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05/10/2019

Lord Byron, Le Corsaire et autres poèmes orientaux : recension

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    Qu’est-ce que le nom de Byron (1788-1824) peut évoquer aujourd’hui pour les lecteurs français ? la littérature classique étant fort peu lue, et encore moins celle d’autres langues, le nom est peut-être lié à l’image, convenue, du "héros" romantique, mélancolique et révolté. La publication de ce fort volume pourrait changer cette vue sommaire ; il s’ouvre avec Oraison vénitienne et réunit ensuite avec Le Corsaire (1814), deux autres longs poèmes narratifs, Le Giaour (1813) et Mazeppa (1819). Dans sa présentation, Jean Pavans situe Byron par rapport au romantisme français, rappelle la sagacité de Baudelaire comprenant que le poète anglais avait « ces sublimes défauts qui font le grand poète ». Ses textes consacrés à l’Orient eurent une influence, autant sur Victor Hugo (Les Orientales, 1829) que sur des peintres (Géricault, Delacroix, Horace Vernet) avec notamment des représentations de scènes de Mazeppa, et des musiciens comme Verdi (Le Corsaire, 1848). La traduction ne pouvait, sauf acrobaties, restituer la métrique anglaise et, en même temps, en « préserver l’élan » ; le lecteur jugera sur pièces, pouvant se reporter à l’original : même si ce genre de poésie, qui tient du roman d’aventure, paraît un peu archaïque aujourd’hui, le choix de Jean Pavans restitue la vigueur propre à Byron avec « une prose régulièrement rythmée par une disposition en dodécasyllabes et en décasyllabes non rimés. »

   Oraison vénitienne (1819) débute le livre, manière de marquer l’importance de Venise pour Byron ; il y conçut son Don Juan et y vécut plus de deux ans, la première fois (novembre 1816-avril 1817) la ville étant sous le contrôle de l’Autriche. Le poème regrette le passé de Venise (qu’il fera revivre dans Les deux Foscari, 1821), riche et glorieux, alors que maintenant la ville menace ruine, « Quand tes murs de marbre / Seront gagnés par les eaux, il y aura / Un cri des nations devant tes salons engloutis » : voilà pour les premiers vers. Byron fustige une soumission générale (« nous continuons / de nous appuyer sur ce qui pourrit sous notre poids / (...) c’est notre propre nature qui nous jette bas »), une lâcheté qui a fait disparaître « le nom de République », sauf « Par-delà l’océan » dans un pays où les habitants vivent « dans le culte / de la Liberté ». Contre une Europe qu’il voit dans la décadence, il souhaite quitter le « marécage » et retrouver ce qui animait autrefois les hommes en rejoignant « l’Amérique » — dernier mot du poème. 

Très différents sont les trois poèmes d’inspiration orientale qui, chaque fois, mettent en scène un personnage héroïque que les hasards de la vie mettent en danger : schéma exemplaire qui, sous différentes formes, est répété dans le récit romantique. Mazeppa présente, en vingt séquences, un intérêt particulier : commencé par un narrateur qui situe le temps et le lieu du récit, l’histoire est racontée ensuite par celui qui l’a vécue. Les éléments sont empruntés à Voltaire et à son Histoire de Charles XII (1731) ; le roi de Suède est battu en 1709 à Poltava, en Ukraine, par l’armée de Pierre Ier, malgré l’aide du chef cosaque Mazepa qui a trahi le tsar, et c’est au soir de la défaite que le récit commence. Dans le préambule, le narrateur, en même temps qu’il rapporte les suites de la bataille, juge l’entreprise de Charles XII, « Et nulle voix ne s’élevait pour condamner / l’Ambition lorsqu’elle se trouvait humiliée / Et que la Vérité n’avait plus rien à craindre / Du Pouvoir. » Mazeppa partage son repas avec le roi qui, après l’avoir remercié pour sa bravoure, lui demande de raconter son histoire, « je demande, moi, / Que tu me fasses le récit de ton histoire ». Mazeppa s’exécute.

Jeune page, il devient amoureux d’une femme mariée à un homme de pouvoir, beaucoup plus âgé, amour qui est partagé ; entre eux deux se forme « Une étrange intelligence, tout à la fois / Mystérieuse et intense, forgeant la chaîne / brûlante qui emprisonne les jeunes cœurs / Et les jeunes esprits, hors de leur volonté ». On reconnaît là une conception de "l’amour fou" qui déborde largement la période du romantisme. Rien n’est rapporté de leur liaison, l’essentiel du propos concernant la vie de Mazeppa. Les amants sont surpris et dénoncés, Mazeppa est ligoté nu sur un cheval sauvage qui, fouetté, part au galop. Le récit dérange l’ordre des faits, Mazeppa relatant alors ce que fut sa vengeance : devenu puissant, il détruisit la forteresse de son bourreau, « car le Temps rétablit / Toute chose » pour « Qui cultive sa rancune comme un trésor ». Après deux jours de course, le cheval tombe mort de fatigue et Mazeppa, toujours lié à sa monture, perd connaissance. Recueilli par des cosaques, « nu, ligoté, ensanglanté », il deviendra leur chef, d’où la méditation sur la fragilité des choses humaines, « Quel mortel peut deviner son propre destin ? », et la clôture du récit au nom de la bienséance : « Je ne vais pas / Vous fatiguer avec un long récit du reste » — « mais depuis une heure le roi dormait ». Le récit est donc d’abord pour le lecteur. 

Le Giaour (c’est-à-dire "l’infidèle, le chrétien" pour les musulmans), sous-titré "fragment d’un conte turc", rapporte une histoire d’amour et de mort, tout comme Le Corsaire, sous-titré "conte". Dans le premier poème, le récit est raconté avant sa mort par un narrateur comme une confession à un moine, le je apparaissant seulement pour rapporter un dialogue ; dans le second, seul un narrateur est présent. En plus du tragique dans les situations (amour et mort), les trois poèmes ont un autre point commun, le personnage au centre de chaque histoire est un homme seul, à part dans la société, sorte de portrait du héros romantique tel qu’il s’est imposé — certains contemporains y reconnaissait Byron, ce qu’il commentait avec humour dans sa présentation du Corsaire : « si je me suis égaré dans la triste vanité de me peindre à travers mes personnages, les portraits sont probablement ressemblants puisqu’ils sont peu favorables ».

 

Lord Byron, Le corsaire et autres poème orientaux, éditions bilingue, traduction Jean Pavans, Poésie/Gallimard, 2019, 416 p., 11, 20 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 8 septembre 2019.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

04/10/2019

Jacques Borel, Sur les poètes

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[...] qu’est-ce qu’un poète populaire ? [...] si la B.B.C. donne une pièce de Shakespeare — qui n’a pas, autant que je me souvienne, de rue à Londres [...] —, on peut être sûr que les trois quarts des téléspectateurs , ou davantage (et aux États-Unis, donc !), vont aussitôt passer à une autre chaîne. Ce n’est pas parce que des générations d’écolâtres vont l’ânonnant que Dante est, en Italie, un poète populaire : eh non, il faut se rendre, honnêtement, à l’évidence, il ne l’est pas. Populaire, c’est la poésie elle-même qui ne l’est pas, qui ne l’est plus ; j’hésite, un instant, à franchir, avec Du Bellay, avec d’autres, ce pas redoutable : qui, peut-être, par sa plus profonde, par sa plus organique vocation, « chasse spirituelle » ou éveil à « la plénitude du grand songe », ne peut l’être (ou pourquoi le non sauvage de Rimbaud, sa tour de silence ?). La même impure gloire n’a pas fait d’Aragon un nouvel Hugo ; elle ne l’a pas non plus, pourquoi se leurrer, se mentir, rendu populaire : je ne crois pas que l’époque soit seule en cause, ni tous les lieux communs que l’on sait, si, même devenus chansons, comme ils y invitaient, les plus faciles, les plus « chantants » déjà de ses poèmes ne chantent pas pourtant dans toutes les mémoires, sur toutes les bouches. La mort de Hugo a peut-être causé la même émotion, ou presque, que la mort de Brassens ou du moindre chanteur de rock : je doute que la voix du peuple ait jamais été la voix des dieux et que même « Oceano Nox » ait connu à aucune époque le sort du « Temps des cerises ».

Jacques Borel, Sur les poètes, chroniques, Champ Vallon, 1998, p. 45-46.

03/10/2019

Robert Marteau, Rites et offrandes

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Dans l’ombre puis dans la clarté, le rouge-gorge

Apparaît, avant-courrier de l’hiver, merveille

Qui surprend la vue à chaque apparition.

Abréviation du feu, il ne consume

Pas le bois dont il fait son bref abri. La forge

Qu’il allume, le fer qu’il forge, ont habité

La mémoire depuis si longtemps que la braise

Là-bas dans l’huis par où passe le froid nous reste

Une surprise immémoriale. Regarde

Comment il offre à l’air encore teint de roses

De l’automne son plastron : il annonce ainsi

La neige, lui qui en aime les fleurs, qui marque

De son passage la nappe cristallisée,

Puis se tient en haut avec la dernière pomme.

 

                                                     (jeudi  4 décembre 1997)

 

 

 

Le houx est coupé. La symphorine a fleuri.

La valériane épanouit ses corymbes

Dans la haie où le ciel tombe en ajours, en voiles

Qui se déchirent dès que le soleil en armes

Miraculeusement inaugure un nouveau

Règne. C’est aussitôt que de leur bec armé

Les pics en tribus vous aident à déchiffrer

La mythologie au secret entre l’écorce

Et le liber. Clameur en forêt. À la porte

On crie : au parlement des oiseaux on n’est plus

D’accord. La chevêche est cachée au fond de l’arbre.

Sans elle on ne peut rien décider. La hulotte

S’est retirée avant l’aube. La buse tourne

Où la lune était. On a des soucis nouveaux.

 

                                                     (vendredi 28 août 1998)

 

 

Robert Marteau, Rites et offrandes (Liturgies IV, 1996-1998), Champ Vallon, 2002, p. 147 et 229.

02/10/2019

Rainer Maria Rilke, La mort de l'aimée

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La mort de l’aimée

 

De la mort, il savait seulement ce que chacun sait :

qu’elle nous prend et nous précipite dans le silence.

Mais comme elle, non pas arrachée à lui,

non, mais doucement détachée de ses yeux,

 

glissait peu à peu vers des ombres inconnues,

et comme il sentait qu’eux, sur l’autre rive, avaient

à présent comme lune son sourire de  jeune fille

et le halo de sa bonté :

 

alors les morts lui devinrent aussi familiers

que si son entremise l’apparentait étroitement

à chacun d’entre eux ; il laissait dire les autres

 

mais ne les croyait pas et nommait ce pays

le Bien-Situé, le Toujours-Doux —

et l’éprouvait pour elle

 

Rainer Maria Rilke, La mort de l'aimée,

traduction Rémy Lambrechts, dans Œuvres

poétiques et théâtrales, Pléiade / Gallimard,

1997, p. 423.

01/10/2019

Jean-Loup Trassard, L'érosion intérieure

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(...) Maintenant j’écoute les plantes se taire, les velues et celles qui sont sèches craquer, lancer au loin leurs graines. L’homme tombe à genoux dans les avoines grises et la vie s’en va, voleuse, telle que venue. Entré dans la campagne sans savoir l’importance de cet acte, ayant grandi entre les calendriers de papier et les outils au manche courbé par les mains, il ne faut pas franchir le seuil du retour les yeux encore fermés.

   Avec les plantes qui me sont liées depuis l’enfance, je boirai aux venins de la terre. Je sortirai et je me coucherai sur le sol respirant dans la nuit éclaircie du matin pour voir les toiles d’araignée se croiser au-dessus de ma figure. Pour voir encore, même sous mes paupières closes, la prise d’empire sur les rosées par le premier soleil pénétrant dans le bois.

 

Jean-Loup Trassard, L’érosion intérieure, Le Chemin / Gallimard, 1965, p. 81-82.

30/09/2019

Pascal Quignard, Mourir de penser

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   La pensée que je ne veux pas dire est le fond de ma pensée. Et cette pensée, le corps la recèle, ego l’ignore. C’est ainsi que la détresse natale ou le trauma qui la revivifie déploient à chaque fois une étrange rumination pathogène qui n’est pas arrivée à se transformer en souvenir ni en signification. Une hypermnésie mystérieuse s’est entravée, qui n’est pas sans images, mais qui est sans narration. Il s’agit vraiment d’un disque rayé en ceci que le motif (le cauchemar, la lésion, le moment incompréhensible) se répète à l’identique, frappe à la porte, sans que rien permette d’ouvrir. Il n’y a pas de mot de passe pour le sans langage — pour l’enfance.

 

Pascal Quignard, Mourir de penser, Folio / Gallimard, 2015, p. 176.

29/09/2019

Paul Éluard, Médieuses

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Au premier mot limpide

 

Au premier mot limpide

 Au premier rire de ta chair

La route épaisse disparaît

Tout recommence

 

La fleur timide la fleur sans air du ciel nocturne

Des mains voilées de maladresse

Des mains d’enfant

 

Des yeux levés vers ton visage et c’est le jour sur terre

La première jeunesse close

Le seul plaisir

 

Foyer de terre foyer d’odeurs et de rosée

Sans âge sans saisons sans liens

 

L’oubli sans ombre.

 

Paul Éluard, Médieuses, dans Œuvres complètes, I, Pléiade / Gallimard, 1968, p. 911.

28/09/2019

Camille Loivier, Une voix qui mue : recension

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Une voix qui mue est le premier d’une nouvelle série de plaquettes et de livres des éditions Potentille : une couverture différente avec un rabat dans lequel les pages sont insérées et avec une nouvelle vignette. Camille Loivier a déjà publié aux mêmes éditions Joubarbe (2015) ; elle enseigne la littérature de langue chinoise et la traduit — récemment un livre de Hong-Ya Yan, écrivain et réalisateur taïwanais (Le passe muraille, 2018). Son long poème est consacré à la difficulté d’être dans une langue, c’est-à-dire de construire sa relation au monde — peut-être à être soi avec les autres.

Le poème s’ouvre comme un aparté, avec des vers entre parenthèses qui portent sur le désir d’un lieu, de sa nécessité pour vivre ; le rejoindre, c’est retrouver « derrière (…) la rupture / ce qui lie ». Qu’est-ce que le lieu peut apporter ? ce qui est essentiel pour l’identité de la narratrice, la « trace de soi », au point que l’on puisse y vivre sans craindre sa nudité. Ce lieu est nommé plus loin, il s’agit de Taipei, capitale de Taïwan, et il est désigné par « bercail », où, explicitement (sens de "bercail"), elle dit être « comme dans [s]a ville natale » — « c’est donc [s]a ville natale » —, et, fortement, « née une seconde fois », et « j’y suis née ». Vivre à Taipei, c’est connaître la plénitude, toutes fissures de la vie éloignées, et cette certitude d’un accomplissement est restitué dans quelques vers où la seconde naissance dans la ville s’apparente à la fois à la présence du corps dans le ventre maternel et à sa sortie dans le monde. L’ensemble de vers débute par « naître ; » et est immédiatement suivi par « retourner à la chaleur moite et poisseuse » et, plus avant, « on est à l’intérieur d’une serre chaude », puis

        soudain on est libre, amphibie
        on respire dans l’eau, on est là
        dans le monde partie rattachée
        au reste
        on n’est plus séparée

Cet attachement à la ville chinoise ne peut être dissocié de la langue de Taipei, de Taïwan. Camille Loivier précise que la langue maternelle, celle de Nankin, qui « remonte » et diffère de la langue commune, a été perçue comme une sorte de « patois » et que le changement de langue, à Taipei, a été senti comme une mue de la voix. La langue chinoise, lors de son apprentissage, a été éprouvée comme « une langue / qui ne se parle pas », donc qui ne nécessitait pas d’interlocuteur. Langue pour soi, qu’il n’est pas indispensable de parler, sinon « à soi-même à voix basse ». S’il y a « silence des mots » pour qui la pratique, la langue, alors, conduit à une « complète solitude », ce qui ne semblait pas gêner la narratrice. Le bouleversement semble être survenu quand la langue chinoise a été parlée autrement, ce qui a permis la mue, la transformation ; alors, la langue peut être parlée, et non plus dans la solitude, et est « entendue (…) / telle qu’elle devait me délivrer » : il n’y a plus simplement des signes écrits mais la possibilité d’un tu, d’échanges. Le sentiment d’avoir découvert sa voix (et, évidemment, une voie) est tel que, chaque année, revenir à Taïwan, est à la fois « naître et mourir », perte d’une langue et (re)naissance d’une autre. Sans qu’il y ait croisement de l’une et l’autre, d’où peut-être toujours un manque.

Une voix qui mue, seul texte de Camille Loivier, sauf erreur, qui présente des éléments biographiques, évoque l’enfance où l’« on vit au ralenti » et où se décide pour longtemps une relation à la langue, aux langues, relation au fondement ensuite de ce qu’est le je-tu : rupture du silence, apprentissage du monde. Dans La rivière aux amoures, Camille Loivier écrit, « A-t-on vraiment envie de devenir adulte ? », elle répond sans ambiguïté dans Une voix qui mue, oui, en sachant qu’il faut parfois accepter de perdre ce qu’on pensait être indispensable pour mieux, beaucoup mieux, le retrouver. `

Camille Loivier, Une voix qui mue, éditions Potentille, 2019, 32 p., 7 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 25 août 2019.

 

27/09/2019

Georges Perec, Espèces d'espaces

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   Que peut-on connaître du monde ? De notre naissance à notre mort, quelle quantité d’espace notre regard peut-il espérer balayer ? Combien de centimètres carrés de ma planète Terre nos semelles auront-elles touchés ?

   Parcourir le monde, le sillonner en tous sens, ce ne sera jamais que connaître quelques ares, quelques arpents : minuscules incursions dans  des vestiges désincarnés, frissons d’aventure, quêtes improbables figées dans un brouillard doucereux dont quelques détails nous resteront en mémoire : au-delà de ces gares et de ces routes, et des pistes scintillantes des aéroports, et de ces bandes étroites de  terrain qu’un train de nuit lancé à grande vitesse illumine un court instant, au-delà des panoramas trop longtemps attendus et trop tard découverts, et des entassements de  pierres et des entassements d’œuvres d’art, ce seront peut-être trois enfants courant sur une route toute blanche, ou bien un petite maison à la sortie d’Avignon, avec une porte de bois à claire-voie jadis peinte en vert, la découpe en silhouette des arbres  au sommet d’une colline des environs de Sarrebruck, quatre obèses hilares à la terrasse d’un café dans les environs de Naples, la grand-rue de Brionne, dans l’Eure, deux jours avant Noël, vers six heures du soir,, la fraîcheur d’une galerie couverte dans le souk de Sfax, un minuscule barrage en travers d’un loch écossais, une route en lacets près de Corvol l’Orgueilleux...

 

 Georges Perec, Espèces d’espaces, dans Œuvres, I, Pléiade / Gallimard, 2017, p. 628-629.

26/09/2019

Erika Burkart (1922-2010), Message secret

 

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Le poème

 

Noté, corrigé, écarté.

Oublié, remémoré,

repris à zéro.

 

Envoyé à regret ; message secret,

ils n’en ont pas la clé.

 

Voix cherchant un dialogue

dans le temps proche et lointain,

et qui ne s’enlise pas dans la mort.

 

Le poème. Strate

cachée dans l’écriture

et dans la langue où courent

des filons.

 

Secret

 

Nous les hôtes chagrins de la terre

que nous épuisons

qui nous épuise.

 

Baie noire

ma vie s’est ratatinée,

amère,

se cache dans l’espoir

que l’Oiseau Noir

ne la trouvera pas.

 

Erika Burkart, Message secret, traduction

de l’allemand par Marion Graf, dans

la revue de belles-lettres, 2019, I, p. 13, 17.

25/09/2019

Julien Bosc, Je n'ai pas le droit d'en parler

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En hommage à Julien Bosc, décédé le 24 septembre 2018

 

(...)

De tant devoir me perdre, voyez : j’ai tiré un trait sur ma voix. Pour cette raison, ce soir, j’aimerais que quelqu’un me parle, me raconte une histoire, vraie ou fausse, cruelle ou tendre, de cape et d’épée ou de compagnon maçon, n’importe, mais à voix haute, que j’en entende au moins une. Et sinon une histoire : un mot, d’une langue vivante ou morte , une injure ou un reproche, sans souci de ma vanité, je les mérite tous ; un cri, sans qu’il me fût ensuite fait grief d’avoir cogné , un sanglot, s’il est un obstacle pour l’écho. Ou comme il vous plaira. Je ne suis pas difficile. Cependant pitié ! pas le vent, pas le bruit des vagues, pas la chute des pierres, pas le grillon ou la pie. Rien qui ne soit pas ta voix.

 

Julien Bosc, Je n’ai pas le droit d’en parler, Atelier La Feugraie, 2008, p. 22-23.

© Photo Chantal Tanet

24/09/2019

Julien Bosc, De la poussière sur vos cils

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En hommage à Julien Bosc, décédé le 24 septembre 2018

 

(...)

— Puis-je vous faire le récit d’un rêve ?

— D’un rêve ?

— Disons cela comme ça

— Oui

 

— J’étais assis, au bas de ce mur, mais un autre lui faisait pendant de telle sorte que j’étais dans un couloir... Je ne sais où le rêve avait commencé, je n’ai que la mémoire parcellaire de ce qui m’en reste, aussi ne puis-je pas vous dire qui ou quoi m’avait projeté dans ce couloir, si même on m’y avait projeté... J’y étais, seul, ni bien ni mal — il s’agissait d’autre chose... —, je ne pensais à rien de particulier mais confusément à tout lorsque soudain des chiens, je crois deux, oui deux chiens m’ont sauté à la figure, je veux dire au visage... Faible comme je l’étais après le trajet qu’on m’avait fait souffrir, je ne pus me défendre, vous vous en doutez. Et, en aurais-je eu la force, qu’aurais-je pu faire contre ces chiens dressés pour la haine ?... Je vous épargne les détails — à vous de même qu’à moi... je ne veux plus m’en souvenir... je dois m’en souvenir... je ne sais pas — mais j’eus le visage dévoré. Mon corps, non ! mes mains, non ! ma tête, non ! Ils n’avaient dévoré que mon visage. Mon visage et mon nom. Et je n’étais pas mort, pas même blessé.

 

Julien Bosc, De la poussière sur vos cils, éditons la tête à l’envers, 2015, p. 22-23. © Photo Tristan Hordé

23/09/2019

Georges Perros, Papiers collés

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L’homme s’appartient quand il ne se compare plus à aucun homme.

La discipline, c’est d’aimer ce qu’on aime.

Écrire c’est renoncer au monde en implorant le monde de ne pas renoncer à nous.

L’amythié.

Le drame de la vie c’est qu’il peut ne rien s’y passer.

Georges Perros, Papiers collés, Gallimard, 1960, p. 63, 65, 67, 100, 104.

22/09/2019

Pia Tafdrup, Le soleil de la salamandre

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La poésie danoise est quasiment inconnue en France, si l’on excepte pour la période contemporaine un livre de Henrik Nordtbrandt (Ponts des rêves, Circé, 2003) et Pia Tafdrup dont Janine et Karl Poulsen ont aussi traduit Les chevaux de Tarkovski (éditions Unes, 2015) et, plus ancienne et épuisée, l’Anthologie de la poésie danoise contemporaine (Gallimard, 1975), qui rassemble les poèmes publiés de 1920 à 1970 d’une quarantaine d’écrivains. Le soleil de la salamandre est le second livre de Pia Tafdrup. Il n’est pas nécessaire de lire le danois pour apprécier les traductions de Janine Poulsen (traductrice par ailleurs d’Inger Christensen). Dans Le soleil de la salamandre quelques moments d’une vie sont retenus et privilégiées les relations avec l’extérieur. D’où pour commencer une série de découvertes.

Mais avant les découvertes, une ouverture : « D’abord c’est la joie », le moment de la naissance où la narratrice dit être « passée en fraude par-delà les frontières / à travers un tunnel étroit ». La joie, c’est celle d’être là, sur terre, d’apprécier la lumière, l’ombre, les voix, le jardin, avant de connaître ce qui est au dehors de la famille ; alors dans « la rencontre du monde », viendront le chagrin, la colère. Conclusion d’un parcours sans doute, « La vie est la mort qui arrive / mais d’abord c’est la joie », et les derniers mots du livre répètent cette leçon, la vie « reflète les rayons du soleil ».

"Découverte" est le titre du second poème, qui relate les premiers apprentissages, pendant lesquels la dépendance est totale, ce qui est restitué par l’absence de phrase avec verbe conjugué : des adjectifs, des groupes nominaux, des verbes à l’infinitif, « Des heures dans le landau. Seule. Voir la cuillère arriver. La saisir (…) ».  Puis viennent les actions dans le parc et la conquête de l’autonomie : « Marteler fort les cubes contre les barreaux. Lancer les cubes. Encore par-dessus. Le museau du chien. Ouah… Fourrer les doigts dans son museau. (…) ». Suivent l’histoire du frère mort à la naissance et ce que cette disparition provoque, la lente connaissance de l’extérieur qui passe par « Le nom des choses, progressivement plus de mémoire, / le nom des animaux et des gens / quelqu’un dit tu et Pia/ dit Monica, le nom de ma sœur. / Le nom que mon frère aurait dû avoir, / personne ne le dit. ».  Ces éléments parmi d’autres constituent l’apprentissage des choses du monde et de la langue, « avant que le je devienne je. »

 Le sujet ne devient tel qu’avec l’acceptation de son visage et de son corps, épreuve fondamentale qui se vit difficilement ; ce n’est pas le miroir qui compte alors, mais le regard de l’Autre, et c’est pourquoi Pia Tafdrup écrit, « Je suis quelconque, j’attends sans fin / dans le secret ». Il faut l’éloignement de la famille, un été à Bornemouth pour des études de littérature anglaise et une soirée dans une discothèque pour que « le corps change de vitesse (…)  /s’autorise le saut / dans une danse salvatrice » : soirée sur une « planète étrangère » dans laquelle « le monde est réel ». Retour en arrière. Un jour, les parents absents, alors qu’elle est confiée à une jeune fille — qui doit lui lire Blanche Neige—, un garçon de ferme arrive et, après quelques caresses, le couple fait l’amour. Cette découverte, Pia Tafdrup en rétablit la violence en rappelant qu’elle a entendu sa gardienne : « elle pousse des cris / émet des sons que je n’aurais jamais cru venir / d’un être humain ». Mais surtout la fillette, oubliée au pied du lit des ébats, est devenue malgré elle voyeuse, ce que traduit la répétition de « je vois », « je les vois », opposée à la mention unique concernant la jeune fille, « elle ne voit plus ». La fillette jouait avec un bateau et les derniers mots de cette "Ode à Freud" indiquent qu’elle a compris le sens de la scène, « je vois et vois. Et vogue ». On rapprochera ce poème d’un autre autour de la découverte du corps, précisément de sa « partie inférieure », qui n’a « pas de nom », contrairement au visage, aux bras, etc. ; signe d’une éducation puritaine, cette partie du corps « relève / de la fable — ou d’un temps mythique ». Elle est découverte grâce à un miroir offert par la marraine (non par la mère), et, alors, « c’est un labyrinthe vertigineux et joyeux ». 

Ce n’est que plus tard, après les discussions et débats sans fin sur la nécessité de changer la société, l’essai de quelques drogues, l’installation dans un logement loin des parents pour étudier, les lectures sans frein, l’écriture de poèmes, soit le temps passé à vivre avec les autres et à apprendre qu’elle sait ce que je signifie et engage pour elle, « Personne ne pourra me dicter / ce qui est le mieux pour moi ». Elle sait, dans la vie avec son mari, qu’ « atteindre une mémoire partagée / sans se perdre soi-même » ne peut exister que dans un poème et que le je et le tu ne peuvent se maintenir comme tels qu’à la condition d’accepter leur différence :

 

                  Deux qui s’enlacent

                       ne vivent pas seulement

                                               de la pesanteur des baisers

                       De mon moi je ne vois pas dans le tien

                       et de ton lieu, tu ne vois pas en moi,

                       c’est ça que nous avons en commun,

                       la seule chose que nous avons en commun.

 

La vie de Pia Tafdrup n’est pas, loin de là, limitée à la conquête de son identité et à la famille. La nécessité de transformer la société, de sortir du chaos qu’est le monde contemporain est bien présente dans les poèmes. La guerre des Malouines (1982), les « guerres lointaines » et « les accents de frayeur / identiques dans toutes les langues », disent l’impuissance de l’individu isolé pour changer les choses du monde, mais Pia Tafdrup a aussi connu la chute du mur de Berlin et le discours de Heiner Müller (1989), aussi pense-t-elle que, trop lentement sans doute, « une société passe en dessous, une autre se lève ». Les changements ne sont que rarement à l’échelle individuelle et, faute de pouvoir les connaître selon ses désirs, reste à vivre en sachant que « le sable, l’eau et le ciel existent » : « bonheur mélancolique » qui n’exclut pas les inquiétudes. Reste le rêve de la salamandre : « de prêter à tous sa lumière ».

Pia Tafdrup, Le soleil de la salamandre, traduction du danois Janine Poulsen, éditions Unes, 2019 
112 p., 19 €. Cette note a été publiée par Sitaudis le 26 août 2019.   

 

 

 

 

 

 

 Le commentaire de sitaudis.fr

traduction du danois Janine Poulsen 
éditions Unes, 2019 
112 p. 
19 €  

 

21/09/2019

Ambrose Bierce, Épigrammes

 

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Il n’y a jamais eu de génie qu’on n’ait pas pris pour un imbécile jusqu’à ce qu’il se dévoile ; alors que c’est uniquement à ce moment-là que c’est un imbécile.

Une patte de lapin peut vous porter chance, mais elle ne l’a pas portée au lapin.

Des deux types de folie passagère, l’une s’achève dans le suicide, l’autre dans le mariage.

Ce qu’une femme admire le plus chez un homme c’est qu’il se distingue des autres hommes. Ce qu’un homme admire le plus chez une femme c’est la dévotion qu’elle lui témoigne.

 

Ambrose Bierce, Épigrammes, Alia, 2014, p. 9, 14, 15, 17