22/05/2020
Joseph Joubert, Carnets, II
Conservons un peu d’ignorance, pour conserver un peu de modestie et de déférence à autrui.
Les subtilités modernes n’ont de la vogue que parce qu’on a oublié les subtilités anciennes.
Tous ceux qui écrivent ne font pas un ouvrage ni tous ceux qui parlent un discours.
Je, d’où, où, pour, comment ; c’est toute la philosophie : l’existence, l’origine, le lieu, la fin et les moyens ou les devoirs.
Joseph Joubert, Carnets II, Gallimard, 1994, p. 315, 325, 329, 338.
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21/05/2020
Jacques Roubaud, Strophes reverdie
49 Qui ne veut plus savoir ce qui se passe
Arrête ta mémoire
Personne ne viendra
Conclure cette histoire
Ni du cœur ni du bras
Tu ne tireras gloire
50 Plaine perdue
Je me suis élongué longtemps
Dans l’herbe arasée de la plaine
Au loin vont les collines molles
Tout ce que j’étais je l’étais
Mais tout ce qui viendra n’est rien
Jacques Roubaud, Strophes reverdie,
L'usage, 2019, p. 45.
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20/05/2020
Des Pays Habitables, une nouvelle revue
Pour oublier un moment les temps mauvais que nous traversons, on se réjouit de la naissance d’une nouvelle revue papier, semestrielle. À son origine, Joël Cornuault, poète (Tes prairies tant et plus, 2019), traducteur notamment des américains Kenneth Rexroth, H. D. Thoreau, de l’anglais William Gilpin, essayiste (Élisée Reclus, André Breton, histoire du paysage), éditeur d’Élisée Reclus, est aussi libraire, et c’est la librairie La Brèche, à Vichy, qui édite Des PAYS HABITABLES — ces pays habitables que sont les livres...
Des PAYS HABITABLES se caractérise d’abord par la variété de son contenu ; proses et poèmes ne privilégient pas que notre époque, choisis de Bernard Palissy à Cécile Even, et divers éléments s’ajoutent aux textes. Un vers (« Un jour nous avons dit adieu au malheur ») de Jean Malrieu (1915-1976), poète aujourd’hui trop méconnu1, occupe une page ; dans un cadre, un extrait de Roméo et Juliette retient la tirade de Mercutio autour de la Reine Mab : pour Roméo ce sont des « riens », en effet, répond son ami, « je parle de rêves, ces enfants d’un cerveau en délire que peut seule engendrer l’hallucination », et l’on rapprochera cet extrait des deux collages (signés L’Ève cosmique), qui rappellent l’onirisme de Max Ernst, et de quatre dessins de Gabrielle Cornuault dans lesquels chaque fois apparaît un étrange poisson ; enfin, une image d’Épinal, "Le Monde renversé", est placée à la fin d’un texte de Malcom de Chazal — qui fut apprécié des surréalistes, et le lecteur n’est pas étonné de lire en quatrième de couverture un fragment du tract publicitaire d’André Breton pour l’ouverture de la galerie d’art baptisée Gradiva, « Aux confins de l’utopie et de la vérité, c’est-à-dire en pleine vie... », qui pourrait être ce qui guide la revue.
Le premier ensemble s’ouvre avec le fac-similé d’une lettre et en réunit cinq d’une jeune femme datées de 1845, la dernière de 1846 ; journaliste aux États-Unis, elle écrit à l’homme avec qui elle souhaiterait vivre ; dans une écriture sans aspérités, les lettres répètent le besoin d’un amour absolu et d’une complicité intellectuelle, ce que ne recherchait pas du tout son ami qui rompit sans répondre, d’où cette plainte finale : « J’ignore ce que vous aviez, ou avez, à l’esprit. Comme tout cela est anormal ! Tant d’ignorance et d’obscurité succédant à une si étroite communication (...) ». L’amour et l’amitié sont au cœur d’un court texte méconnu d’Élisée Reclus, publié en 1895, "La cité du bon accord" ; selon lui, les mouvements vers autrui s’expriment rarement faute de circonstances favorables, l’enthousiasme commun au cours d’un concert ou d’une réunion ne débouche sur rien, chacun partant de son côté ensuite ; or, affirme-t-il, « un travail commun, abordé passionnément, révèle ou suscite l’amitié entre les compagnons de labeur ». Aussi rêve-t-il d’une société où rien ne s’opposerait à l’expression et au développement de l’amitié — société transparente dans laquelle les amis possibles ne seraient plus des « amis inconnus »2. Rêvons avec lui...Il est encore, d’une manière bien différente, question d’amour dans le poème de Cécile Even, "Exaltation". Il débute par le trouble du corps, ce qui défait son unité et « désassemble » aussi les mots ; toutes les fonctions se transforment, le temps et l’espace ne sont plus perçus dans l’équilibre, mais cette « dépossession » est vécue comme une « liberté », parce qu’elle naît de « L’acte d’amour ».
En 1925, André Breton rendait hommage à Saint-Pol-Roux (1861-1940), voyant en lui un précurseur du mouvement moderne ; dans une brève et dense présentation ("Saint-Pol-Roux fils prodigue de l’avenir"), le poète Laurent Albarracin montre en quoi il l’est : par le caractère à la fois « idéaliste et matérialiste » de l’œuvre et donc de « l’intérêt de sa pensée poétique de n’être pas réductible à un antagonisme insoluble ». Il y a le rêve d’un « poème total » dont, pour Saint-Pol-Roux, « les êtres et les choses sont les mots liminaires. On lit quelque chose de cette tentative dans les deux proses retenues, "L’œil goinfre" et "Madame la vie" : dans ce second texte, le spirituel (les livres) est présent dans la nature (le concret) : « Veux-tu savourer une pastorale ? penche-toi sur ce bercail. Une idylle ? prends ce hameau. Un madrigal ? choisis cette margelle où tel joli doit rencontrer telle jolie. [etc] ».
Comme ceux de son frère Wilhelm, les travaux d’Alexander von Humboldt (1769-1859) ont été importants dans l’histoire des sciences. Dans l’extrait donné ici des Travaux de la nature, il met en relation le vocabulaire d’une population avec l’espace dans lequel elle vit, avant de rendre compte d’observations à propos de la forêt amazonienne, des prédateurs comme le jaguar, des tribus considérées comme « sauvages » par les missionnaires parce qu’elles veulent « vivre dans l’indépendance ». Attentif à la vie foisonnante, l’explorateur géographe relève la variété des bruits de la nuit (singes, pécaris, cougars, tigres, oiseaux, etc.) et constate que « tout annonce un monde de forces organiques en activité ». On lit dans des extraits de Neige d’avril (à paraître) quelques poèmes de Julien Bosc, autre observateur attentif de la vie animale, ici des oiseaux, de l’hiver au printemps. Les oies sauvages passent et volent vers le Sud, ensuite pic-épeiche, mésanges variées, merle viennent se nourrir dans le petit jardin ; lui, derrière la fenêtre, laisse venir « la rêverie ou / disons / les léthargies fantômes », imagine des violences entre les mésanges (« façon mienne d’envisager toujours le pire ») ou peut « se réjouir un moment » devant la beauté du plumage des rouges-gorges.
La lecture de la revue n’est pas achevée... Bernard Palissy propose la construction d’une forteresse en s’inspirant de l’habitat du pourpre, dans "L’ère cosmique" Malcolm de Chazal précise comment l’homme peut « sortir de lui-même » et ainsi connaître « l’ouverture » sur l’univers, Anne-Marie Beeckman emmène le lecteur dans "Le voyage de l’amibe" et dans quelques-unes de ses lectures...
On peut s’abonner pour 4 numéros, c’est-à-dire 2 ans : 45 €, lalibrairielabrechevichy@gmail.com ou www.pierre-mainard-editions.com
Des Pays habitables, printemps 2020, "Naïveté Utopie exubérance", éditions La Librairie La Brèche (Vichy), 84 p., 13 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le
1 Son œuvre poétique a été rassemblée par Le Cherche Midi en 2004, Libre comme une maison en flammes et a suivi en 2007 une étude de Pierre Dhainaut, Jean Malrieu aux éditions des Vanneaux.
2 On pense aux poèmes de Supervielle réunis dans Les Amis inconnus (1934).
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19/05/2020
Antoine Emaz, Personne
Passants
loin sur le sable au matin
des passants qui semblaient
ressembler
passants
rien d’autre
mais assez pour lever zn tête
après leur passage
d’autres passés
que l’on poursuit de l’œil dedans
alors que l’espace est devant
vide
à nouveau
on ne sait comment faire
pour bloque rles deux yeux
dedans dehors
malgré tout l’effort
ça passe
trop poreux
revenir seulement aux vagues
leur calme lancinant fatigué
à marée base
leur énergie qui se replie
tirer dedans comme un drap
lourd d’écume et de sel
du ciel un peu aussi
et dans les plis
les êtres
passés
pas plus
des ombres
des bouts
[...]
Antoine Emaz, Personne, éditions
Unes, 2020, p. 21-23.
© Photo Tristan Hordé, 2012
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18/05/2020
Mona Ozouf, La Composition française, Retour sur une enfance bretonne,
La Bretagne incarnée
Elle est le plus souvent debout, entre l’évier et le fourneau de la cuisine, la luche à café à la main, ajoutant ou ôtant une rondelle de fonte au gré des plats qu’elle prépare, tournant la pâte à crêpe, raclant du chocolat sur les tartines du « quatre heures », baignée dans la lumière d’ouest qui vient de la fenêtre. Je l’ai si souvent dessinée que l’image est nette : elle se tient aussi droite que l’arthrose le lui permet, enveloppée dans d’immuables jupes noires et jamais sans la coiffe. L’attacher est son premier geste du matin, bien avant l’éveil de la maisonnée : quelle honte, si le facteur venait à la surprendre « en cheveux » ! je ne la verrai ainsi que sur son lit d’agonisante. Son souci constant est la dignité — nul ne songerait du reste à la lui contester. Sa règle morale essentielle est de ne jamais se mettre dans une situation telle qu’elle puisse en avoir honte.
Mona Ozouf, La Composition française, Retour sur une enfance bretonne, Folio/Gallimard, 2019 (2009), p. 47.
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17/05/2020
Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes
Horreur du monde d’avant.
Le singe le plus parfait ne peut pas dessiner un singe, seul l’homme le peut, mais il n’y a que l’homme également qui tienne cela pour un privilège.
Aujourd’hui, j’ai permis au soleil de se lever plus vite que moi.
En Cochinchine, lorsque quelqu’un dit doji (j’ai faim), les gens courent comme s’il y avait le feu pour lui apporter à manger. Dans bien des régions d’Allemagne, un besogneux pourrait dire j’ai faim, cela lui serait à peu près aussi utile que s’il disait doji.
De nos jours, trois saillies et un mensonge font un écrivain.
Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes, traduction Marthe Robert, Denoël, 1985, p. 117, 118, 119, 121, 125.
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16/05/2020
Mario Luzi, Pour le baptême de nos fragments
Elle s’ouvrit, eau de roche
Elle s’ouvrit, eau de roche,
goutta, veine indécise
jusqu’à un gargouillis de source
sous le soleil qui l’incendie —
et voici qu’elle inonde
les ruisseaux
de son ravinement
et l’arche de son rebond,
eau et feu, maintenant,
et enfance
devenue langage
clair et sourd, changeant et éternel,
dents et barbe des prophètes
en ruisselant comme stalactites et mousse
dans les âges arides,
en des terres désertes
elle épandue à chaque baptême.
Avec elle autrefois j’ai fait mainte ripaille
mais sans rien dissiper : rien.
Ainsi parle la parole,
de cela témoigne le témoignage.
Mario Luzi, Pour le baptême de nos fragments, traduction
Philippe Renard et Bernard Simeone, Flammarion,
1987, p. 269.
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15/05/2020
Ferdinando Camon, Figure humaine
Figure humaine ou presque
Mon village est grand mais les maisons ne sont pas nombreuses et en dehors des routes et on ne se connaît pas entre nous et même les pêcheurs qui vivent dans le Sud où le fleuve ans digue déborde sur les champs et forme comme une mer avancée, ceux-là personne ne savait qu’ils existaient parce qu’ils ne s’étaient jamais montrés au grand jour et je les ai découverts au cours d’une de mes expéditions m’avançant sur les chemins où je n’allais pas d’habitude en effet je me dirigeais vers le nord en passant d’abord devant la ferme des Tojoni ceux qui ont une grande maison carrée et basse avec le toit en pyramide et au-dessus des tas de cheminées disposées curieusement par groupes et basses ou hautes comme des sentinelles fatiguées et il paraît impossible que chacune corresponde à un foyer ou à un poêle et peut-être qu’elles y correspondaient encore quand la maison était habitée par les comtes mais maintenant les comtes sont allés vivre à Montesalice et ils ont une villa au milieu des collines (...).
Ferdinando Camon, Figure humaine, traduction Jean-Paul Manganaro avec la collaboration de Pierre Lespine, Gallimard, 1976, p. 11.
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14/05/2020
Eugenio Montale, La Tourmente
Lumière hivernale
Lorsque je descendis du haut ciel de Palmyre
sur palmiers nains et propylées candis
et qu’à la gorge un étau m’avertir
que tu m’emporterais,
lorsque je descendis du ciel de l’Acropole
et trouvai, sur des kilomètres, des corbeilles
de poulpes et de murènes
(ces dents, une scie
sur le cœur qui se serre),
lorsque j’abandonnai cette cime aux aurores
inhumaines pour le musée gélifié
— momies et scarabées — (tu pâlissais,
ma vie unique) et vins comparer lave
et jaspe, sable et soleil, fange
et divine argile —
à l’étincelle
qui jaillit, je fus neuf, et fait cendres.
Eugenio Montale, La Tourmente et autres poèmes,
Traduction Partice Angelini, Gallimard, 1966, p. 91.
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13/05/2020
Salvatore Quasimodo, Poèmes
Élégie
Froide messagère de la nuit
tu es revenue limpide au balcon
des maisons ravagées
pour éclairer des tombes sans nom
et les restes abandonnés de la terre fumante.
Ci-gît notre songe. Solitaire
tu montes vers le Nord où toute chose
s’achemine sans lumière à sa mort,
et tu résistes.
Salvatore Quasimodo, Poèmes, traduction
Pericle Patocchi, Mercure de France, 1958, p. 58.
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12/05/2020
Guido Ceronetti, Une poignée d'apparences
Leopardi et Kafka
L’exclusion du salut que Kafka rend plus redoutable, au moment où le piège se déclenche pour nous, n’annule pas la possibilité d’un salut comme explication du bien et du mal, de la vie et de sa destruction. C’est un salut amer et intellectuel, mais c’est l’ultime refuge de l’espérance messianique.
Kafka est un tapis fait de tous les fils et de toutes les couleurs du mystère et de la passion hébraïques, il est prophétique et talmudique, élection traditionnelle et décadence d’un ghetto proche de la démolition, victime expiatoire et tikva sioniste. C’est un tapis volant qui permet de retrouver, après le vol nocturne, le architectures familières de l’absolu métaphysique : bien que suspendues et flottantes, elles nous paraissent reposer, seules, sur un terrain sûr.
Guido Ceronetti, Une poignée d’apparences, traduction André Maugé, Albin Michel, 1988, p. 183.
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11/05/2020
Caarlo Emilio Gadda, L'affreux pastis de la rue des merles
C'était une journée splendide, une de ces journées si superbement romaines qu'un fonctionnaire de 8ème grade, fut-y su' l' point de s' propulser au 7ème, est capable d' sentir lui aussi, mais oui, un je n' sais quoi gigoter en son âme, un p' tit quèque chose qui ressemble assez au bonheur. Il avait l'impression, parole, d'aspirer d' l'ambroisie par les narines, d'en imbiber ses poumons. Et sul' travertin ou l' péperin d' chaque façade d'église, au faîte d'chaque colonne, ce poudroiement doré d'soleil déjà auréolé d'un carrousel de mouches. Et puis, c'est qu'il avait en tête tout un programme, l'Ingravallo. Car à Marino, y avait mieux que l'ambroisie ! "Chez Pippo", en effet, on trouvait un blanc homicide, un p'tit salopard d' quatre ans, couché dans certains biberons, un blanc qui aurait pu électriser, cinq ans plus tôt, le défunt cabinet Facta, si la Facta factorum en quetion eût été à même d'en soupçonner l'existence. Sur les nerfs d'un molisan, en tout cas, il faisait office de café fort, avec, en plus, tout le bouquet, toutes les nuances d'un cru de grande classe, les témoignages et les constats modulés, lingo-palato,pharyngo-œsophagiques, d'une introduction dyonisiaque. Et qui sait, en s'en'oyant un ou deux d'ces 'odets derrière la cravate...
Carlo Emilio Gadda, L'affreux pastis de la rue des merles, traduction Louis Bonalumi, Seuil, 1963, p. 49.
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10/05/2020
Tommaso Landolfi, La femme de Gogol
La femme de Gogol
Au moment que se présente à moi le problème embrouillé de la femme de Nicolas Vassiliévitch, je suis pris d'hésitation. Ai-je le droit de révéler ce qui n'est connu de personne, ce que mon inoubliable ami lui-même (et il avait ses bonnes raisons) voulait cacher à tout le monde, ce qui, dis-je, ne saurait donner matière qu'aux plus perfides et balourdes interprétations — sans compter que cela va peut-être offenser des foisons d'âmes cléricalement et sordidement hypocrites, et quelque âme vraiment pure aussi, pourquoi pas, à condition qu'il s'en trouve encore une ? Ai-je le droit par ailleurs, de révéler une chose devant laquelle mon propre jugement recule, quand il ne prend pas, de façon plus ou moins avouée, le parti de la réprobation ? Comme biographe, cependant, mes devoirs sont précis. Je crois que tout renseignement sur le cas d'un homme si extraordinaire devrait être précieux tant aux générations futures qu'à la nôtre, et je ne voudrais pas confier à un jugement frivole, autrement dit masquer, ce qui n'a pas la moindre chance d'être sainement jugé avant la fin des temps. En vérité, nous permettrons-nous de condamner, nous autres ? Serait-ce donc qu'il nous fut donné de connaître les nécessités intimes et encore les fins d'utilité générale et supérieure auxquelles répondaient les actions de tels hommes extraordinaires, qui ont eu la mésaventure de nous paraître vils ? Certes non, car à ces natures privilégiées nous n'avons jamais rien compris. « C'est vrai, disait un grand homme, je fais pipi moi aussi, mais pour toute autre raison ! »
[...]
Tommaso Landolfi, La femme de Gogol et autre récits, présentés par André Pieyre de Mandiargues (traducteur de cette nouvelle), Gallimard, 1969, p. 17-18.
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09/05/2020
Giorgio Manganelli, Centuries
Quatre vingt-six
Il se demande souvent si la question du rapport à la sphère n'est pas, de par sa nature même, insoluble. La sphère n'est pas présente en permanence devant ses yeux, cependant, même lorsqu'elle s'éloigne, même lorsqu'elle se retire ou se cache, la sphère agit, et il croit comprendre que si le monde présente cette forme qu'on connaît, c'est précisément parce qu'il doit accueillir la sphère. Parfois, alors qu'il vient de se réveiller, dans la chambre plongée dans une semi-obscurité — le jour a déjà commencé pour tout le monde, et ce n'est pas ce qu'il aime se lever tard, mais en retard — la sphère se tient en équilibre au milieu de la chambre ; il l'examine avec attention car, telle une question, la sphère exige de l'attention. La sphère n'est pas toujours de la même couleur, elle passe par toutes les nuances du gris au noir : parfois, et ce sont les moments les plus intéressants, la sphère bascule, laissant place à une cavité sphérique, à un vide entièrement privé de lumière. Il arrive que la sphère s'absente quelque temps, mais rarement plus d'une dizaine de jours. Elle réapparaît à l'improviste, à n'importe quelle heure, sans raison compréhensible, comme si elle revenait de voyage, comme après une absence légèrement coupable quoique convenue. Il a l'impression que la sphère fait semblant de présenter ses excuses, mais qu'elle est en réalité ironique et, même innocemment, maligne. Il fut un temps où, par la violence, il tenta d'effacer de sa vie cette présence révulsive ; mais la sphère est taciturne, insaisissable, à moins qu'elle ne décide elle-même de frapper ; elle provoque alors dans la partie du corps qu'elle atteint, une douleur opaque, sombre, déchirante. Quoi qu'il en soit, la manifestation typique de l'hostilité de la sphère consiste à s'interposer entre lui et quelque chose qu'il essaie de voir ; dans ce cas, la sphère est susceptible de devenir minuscule, une bille turbulente qui danse et s'esquive devant ses yeux. Il est une fois de plus tenté d'affronter la sphère avec une soudaine brutalité, comme s'il ignorait que, de par sa constitution il est impossible de l'atteindre ; ou bien il envisage de s'enfuir, de recommencer sa vie en un lieu que la sphère ne connaît pas. Mais il ne croit pas que cela soit possible ; il pense qu'il doit convaincre la sphère de ne pas exister, et il sait que pour la conduire à cette progressive séduction du néant, il lui faut emprunter une voie lente, patiente, labyrinthique, et faire preuve d'ingéniosité et de minutie.
Giorgio Manganelli, Centurie (cent petits romans fleuves), prologue de Italo Calvino, traduction Jean-Baptiste Para, éditions W, 1985, p. 183-184.
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08/05/2020
Pierre Vinclair, La Sauvagerie
[6] On n’élève plus de poulets sauvages, hélas ! Les poètes de jadis trempaient leur plume dans l’encrier de l’absolu, le lecteur mangeait de la viande, savait des vers, priait le Père ; le poète de ce temps sont d’hypocrites vegans, élevant en batterie leur poétique, s’agglutinent dans des festivals comme copulent des moucherons d’avril sur une toile lumineuse, et qui pourtant te disent de ronger jusqu’à l’os leurs poèmes pour jouir dans ta bouche à la fin.
Pierre Vinclair, La Sauvagerie, Corti, 2020, p. 189.
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