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11/03/2020

Christophe Carraud, Le nouvel ordre moral

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[Le recroquevillement] apparaît sous toutes sortes de figures équivalentes: l’accès de fièvres nationalistes et enfrontiérées, si l’on ose ce néologisme, le beau mot de rassemblement étant synonyme désormais de forclusion ; le hausse- ment d’épaules devant l’Europe, quand ce n’est pas l’agitation frénétique, tel un possédé devant un bénitier ; la carrière où s’engagent à coups de «droits» tous les communautarismes possibles, en attendant le triomphe de tel d’entre eux, asservi à la loi de l’opinion la plus forte et des sinistres stratégies de lobbies ; la défaite de l’État et la vidange de ses institutions ; l’inflation des lois et la disponibilité du droit épousant les intérêts particuliers (des juges, dans ce pays, entendent même créer le droit, tant leur cœur est empli de bons sentiments, dans la confusion des ordres la plus totale) ; cependant que prospère symétriquement la propagande, celle, du même mouvement, de l’empire des choses et du « politiquement correct ». C’est ainsi, comme le disait Bobbio, que « quand un besoin entre dans la sphère des possibilités de satisfaction, il se transforme en droit » — encore faudrait-il commencer par préciser tout ce qu’il aura fallu d’efforts propagandistes pour établir dans les esprits sou- mis la nouvelle liste du désirable, ce à quoi les institutions elles-mêmes s’emploient, à commencer par l’école. La fabrique des nombrils, de l’école à l’université et aux instituts de « recherche », vastes procures de prébendes, connaît une grande prospérité, qui fait les heures glorieuses de la plage où, dûment alignés à l’horizontale des réseaux sociaux, les individus s’exposent au nouveau soleil de leurs idoles. On entend de loin en loin remuer ceux qui n’ont pas leur part du gâteau, mais ils se garderaient bien d’en modifier la recette, l’important étant qu’ils y goûtent — sous la forme minimale, en attendant, qui fait l’internationale du genre humain, c’est-à-dire un abonnement à la 4G. Et bientôt la cinquième leur permettra de savourer la sécurité complète des circulations dans le monde, l’interconnexion béate à la servitude volontaire et à la surveillance consentie. On comprend que certains d’entre eux rêvent de porter au pouvoir le maton qui assurera la cohérence du tableau.

Le pauvre se rêve riche en puissance. Nourri au même lait que lui, aux mêmes « réformes sociétales », aux mêmes objets, aux mêmes informations, aux mêmes pesticides (il y a en tous domaines des poisons, des cancers équivalents). Présent comme lui sur les mêmes «réseaux»; obéissant comme lui aux mêmes injonctions, emploi, croissance ; participant comme lui au vaste dialogue des individus se ruant, comme un seul Narcisse, sur leurs écrans et leurs images de cristaux et de plastique. Que chacun tienne à ne « représenter » que soi, et qu’aucune pensée n’émerge ni ne puisse se faire jour ne tient donc pas du hasard. Les châtiments dantesques sont remontés de leurs bolges pour hanter ces surfaces sans le moindre relief. L’individu, pauvre ou riche, a reçu sa récompense.

Christophe Carraud, Le nouvel ordre moral, dans Conférence, n° 47 et dernier, hiver 2018-printemps 2019, p. 13-14 et 22.