19/11/2019
Rose Ausländer, Pays maternel
À la mer
Pourvue de profondes empreintes digitales
La houle déferlante
Nous atteint
Nos minutes
Lavées
De la poussière de la ville
L’eau
Met en musique nos mots
Sages aquatiques
Cernés de sable
Tu es la voix
Sois indulgent envers moi
Étranger
Je t’aime
Toi que je ne connais pas
Tu es la voix
Qui m’envoûte
Je t’ai perçue
Reposant sur du velours vert
Toi haleine de mousse
Toi cloche du bonheur
Et du deuil inextinguible
Rose Ausländer, Pays maternel, traduction Edmond
Verroul, Héros-Limite, 2015, p. 21, 63.
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18/11/2019
Philippe Boutibonnes, Rémanences
Comme l’homme est et comme sont les animaux nous mourrons pareils. Mélangés à la boue, roulés dans des guenilles ou dispersés avec la cendre. L’homme — l’un identifié comme pas l’autre, et tous ceux de notre espèce — parle et se tait quand il faut. L’homme parle, ressasse, avoue, se confesse et prie. L’homme se dit puis se tait. L’animal couine ou feule, alerte ceux de sa race mais il ne se tait pas. Il ne tient pas sa langue et ne retient ni un secret ni le silence. Il implore par le regard.
L’homme né en d’atroces eaux troubles, dans le sang et les écoulements, vagit. L’hase et le crocodile dans le champ de luzerne ou le marigot, vagissent. Nu, sans voix ni mots ni nom l’homme ne se sait pas mortel. Mortel il l’est et mort il le sera. L’homme naît nu. Nu, l’homme naît laid. Ni plus ni moins qu’un rat pelé, nu et perdu. Ce que perd l’homme perdu n’est pas son être encore inadvenu mais son lieu st son présent qui le nouent en son ici.
Philippe Boutibonnes, Rémanences, dans rehauts, n° 44, octobre 2019, p. 75.
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17/11/2019
Étienne Faure, « la langue est un grand étonnement » , Entretien (Seconde partie)
Pour revenir à la langue, le goût, l’emploi de mots « rares » ou archaïques est-il lié à cette nécessité pour vous de sauver quelque chose du passé, de refuser la perte ?
Très certainement. Non pas pour je ne sais quel goût passéiste, non… mais le fait est qu’il ne reste, après certaines disparitions, que la possibilité d’en parler, de nommer. Le mot « musette », par exemple, qui apparaît dans un texte de Vues prenables que vous citez dans votre note de lecture (la mémoire déménage) est presque aussi désuet que l’objet. Or cette disparition, de l’un et de l’autre, ne date pas de si longtemps à échelle d’homme. Elle est encore dans les mémoires : ainsi disant musette, /un sac en tissu vert-de-gris /toujours ressurgira en bandoulière, /porté par un aïeul en allé au combat
Pour la « rareté » peut-être y a-t-il un risque de préciosité. Par exemple, Guy Goffette me demandait pourquoi je parlais de « cutine » des feuilles dans Légèrement frôlée quand j’aurais pu dire « vernis » pour ces mêmes feuilles rendues brillantes par cette substance. Évidemment. Mais le fait est qu’il y a toujours cette tentation de maintenir ces mots un peu inusités et qui cependant existent et restent employés dans de nombreux domaines techniques. On serait tenté de dire que tous les mots sont possibles (techniques, anciens, rares, etc.) dès lors qu’ils sont « habités », « endossés », « portés » depuis un temps par leur utilisateur. Différent serait sans doute le cas où les mots seraient simplement importés, fraîchement sortis du dictionnaire pour un emploi immédiat…Avoir plusieurs formations peut être de ce point de vue bénéfique. La fréquentation de plusieurs répertoires ou lexiques selon les filières dans lesquelles on se trouve projeté (par les études, la profession..) favorise l’ouverture effective de l’éventail des mots. On les côtoie pour de bon, c’est-à-dire qu’on les emploie assez pour en être familier et songer à les insérer un beau matin dans un poème, avec ce qui paraît alors être leur place. C’est également une grande préoccupation des traducteurs, j’imagine, qui doivent connaître assez le sens, mais aussi la portée d’un mot, son halo.
Vous vivez si fort avec la littérature que parfois l’on retrouve des mots de tel ou tel dans vos poèmes. Dans l’un, dédié à Réda, on découvre même ses mots et le vers de 14 syllabes, avec le e pneumatique qu’il affectionne...
Il y a sans doute toujours un effet de mimétisme avec ceux que l’on aime…Pour le poème dédié à Réda, le vers de 14 syllabes était mon cadeau, ma façon de lui faire signe. L’élément de mimétisme est certainement très accentué quand on commence à écrire ; on commence par imiter pour d’autant mieux savoir ce que l’on écarte − et trouver sa voie. Ensuite il peut rester ce plaisir de faire appel à nos amis, à ceux qui nous ont accompagnés dans les lectures. J’ai cité Max Jacob, qui n’est pas dans mes deux livres. Le calendrier des repères évolue, certains reviennent, c’est le vécu qui gouverne la nécessité de certains retours. Des citations, des écrits, des auteurs nous parlent à nouveau après certaines expériences. Les chemins que l’on suit pour arriver à des rencontres sont parfois curieux. Par exemple, Jude Stéfan est un des auteurs que j’ai découverts assez tardivement un peu après des auteurs anciens comme Catulle et Properce. La leçon principale que je retire de cette lecture, très assidue, c’est l’énergie.
L’énergie vous caractérise aussi. Et la jubilation à être dans la langue ; un poème, par exemple, s’étend sur une seule phrase de 25 vers...
La phrase est sans doute une tentation lointaine de la prose, mais avec aussi la recherche du blanc. Guillevic, dans son introduction de vingt poèmes de Georg Trakl, parle de la phrase de Proust, qu’il aime, et qui a selon lui volontairement « défait la phrase en l’éternisant ». « Au lieu d’employer le système de rupture par le blanc, cher aux poètes, il allonge la phrase d’une façon telle que le silence se met alors à l’intérieur même de la phrase. » Dans mes textes, c’est une espèce de mi-chemin puisque, à la fois, il y a des phrases entières qui constituent un poème, mais avec le souci de faire silence, de couper le souffle à un moment donné à la prose, de la casser avec des vers qui sont déhanchés ou de guingois, avec des vers parfois très longs, d’autres très petits. D’arrêter la fuite en avant de la prose, sa linéarité. Et cependant il faut que la phrase arrive à se dérouler jusqu’au bout, tout en pariant sur une minuscule autonomie de chacun des vers. C’est donc la volonté de concilier une phrase et un vers qui veut s’affirmer comme tel ; j’essaie de conserver le poids du vers mais à l’intérieur — souvent — d’une seule phrase.
D’où un certain souci de la métrique ? On relève sans peine des régularités, et il y a même chez vous des rimes intérieures dans un alexandrin (déchets artisanaux, cadavres d’animaux) et des alexandrins cachés, avec rimes :
dans l’encoignure d’un bouquin, jusqu’au soir quand la chaleur retombant soudain,
Oui, la rime est cachée dans l’encoignure d’un bouquin... C’est là une sorte de troisième degré, comme un taillis à l’intérieur du bois, une petite surprise mais pas trop appuyée – pour rester léger. Je pense aux crispations qu’il y a eu à propos de l’alexandrin ; l’oreille est peut-être un peu fatiguée du vieil alexandrin, mais l’interdire complètement est ridicule, rien n’empêche de l’intégrer de temps en temps. Nous sommes peut-être à un moment de synthèse, et l’on trouvera du 14 syllabes, du 11, etc., chacun a sa boutique sur le sujet. J’essaie que l’alexandrin ne soit pas trop dominant, parce que c’est une musique que l’on connaît.
Vous brisez à l’occasion la syntaxe de sorte que le lecteur soit obligé de relire pour construire son sens, comme dans cette entrée de poème : Accoudée périclite au comptoir / allemande dans sa chair, la blonde /pendant la guerre décolorée.
Oui, il y a parfois une manière d’acrobatie syntaxique, surtout dans les textes les plus anciens, mais tout en voulant rester lisible et que le tempo n’en souffre pas, que la lecture demeure possible. C’est une grande joie d’y arriver, souvent après de longues méditations, de longues hésitations sur ces voltiges, qui ne doivent pas pour autant virer à l’exercice complaisant, isolé du reste du texte.
Dans ce poème, après cette entrée, le lecteur se retrouve avec les images du vieillissement, de la douleur, etc.
Une entrée en matière qui ensuite se démultiplie en plusieurs collages... Cela résulte d’un parti pris et de la façon dont le texte se fabrique. Ça me faisait penser autrefois à Follain dont les textes bifurquent et qui prennent fin un peu à côté, avec un léger décalage qui pourtant résonne avec le début... Sortir du linéaire, c’est un peu cela que je cherche, même si mes textes ont tendance à être un peu enfermés formellement ; c’est-à-dire que souvent le début se retrouve en écho à la fin, ce qui peut agacer parce qu’on a l’impression de choses qui se referment sur elles-mêmes. C’est un problème. Beaucoup d’auteurs prennent le parti pris d’arrêter abruptement, d’être dans l’inachèvement − ce qui est éminemment moderne … Mais cela continue de tarauder, d’essayer de faire un texte qui parte d’une entrée un peu alerte et qui bifurque progressivement par le sujet et par la forme, tout en veillant à ne pas être dans le relâchement que les longs poèmes peuvent amener. Il y a en effet toujours ce risque, ce côté "ventre mou" du cœur des textes ; on sait commencer et finir, mais le cœur du texte est le lieu le plus difficile, c’est là qu’il peut y avoir des ralentissements, une certaine mollesse, une perte de tension…
Pour revenir au blanc que vous évoquiez, il est aussi dans vos poèmes. Certains sont partagés en deux blocs, comme si l’on passait à autre chose.
Pierre Chappuis m’avait signalé cet aspect-là, en me disant qu’il n’y avait pas plus de blanc en mettant du blanc que si la phrase s’était poursuivie. On est dans le libre arbitre de celui qui, à un moment donné, pense qu’il y a une rupture dans le texte, et se demande comment la signaler de façon plus tangible. Il y a dans ces poèmes fractionnés des ruptures, temporelles ou de ton, un peu parfois comme un changement de vitesse : un changement de tempo − il y a des textes qui sont au pas, d’autres au trot ou au galop, et à l’intérieur d’un texte il peut y avoir aussi cela, que le blanc peut favoriser.
Parmi vos contemporains, Antoine Emaz par exemple utilise le blanc d’une manière très différente de celle des années 70.
Oui, cela me fait penser un peu à Guillevic, ce qui le ferait peut-être sursauter, mais ce n’est pas grave, l’essentiel est de se lire et d’échanger. Il y a chez lui une montée en charge parfois en un mot, ce qui se lit dans ses titres, comme Os, Peau, qui sont des paris que je trouve osés mais réussis, parce que toute la charge repose sur un mot souvent d’une syllabe. Cela m’intéresse beaucoup, c’est autre chose que d’introduire de l’espace entre les mots, il y a un halo du mot qui apparaît.
La question du titre du poème, et sa place puisqu’il est à la fin.
C’est simplement une façon de s’effacer, de laisser la place au texte et de ne faire une proposition qu’après, un peu dans la chronologie de la fabrication puisque je n’écris pas avec le titre en tête. C’est une façon de suggérer discrètement ce qui vient d’être lu plutôt que d’annoncer ce que l’on va découvrir. Cela ressemble aussi à ce que fait un peintre, une tentative de surligner, ou aussi de cristalliser en un ou quelques mots quelque chose, et pas forcément le sens, comme le punctum en photographie. Une tentative de faire résonner et peut-être d’inviter à une deuxième lecture… Certains disent que l’on bute sur ce titre. Peut-être que je pourrais supprimer le titre...
À propos de photographie, la couverture de Vues prenables reproduit un de vos clichés où vous avez fixé, dans un paysage, un photographe en train d’opérer – et le cliché ressemble à un tableau.
Il y a quelque chose de statique dans cette photographie. Ce qui est partiellement caché, c’est la partie vivante, il s’agit d’une cérémonie, avec une présence collective, des hommes et des femmes sur des gradins. On pourrait lire la photographie comme un raccourci de ce que l’on peut trouver dans mes textes : il y a un aller-retour entre les motifs qui sont fréquents, ceux des tableaux, des œuvres d’art ou plus simplement des vues que la vie nous offre, et cette présence humaine qui fait bouger, qui met en mouvement, et qui nous offre des instants. Là, c’est un instant d’éternité, les gens se font littéralement immortaliser. Il y a cette question de l’instant, du fragment de vie contre la mort… La photographie est certainement une activité très proche de la problématique de l’écriture des poèmes, nourrie elle aussi de la vie d’autrui, de sa propre vie. C’est la question de l’observation ; Follain disait que le poète est un expert de l’observation, pas du tout dans les nuages…
Observation, mais pas représentation.
Sans doute. On pourrait peut-être parler d’un passage de la vue à la vision. C’est ce que le texte essaie d’offrir, mais il y a aussi la problématique de l’envers : on n’est pas tout à fait au bon endroit et l’on regarde ce qui va être représenté à terme, c’est-à-dire la photographie d’une photographie, mais du point de vue du revers. C’est une vieille tentation d’aller voir derrière, d’aller voir l’envers des apparences ; c’est aussi ce qui apparaît dans cette couverture. De la même façon, la peinture est aussi présente dans mes textes, c’est également un grand déclencheur. Il s’agit souvent de pratiquer l’arrêt sur tableau, de le scruter et de se taire, de laisser parler la peinture…Pas seulement pour la représentation. Elle peut le cas échéant être émouvante lorsqu’elle témoigne en mille détails d’une époque, d’une pratique, de mœurs et de lois permanentes ou révolues : la présence d’un chien dans une scène, ou bien des outils, des fruits de saison, un geste un peu tendre sur une épaule, des mains un peu épaisses… ou fines, etc. Au-delà de la représentation, c’est évidemment le mouvement qui est intéressant, l’émotion qui initia le geste, la vision derrière la vue. Scruter l’apparente inertie du matériau, et déjà apercevoir ou imaginer l’intention. Soit dit en passant, c’est aussi ce qu’on fait avec un poème quand on le scrute, le relit, quand on pratique un arrêt sur poème ; c’est un clair-obscur : il donne peu à peu à voir, au moins pour un moment, jusqu’à en percer un peu plus l’émotion…
On est souvent à l’extérieur dans Vues prenables, avec le souci de la vie quotidienne et de l’Histoire, ce qui est en décalage assez net avec une grande partie de la poésie contemporaine. Je relis avec vous :
Au bord de sa fenêtre est sans doute assise
la femme au rez-de-chaussée donnant sur la rue,
à discuter, raconter son histoire en face,
et disant du mourant qui n’a pas traîné,
qu’il est parti bien vite avec les autres, tiens,
disparus à pied, en vélo, en carriole,
ceux qui vendaient en ambulance
des fleurs, de l’amadou, des statues en plâtre
ah mais oui –, des fruits et des légumes,
et puis les chiffonniers au crochet, les rémouleurs,
tous ces morts occupés à colporter leur vie
de leurs cris, de leurs appels
auxquels accouraient en premier les enfants
Pommes de tèèèrre, pommes de tèèèrre... –
aujourd’hui sur des chaises.
histoire d’en face
L’Histoire, avec un grand H, c’est un parti pris dans les deux livres, avec des textes à caractère « historique » – je mets des guillemets. C’est une façon de marteler qu’il y a un élément, l’élément collectif, indissociable de la vie humaine. Je fais partie de cette génération qui a connu l’homme qui a connu l’ours : mes parents ont connu la guerre, mes grands parents la première guerre mondiale. La grande histoire, c’est impératif de la faire apparaître, qu’elle soit présente, car elle renvoie à la petite histoire, à toutes ces vies passées. Il y a ainsi dans mes textes des hommages affectueux à des gens qui ont disparu, des gens que l’on trouvait vieux quand on était petit – qui ne l’étaient sûrement pas –, qui nous ont laissé leurs souvenirs et ceux de la génération précédente. J’aime bien faire ressurgir cette mémoire au carré, la mémoire de leur mémoire. Peut-être que l’attachement aux petites choses, aux petits gestes quotidiens, est une façon de souligner le grand désarroi individuel au sein de la grande histoire. Le fait de moucheter les textes de rappels, de gestuelles, de renvois à la vie quotidienne, est une manière de saluer des vies, et aussi de conserver un lien entre un discours singulier et autrui. J’essaie de faire en sorte que le poème ne tombe pas dans la simple anecdote, que les gestes se chargent en valeur universelle. Par exemple, dans Vues prenables, la partie titrée "Le temps travaille trop" est consacrée principalement à des personnes qui ont disparu, et leur souvenir est évoqué à travers les gestes que l’on conserve d’eux, gestes que l’on se surprend parfois à refaire ; récupérer un sac, défroisser le papier, c’est un geste d’avant-guerre, qui nous ramène à une histoire...
Entretien préparé en octobre 2009 pour la revue Les carnets d'eucharis.
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16/11/2019
Étienne Faure, « la langue est un grand étonnement » , Entretien (première partie)
« la langue est un grand étonnement »
Quand avez-vous commencé à écrire ?
À l’adolescence. J’ai bien eu le goût de faire quelques petits écrits plus tôt, mais c’était lié à la confection de livres, je fabriquais des livres et il fallait donc les remplir, raconter des histoires... Au début, j’ai commencé par écrire des sonnets, c’était cela qui me semblait la forme la plus pertinente, la plus seyante... Ensuite, il y a eu le contact un peu foudroyant avec le surréalisme. J’ai essayé de pratiquer l’écriture automatique, le cadavre exquis … tout ce que l’on peut explorer pour amplifier la découverte…C’était intéressant pour sortir d’un carcan un peu classique. Les choses sont parties comme cela, mais moderato cantabile. Je suis peu à peu entré dans d’autres problématiques, par exemple l’importance de l’étymologie, de son poids dans le texte, tout ce que recèlent les mots, et bien sûr leur mouvement via la syntaxe. La langue est un grand étonnement…Parallèlement je lisais beaucoup de poètes, français, étrangers, anciens ou contemporains, mais aussi beaucoup de prose (les auteurs russes, allemands, tchèques, polonais….). Au fond je progressais dans la trilogie indivisible de la langue « lue, parlée, écrite » qu’on inscrit dans son curriculum vitae pour aller se vendre sur le marché du travail. « Lue, parlée, écrite » est aussi le titre d’une des parties de Légèrement frôlée. Le principe du poème est de créer une contrainte. J’ai traversé une période où le blanc était fortement dominant, dans les années fin 1970 et 80, le blanc avait une grande autorité, et j’ai fréquenté cette poésie-là. Il faut tout lire, y compris les auteurs dont on se sent le plus éloigné par la façon ou le regard, cela sert de poil à gratter… Ensuite j’ai eu besoin de retrouver une forme plus compacte avec des contraintes. L’usage du blanc entraînait un démantèlement qui ne m’allait pas, même si je restais très intéressé par les travaux où les mots montent en charge, prennent du poids, résonnent très fortement. Cela me parlait plus qu’un simple désossement sur la page – je parle un peu ardemment ! – qui ne m’allait pas. Je voulais retrouver du corps dans le texte. Cela dit, il y a énormément de poèmes, de diverses époques, où le blanc est grandement présent, et qui me parlent beaucoup.
Avant Légèrement frôlée et Vues prenables, vous avez d’abord été abondamment publié en revue ?
Oui, c’est une chance de rencontrer un lectorat différent d’une revue à l’autre, en passant de La NRF à Conférence, à Théodore Balmoral, Rehauts, Europe, Le Mâche-Laurier... Ce sont des revues d’un ton et d’un parti pris différents et il y a eu le plaisir de se retrouver en présence d’autres auteurs – parfois même déjà morts – dans le grand atelier contemporain où la poésie se fabrique. Les textes peuvent ainsi gagner à attendre, à être un peu remâchés, ne pas mimer la logique marchande qui met en circulation tout et tout de suite… Ne pas craindre les ratures… Le revers de l’affaire, c’est qu’au bout d’un moment on a le sentiment d’être un auteur un peu émietté, un peu disséminé. Il fallait donc franchir le seuil et arriver au livre avec la difficulté souvent soulevée par certains auteurs de dépasser le simple assemblage, de constituer un peu plus qu’un recueil pour parvenir à un ensemble, à un livre. La question de l’homogénéité de Légèrement frôlée et de Vues prenables résulte d’un travail de tamis, d’élimination de textes qui me paraissaient un peu courts, dans toutes les acceptions du terme, où souvent prédominaient un esprit un peu grinçant et un humour qui ne collaient pas vraiment avec le reste. Je m’étais aperçu que cela mettait les ensembles un peu de guingois quand on laissait ces petits textes à côté des autres. Il y a donc une forme de sélection qui s’est opérée.
Mais l’humour s’est maintenu dans certains poèmes de vos deux livres.
Vous êtes le premier à me le dire... On m’avait jusqu’alors parlé d’une ironie ou d’un ton caustique. L’humour est une chose délicate, a fortiori en poésie où il faut faire léger, mais j’espère qu’il est un peu apparent. C’est quelque chose que j’essaie de conserver. Je retiens un exemple ; vous jouez sur le sens d’une expression, "à ravir" dans le vers : – la robe allait à vous ravir. Il y a cette tentation de détourner, de décaler un petit peu le sens ; c’est par excellence le travail sur l’écriture, ce n’est pas nouveau, mais j’essaie de réprimer un peu cette tendance parce qu’elle pourrait apparaître comme un amusement anecdotique qui, à certains moments, pourrait sonner un peu faux dans le reste du texte.
On lit aussi dans vos textes un autre travail de l’écriture, qui aboutit à détourner l’attention de ce qui peut être grave par ailleurs, par exemple avec les derniers vers de "les langues de sable" : partout zone de cabotage clapotis charabia, le remuement aux mille langues. Le reste du poème est très grave – notamment avec la présence de la mort.
C’est un peu ce qui est suggéré dans le titre, Légèrement frôlée, une manière d’alléger la gravité, très souvent présente chez moi, de faire en sorte de ne pas trop s’y attarder pour ne pas s’enliser dans un pathos de mauvais aloi. Donc la forme ici permet d’alléger, par effet de contraste ; c’est une propension fréquente, un peu comme si l’on avait le pas lourd : j’essaie d’y introduire un peu de contrariété pour que le pas soit un peu moins scandé, un peu moins pesant, le tempo plus alerte. Si la forme était trop solennelle, eu égard au propos, cela ferait trop mastoc. On me renvoie toujours au fait que la mort est extrêmement présente dans mes poèmes, mais il me semble qu’il y a la mort et le rire, que ce sont deux déclencheurs importants. La difficulté est de les faire cohabiter par un écrit pas trop sombrement teinté ; et puis d’essayer de passer autre chose à autrui en évitant d’en rester à une simple singularité. En dehors du rire, il y a un travail autre dans la langue. On relèverait quantité de fragments du type : car ignorant / à tout coup tout de la géographie [...]. C’est sans doute la marque d’une défiance au regard de l’éloquence, c’est clair, et aussi du « bien tourné », de la chose qui tombe trop bien comme un pli de pantalon sur une chaussure, vous savez… Sans doute faut-il conserver une petite fêlure, une rupture, non pas pour à tout prix chercher l’incongru, le saugrenu, mais pour arriver à être audible différemment, peut-être pour surprendre le lecteur quant à ce qu’il pensait découvrir après le virage du vers, qu’il y trouve autre chose.
La mort est présente, cela est sûr, mais on ne peut pas, par exemple, parler de la mort des fruits. Ne s’agit-il pas plutôt d’une disparition continue ?
Le pendant de cela, dans Vues prenables, c’est la citation d’Henri Thomas, donnée avant un poème, « rien vécu » : J’ai compris que l’écriture remplace la vie, enfin quelle essaie, que nous essayons de vivre deux fois. C’est cette écriture en boucle que l’on a dans "Venise en creux", ou que constituent les répétitions dans le théâtre avec « Bonté des planches », ou la répétition des nuits. On est en effet dans un système en boucle qui se nourrit avec ses morts, ses disparitions, ses oublis, et on les revit en permanence. Sur la disparition, je dirais que l’on écrit dans la nostalgie de ce qui est, bien sûr, passé, et aussi dans la nostalgie de ce qui bientôt va disparaître, – nostalgie au futur antérieur, les dés sont déjà jetés. On a donc une espèce de répétition inlassable, jusqu’à la vraie. De là l’importance de toute la littérature.
Les citations, les présences, les noms sont importants. Sans doute y a-t-il le sentiment d’appartenance à une chaîne, c’est-à-dire d’écrire de concert, en quelque sorte, dans l’esprit d’une recherche de synthèse avec ceux qui nous ont précédés, et ceux qui nous entourent. Cette idée de synthèse est par exemple dans le poème "toutes les nuits" et c’est ce qu’aborde littéralement le texte "les poètes" :
Puis le tréma chutant les poëtes
jadis présumés la tête dans les nues
sans ailes, en bas laissés pour compte à la rue
sans couvre-chef et sans rien qui parât
à leur propre folie,
endossaient des peaux d’hommes, allaient à pied
mandatés par les morts pour vivre
avec le même corps ou peu s’en faut, même peau
bâtie d’après d’anciens patrons, usant
leur poids de ciel endossés, vieux paletots,
tissus d’hier que la pluie alourdit
à ne savoir jusqu’où la porter, cette peau, pelisse
de fils élimés aux manches
pour déambuler à leur tour par la plaine
et finir dans la peau d’un ours, d’un singe
pareillement conspués, applaudis, aux prises
avec la chaîne.
Les poètes. Par ailleurs, tous les poètes sont autodidactes, j’ai mis du temps à le comprendre, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’école de la poésie, il faut être un peu ignorant pour écrire en poésie – pas complètement, un peu... L’école est double, c’est celle de la vie, avec l’apprentissage de la mort, de l’ivresse, de la beauté, de l’amour, etc., donc être homme avant d’être homme-poète comme disait Max Jacob ; mais c’est aussi l’école de la lecture des anciens, des contemporains, lecture que l’on intègre comme des incrustations, des collages dans le texte parce qu’on écrit avec, et parfois contre, ceux qui nous ont précédé et ceux avec qui nous vivons. Cette présence de la littérature, c’est cette aspiration à revendiquer une espèce de synthèse, une aspiration symphonique. Au passage, on ne saluera pas assez les travaux de Poezibao qui offre un inventaire permanent des poètes et de la poésie avec un esprit d’ouverture qui frappe. Les contributions, dont les vôtres, sont une grande chance. Ouvrir cette fenêtre, c’est aussitôt être en présence d’auteurs lointains, contemporains, étrangers, morts ou vivants… Cela donne des envies de retourner dare-dare à la librairie ou à la bibliothèque…
à suivre
Entretien réalisé en octobre 2009 pour la revue Les carnets d'eucharistie.
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15/11/2019
Laura Tirandaz, Sillons
Elle retient et laisse pencher ses pensées vers les rochers noirs avec les touffes des algues rincées encore toujours gorgées d’eau puis à marée basse crevant d’un soleil dur s’évaporent et retrouvent la légèreté des brindilles se détachent du sol et déplient leur courbe — elle déglutit et glisse la bouche vers le bas et retient retient retient
Laura Tirandaz, Sillons, linogravures de Judith Thomas, Æncrages & Co, 2017, np.
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14/11/2019
Reinhard Priessnitz, 44 poèmes
Large au séant
Et pourquoi qu’tu trompaytes ?
j. van hoddis
moins de fesses, d’yeux, cerveaux,
ça suffirait. moins de mains.
bien. moins de texte. ôter l’image ;
moins de mots. nuls relais,
rejets, nulle vapeur ! sans pin-pon
écrire encore moins de vagues.
plus de papier, moins de trombones
à cul lisse aussi dégonflé. nul présent !
Reinhard Priessnitz, 44 poèmes, traduction
Alain Jadot, préface Christian Prigent,
NOUS, 2015, p. 147.
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13/11/2019
Étienne Paulin, Là : recension
Là compte 43 poèmes en vers libres, dont les 9 derniers, très courts, sont réunis sous le titre "Séquelles" au sens de séries, et s’ajoute un poème en prose. La variété des titres ("Sans réponse", "Roulis", "Allons", "Pesée", "Un carillon", etc.), pour le début, comme la brièveté des textes, laisseraient penser à un regroupement un peu désordonné, mais des motifs récurrents et des constantes dans l’écriture apparaissent vite au lecteur et assurent une forte unité au livre. Ainsi, même la citation de Jean Tortel en épigraphe, « Mais ces noirs graffitis / Sont les restes d’un feu », a un écho dans des vers où la musique « dans le désordre et l’amour absolus /(...) arrive à voir le feu ». Aussi les souvenirs, l’enfance ont-ils une grande place tout comme ce que peut être une poésie qui s’en préoccupe — qu’est le réel ?
Dans le premier poème est évoqué un souvenir qui peut sembler insignifiant, celui de « tommettes / dans les masures », et son peu d’importance est souligné, « nul ne remue / nul ne revoit ce genre / de souvenirs » ; pourtant, plus avant dans le livre, on lit « je me souviens des carrelages ». Ce sont ces riens qui font l’essentiel des vies de chacun, « des riens qu’on a laissés », souvenirs qui surgissent ici de l’enfance. L’irruption du passé dans le présent n’est pas toujours choisie et ce n’est la plupart du temps que sous forme de bribes plus ou moins liées, dans le plus grand désordre, et parfois indistinctes, parfois non nommables précisément, mais qui se sont cependant maintenues un peu hors du temps et d’un lieu, : « enfant il y avait / des lumières et des lumières ».
Ce qui charpente l’ensemble du livre, ce sont toutes les notations à propos des petites choses de la vie, de ce qui échappe la plupart du temps au regard, de ce que l’on oublie parce que sans importance, et qui revient pourtant à la mémoire, et c’est d’ailleurs l’attention de Rimbaud à des moments minuscules que retient Étienne Paulin : il se souvient d’un poème, "Au cabaret Vert", en écrivant « un jour de tartine de beurre / et de plat colorié comme au Cabaret Vert*. Ce qui importe, ce ne sont pas les "grandes" actions ou prétendues telles, mais « les deux v du mot vivre », et vivre c’est accepter de connaître un mélange d’éléments de nature diverse, « des fêlures et des fées », certainement pas la stabilité.
Il y a dans cette poésie un refus de se payer de mots, la vie n’est ni réussie ni un échec : « on essaie on fréquente / on va vers on croit voir », et l’on réagit à ce qui se passe. "Là", c’est devant moi, devant vous, ce qui survient, inattendu : un accident, c’est « là soudain », « là malgré », « c’est là / c’est là que ça », et le passant renversé, la sirène de l’ambulance, c’est ce qui rompt l’ordre des jours, un « accident soudain qui nous rassemble », qui fait craindre pour l’aimée/l’aimé. La vie est composée de désordres à accueillir comme tels, d’émotions venues de l’art, ici de la musique, avec l’écoute de l’avant dernière sonate de Schubert "D 959" (titre d’un poème) : « c’est un frisson immense parmi les choses tristes ». Cependant, ce qui est vécu, et plus encore les souvenirs, sont plus ou moins voués à l’oubli, « on ne peut pas revoir / à moins d’un poème / qui serait pour toi le seul ».
Que reste-t-il des jours si rien n’en est écrit, qui puisse être transmis ? Le poème, « son rêve est de tendre vers toi » : les mots ne sont que « feuilles mortes » s’ils ne sont pas lus, entendus par l’Autre. L’écriture peut être comparée à ce qui se passe quand le carillon de la mercerie se fait entendre, alors « j’entends son timbre / voilà j’arrive » ; il y a cependant une différence : « parfois le chant est là / mais rien pour le savoir ». Et comment fixer quelque chose du chaos qu’est toute vie ? Étienne Paulin écrit « je me souviens des carrelages / et de l’odeur », et ajoute aussitôt « — ah non / déjà j’invente ». La difficulté consiste à restituer quelque chose du vécu, le réel étant fuyant, souvent inatteignable par les mots — sans (trop) d’invention superflue, "L’art du réel" (titre d’un poème) ne pouvant aboutir à écrire « les crocodiles s’embrasseront ». Cette difficulté est abordée dans le poème en prose : « oui, j’ai peur de la phrase, de la pensée, de l’ordre. »
Pour que le chant "tienne", pour reprendre Étienne Paulin, il ne faut pas seulement la récurrence des motifs mais aussi des formes en accord avec ces motifs. Ils sont nombreux dans Là. Le lecteur relèvera au long du livre l’emploi de paronomases (pesée / pensée — les deux mots ayant le même étymon latin —, arrive / arrime) et de mots en écho (pend / pende, fêlures / fées, fragments / sarments, bondir / rebondi), des allitérations (« mille matins du monde / moulés »). Le vocabulaire est d’une grande simplicité et les mots d’usage plus restreint sont d’autant mieux aisément repérés, comme rai de jour, méfaire, ponceau ; on fait la même remarque pour la syntaxe, très régulière, ce qui met en valeur les ellipses, comme dans « deux colibris / ont tout vu // et pépient comme si rien ».
Une voix singulière qui, dans Là comme dans les livres précédents, explore les riens qui font la vie, son déséquilibre et sa plénitude.
* Voir : Rimbaud, "Au cabaret Vert" : « la fille aux tétons énormes [...] Rieuse, m’apporta des tartines de beurre, / Du jambon tiède, dans un plat colorié ».
Étienne Paulin, Là, Gallimard, 72 p., 10, 50 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 18 octobre 2019.
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12/11/2019
Pascale Alejandra, L'œil et l'instant
La nécessité sauvage
Comment confier la tristesse ?
Il reste les recoins
Les replis
L’effacement
L’évasion
Les châteaux de l’enfance
S’arracher les yeux
Se modeler monstre
L’Apparition
Ne regarde plus
Le tournoiement
Il n’annonce pas la fin
Ne sois pas triste
Nous ne pourrons jamais nous rencontrer
Pascale Alejandra, L’œil et l’instant, le phare
du cousseix, 2019, p. 5 et 8.
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11/11/2019
Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé
Les rêves vigiles
Le contraire du rêve qui, n’importe où il vous porte, vous y mène attaché et sans que vous puissiez rien, la rêverie, dispose de liberté. Elle demande à en avoir. Elle en fait sa puissance.
Plutôt de surabondance de liberté, viendra l’embarras.
C’est errer qui convient avec la rêverie, errer d’abord, errer négligemment, approcher, s’éloigner, tâtonner, écarter les clichés de bonheur triomphal qui se présentent, qui sans doute répondent à des désirs et des envies énormes, communes à presque tous les hommes, mais pas spécialement aux vôtres, errer jusqu’à ce que vous rencontriez enfin, petit ou grand ou infime, ce dont vous avez réellement le désir, spectacle, atmosphère et monde qui ne peut se produire sans nonchalance d’abord.
Henri Michaux, Façons d’endormi, façons d’éveillé, dans Œuvres complètes, III, Pléiade/Gallimard, 2004, p. 519.
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10/11/2019
Georges Perec, W ou le Souvenir d'enfance
Un jeudi après-midi du printemps ou de l’été 1944, nous allâmes en promenade dans la forêt, emportant nos goûters, ou plutôt, sans doute, ce que l’on nous avait dit être nos goûters, dans des musettes. Nous arrivâmes dans une clairière, où nous attendait un groupe de maquisards. Nous leur donnâmes nos musettes, Je me souviens que je fus très fier de comprendre que cette rencontre n’était pas du tout le fait du hasard et que la promenade habituelle du jeudi n’avait été cette fois que le prétexte choisi pour aller ravitailler les Résistants. Je crois qu’ils étaient une douzaine : nous, les enfants, devions bien être trente. Pour moi, évidemment, c’étaient des adultes, mais je pense maintenant qu’ils ne devaient pas avoir beaucoup plus de vingt ans. La plupart portaient la barbe. Quelques-uns seulement avaient des armes ; l’un d’eux en particulier portait des grenades qui pendaient à ses bretelles et c’est ce détail qui me frappa le plus. Je sais aujourd’hui que c’était des grenades défensives, que l’on jette pour se protéger en se repliant et dont l’enveloppe d’acier galoché explose en centaines de fragments meurtriers, et non des grenades offensives que l’on jette devant soi avant d’aller à l’assaut et qui font plus de peur et de bruit que de mal.
Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance, dans Œuvres, I, Pléiade/Gallimard, 2017, p. 741.
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09/11/2019
Maurice Blanchot, Le pas au-delà
Seul à nouveau, offert au multiple, dans la pluralité de l’angoisse, au-dehors de lui-même, faisant signe sans appel, l’un dissuadé pour l’autre. La solitude, c’est évidemment l’espace sans lieu, lorsque présence se nomme non-présence, où rien n’est un — défi sans défiance à l’unique. La solitude me cache à la solitude, parfois.
Seul à nouveau, défi à l’unique, l’un perdu pour l’autre.
Maurice Blanchot, Le pas au-delà, Gallimard, 1973, p. 94.
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08/11/2019
James Joyce, Poèmes
Bahnofstrasse
Les yeux qui rient de moi signalisent la rue
Où je m’engage seul à l’approche du soir,
Cette rue grise dont les signaux violets
Sont l’étoile du rendez-vous et de l’adieu.
O astre du péché ! Astre de la souffrance !
Elle ne revient pas, la jeunesse au cœur fou
Et l’âge n’est pas là qui verrait d’un cœur simple
Ces deux signaux railleurs cligner à mon passage.
James Joyce, Poèmes, traduction Jacques Borel,
Gallimard, 1967, p. 113.
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07/11/2019
Claude Dourguin, Paysages avec figure
(Naples)
Le passant se faufile entre des façades hautes noircies par les années, percements irréguliers, entablements brisés, étages dissemblables indemnes de toute fureur réhabilisatrice ; des porches vastes introduisent à des vestibules superbes à colonnes, les marches déboîtées d’une église servent à l’étalage d’une quincaillerie d’occasion, des arrière-cours où s’entasse un capharnaüm hétéroclite d’ustensiles, de vieilles motos et de plantes, livrent leurs loggias d’altitude à la gaieté des lessives ; des palais s’accoudent à la vie populaire, leurs façades aux larges fenêtres à frontons posent, noblesse oblige, leur belle architecture à peine visible en l’absence de recul. La rue affirme la plus vivante des royautés — on y fait son marché, on y discute, travaille, conclut toutes sortes d’ententes, d’échanges, on y vent et y achète à peu près tout, on peut venir à y dormir, on y joue, on s’y affronte parfois ; on s’y repose, à terre, accroupi contre un mur à deux pas du chantier pour manger sa pizza pliée a libretto sans rien manquer du spectacle.
Claude Dourguin, Paysages avec figure, éditions Conférence, 2019, p. 134.
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06/11/2019
La revue de belles-lettres : recension
Le lecteur de cette livraison ne se plaindra pas de l’abondance des traductions de l’allemand : la connaissance des poètes de langue allemande reste faible en France, limitée à quelques noms pour la plupart des lecteurs*. Erika Burkart (1922-2010), poétesse alémanique dont quelques poèmes ouvrent le numéro, a été traduite, mais en Suisse (Minute de silence, 1991, Mouvement lent, 2005). Ici sont donnés, traduits par Marion Graf, des poèmes des jours et des saisons, de l’écoute de l’autre, du regard attentif dans la nature, « Dans les chemins où verdit aujourd’hui la semence d’hiver, / je vois, je vais / par des sentiers creusés sous la terre, / je suis les nuages, je me souviens des pierres, / je perds des mots, je trouve un mot. » Konrad Bayer (1932-1964), membre du Wiener Gruppe, n’est malheureusement pas encore disponible en français — il l’est en anglais ; Lucie Taieb donne à lire quatre proses, chaque fois récit d’une étrange vie en raccourci. Catherine Fagnot a traduit récemment — Délai de grâce, 2018 — des histoires brèves d’Adelheid Duvanel (1936-1966) qui, comme ici, présentent des personnages pas du tout adaptés au chaos du monde. On lira aussi Martin Bieri (né en 1977 ; traduction Marina Skolova) et ses poèmes autour des nuages, ceux des peintres, ceux des photographes, les « nuages de guerre » à Berlin où vivait Schönberg, les nuages de toute l’industrie, ceux sur la scène du théâtre créés par les machinistes — et autour de la transformation rêvée du "je", personnage devenu « trace » et circulant partout mais, dit-il, « jamais je ne me vis / ainsi : en nuage ».
Rut Plouda (née en 1948) écrit dans une langue minoritaire, le vallader, langue romanche parlée dans le canton des Grisons. Traduits par Walter Rosselli, ses poèmes explorent des couleurs, comme celle des coquelicots, « mots rouges, offerts plus tard dans une enveloppe orange, des mots qui s’en vont avec le vent, s’en vont, restent suspendus, disparaissent ». À ce qui est vu dans la nature s’ajoutent dans la revue ce qui est regardé avec des poèmes d’Étienne Faure (né en 1960) autour de quelques tableaux et gravures, d’oies qui migrent, d’oies qui reviennent un jour ensoleillé où l’on pique-nique au Père-Lachaise avec les fleurs printanières, autour aussi d’un concert où l’on observe « le corps enserrant / le bois qui résonne en chair et en os », où l’on entend « dans le brouhaha des chaises / la foule [qui] applaudit debout les musiciens mutiques / qui saluent ». Les cinq poèmes de Cécile A. Holdban (née en 1974) restent dans le domaine musical, écrits à l’écoute de deux des cinq Metamorphosis de Philip Glass, de son concerto pour violon et d’autres pièces ; quelque chose de la musique minimaliste est retrouvé avec l’usage de l’anaphore (« Le silence existe, pas en ce monde, pas en ce monde, / même les fourmis crient dans leurs galeries de tourbe, / même les fougères, / même les océans (...) ») et la recherche d’unités rythmiques de base : « glissement du gris / temps ensablé / baiser sans trace / boue séchée / logique élémentaire / de l’amas ».
Toujours dans cette première partie de la revue, on découvre dans un court texte d’Avril Bénard quelques aspects de la vie d’un Touareg qui, brusquement, est « en haut de la colline et puis d’un coup plus rien. Son absence l’a remplacé, c’est comme s’il n’avait jamais existé ». Et Trieste ? Tout a changé et il reste de Joyce une statue, de Saba le souvenir vif de qui voulait « être un homme parmi les hommes ». mais la présence toujours de Duino « sur ce rocher face à la mer » et les vers de Rilke. Pierre-Alain Tâche comprend qu’on peut y rester « sans avoir pour autant appris ou deviné / (...) ce qui se trame sous [s]on nom ».
Rilke occupe une autre partie de la revue par le biais d’une nouvelle, "L’édition cuir", de l’écrivain allemand Hermann Burger (1942-1989), qui met en scène la rencontre d’un jeune étudiant et d’une femme d’âge mûr dans le val Bregaglia, à Soglio, c’est-à-dire dans un lieu où Rilke a séjourné. La conversation d’Eduard n’est nourrie que de l’œuvre du poète et il ne voit en Rita, qui l’écoute, qu’une femme un peu âgée ; quand il la découvre autrement, elle refuse ses avances. Quatre brèves études mettent en évidence la forte relation à Rilke, l’ironie et la cruauté de la nouvelle (Isabelle Baladine Howald), sa construction basée sur « l’opposition du dedans et du dehors, du visible, des formes, et de ce qui échappe à la saisie. » (Alexander Markin) Le lecteur quitte Rilke pour une nouvelle de Bruno Pellegrino à propos de la « hantise de perdre » d’un enfant et, pour cette raison, de la nécessité de conserver le moins possible d’objets, de faire l’inventaire de ses possessions et de jeter... Le poète Pierre Chappuis propose à la lecture un livre de poèmes de José-Flore Tappy dont on connaît ses traductions d’Anna Akhmatova, trop peu l’œuvre poétique.
Chaque année, dans ses deux livraisons, La revue de belles-lettres , outre un éclairage sur un écrivain ou ce qu’il a inspiré — ici, Rilke —, donne notamment à lire des traductions d’écrivains très peu connus ou ignorés en français, fenêtre ouverte nécessaire.
La revue de belles-lettres, Société de Belles-Lettres, Lausanne, 2019, 174 p., 30 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 9 octobre 2019.
* Une anthologie bilingue comprend 29 poètes d’Allemagne, d’Autriche et de Suisse, préparée par Kurt Drawert, La poésie allemande contemporaine, les années 90, Seghers-Goethe Institut, 2001.
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05/11/2019
Eugène Savitzkaya, Saperlotte ! Jérôme Bosch
Je suis la plume qui cherche sa place et le pinceau fouillant l’humide obscurité de la couleur. Je bouge par déclics nerveux, je me meus par secousses afin de me débarrasser des peaux mortes et de diverses squames ancestrales. J’ai appris à m’ébrouer segment par segment comme un chien ou une fouine et quand je m’ébroue, je fais lâcher prise aux divers crabes accrochés à la racine de mes poils et me détruisant le dos à coups de rostre et de mandibules. Troué en mille points, peut-être déjà désossé, je peux qu’’avancer par secousses et par bonds. Et me voilà projeté vers l’image inconnue à travers un ciel bleu et gris comme une bonne cendre de bois variés et, à toute force, jusqu’à extinction, je tente de recomposer l’animal bicéphale et je jette mes deux jambes et mes deux bras dans un grand moulin d’huile fine où je perds mon nombril, où je confonds mes yeux avec ceux d’un chat, où je disparais avec mes outils et mes biens.
Eugène Savitzkaya, Saperlotte !, Jérôme Bosch, Flohic, 1997, p. 55 et 57.
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