07/05/2020
Louis-René des Forêts, Poèmes de Samuel Wood
Quel sens donner au mauvais rêve de la mère putain,
Du père centenaire et du frère déserteur
Comme retranchés chacun dans une solitude amère,
Lequel aux fermages touchés, aux lettres sans réponse,
Sinon qu’on est trois fois coupable de survivre,
Volant aux morts leur dû, et pour justifier l’héritage
Profanant en songe celle qui fut la plus chère.
Mais une barque bleue enlisée dans la neige,
Le chahut de cinq cloches déréglée et fêlées,
Un train roulant à toute vapeur sur un pont de fer,
La façade en feu d’une forteresse qui s’effondre,
De ces obsessions nocturnes aux formes si précises
Rien ne laisse deviner la provenance et la clé.
Louis-René des Forêts, Poèmes de Samuel Wood, Fata
Morgana, 1988, p. 9.
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06/05/2020
Cesare Pavese, Travailler fatigue
Récit du politique
Nous allions le matin au marché des poissons
et nous rincions l’œil : il y en avait d’argent,
des vermeils ou des verts, aux couleurs de la mer.
Comparés à la mer, tout écaillés d’argent,
les poissons l’emportaient. Nous pensions au retour.
Même les femmes étaient belles, l’amphore sur la tête,
olivâtre, façonnée sur la forme des hanches
mollement : chacun pensait aux femmes,
leur manière de parler ou de rire, de marcher dans la rue.
Nous étions tous à rire. Il pleuvait sur la mer.
Par les vignes cachées dans les replis de terre
l’eau macère feuilles et grapillons. Le ciel
se colore de nuages épars, rougissants
de soleil et de joie. Sur la terre saveurs
et couleurs dans le ciel. Personne avec nous.
Nous pensions au retour comme on pense au matin
après toute une nuit occupée à veiller.
Nous jouissions des couleurs des poissons et de l’humeur
Des fruits, à l’odeur pénétrante dans les relents marins.
Nous étions ivres, dans l’attente de retour.
Cesare Pavesse, Travailler fatigue, Gallimard, 1961, p. 257.
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05/05/2020
Ah ! la culture
Ah ! la cultuuure !
Madame Sibeth Ndiaye, porte-parole du gouvernement, était l’invitée de France-Inter le dimanche 3 mai à 12h30. Au cours de sa prestation bien rodée (il était facile de répondre à sa place), le journaliste lui demande pourquoi les restaurants, les cinémas, entre autres, ne peuvent ouvrir, alors que l’on ne risque pas plus d’y être contaminés que dans une grande surface. La réponse n’est pas stupéfiante, elle est dans la droite ligne des politiques, quels qu’ils soient à de rarissimes exceptions, pour lesquels le mot culture renvoie d’abord, sinon à l’agriculture, à la vision d’un match de football ou de tennis, à une visite à Disneyland ou à Notre-Dame. Voici la réponse : « Il y a des choses que l’on fait dans notre vie qui sont indispensables, d’autres qui le sont un peu moins ». En effet, lire — donc aller dans une librairie —, fréquenter le théâtre, le cinéma, l’opéra, toute musiquene sont pas, madame Ndiaye, certes, « indispensables » — un peu moins qu’aller travailler pour « redresser l’économie ». Et puis, de quoi se plaignant-ils, ces libraires et tous les autres : L’État les aide. Il faut sans doute vous rappeler de la dite culture n’existe que vivante, avec ses acteurs, ses lecteurs, pas avec des subventions qui seront de toute manière insuffisantes pour maintenir en vie librairies, cinémas, etc. Il faut vous rappeler aussi un passage célèbre de l’évangile de Luc (4,4), « L’homme ne vit pas seulement de pain », vous rappeler enfin que considérer la culture comme « un plus », comme on dit dans votre jargon, (vous qui parlez volontiers de « fake news », alors que le français « fausses nouvelles » est clair) a souvent conduit à mettre en danger la démocratie, toujours très fragile.
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Paul Celan, Grille de parole
Un œil ouvert
Heures, couleur mai, fraîches.
Ce qui n’est plus à nommer, brûlant,
audible dans la bouche.
Voix de personne, à nouveau.
Profondeur douloureuse de la prunelle :
la paupière
ne barre pas la route, le cil
ne compte pas ce qui entre.
Une larme, à demi,
lentille plus aiguë, mobile,
capte pour toi les images.
Paul Celan, Grille de parole, traduction
Martine Broda, 1991, p. 75.
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04/05/2020
William Blake, Chants de l'innocence
Chanson du rire
Quand les bois verts rient avec l’accent de la joie,
Et que le ruisseau tout en fossettes rit en courant,
Quand l’air lui-même rit de nos gaies saillies,
Et que la verte colline rit en écho,
Quand les prés rient de leur vert étincelant,
Et que la sauterelle rit dans ce joyeux ensemble,
Quand Marie, Suzanne et Émilie
De leur douce bouche ronde égrènent les notes du rire,
Quand les oiseaux éclatants rient dans l’ombre
Où se dresse notre table offrant cerises et noix,
Viens vivre dans la joie et joindre à moi,
Chantant le doux refrain du rire.
William Blake, Chants de l’innocence, dans Poèmes,
Traduction M. L. Cazamian, Aubier-Flammarion,
1968, p. 133.
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03/05/2020
Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud
O bleu
Scène 1
Au petit matin les anges sont les yeux cernés
Et les boulets qu’ils traînent aux pieds font un bruit de
Casserole de quel bagne sortent-ils donc
Tout tachés de nuit à l’odeur de caoutchouc
Brûlé et leurs jupons déchirés laissent voir
Un genou poilu comme un bleuet
Scène 2
Au petit matin les anges ont les yeux meurtris
Ssi bleus à regarder toujours le ciel bleuir
Qu’ils se confondent avec l’azur un simple verre
Coloré pas même un lapis-lazuli et
Loin là-bas mon pauvre amour les dieux reprirent
Leurs chaussettes un nuage sert d’édredon de
Plumes et tout s’éteint alors il fait vraiment noir
[...]
Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud,
Gallimard, 2009, p. 81.
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02/05/2020
Paul Valet, La parole qui me porte et autres poèmes
Le livre rassemble plusieurs titres, Lacunes (1960), Table rase (1963), La parole qui me porte (1965) et Paroles d’assaut(1968), choix heureux qui donne à lire un ensemble cohérent. On peut espérer que cette édition de poche fera sortir Paul Valet de l’ombre : estimé de Guy Lévis-Mano, René Char, Henri Mi chaux, Cioran, Maurice Nadeau, par Jean Dubuffet pour sa peinture et Yvonne Zervos qui l’exposa, salué par Jacques Lacarrière (Paul Valet, Soleil d’insoumission, 2001), il reste encore méconnu. Certains l’ont découvert grâce à ses traductions du poètes russes, Joseph Brodski en 1963 (Seize poèmes) et Anna Akhmatova en 1966 (Requiem). Il faut peut-être lire la préface de Sophie Nauleau avant les poèmes pour faire un peu connaissance avec un homme dont la vie et l’œuvre sont hors des sentiers battus.
Né Grzegorz Szwarc en 1905 dans une famille juive en Pologne, il passe son enfance en Russie, d’où la révolution d’Octobre 1917 oblige sa famille à s’exiler, en Pologne puis en France en 1924. Devenu Georges Schwartz, il entreprend des études de médecine, est naturalisé français en 1931 — ainsi que Chaïa Tenenbaum, épousée l’année précédente —, devient médecin en banlieue ouvrière, à Vitry-sur-Seine où il vivra jusqu’à sa mort. Sauf pendant la guerre où, après sa démobilisation, il est l’un des organisateurs de la Résistance en Haute-Loire et dans le Cantal avec le mouvement "Libération". En 1945, il apprend que père, mère et sœur sont morts à Auschwitz. Il commence à écrire et choisit le pseudonyme de Paul Valet, expliquant en 1963 dans un entretien : « je ne suis pas libre d’écrire ce que j’écris. La pensée va au-delà de la parole et, pour exprimer ma pensée, il faut que je la soumette aux lois de la parole. Je suis donc le valet de la parole, le valet de la poésie. Et puis au Moyen Âge, un valet c’est un jeune homme chargé d’un noble service. C’est joli, non ? » (1)
Les vers de Paul Valet, une large partie d’entre eux du moins, évoquent l’art classique de la maxime par leur concision, leur caractère synthétique, leur autonomie aussi ; souvent réunis en distiques, ils ne nécessitent pas a priori d’être lus avec un contexte, comme par exemple : « Chacun porte son vide / Où il peut ». La lecture s’arrête pour saisir ce que remue en soi la proposition, mais on rassemble progressivement dans l’ensemble du livre tout ce qui est relatif à l’absence, au vide, motif récurrent, et l’on revient à ces deux vers. Motif récurrent, dont l’énoncé est parfois repris sous une forme un peu différente dans le même livre ; dans Lacunes, le fort sentiment que la vie de l’homme compte pour peu entre deux bornes est exprimé à deux endroits : une première fois avec l’image traditionnelle du passage, de la porte, « La naissance et la mort / Deux portes siamoises », une seconde fois en rapprochant plus brutalement les deux moments, le début et le terme venant presque à se confondre, « Avant ma naissance / J’étais déjà mort ». La thématique du vide, si présente, est fondée sur l’expérience personnelle douloureuse, mais perçue comme propre à toute vie humaine ; de là des vers qui n’ont rien d’énigmatique, comme « Depuis des millénaires / Je mâche le même refrain ».
D’autres énoncés ont également une portée générale, présentant le sort commun comme une épreuve, quelle que soit la manière de vivre, « J’ai deux pieds / L’un patauge dans la boue / L’autre dans l’abîme ». Personne ne peut échapper à l’absence d’horizon et l’universalité de ce destin clairement exprimée, « Chaque homme est traversé / Par une voie sans issue ». C’est souvent avec la forme de l’aphorisme qu’est ôtée la possibilité d’un mouvement vers l’Autre, « Les pensées les plus tendres / Pourrissent les premières ». Dans l’univers de Paul Valet, on est toujours confronté au vide de l’existence ; l’un des très rares poèmes, titré "Liberté", l’élément naturel, vu positivement, qui apparaît est aussitôt présenté comme interdit,
À l’orée de la liberté
L’herbe se fait haute
Parfumée
Tendre
Infranchissable
Comme si l’humain n’avait, ne pouvait concevoir d’autre perspective dans sa vie que la mort ; au cogito, ergo sum cartésien, est substitué « Je péris / Donc je suis ».
On ne peut s’empêcher de lier ce lyrisme douloureux de Paul Valet aux tragédies de l’histoire qu’il a vécues, non qu’il y ait "témoignage" dans sa poésie, mais la disparition de ses proches, plus largement les camps d’extermination, constituent un arrière-plan, « tant entendu que le drame personnel est devenu exemplaire. Écrire « Je suis habité par les morts / Nourri, lavé, soigné par les morts » à la fois renvoie à un vécu et rejoint autour du motif de la mort la poésie de la fin du XVIe siècle.
Le passé, ce sont d’abord les morts, ce qui a construit celui qui écrit, « Débris de mémoire / En quête de l’oubli » ; la réalité de l’absence ne peut être annulée, cependant s’il écrit « Je suis le Valet / De l’éternel malade », ce n’est pas pour céder à un quelconque repli sur soi : avoir la certitude du vide mais affirmer « Mon destin / Le refus de l’Abri ». La parole qui me porte est aussi le titre d’un poème dont un vers (devenu le titre d’un autre livre) est un programme positif, « Que pourrai-je vous donner / De plus grand que mon gouffre ». L’art poétique de Paul Valet repose sur le refus du détour, sa poésie est une « Réponse à l’existence » et exprime sa volonté de trouver une « place pour le cri ». Il s’agit bien de comprendre, de faire comprendre ce qui guide l’écriture, rien ne pouvant effacer « la détresse / de celui qui voit ». Paul Valet note dans un poème, "Art poétique", « L’épouvante attend / Que je vienne lui rendre la parole ». C’est pourquoi il lui est difficile de trouver les mots pour restituer quelque chose de la perte, du « naufrage ».
Cette poésie exigeante n’hésite pas à jouer avec des expressions courantes, donnant vigueur au propos (« Les murs écroulés / Ont perdu leurs oreilles », « Les poètes aboient / La poésie passe », etc.), cependant les clins d’œil ou les jeux rhétoriques sont rares. On trouvera quelquefois l’emploi de l’anaphore, quelquefois des oppositions de sens (en liberté-sauvages). Quand dans un vers des mots riment entre eux, Paul Valet exprime alors avec concision ce qu’il souhaite que soit sa poésie :
Mirage Visages Image
Resterai-je toujours votre valet ?
* Entretien avec Madeline Chapsal, L’Express, 15 août 1963, repris dans Paul Valet cahier dirigé par Guy Benoît (Le temps qu’il fait, 1987), cité par S. Nauleau.
Paul Valet, La parole qui me porte at autres poèmes, préface Sophie Nauleau, Poésie / Gallimard, 2020, 224 p., 7, 50 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 30 mars 2020.
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01/05/2020
Jacques Prévert, Le monde libre
Le monde libre
Grenades à billes
bombes à ailettes
funèbres gadgets
Cramponnés à leur manche à balai
les stupides sorciers du progrès
battent leurs derniers records meurtriers
Les forteresses volantes
ne sont pas châteaux en Espagne
Sordide
humaine réalité
les enfants du Viet-nam
jetés comme cartes à jouer
sur l’herbe rouge de la douleur
meurent
perforés
par les ordinateurs de l’horreur
Jacques Prévert, Textes divers 1929-1977,
Œuvres complètes, II, Pléiade/Gallimard,
1996, p. 823.
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30/04/2020
Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes
La Blanchisseuse, 11
Oyez, bonnes gens, oyez !
Gens ouvriers, reprenez vos esprits...
Oyez ! Gens du Pré Chaud —
Ici habite le jeune fille Liberté,
notre belle promise.
Depuis longtemps j’aimais ses yeux,
simples, ouvriers.
Moi, jeune fille russe, moi, la manouvrière
aujourd’hui je vous régale de Liberté !
Bonnes gens ! Bonnes gens ! Il n’y aura plus de mal ni de misère !
Plus de mal ni de misère !
Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes, traduction du russe
Luda Schnitzer, Pierre Jean Oswald, 1967, p. 185.
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29/04/2020
Oskar Pastior, Poèmepoèmes
Le poème frisson frissonne à l’idée qu’il consisterait en un processus de langue qui pourrait affirmer qu’un processus s’est tellement autonomisé en lui qu’il frissonne à l’intérieur de son processus de langue à l’idée de frissonner le poème frisson est insensé de penser cela car comment frissonner déjà à l’idée de frissonner.
Oskar Pastior, Poèmepoèmes, traduction Alain Jadot, préface Christian Prigent, NOUS, 2013, p. 84.
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28/04/2020
Leopoldo Maria Panero (1948-2014), Le dernier homme (poésie 1980-1986)
Troubadour j’ai été, je ne sais qui je suis
Ce n’est que dans la nuit que je trouve mon aimée
dans la nuit, esseulé
dans la plaine sans personne
sauf une femme qui hurle
la tête dans la main
ce n’est que dans la nuit que je trouve mon aimée
la tête dans la main
Je lui offre comme l’encens
que d’autres rois lui offrent
mes propres souvenirs
en lui tendant la main
puis elle me tend sa tête
et avec son autre main
elle m’indique la nuit
Seul dans la nuit, à neuf heures
je sors chercher mon aimée
et dans la plaine comme cerfs
galopent les souvenirs
J’eus la voix, troubadour,
j’ai été, aujourd’hui sans chant
je ne sais qui je suis et
j’entends un fantôme dans la nuit
j’entends les morts réciter mes vers.
Leopoldo Maria Panero, Le dernier homme,
traduction de l’espagnol Rafael Garido,
Victor Martinez et Cédric Demangeot,
Fissile, 2020, p. 141.
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Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn
Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.
Quatrième extrait des Journaux pour lui rendre hommage.
Troisième cahier
J’ai rêvé aujourd’hui d’un âne ressemblant à un lévrier qui était très réservé dans ses mouvements. Je l’observai avec précision parce que j’étais conscient de la rareté de l’apparition, mais je ne conservai que le souvenir que de ce que sess pieds étroits, ceux d’un humain, ne purent me plaire à cause de leur longueur et de leur symétrie. Je lui offris des bottes de cyprès frais, vert foncé, que je venais juste de recevoir d’une vieille dame de Zürich (toute la scène se passait à Zürich), il n’en voulait pas, es reniflant à peine ; mais dès que je les eus posées sur la table il les dévora si complètement qu’il n’en resta qu’un noyau semblable à une châtaigne et à peine reconnaissable. On raconta plus tard que cet âne n’était jamais allé sur ses quatre pattes, mais qu’il se tenait toujours debout comme un homme et qu’il montrait sa poitrine brillante et argentée, ainsi que son petit bedon. Mais en fait cela n’était pas exact .
Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 178.
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27/04/2020
Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn
Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.
Troisième extrait des Journaux pour lui rendre hommage.
Quatrième cahier
Quand on s’arrête sur un livre de lettres ou de mémoires, quelle que soit la personne concernée (...), qu’on ne le fait pas pénétrer en soi par sa propre force, car pour cela il faut déjà de l’art et celui-ci se suffit à lui-même, mais que cela vous est donné — pour celui qui n’oppose pas de résistance cela arrive vite — de se séparer de l’étranger ainsi constitué et de consentir à en faire un membre de sa famille, alors ce n’est plus quelque chose de spécial quand, en refermant le livre on se retrouve face à soi-même, et que, après cette excursion et ce délassement, on se sent à nouveau mieux dans son être propre, renouvelé et secoué à neuf d’avoir été pendant un moment vu de loin, et on reste avec une tête plus libre.
Franz Kafka, Journaux traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 247.
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26/04/2020
Franz Kafka, Journaux, 2, traduction Robert Kahn
Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.
Second extrait des Journaux pour lui rendre hommage.
Onzième Cahier
Être dans un train, l’oublier, vivre comme chez soi, se souvenir subitement, sentir la force motrice du train, devenir un voyageur, sortir la casquette de la valise, aller à la rencontre de ses compagnons de voyage de façon plus libre, plus cordiale , plus insistante, être porté sans mérite vers son but, le ressentir comme un enfant, devenir le chéri de ces dames, se trouver sous la force d’attraction continuelle de la fenêtre, avoir toujours au moins une main posée sur la planchette de la fenêtre. Situation esquissée de manière plus aiguë : oublier que l’on a oublié, devenir d’un coup un enfant qui voyage seul dans un train rapide comme l’éclair, enfant autour duquel le wagon tremblant se hâte se déploie de manière étonnante dans les plus petits détails comme dans la main d’un prestidigitateur.
Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 705.
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25/04/2020
Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn
Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.
Plusieurs extraits des Journaux pour lui rendre hommage.
Quatrième cahier
On ne peut éviter dans une autobiographie que, très souvent, là où l’on devrait utiliser l’expression « une fois », qui correspond à la vérité, on la remplace par « souvent ». Car on reste toujours conscient du fait que le souvenir va chercher dans cette obscurité que l’expression « une fois » fait éclater et que le mot « souvent » n’épargne pas non plus totalement, mais qu’elle est au moins conservée dans la vision de celui qui écrit et qu’elle le porte au-delà des parties de sa vie qui ne se sont peut-être pas du tout produites mais qui remplacent pour lui celles qu’il ne peut plus, et même avec un doute, effleurer dans son souvenir.
Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 296.
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