03/04/2020
Paul Valéry, Carnets, II
Éros
La passion de l’amour est la plus absurde. C’est une fabrication littéraire et ridicule.
De quoi un antique auteur pouvait-il parler ? après la guerre et les champs _ il tombait dans le vin et l’amour.
Mais si l’on sépare les choses indépendantes — on trouve bien un sentiment singulier devant l’être vivant, devant l’autre — mais ce n’est pas l’amour — quoique cela puisse finir dans certaines expériences de physique.
Paul Valéry, Carnets, II, Pléiade/Gallimard, 1974, p. 396.
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02/04/2020
Giorgio Caproni, La mur de la terre
Moi aussi
Moi aussi j’ai essayé
Ce fut toute une guerre
d’ongles. Mais maintenant je le sais
Nul ne pourra jamais trouer
le mur de la terre.
Giogio Caproni, Le mur de la terre, traduction
Philippe di Meo, Atelier La Feugraie, 2992, p. 85.
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01/04/2020
Umberto Saba, Il Canzoniere
Sur la place
L’un va à la chasse à l’amour, l’autre aux plaisirs,
ou seulement aux souvenirs.
Dans les baraques
le soir, on n’arrive plus à servir
les lourds marrons grillés aux grands gaillards
du quartier libre.
Sur l’antique place
règne encore là-haut la gloire.
Personnage à cheval, prisonnier dans l’ennui
de marbre qui gauchement l’adule.
Umberto Saba, Il Canzoniere, L’Âge d’homme,
1988, p. 475.
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31/03/2020
Joseph Joubert, Carnets, I
L’imagination est le goût. La raison est sans appétits : la vérité et la justesse lui suffisent.
Le papier est patient, mais le lecteur ne l’est pas.
Tout ce qui est très plaisant a quelque exagération et contient nécessairement une vérité défigurée.
Les animaux aiment ceux qui leur parlent.
Le châtiment de ceux qui ont trop aimé les femmes est de les aimer toujours.
Joseph Joubert, Carnets, I, Gallimard, 1938, 1994, p. 271, 272, 273, 274, 278.
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30/03/2020
Vanda Mikšić, Jean de Breyne, des transports : recension
Vanda Mikšić, poète croate, traductrice de l’italien et du français, voyage souvent en bus, en voiture, alors que Jean de Breyne se déplace plutôt en train et en avion. Les deux écrivains ont décidé qu’au cours de leurs voyages, ils s’écriraient des poèmes et c’est cette correspondance, de septembre 2014 à décembre 2016, qui est publiée. Tous deux sont des observateurs du monde et ils notent ce qu’ils voient et entendent pendant quelques heures dans ce lieu clos qu’est le moyen de transport emprunté.
Qui a voyagé reconnaîtra cette femme qui s’est trompée de numéro de siège et, sûre de son bon droit, refuse de le reconnaître. Il entendra cet homme qui ronfle et, en car, les bavardages du chauffeur ; à l’heure du repas, des sacs s’ouvrent et les odeurs de nourriture s’imposent. Vanda Mikšić voit « les gouttes / qui filent /sur le pare-brise », elle s’amuse de la figure dessinée par les chiffres 6 et 9 et les trépidations du car sont telles que « S’éveillent des désirs » ; elle essaie de ne pas vexer ce poète qui veut lui faire lire ses vers. Jean de Breyne observe une femme qui « A défait son chignon ses cheveux / Sont tombés sur ses épaules / Puis de ses deux mains / Elle les a relevés et rattachés » et, dans un voyage en avion, il s’attarde sur le visage d’une femme endormie, une autre fois c’est dans le hublot qu’il regarde « un profil avec cheveux blonds / échappés / sur la joue ». L’extérieur, en train ou en car, existe grâce aux fenêtres et chacun pourrait écrire
Toujours je regarde
Toujours je peux être ému
par les feuillages.
Et défilent, pour le passager du TGV, haie, ruisseau, étang, arbres, les gares. On écoute les annonces, on oublie les visages. Parfois, des animaux ou un arbre sur la voie arrêtent momentanément le voyage, puis le train repart « tout droit sans écart (...) / Vers là-bas ». Train ou car traversent le paysage, et l’on sait bien qu’il n’est pas indispensable de regarder, ce que note Jean de Breyne : « Même ce que je ne vois pas / Les animaux les humains / Je vois tout cela / Parce que je le sais ». Divers incidents peuvent rompre l’inévitable monotonie des déplacements, il n’empêche que rien d’autre n’est à partager avec les voyageurs que le parcours. « On espère toujours l’indicible / mais on se heurte au temps ». Ce temps, comme l’espace, peut s’abolir quand le car, par exemple, avançant dans un brouillard épais, semble être « nulle part ». Dans l’avion, la relation au temps change : l’extérieur disparaît et le voyageur n’a plus aucun repère, au-dessus des nuages tout apparaît immobile, le seul contexte est l’intérieur de la cabine.
Mais voyager, quelle que soit la durée du voyage, c’est toujours, répètent Vanda Mikšić et Jean de Breyne, connaître la séparation d’avec le quotidien et, de là, questionner ce qu’est sa vie. L’un se demande ce qu’est la réalité : est-ce vraiment ce que l’on regarde par la fenêtre ? Et qu’est-ce que l’on met entre parenthèses le temps d’un voyage ? Comment penser le temps qu’il reste à vivre ? Le voyage est aussi le temps du retour sur sa propre histoire et, encore, l’occasion de penser le présent. Vanda Mikšić s’interroge sur tout ce qui conduit ses contemporains à consommer aveuglément « tous les biens de masse / fabriqués par le capital ». En feuilletant son carnet, elle retrouve les dessins de son fils qui, à sa manière, explore le monde. Elle lit, beaucoup, et revient sur son activité de traductrice qu’elle vit comme « un risque, une aventure » — ce dernier mot aussi sous la plume à propos du voyage. Elle quitte le présent du voyage et dans un rêve éveillé imagine des ébats amoureux dans une chambre à Tokyo...
Toute correspondance, celle-ci par internet, doit être échange et chacun ici écrit en pensant au destinataire, par exemple en lui faisant part de préoccupations à propos de la vie, du travail — les poèmes de Vanda Mikšić sont publiés par Jean de Breyne et elle le traduit. Dans une lettre, Jean de Breyne accumule les jeux de mots autour des noms de ville (Rennes/reine, Lorient / l’Orient, etc.), ce qui ne l’empêche pas, après avoir évoqué l’écriture de Vanda Mikšić, de penser que « La tragédie est le lot de chacun ». Elle s’enquiert à plusieurs reprises de ce qu’il fait et rappelle le lien qui les unit au moment où elle lit L’Amitié de Blanchot, « l’amitié, Jean, c’est ce que je lis ». Chacun écrit pour partager quelques moments de vie, en évitant de dire ce qu’il y a d’intime en soi mais en faisant part, sans détours, de ce qui l’absorbe au moment de l’écriture : c’est ce qui fait le charme de cette correspondance.
Vanda Mikšić, Jean de Breyne, des transports, Lanskine, 2019, 88 p., 14 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 28 février 2020.
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29/03/2020
Estienne de la Boétie, Sonnets
J’ai fait preuve des deux, meshui je le puis dire :
Soit je pres, soit je loing, tant mal traicté je suis,
Que choisir le meilleur à grand peine je puis
Fors que le mal present me semble tousjours pire.
Las ! En ce rude choix que me fault il dire ?
Quand je ne la voy point, le jours me semblent nuits ;
Et je sçay qu’à la voir j’ai gaigné mes ennuis :
Mais deusse je avoir pis, de la voir je desire.
Quelque brave guerrier, hors du combat surpris
D’un mosquet, a despit que de pres il n’aist pris
Un plus honneste coup d’une lance cogneue :
Et moy, sachant combien j’ay par tout enduré,
D’avoir mal pres & loing je suis bien asseuré ;
Mais quoy ! s’il faut mourir, je veux voir qui me tue.
Estienne de la Boétie, Sonnets, dans Œuvres complètes, II, édition Louis Desgraves, Conseil général de la Dordogne/William Blake ans Co, 1991, p. 127.
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28/03/2020
Henri Thomas, Le crapaud dans la tour
La pleine lune éclairait ma chambre par la fente des volets, et mon chien qui se promenait dans la propriété était fou comme à chaque pleine lune ici. Colpach ne connaissait, jusqu’à l’été, que les nuits des Ardennes. Celles d’ici, par pleine lune, l’ont mis dans de telles frayeurs que j’ai presque regretté de l’avoir amené, mais je n’avais vraiment personne à qui le confier. Il a peur, et il se met à aboyer, c’est le cas de le dire, à la lune. Cela m’a valu des plaintes de nos hôtes intellectuels. Cette nuit-là j’ai entendu une fenêtre s’ouvrit, et la voix de la jeune artiste-peintre : « Ô ce chien ! »
Colpach ne se calme que si je viens à lui et lui prends le museau dans ma main. Je l’ai trouvé sur une terrasse écartée, et je l’ai amené dans mon garage où il fait noir.
Henri Thomas, Le crapaud dans la tour, Fata Morgana, 1992, p. 14-15.
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27/03/2020
Italo Svevo, Écrits intimes
Aujourd’hui, je suis passé devant la fenêtre d’un rez-de-chaussée. IL y avait un chat qi regardait la ville avec l’attention objective et indifférente qui est la qualité de ce petit félin au repos. Ce chat me donna envie de rire. Blanc et jaune, il avait autour du nez une tache plus sombre, qui était peut-être causée par de la saleté, ce qui lui conférait une apparence de dédain. Ce petit nez semblait se tordre de dégoût. Mais un animal à ce point inerte ne doit pas exprimer un tel dégoût. Je lui dis : « Stupide animal ! »
Il me regarda et ne donna pas d’autre réponse. Mais il n’aurait pas eu besoin d’autre chose, parce qu’avec ce geste, il avait concentré sur moi tout cet ennui qu’il avait manifesté au quartier tout entier.
Mais, derrière lui, se dressa la petite tête d’un enfant de douze ans et, de sa fenêtre sombre, il me retourna mon insulte : « C’est toi qui es stupide, et pas ma bête. »
Et j’aimai cet enfant, qui protégeait son chat.
Italo Svevo, Écrits intimes, traduction Mario Fusco, Gallimard, 1973, p. 115.
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26/03/2020
Eduard Mörike (1804-1875), Poèmes
À l’aimée
Lorsqu’à te contempler je me sens apaisé
Comblé, sans faim, sans voix, près de ton ssanctuaire
Je crois alors tout bas entendre respirer
L’ange qui te ressemble et habite en toi.
Un sourire étonné et qui doute, incrédule
Vient naître sur ma lèvre : est-ce leurre, illusion,
Puis-je croire enfin que on unique désir,
Mon vœu le plus hardi, en toi sera comblé ?
Quand plonge mon esprit d’abîmes en abîmes
J’entends dans l’antre noir de la divinité,
Les sources du Destin au bruit mélodieux.
Je porte mon regard chancelant vers les cieux :
Au firmament, là-haut, me sourient les étoiles ;
Et j’écoute à genoux leur beau chant lumineux.
Eduard Mörike, Poèmes, traduction Nicole Taubes,
Les Belles Lettres, 2010, p. 151.
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25/03/2020
Christopher Okigbo, Labyrinthes
Et comment dit-on NON en plein tonnerre ?
On trempe sa langue dans l’océan ;
Campa avec le chœur des dauphins
Inconstants, près de minces bancs de sable
Arrosés de souvenirs ;
On étend ses branches de corail
Les branches s’étendant dans le silence
Des sens ; ce silence se distille
En jaunes mélodies.
Christopher Okigbo, Labyrinthes, traduit de l’anglais
(Nigeria) Christiane Fioupou, Gallimard, 2020, p. 141.
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24/03/2020
Henri Michaux, Face aux verrous
Ne désespérez jamais. Faites infuser davantage.
Les oreilles dans l’homme sont mal défendues. On dirait que les voisins n’ont pas été prévus.
Il devait retenir son œil avec du mastic. Quand on en est là...
À chaque siècle sa messe. Celui-ci, qu’attend-il pour instituer une grandiose cérémonie du dégoût ?
Henri Michaux, Face aux verrous, dans Œuvres complètes, II,
Pléiade/Gallimard, 2001, p. 452, 454, 457, 457.
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23/03/2020
Pierre Reverdy, En vrac
Le réel est en dehors de moi. Pour m’adapter au réel, une adaptation si précaire, pour pouvoir vivre dans ce bocal, on a été obligé, et j’ai été surtout ensuite obligé moi-même, de me forger sans arrêt, de me former et de me reformer selon les circonstances et toujours selon les exigences d’un état de choses extérieur et jamais d’après le simple élan de ma nature, de ce que je sens de plus irréductiblement simple dans ma nature. Ce désir immédiat, la succession des désirs immédiats.
Pierre Reverdy, En vrac, dans Œuvres complètes, II, Flammarion, 2010, p. 818.
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22/03/2020
René Char, Le Poème pulvérisé
À la santé du serpent
VII
Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience.
XX
Ne te courbe que pour aimer. Si tu meurs, tu aimes encore.
XIV
Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel.
XXV
Yeux qui, croyant avoir inventé le jour, avez éveillé le vent, que puis-je pour vous ? Je suis l’oubli.
René Char, Le poème pulvérisé, dans Œuvres complètes, édition Jean Roudaut, Pléiade/Gallimard, 1983, p. 263, 264, 266, 267.
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21/03/2020
Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle
Deux poèmes pour Ossip Mandelstam
I
Personne ne nous a rien ôté —
Elle m’est douce, notre séparation !
Je vous embrasse, sans compter
Les kilomètres qui nous espacent.
Je sais : notre art est différant.
Comme jamais ma voix rend un son doux.
Jeune Derjavine (1), que peut vous faire
Mon vers brutal et ses à-coups !
Pour un terrible vol je vous
Baptise : envole-toi donc, jeune aigle ;
Tu fixes le soleil, l’œil ouvert, —
Est-ce mon regard trop jeune qui t’aveugle ?
Plus tendrement et sans retour
Nul regard n’a suivi votre trace.
Je vous embrasse, — sans compter
Les kilomètres qui nous espacent.
12 février 1916
Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle, suivi de Tentative de
Jalousie, traduction Pierre Léon et Ève Malleret,
Poésie/Gallimard, 1999, p. 96.
- Gabriel Derjavine (1743-1816), poète officiel du règne de Catherine II.
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20/03/2020
Andrée Chedid, Textes pour un poème et Poèmes pour un texte, 1949-1991
L’oubli
Il y a un grand trou noir au fond de mon jardin
Où je jette les pierres qui encombrent ma route
Il y a un grand trou noir au creux de ma mémoire
Où se jettent les visages à qui j’avais juré
Rempart contre l’oubli
Il y a un grand trou noir dans la tête du monde
Où je m’engloutirai
Moi tout baigné de vie
Avec mon sang et mes cheveux
Avec mes pas qui résonnent
Avec ma grande tourmente d’homme
Il y a un grand trou noir dans la tête du monde
Où je m’engloutirai.
Andrée Chedid, Textes pour un poème, suivi de
Poèmes pour un texte, 1949-1991, Poésie / Gallimard,
2020, p. 41.
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