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20/07/2020

Bernard Noël, De Gauche, autrement

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                                    De gauche, autrement

Depuis toujours, la pensée politique est orientée vers la prise du pouvoir, et par conséquent vers sa conservation. Cela s’exprimait autrefois par l’hérédité du pouvoir absolu. La succession démocratique a introduit la relativité — jusqu’à quel point ? Et l’instauration du pouvoir économique ne rétablit-elle pas le pouvoir absolu, mais masqué ?

Le comble du génie politique est de faire admettre à l’opprimé la nécessité de son oppression. Le chômage remplit très bien cette fonction. Rien n’est plus terrible dans l’Histoire que d’y observer la permanence d’un complexe de servilité, qui a toujours permis l’exploitation consentante de la majorité. La logique de cette permanence aboutit à ce pouvoir économique intelligent, brutal et universel.

 

Bernard Noël, De gauche, autrement, dans L’Outrage aux mots, Œuvres, II, P.O.L, 2011, p. 387.

19/07/2020

Bernard Noël, Des formes d'elle

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Des formes d’elle

 

         I

 

vivre dis-tu

                  c’est la venue

d’un mystère il s’empare

de nous tu vois cette ombre

sur le corps

                   tu vois

ce fantôme en dessous

la matière a besoin

de matière

                   ce besoin

est notre infini

                           ma langue

touche en toi une serrure

intime

           tu fais de moi

un moi par-dessus les morts

par-delà les vivants

 

Bernard Noël, Des formes d’elle, dans

Les Plumes d’Éros, Œuvres I, P. O. L,

2009, p. 279.

18/07/2020

Paul Claudel, Connaissance de l'Est

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                                           La pluie

Par les deux fenêtres qui sont en face de moi, deux fenêtres qui sont à ma gauche, et les deux fenêtres qui sont à ma droite, je vois, j’entends d’une oreille et de l’autre tomber intensément la pluie. Je pense qu’il est un quart d’heure après midi ; autour de moi, tout est lumière et eau. Je porte ma plume à l’encrier, et, jouissant de la sécurité de mon emprisonnement intérieur, aquatique, tel qu’un insecte dans le milieu d’une bulle d’air, j’écris ce poème.

Ce n’est point de la bruine qi tombe, ce n’est point une pluie languissante et douteuse. La nue attrape de près la terre et descend sur elle serré et bourru, d’une attaque puissante et profonde. Qu’il fait frais, grenouilles, à oublier, dans l’épaisseur de l’herbe mouillée, la mare ! Il n’est point à craindre que la pluie cesse ; cela est copieux, cela est satisfaisant.

Paul Claudel, Connaissance de l’Est (1929), Poésie / Gallimard, 1974, p. 82.

17/07/2020

Alexandre Castant, Mort d'Athanase Shurail : recension

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Un premier ensemble, "L’écritoire", compte trois textes numérotés en italique, très brefs, qu’un narrateur commente aussitôt et attribue (quatrième et cinquième séquences) à un certain Damien dans les deux séquences suivantes. Ce Damien n’écrirait dans un cahier que des « amorces » de récits qu’il accompagnerait de dessins de marque-pages ; il construirait ainsi une « bibliothèque invisible » puisque le tout ne quitterait pas son « écritoire ». Du narrateur (un "je"), on ne saura rien ; il a lu dix-sept projets, qu’il a réunis sous le titre "Vie et mort d’Athanase Shurail", et les fait suivre d’une coda, "Après Athanase", dans laquelle il réapparaît, avec un autre (d’autres ?) personnage ("nous"). Le lecteur reconnaît ici la longue tradition de l’enchâssement narratif, intéressant en ceci que certains des textes brefs enchâssent eux-mêmes un embryon de récit et, par ailleurs, que la partie préliminaire annonce l’essentiel des motifs présents dans les textes enchâssés.

À la fin de "La main noire", le personnage qui porte un gant de cuir noir, se coupe un doigt de la main intacte, ce qui constitue la chute de cette première nouvelle. Le lecteur est surpris par son nom, Jean de Gray, qui semble sorti d’un roman du XIXe siècle — c’était le nom d’un évêque anglais (fin XIIe-débute s.) et dont l’une des activités est de dresser des listes de prénoms et de les commenter. En accord avec cette pratique, les prénoms que l’on relève dans les textes pourraient bien appartenir à la fiction. Le lecteur s’arrête à celui de Léonie, qui évoque la tante Léonie de Combray et, de là, cherche dans les romans l’origine d’autres prénoms ; il trouve assez rapidement (et peut-être sans fondement) une source pour une large partie d’entre eux dans l’immense répertoire des personnages de Balzac : « Augusta » rappelle Augusta de Nucingen, « Diane » Diane de Maufrigneuse, « Madeleine » Madeleine de Morsauf, et la liste n’est pas close. Mais "Madeleine", dans la même nouvelle que "Ava" (variante de "Ève") peut en même temps évoquer la pécheresse du Nouveau Testament, elle qui souhaite ici découvrir le cinéma érotique. Tout se passe comme si la « bibliothèque invisible » se nourrissait de l’immense réservoir des noms déjà employés dans la fiction pour mieux s’y intégrer : les personnages de fiction ne meurent jamais et c’est pourquoi "Athanase" figure dans le titre de l’ensemble, étymologiquement le mot signifie « l’éternel », a-thanatos, "celui qui ne meut pas", et que "Lazare", nom du ressuscité du Nouveau Testament, et "Anastasia" signifiant « résurrection » sont également présents. En outre, si ces prénoms ont déjà été employés, ils apparaissent donc comme des doubles et le motif du double est récurrent de différentes façons tout au long du livre.

Dans la première séquence de "Vie et mort", Jean de Gray s’imagine être un autre lui-même, « contemple dans ses propres yeux sa peau, son corps », ce que commente le narrateur,

                                     La fin d’un monde, ou sa révélation, sera une affaire de doubles,
                                     reproduction, duplicata, calque, miroir, télévision.

Le même Jean de Gray, prenant un taxi, s’aperçoit que le chauffeur lui ressemble et s’interroge, « Tous les personnages sont-ils interchangeables ? ». Jusqu’à un certain point, sans aucun doute. Reviennent constamment les miroirs, les reflets, les illusions d’optique, les rétroviseurs, les caméras, les écrans ; à voir deux femmes qui se ressemblent mais d’âge différent, comment être sûr qu’il s’agit d’une mère et de sa fille ou de la même femme à des âges différents ? Cet aspect à la limite du fantastique apparaît dans d’autres séquences ; tel personnage ne dessine que des dessins de planches anatomiques, fasciné non par le corps humain mais par son imitation, par les « images d’images » ; tel autre semblerait manquer d’un double et se demande, « Que se passe-t-il dans mon studio quand je n’y suis pas ? » La réalité souvent saisie par sa reproduction, par ce que l’on voit dans le cadre que forme la fenêtre ou par le biais de tableaux : de tableaux, ceux de Géricault ou de Delacroix — pour ce dernier, il s’agit de La mort de Sardanapale, tableau de morts violentes présentes aussi dans le livre.

Une photographie d’une pie décomposée, de Gisèle Freund, décide un homme à se suicider, « parce qu’en finir avec soi-même est aussi raisonnable ou déraisonnable que de ne pas le faire » et, poursuit le narrateur, « rien dans la vie n’est décidable ni indécidable ni visible ni invisible ». Une femme se noie avec ses enfants, un homme se suicide, des corps « se décomposent » ou, chez un peintre, « se métamorphosent en charognes », comme si après la hantise du double il y avait un mouvement inverse vers la disparition. Ce peintre travaille les « bords : de la mort et de la folie » et un écrivain entend se mettre « en retrait » et « écrire depuis les bords du monde ». L’espace dans lequel évoluent plusieurs personnages a souvent l’aspect d’un décor, toujours le même : parc ou jardin et, surtout, « échiquier de dalles », « damier noir et blanc du carrelage » (le damier de Damien) — deux couleurs récurrentes, comme dans les films N&B — et, en même temps, grande abondance des couleurs, ce que souligne une scène où, dans l’étreinte, une femme sort de sa bouche « un monde virtuel fait de couleurs vives, de monstres et de livres ».

Le "je" qui rapporte les récits de Damien souhaite le retour d’Athanase, que le lecteur n’a pas rencontré dans les « ténèbres d’un labyrinthe en fragments ». Chaque nouvelle lecture de cette Vie d’Athanase Shurail conduit à de nouvelles découvertes et questions : on ne sait si le narrateur, qui a rassemblé l’ensemble, s’efface devant Alexandre Castant quand, à la fin du livre, on lit les dates « 1996-1999, 2019 » — Alexandre Castant a publié plusieurs livres sur l’image et la photographie.

Alexandre Castant, Mort d’Athanase Shurail, Tarabuste, collection Brèves rencontres, 114 p., 11 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 9 juin 2020.

16/07/2020

Edoardo Sanguineti, Corollaire

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gravez-les en toutes lettres, lecteurs testamentaires (c’est à mes écoliers que je parle,

mes hypocrites enfants, les philoprolétaires qui me ressemblent tant, innombrables,

désormais comme les grains de sable de mon désrt vide), ces paroles miennes, sur ma tombe,

avec la salive, en vous trempant un doigt dans la bouche : (comme je le trempe maintenant,

entre les excessifs abcès de mes gencives glacées) : 

                                                                         j’en ai joui, moi, de ma vie :

 

Edoardo Sanguineti, Corollaire, traduction Patrizia Atzei et Benoît Casas, NOUS, 2013, p. 15.

15/07/2020

Norge, La langue verte

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             La porte

 

Non, n’ouvre pas cette porte,

Ça donne sur l’océan...

Ça donne sur des cloportes...

Pas compris ? Sur le néant !

 

Après ça, c’est difficile

D’aller vivoter, Cécile,

C’est difficile, Zaza,

De vivoter après ça.

 

Disons qu’on a des raisons

De froid, de vent, de tonnerre.

N’ouvre pas, disons, disons

Que c’est pour les courants d’air.

 

Au bonheur des maisonnées

Il faut des portes fermées,

— Tralalire et troundelaire —

D’ailleurs l’usine a sifflé,

Il est grand temps d’y aller,

Prends bien la porte ordinaire !

 

Norge, La langue verte, Gallimard,

1964, p. 73-74.

14/07/2020

André Frénaud, Il n'y a pas de paradis

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                 14 juillet

C’est le jour de fête de la Liberté
Nous avions oublié la vieille mère
Dont les anciens ont planté les arbres.

 

Il est des morts vaincus qu’il faut précipiter
Encore un coup du haut des tours en pierre.
Il est des assauts qu’il faut toujours reprendre.
Il est des chants qu’il faut chanter en chœur,
Des feuillages à brandir et des drapeaux
Pour ne pas perdre le droit des arbres
De frémir au vent.

Nous allons en cortège comme une noce solennelle.
Nous portons le feu débonnaire des lampions.
Soumis à notre humble honneur, le geste gauche.
Les bals entrent dans la troupe et les accordéons.

Le génie de la Bastille a sauté parmi nous.
Il chante dans la foule, sa voix mâle nous emplit.
Au faubourg s’est gonflé le levain de Paris.
Dans la pâte, nous trouverons des guirlandes de verdure,
Quand nous défournerons le pain de la justice…
C’est aujourd’hui ! Nous le partageons en un banquet,
Sur de hautes tables avec des litres.
Le monde est en liesse, buvons et croyons !
Je bois à la joie du peuple, au droit de l’homme
De croire à la joie au moins une fois l’an.
À l’iris tricolore de l’œil apparaissant
Entre les grandes paupières de l’angoisse.
A la douceur précaire, à l’illusion de l’amour.

André Frénaud, Il n’y a pas de paradis, Gallimard, 1967.

13/07/2020

Ambrose Bierce (1842-1914), Dictionnaire du diable

        Ambrose Bierce, Dictionnaire du diable, traduction Jacques Papy, humour, critique sociale

Homme. Animal si profondément plongé dans la contemplation extatique de ce qu’il croit être, qu’il en oublie totalement ce qu’il devrait être. Son occupation principale consiste à exterminer les autres animaux et ceux de son espèce qui, nonobstant, se multiple avec tant de rapidité qu’elle infeste toutes les parties habitables du globe, et même le Canada.

Journal (intime). Procès-verbal quotidien de la partie de notre existence que nous pouvons nous raconter sans rougir.

Labeur. Un des procédés par lesquels A gagne des biens pour B.

Mausolée. La dernière et la plus ridicule folie des riches.

Non-Américain. Pervers, intolérable, païen.

 

Ambrose Bierce, Dictionnaire du diable, traduction Jacques Papy, Nouvel Office d’édition, 1964, p. 115, 132, 135, 149, 160.

12/07/2020

Ambrose Bierce (1842-1914), Dictionnaire du diable

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Foi. Croyance, sans l’appui d’aucune preuve, en ce que raconte quelqu’un, sans en rien connaître, au sujet de choses sans parallèle.

Grammaire. Système de trappes préparées sous les pieds d’un autodidacte, le long du chemin qu’il parcourt pour parvenir à la distinction. 

Humilité. Attitude mentale qu’il convient de prendre et que l’on prend d’habitude en présence de la richesse ou du pouvoir. Particulièrement séante à un employé lorsqu’il s’adresse à son employeur.

Impiété. Votre irrespect à l’égard de mon dieu.

Intimité. Rapports dans lesquels deux imbéciles sont providentiellement entraînés pour leur destruction mutuelle.

 

Ambrose Bierce, Dictionnaire du diable, traduction Jacques Papy, Nouvel Office d’édition, 1964, p. 98, 108, 117, 120, 139.

11/07/2020

Johannes Bobrowski, Terre d’Ombres Fleuves,

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Hölderlin à Tübingen

  

Terrestres les arbres, et lumière,

où la barque repose, appelée,

rame contre la rive, la belle

pente, devant cette porte

passait l’ombre, elle est

tombée sur une rivière,

le Neckar, qui était vert, Neckar

inondant

les prairies et les saules de la rive.

 

La tour,

qu’elle soit habitable

comme un jour, pesanteur

des murs, la pesanteur

contre le vert,

arbres et eau, les peser

tous les deux dans une main :

le son de la cloche tombe

sur les toits, l’horloge

se met en mouvement pour faire

que tournent les fanions de fer.

 

 

Hölderlin in Tübingen

 

Baüme irdisch, und Licht,

darin der Kahn steht, gerufen,

die Ruderstange gegen das Ufer, die schöne

Neigung, vor dieser Tür

ging der Schatten, der ist

gefallen auf einen Fluß

Neckar, der grün war, Neckar,

hinausgegangen

um Wiesen und Uferweiden.

 

Turm,

daß er bewohnbar

sei wie ein Tag, der Mauern

Schwere, die Schwere

gegen das Grün,

Baüme und Wasser, zu wiegen

beides in einer Hand:

es laütet die Glocke herab

über die Dächer, die Uhr

rührt sich zum Drehn

der eisernen Fahnen.

 

Johannes Bobrowski, Terre d’Ombres Fleuves,

traduction Jean-Claude Schneider, Atelier

La Feugraie, 2005, p. 80-81.

10/07/2020

Arno Schmidt, Scènes de la vie d'un faune

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Dehors, un ciel de porcelaine : de blanches ventripotences, des serpillières bleues. En bas, autour de moi, un courant d’air agitait les maigres buissons, comme si, dans les parages, toutes les portes étaient restées ouvertes (ma chemise claquait sur ma poitrine et mes cheveux gris dansaient la carmagnole). Et, pourtant, j’étais toujours en Terre Administrative : les poteaux télégraphiques faisaient escorte à toutes les routes, prenaient gauchement les virages à leurs côtés, tous revêtus de la même livrée brun sombre et rectiligne. Ils n’auront de cesse que chaque mètre carré ne soit tendu de lignes télégraphiques au-dessus de nos têtes et de conduites souterraines sous nos pieds !

 

Arno Schmidt, Scènes de la vie d’un faune, Christian Bourgois, 1991, p. 89.

09/07/2020

Pierre Vinclair, La Sauvagerie : recension

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En 2012, quand elle a créé "Biophilia", Fabienne Raphoz définissait ainsi la collection : elle a « pour vocation de mettre le vivant au cœur d’éclairages ou de rêveries transdisciplinaires ». Sans faire le tour des titres disponibles, il est bon de rappeler qu’on lit aussi bien des récits de voyage, d’observateurs scrupuleux — entomologistes, ornithologues, etc. — que des contes, des fictions. Et c’est cette variété d’approches qui aide aujourd’hui à mieux réfléchir à ce que devient l’environnement et aux moyens de préserver ce qui reste du vivant. Le dernier livre paru a un statut particulier, non parce qu’il aurait pour auteur un romancier, philosophe et poète (ce qu’est Pierre Vinclair) mais, d’abord, par le choix de sa construction et de son sujet.

La Sauvagerie, divisé en 12 ensembles, est construit sur le modèle de la Délie (1544) de Maurice Scève, ensemble poétique qui comprend 1 huitain, 449 dizains et 50 emblèmes (1 tous les 9 dizains), chaque figure symbolique (la Licorne, une chandelle, Orphée, etc.), accompagnée d’une inscription lapidaire, étant en relation avec les dizains suivants. Dans La Sauvagerie, le huitain en ouverture est suivi de 499 dizains, 48 ayant pour auteurs des poètes contemporains, dont plusieurs de langue anglaise, traduits par Pierre Vinclair qui a lui-même proposé des dizains en anglais, avec leur version en français ou traduits par Alexandre Prieux. Cette forme ancienne, plutôt marginale après le XVIe siècle, n’a cependant pas du tout disparu, présente de Baudelaire à Bonnefoy, de Corbière à Queneau ; historiquement vivante, elle offre un cadre commode comme toute forme réglée — « à toute règle qu’on s’impose correspond aussitôt une liberté de l’esprit », remarquait Valéry (Cahiers, I, 1060) (1).

Le point de départ du livre n’est guère discutable, la Terre est bien en voie d’être détruite par les hommes et cela est devenu une nécessité d’intervenir pour préserver ce qui peut l’être ou, au moins, de prendre conscience qu’il sera bientôt trop tard pour arrêter la destruction de la Nature. Que peut bien faire la poésie devant l’urgence écologique ? Certainement pas (r)enseigner, se substituer à ceux qui interviennent pour informer et ralentir le saccage, faute de pouvoir le faire cesser. Il est évident que des poèmes ne vont pas interrompre les actions d’Exxon, de Total ou de Shell ni transformer « le grand cimetière qu’est la Terre ». Mais le poème, parce qu’il est rythme et musique, peut donner chair à la tragédie de plus en plus sensible que nous vivons ; parce que fait de langue, il est présence, irruption et, en cela, contient quelque chose de la sauvagerie propre à la Nature. Pierre Vinclair l’énonce clairement dans un dizain (245), « Je bâcle des poèmes célébrant le Sauvage partout où il résiste encore ».

À lire et relire les dizains, on ne trouvera pas que l’auteur (pas plus que les invités) a écrit « à la hâte et sans soin » (2), tant l’ensemble est une exploration des divers aspects de la crise écologique ; Pierre Vinclair définit son objectif dans Agir non agir paru en même temps que La Sauvagerie, « c’est bien le tout comme tout qui est en jeu : à la fois l’omnia de la pluralité du vivant (individus et espèces) subissant une extinction de masse, et le totum de Gaïa, la Terre comme système. (...) Face à un tel problème (...) le peu que (la poésie) peut, ne devrait-elle pas l’investir d’abord dans la reconsidération de sa possibilité à en donner une image ? ».

Cette image se décompose en de multiples aspects et l’on ne tentera pas de les énumérer. Le huitain d’ouverture (comme dans la Délie, donc) de Jean-Claude Pinson, refuse toute défaite et oppose au titre "À l’agonie" le ciel bleu, image de la pastorale et, par les références à la Grèce ancienne (Orphée, Gaïa) et à Scève (« object-de-plus-haulte-vertu ») donne espoir au chant, en appelant à la tradition contre l’asphyxie d’aujourd’hui. Le premier dizain, lui, donne à lire l’évolution de la terre, des rochers de ses débuts à l’état actuel : « les ice / bergs fondirent, des îles plastiques dérivèrent / sous un smog de spams, selfies et poèmes » ; ce qui compte, c’est le dernier mot, écarté des allitérations qui le précèdent. Suivent des dizains à propos de la vache, qui n’est plus depuis longtemps un animal sauvage (« comment les libérer ? »), un oiseau disparu, le dodo, la mouette et la première introduction dans le livre des deux enfants de Pierre Vinclair et de sa compagne (qui signe d’ailleurs un dizain) : les poèmes sont aussi pour l’avenir. On rapprochera cette relation au futur à celle au passé, quand il se souvient de son enfance dans le Cantal et de la nature, reconstruction à partir des notes de son père. Il est un autre passé, celui des espèces disparues et, aujourd’hui, de celles en danger d’extinction auxquelles cent dizains sont consacrés d’après une liste établie en 2012. En titre, les noms des végétaux, des animaux — papillon, singe, serpent, libellule, poisson, tortue, etc. — sont donnés en latin, comme s’il n’était plus possible de les désigner par un mot courant, « quelle langue pour protéger les arbres menacés ? » La litanie des noms propres à la nomenclature scientifique pourra probablement se poursuivre, la destruction ne cessant pas, et le poète n’a pas d’autre pouvoir que chanter, « si l’on peut appeler ça chant ».

Pourtant le chant existe bien et est partagé. Si des poétesses et poètes ont été invités, c’est qu’ils se substituent aux emblèmes de Maurice Scève avec une fonction analogue ; chaque dizain venu de l’extérieur est prolongé par un dizain de Pierre Vinclair. Ainsi, quand Valérie Rouzeau écrit en capitales une lettre (ou deux) dans chaque vers, pour que soit lu le nom d’un animal (RHINOCÉROS), le dizain suivant inscrit de la même manière le seul lieu où vit tel animal (QUE DU TONKIN). Mais la présence de ces invités a une autre sens, me semble-t-il : incarner la tragédie  du vivant ne peut être le fait d’un seul.

Pour Pierre Vinclair, ses dizains revêtent des formes variées, en vers non comptés (un vers même n’a qu’une syllabe), en décasyllabes (parfois au prix de chevilles), en hexa- ou en octosyllabes, comme si l’absence de régularité restituait quelque chose de la variété du vivant. Comme dans la Délie, un dizain peut annoncer le suivant ou lui être lié syntaxiquement, un énoncé commencé dans le premier s’achevant dans le second, et l’on peut en lire trois qui s’enchaînent (voir 342-343-344). D’un bout à l’autre, les poèmes sont inscrits dans l’histoire littéraire, par les fragments cités en épigraphe des douze ensembles, par les noms cités dans le cours du texte et par les citations plus ou moins transformées et reconnaissables ; « J’ai moins de souvenirs que si j’avais / passé au pub (...) » évoque immédiatement Baudelaire, comme « genre / bibelot d’inanité abolie » renvoie à Mallarmé ; dans le contexte des dizains « la grille de parole du poème » n’est pas une référence immédiate à Celan, pas plus que « roses sans pourquoi » à Angelus Silesius ou tel vers à Desnos ; etc. Dans l’ensemble du livre, on lit une maîtrise des codes de la versification à bien des niveaux et, de surcroît, un plaisir — une « joie d’enfant » — à ne pas toujours les respecter : on ne peut ici retenir que quelques éléments.

Il faudrait relever, par exemple, les très nombreuses paronomases et allitérations, comme « avec son slip seul sur son roc », le dernier mot ici rimant visuellement avec « croc ». On peut suivre également un ensemble de figures dans une série de dizains relatifs à un animal ; la mouette entraîne l’allusion à Tchekhov et, par son vol libre, inévitablement à Éluard (« liberté / j’écris ton nom »), mais aussi amène une paronomase : mouette/moite/ moètes, où l’on entend une relation à "poètes", d’où le passage à « moèmes ». Pierre Vinclair ne néglige pas le calembour, de « l’abeille de Thélème » au « vers de terre à pied », et le jeu de mots d’une langue à l’autre ; ainsi, après la coupe « lamb/eaux », on lira « tels des agneaux (...) bêlantes ». Telle rime est une anagramme (« rouge / goure »), d’autres sont seulement des lettres (voir 353) ; ici, un é qui termine un vers est commun aux trois premiers mots du vers suivants, « bloui, trange, tranglé » ; là, un groupe est interrompu par une parenthèse de deux vers avant d’être complété (« des paysans (...) d’Inde », le hameau devient « l’hameau » pour obtenir le nombre de syllabes voulu. Etc.

 On sait bien qu’une espèce vivante disparue a droit à son image sur un timbre et que « Secourir les espèces l’une après / l’autre dans un poème est sympathique / mais autant écoper sa barque avec / une écuelle trouée, non ? ». Cela ne devrait pas conduire pour autant à s’accommoder de la destruction de la Nature. Que la poésie soit un terrain de combat pour la question écologique est un fait nouveau : Agir non agir porte en sous-titre éléments pour une poésie de la résistance écologique, le dernier livre de Jean-Claude Pinson s’intitule Pastoral, de la poésie comme écologie (Champ Vallon, 2020).

Le domaine poétique a sa part dans l’évolution de la pensée et peut contribuer à faire réfléchir à ce que l’on fait quand on photographie au zoo « les singes singeant entre les barreaux / la sauvagerie qui nous charme tant ». 

  1. On peut aussi relire Baudelaire : « Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense » (Lettre à A. Fraisse, 18/02/1860).
  2. définition de "bâcler" dans le Trésor de la langue française.

 

Pierre Vinclair, La Sauvagerie, Corti, "Biophilia", 336 p., 22 €. Cette note lecture a été publiée par Sitaudis le 4 juin 2020.

08/07/2020

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur

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Du phare mon lieu ma peine mon exil j’ai vue sur les quatre océans

Les mers intérieures

Vue sur l’humanité aveugle et sourde :

Bateaux surchargés tels des charniers

Naufrages

Corps pas plus épais qu’une planche qui se débattent et crient

Sombrent

Introuvables

Ou hommes enfants femmes crevés qui touchent le rivage

Boursouflés d’eau et d’algues pour avoir fui la misère ou la guerre

 

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur, le Réalgar, 2020, p. 28.

07/07/2020

Arno Schmidt, Scènes de la vie d'un faune

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Dans le hangar : depuis peu les vélos doivent être munis d’un feu rouge et d’un numéro d’immatriculation : comme si les accidents étaient provoqués par les vélos ! je proposerais une autre solution : interdiction de tout véhicule équipé d’un moteur lui permettant d’atteindre plus de 40 km/h. On aurait enfin la paix. (Mais il y a sans doute un fabricant d’ampoules qui siège au Reichstag : c’est l’explication la plus plausible.)

 

Arno Schmidt, Scènes de la vie d’un faune, traduction Jean-Claude Hémery, Christian Bourgois, 1991, p. 33.

06/07/2020

Georges Didi-Huberman, Éparses

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Éparses, les positions psychiques que chacun est susceptible de tenir au creux d’une seule, d’une simple expérience émotionnelle.

Je me souviens — c’était il y a longtemps —qu’un jour où je pleurais beaucoup, je rencontrai par hasard mon visage dans le miroir. Quelque chose alors se brisa, quelque chose apparut : mon existence devint éparse, clivée. Je découvris, à me voir pleurant, une perception nouvelle : cela partait sans doute de moi-même et de mon chagrin du moment, mais cela ouvrait soudain une dimension bien plus large, impersonnelle et intéressante. Un ailleurs dans l’ici-même. C’était devenu, en un seul instant et sans doute pour le reste de ma vie, la leçon d’un nouveau regard. Il était né de la mise à distance, fatale dans cette situation optique : me voyant pleurer, j’observai tout à coup, comme de l’extérieur, ce que l’émotion, chose toute intérieure, modifiait sur l’interface de mon visage (pas beau à voir, d’ailleurs : régressif, grimaçant, chiffonné).

 

Georges Didi-Huberman, Éparses, éditions de minuit, 2020, p. 9-10.