’espace et que je dégringolais avec elle à une vitesse qui me donnait le tournis.

Se tuer parce qu’on est ce qu’on est, oui, mais non parce que l’humanité entière nous cracherait à la figure !

Vivre, c’est perdre du terrain.

 Pour nos actes, pour notre vitalité tout simplement, la prétention à la lucidité est aussi funeste que la lucidité elle-même.

 Cioran, De l'inconvénient d’être né, Idées/Gallimard, 1973, p. 112, 114, 115, 116.

01/12/2019

Antoine Emaz, Lichen, encore

                    emaz_trois_quart_tristan_copie_2.jpg

Il s’agit moins de se maintenir au plus haut point que d’avancer. Et cela peut demander de traverser des zones sans hauteurs.

 

Pour certains poèmes, on pourrait parler d’acharnement thérapeutique à force de reprises. Ce qui reste clair : le prunus, rose dans la lumière du soir.

 

« Une poésie accessible »... ça veut dire quoi ? Vous venez d’où ? Vous avez combien de temps pour accéder ? Autant de questions auxquelles le poète ne peut pas répondre, qu’il soit au sommet de l’Éverest ou dans un village des Mauges. Quand on écrit, le lecteur n’a pas de visage, c’est un masque blanc.

 

Écrire, c’est articuler l’émotion et produire, à partir du choc premier, une sorte de choc en retour par la langue, une émotion autre, même si la primitive reste motrice.

 

Antoine Emaz, Lichen, encore, éditions rehauts, 2009, p. 42, 43, 74, 95.

© Photo Tristan Hordé

30/11/2019

Jean Tardieu, Da capo

jean-tardieu.png

Litanie du "sans"

 

Mais la splendeur

jamais perdue

qui la retrouve ?

 

Sans les merveilles

sans les désastres

plus rien qui vaille

 

Et sans parler

et sans se taire

et la fureur ?

et les délices ?

 

Et sans rien d’autre

que le même

et qui s’en va

et qui revient

et qui s’en va.

 

Jean Tardieu, Da capo, Gallimard,

1995, p. 27.

29/11/2019

Ariel Spiegler, Jardinier

 

ob_2bfc9b_ob-5cf189-img-5079.jpg

Pars, pars, petite barque, et dérive.

Roule, petite charrette, et laisse

la trace de ta force dans le sable.

Meurs, toi qui n’es pas moi

ou qui, d’être moi, m’emprisonnes.

Vole, toi qui n’es pas moi

et qui bats, la vivante.

Dors ce soir et dors demain,

mais attends, attends.

 

Ariel Spiegler, Jardinier, Gallimard, 2019, p. 83.

28/11/2019

Sylvie Durbec, Autobiographies de la faim : recension

Autobiographies de la faim[1].jpg

 

Le pluriel du titre intrigue d’emblée le lecteur, il oriente vers une pluralité de récits ; il s’agit plutôt du récit d’une vie qui ne suit pas du tout l’ordre chronologique, construit à partir de figures (la mère, le père, la narratrice) et de thèmes (la faim, la mort, la folie, l’absence, la mémoire) qui se mêlent, s’emmêlent, laissés de côté et repris, ce que la narratrice indique : « Je ne sais pas très bien où je suis. / Entre quoi et qui. / Entre le vif et le mort. / Entre le je et le tu. / Entre ici et plus loin. » La multiplication des points de vue, le fait de divaguer — ce verbe est présent dans le texte — n’empêchent pas de proposer un ordre, et le livre est divisé en 9 chapitres, chacun avec une dominante ; dans tous, l’écriture privilégie la brièveté des paragraphes, la rareté des développements, parti-pris justifié : « J’essaie d’expliquer que j’écris de la prose poétique ».

L’homophonie faim / fin est en relation avec le couple père / mère. La mère considérait que son rôle était d’apaiser la faim, signe de la pauvreté, des membres de la famille, en préparant notamment des viandes blanches ; l’ingestion de nourriture a aussi pour la mère une fonction qui relève de la superstition, celle d’éloigner la mort en maintenant le corps en bonne santé. Elle termine cependant sa vie très amaigrie, nourrie parfois à la cuillère par sa fille : pas de faim à satisfaire dans ses derniers jours. À l’inverse, le père apparaît comme un personnage qui s’emplit de nourriture. Il n’a cessé de manger, en dehors de toute faim, ce qui est relaté à certains moments avec dérision, père et fille à la fête foraine allant « déguster une barbe à papa ». Boulimie qui aboutit à la maladie : un passage du livre est noté en majuscules pour imiter le bruit que l’on entend lors du déroulement d’une IRM, « PAPA PAPA (...) PAS À PAS (...) PAS D’PAPA », et la maladie s’achève par la fin, le père si gros devient « invisible », sa fille ne gardant de lui « qu’une ceinture très longue », c’est-à-dire une « Ceinture de l’absence ». Ces fins liées à leur manière à la faim exigent du temps pour être racontées, objet chacune d’une histoire complexe, faite de relations à autrui, de sentiments ; à l’inverse, la mort du chat tient en peu de mots : « il est né, il a grandi, il est mort ».

Se souvenir des jours anciens, ceux de l’enfance, de la vie du père, paraît à la narratrice émouvant, heureux même, pourtant elle se laisse aller à dire devant des amis, « la mémoire pue ». La proposition paraîtrait incompréhensible si n’était pas ajouté que la mémoire retenait les odeurs : celles de nourriture reporte à l’enfance et à toutes les nourritures refusées. Il y a sans cesse ce double mouvement dans le livre, d’un élan du côté de la vie et un refus : mouvement du dedans au dehors. D’où : « l’amnésie sent bon ». Ces hésitations sont remarquables lorsqu’il s’agit pour la narratrice de se situer dans le monde où, précisément, elle ne peut trouver un équilibre : « Tu as en toi cette envie. Tout défaire. / Disparaître. / Mais aussi le puissant désir de poursuivre. » Cette difficulté d’être dans le lieu présent est exprimée à d’autres endroits du texte et, fortement aussi, celle de se situer en tant que personne reconnaissable par son nom, comme si elle n’avait pas d’origine — « Mon nom, je ne sais pas de quel pays il vient. / Ni mon prénom. » —, comme si elle ne savait plus que l’un et l’autre étaient venus du père et de la mère.

Ces pertes conduisent à une fascination de la narratrice pour la folie — elle écrit sur le sujet —, état dans lequel rien du réel n’est assuré, où plus rien n’est partageable. Elle rapporte un épisode de sa vie où les repères habituels avaient disparu : elle reconnaissait en divers lieux un être cher, sans d’ailleurs chercher à le rejoindre, jusqu’à ce que l’inconnu soit vu comme tel, « cette vision n’était qu’une manière de refuser la disparition qui avait eu lieu, vraiment. » Anecdote parallèle : à la suite d’un accident, elle passe un bref moment pour morte auprès de sa mère et il lui faut ensuite vivre, difficilement, cette « annonce de [sa] mort possible. » Il y a souvent dans Autobiographies de la faim des échappées hors de la raison, ainsi les rêves de la narratrice dans une langue qui lui est inconnue : une divagation parmi d’autres. Tout se passe comme s’il fallait toujours vivre avec des tentations contraires, inconciliables, vouloir « invisibilité, enfermement, détachement. Et retour à la maison » ; ce qui, peut-être, explique la fréquence des homophonies : chaque fois deux mots qui ne peuvent être un malgré l’identité sonore ; à côté de faim/fin, on lira « neige des corps. Au lieu de neige décor », « voie/voix », et très proches phoniquement avide de videvent /ventre. « Quelle fin aura cette histoire ? », se demande la narratrice dans les premières pages ; le lecteur comprend à la lire que l’écriture ne peut s’interrompre.

Sylvie Durbec, Autobiographies de la faim, éditions Rhubarbe, 2019, 82 p., 8 €. Cette note de lecture a été  publié sur Sitaudis le 23 octobre 2019.

 

 

27/11/2019

Emily Dickinson, Un ciel étranger

 

Emily_Dickinson.jpg

La Douleur — agrandit le Temps —

Les siècles s’enroulent dans

L'infime Circonférence

D’un simple Cerveau —

 

La Douleur contracte — le Temps —

Occupées par la détonation

Les Gammes d’Éternités

Sont comme n’existant pas —

 

Emily Dickinson, Un ciel étranger,

traduction François Heusbourg,

éditions Unes, 2019, p. 45.

26/11/2019

Rosanna Warren, De notre vivant

         

warren.jpg

                L’éclipse

 

En chemin vers cette éclipse

de lune  à Manhattan, étourdis

par la silhouette

des tours, on pensa la lune avalée

par les bloc-monstres d’édifice. Au retour

seulement fit-elle son apparition

rouillée, avec des traces menstruelles, à moitié

effacée dans son propre sang spectral

comme des bouts de poèmes punaisés sur le mur

du porche d’une maison d’été. Après un hiver de neige,

de vent et de pluie battante, ils se livrent eux-mêmes

timidement : encre pâle, lettres

vidées de sens, en scripte fantôme,

murmure persistant d’Hölderlin : dieu est proche

et dur à saisir

mais là où croît le péril

croît aussi ce qui sauve...

 

Mais que savions-nous du salut ?

 

Rosanna Warren, De notre vivant, dessins de Peter H. Begley, traduction  de l’américain Aude Pivin, éditions Æncrages, 2019, np.

25/11/2019

Sabine Huynh, Parler peau

                                           AVT_Sabine-Huynh_3281.jpeg

Dehors l’horizon les grues rongent les corps vulnérables exposés derrière les vitres de tours éphémères dedans l’amour que nous faisons serine l’impossible qu’il prenne son temps nous oublie nous laisse nous parler ce langage d’amants tout en mosaïque d’égarements

Sabine Huynh, Parler peau, Æncrages & Co, novembre 2019, np

24/11/2019

Ludovic Degroote, Si décousu

               degroote.jpg

                               Dans la vie

 

il n’y a aucune désolation qui ne tienne quelque chose de vous debout

 

car ce qui reste est la matière durable de ce que nous avons été

 

et quand bien même cela tournerait vert-de-gris

 

sous quoi le vert-de-gris

 

nous, semblables et indistincts

 

et constamment issus de tout ce qui ne nous détruit pas encore

 

prenons les allures fantômes que laissent

 

nos pieds embourbés

 

dans la vie

 

Ludovic Degroote, Si décousu, éditions Unes, 2019, p. 74-75.

22/11/2019

Jacques Lèbre, Air

IMG_0923.jpg

          Poussière

 

Dans le rayon de soleil oblique

qui traversait la ggrande pièce à vivre

(je m’en souviens, c’était dans mon enfance

dans la maison des grands-parents maternels)

on voyait flotter des grains de poussière

pas plus gros que des atomes de brume

 

Des millions de lucioles de poussière

dansaient dans ce rayon lumineux

un peu comme dans le tube d’une éprouvette

alors qu’alentour dans toute la pièce

ce n’était que de l’air incolore inodore,

une sorte d’ombre pure et transparente,

mais transpercée par cette lance de soleil

à laquelle résistait le dossier du fauteuil.

 

Jacques Lèbre, Air, le phare du cousseix,

2019, p. 8.

© Photo Tristan Hordé

21/11/2019

Sarah Wetzel, Mon premier visage

Pendant quarante-cinq ans, Borges sombra dans la cécité,

perdant d’abord le gris et le vert, les petits caractères,

les nervures des feuilles, puis la différence entre le bleu

céruléen et le saphir, le rouge Chianti et le clairet. À la fin

toutes les éditions de Shakespeare se mêlèrent, l’amour ne voit pas

avec les yeux, l’ailé Cupidon est peint aveugle. Cinq ans plus tard,

tout fut noir et Borges dit : J’ai toujours imaginé le paradis comme

une sorte de bibliothèque... Personne ne demanda ce que, laissé

à votre labyrinthe de ténèbres, vous imaginez désormais.

Un homme que j’ai épousé m’a dit un matin : Je crois que je ne t’aime pas.

Nous étions mariés depuis douze ans et il lui en a fallu

Deux de plus pour décamper. Franchement,

Je ne l’ai jamais aimé, même le jour où j’ai dit oui. Pourtant je sais

que je serais encore aujourd’hui avec lui, s’il n’était pas parti. Borges savait

dès son plus jeune âge, que comme son père et le père de son père, il serait

aveugle. C’est pourquoi il lut tous les livres avant ses cinquante ans, refusa

d’apprendre le braille et fut capable de dire juste en prêtant l’oreille

combien de livres contenait une librairie. Même aveugle,

il pouvait dessiner son propre visage — un gribouillage sans yeux

ni bouche, une pelote de fil jetée sur la blancheur d’une feuille

de papier. Ce qui est écrit noir sur blanc ne contient pas toujours la vérité.

J’ai aimé cet homme et, ne serait-ce qu’un peu, je l’aime ancore.

 

Sarah Wetzel, Mon premier visage, taduction de l'anglais Sabine Huynh, publié dans Catastrophes du 18 novembre 2019.

20/11/2019

Eugène Guillevic, Écrits intimes, Carnet, cahier, feuillets 1929-1938 : recension

Guillevic.jpg

Guillevic a tenu des cahiers de manière discontinue et pendant une période limitée. Il commence le premier le 27 janvier 1929, écrit irrégulièrement à partir de mai et les notes sont rares jusqu’en janvier 1931 ; le second cahier couvre une période très courte, du 9 août au 1er septembre 1935 et le dernier ensemble, sous le titre "Lieux communs", non daté, rassemble des feuillets sans doute rédigés entre 1935 et 1938. Michael Brophy, dans sa lecture précise, reconnaît dans ces écrits une « période capitale de germination et d’émergence » : Guillevic doute de lui-même mais, en même temps, se construit par la lecture, en estimant dans la poésie et dans la peinture ce qui lui est proche ou ce qu’il éloigne : il s’agit bien d’un temps de formation.

Les notations sur l’écriture même des Cahiers éclairent sur le rôle essentiel qu’ils avaient pour leur auteur. Elles l’aident à « clarifier sa pensée », à réfléchir à propos de ses lectures et échanges, également à prendre des notes qui trouveront un usage dans sa poésie, enfin elles sont aussi « un certain miroir de [sa] vie. » En effet, Guillevic exprime à plusieurs reprises sa croyance en Dieu et implore son secours (« mon Dieu, ayez pitié de moi (...) de ma misère, de ma sécheresse, de mon vide, de mon vice ») et celui de la Vierge, il écrit des poèmes religieux ("Mon Dieu, si plus tard", "Gloire") et dit sa foi (« [je] prie beaucoup et je suis pur »).

Il revient aussi souvent sur ses doutes quant à la valeur de sa poésie, qu’il considère de manière négative ; ainsi à propos d’une esquisse de poème, il écrit « Pauvre nullité ! » ou, relisant des pièces et se comparant à Rimbaud : « nuls, nuls. Des mots, mais aucun courant » ; il recopie des vers qu’il juge sans intérêt : « "Alpes"  Neige dangereuse / Tu me parles d’aventure / Et je ne suis pas fait pour ça ». Le doute se maintient dans le second cahier et il pense « ne pas pouvoir faire quelque chose de grand ». Dans le même temps il affirme ses qualités. Il se veut « frère » de Rilke et — nous sommes en 1929 — considère qu’il remplacera Rimbaud comme modèle, sûr de lui : « Je crois que mon vers est neuf » et « J’apporte une nouvelle poésie ».

Ce qui ne varie pas, ce sont les modèles qu’il se donne, et d’abord Claudel et Rilke ; il vante la simplicité, la vérité, le caractère vivant du premier, « aussi près que possible de la vraie prononciation », qualités au centre de sa recherche ; l’influence est si forte qu’il en vient à ne pas le lire trop assidûment à cause de « l’emprise de son vers ». Il se sent proche de Rilke, dont il lit et relit les Cahiers de Malte Laurids Brigge, séduit probablement par la forme de journal du livre ; il apprécie Trakl, dont il traduira beaucoup plus tard quelques poèmes. Ce lecteur exigeant rejette Verlaine, pour lui « trop facile » ; il revient sur son refus dans les Lieux communs, qualifiant l’œuvre de « veulerie » et de « bassesse », violence dans le jugement peut-être liée à l’attitude de Verlaine vis-à-vis de la société ; inversement il loue sans réserve Barrès, « grand homme (...) homme inquiet qui cherche ».

Guillevic est lui-même un homme qui cherche sa voie et, s’il n’atteint pas dans les poèmes recopiés dans les carnets le but souhaité, il ne cesse de répéter que seules la poésie et la création l’intéressent. Son souci, dans son écriture, est de parvenir comme ses modèles à traduire une connaissance de l’homme et du monde ; il s’agit toujours de « libérer la matière (...) lourde, compacte, souffrante », les poèmes devant renvoyer à la réalité, « c’est-à-dire à ce qui est extérieur à eux ». Ce renvoi est à ses yeux réussi ils échappent au temps, et Guillevic développe longuement cette idée en opposant la poésie au roman qui, sauf exception, n’est qu’un document, donc un genre faux ; il cite d’ailleurs des poètes qui, selon lui, sont trop influencés par le roman, comme Patrice de la Tour du Pin et Michaux.

Peu importe que les théorisations de Guillevic ne soient pas toujours convaincantes, ce qui apparaît c’est la conviction qu’il est nécessaire de travailler sans cesse — surtout « dans la solitude » — pour parvenir à créer quelque chose « d’original ». Pour être lui-même aussi : l’écriture des carnets a une fonction thérapeutique en ceci qu’il met sur le papier les éléments d’un projet et c’est là sa « meilleure arme contre la folie menaçante », folie qu’il sent rôder. On lira la trace de l’effort de Guillevic construire son équilibre dans le fac-similé des deux carnets, reproduits en fin de volume, avant la note biographique de Lucie Albertini-Guillevic.

Guillevic, Écrits intimes, Carnet, cahier, feuillets 1929-1938, édition Michaël Brophy, L’Atelier contemporain, 2019, 144 p., 20 €. Cette note de lecture a été publiée sur Libr-critique le 27 octobre 2019.