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02/05/2020

Paul Valet, La parole qui me porte et autres poèmes

Paul Valet, La parole qui me porte at autres poèmes, recension

 

Le livre rassemble plusieurs titres, Lacunes (1960), Table rase (1963), La parole qui me porte (1965) et Paroles d’assaut(1968), choix heureux qui donne à lire un ensemble cohérent. On peut espérer que cette édition de poche fera sortir Paul Valet de l’ombre : estimé de Guy Lévis-Mano, René Char, Henri Mi chaux, Cioran, Maurice Nadeau, par Jean Dubuffet pour sa peinture et Yvonne Zervos qui l’exposa, salué par Jacques Lacarrière (Paul Valet, Soleil d’insoumission, 2001), il reste encore méconnu. Certains l’ont découvert grâce à ses traductions du poètes russes, Joseph Brodski en 1963 (Seize poèmes) et Anna Akhmatova en 1966 (Requiem). Il faut peut-être lire la préface de Sophie Nauleau avant les poèmes pour faire un peu connaissance avec un homme dont la vie et l’œuvre sont hors des sentiers battus.

Né Grzegorz Szwarc en 1905 dans une famille juive en Pologne, il passe son enfance en Russie, d’où la révolution d’Octobre 1917 oblige sa famille à s’exiler, en Pologne puis en France en 1924. Devenu Georges Schwartz, il entreprend des études de médecine, est naturalisé français en 1931 — ainsi que Chaïa Tenenbaum, épousée l’année précédente —, devient médecin en banlieue ouvrière, à Vitry-sur-Seine où il vivra jusqu’à sa mort. Sauf pendant la guerre où, après sa démobilisation, il est l’un des organisateurs de la Résistance en Haute-Loire et dans le Cantal avec le mouvement "Libération". En 1945, il apprend que père, mère et sœur sont morts à Auschwitz. Il commence à écrire et choisit le pseudonyme de Paul Valet, expliquant en 1963 dans un entretien : « je ne suis pas libre d’écrire ce que j’écris. La pensée va au-delà de la parole et, pour exprimer ma pensée, il faut que je la soumette aux lois de la parole. Je suis donc le valet de la parole, le valet de la poésie. Et puis au Moyen Âge, un valet c’est un jeune homme chargé d’un noble service. C’est joli, non ? » (1)

Les vers de Paul Valet, une large partie d’entre eux du moins, évoquent l’art classique de la maxime par leur concision, leur caractère synthétique, leur autonomie aussi ; souvent réunis en distiques, ils ne nécessitent pas a priori d’être lus avec un contexte, comme par exemple : « Chacun porte son vide / Où il peut ». La lecture s’arrête pour saisir ce que remue en soi la proposition, mais on rassemble progressivement dans l’ensemble du livre tout ce qui est relatif à l’absence, au vide, motif récurrent, et l’on revient à ces deux vers. Motif récurrent, dont l’énoncé est parfois repris sous une forme un peu différente dans le même livre ; dans Lacunes, le fort sentiment que la vie de l’homme compte pour peu entre deux bornes est exprimé à deux endroits : une première fois avec l’image traditionnelle du passage, de la porte, « La naissance et la mort / Deux portes siamoises », une seconde fois en rapprochant plus brutalement les deux moments, le début et le terme venant presque à se confondre, « Avant ma naissance / J’étais déjà mort ». La thématique du vide, si présente, est fondée sur l’expérience personnelle douloureuse, mais perçue comme propre à toute vie humaine ; de là des vers qui n’ont rien d’énigmatique, comme « Depuis des millénaires / Je mâche le même refrain ».

D’autres énoncés ont également une portée générale, présentant le sort commun comme une épreuve, quelle que soit la manière de vivre, « J’ai deux pieds / L’un patauge dans la boue / L’autre dans l’abîme ». Personne ne peut échapper à l’absence d’horizon et l’universalité de ce destin clairement exprimée, « Chaque homme est traversé / Par une voie sans issue ». C’est souvent avec la forme de l’aphorisme qu’est ôtée la possibilité d’un mouvement vers l’Autre, « Les pensées les plus tendres / Pourrissent les premières ». Dans l’univers de Paul Valet, on est toujours confronté au vide de l’existence ; l’un des très rares poèmes, titré "Liberté", l’élément naturel, vu positivement, qui apparaît est aussitôt présenté comme interdit,

À l’orée de la liberté
L’herbe se fait haute
Parfumée
Tendre
Infranchissable

Comme si l’humain n’avait, ne pouvait concevoir d’autre perspective dans sa vie que la mort ; au cogito, ergo sum cartésien, est substitué « Je péris / Donc je suis ».

On ne peut s’empêcher de lier ce lyrisme douloureux de Paul Valet aux tragédies de l’histoire qu’il a vécues, non qu’il y ait "témoignage" dans sa poésie, mais la disparition de ses proches, plus largement les camps d’extermination, constituent un arrière-plan, « tant entendu que le drame personnel est devenu exemplaire. Écrire « Je suis habité par les morts / Nourri, lavé, soigné par les morts » à la fois renvoie à un vécu et rejoint autour du motif de la mort la poésie de la fin du XVIe siècle.

Le passé, ce sont d’abord les morts, ce qui a construit celui qui écrit, « Débris de mémoire / En quête de l’oubli » ; la réalité de l’absence ne peut être annulée, cependant s’il écrit « Je suis le Valet / De l’éternel malade », ce n’est pas pour céder à un quelconque repli sur soi : avoir la certitude du vide mais affirmer « Mon destin / Le refus de l’Abri ». La parole qui me porte est aussi le titre d’un poème dont un vers (devenu le titre d’un autre livre) est un programme positif, « Que pourrai-je vous donner / De plus grand que mon gouffre ». L’art poétique de Paul Valet repose sur le refus du détour, sa poésie est une « Réponse à l’existence » et exprime sa volonté de trouver une « place pour le cri ». Il s’agit bien de comprendre, de faire comprendre ce qui guide l’écriture, rien ne pouvant effacer « la détresse / de celui qui voit ». Paul Valet note dans un poème, "Art poétique", « L’épouvante attend / Que je vienne lui rendre la parole ». C’est pourquoi il lui est difficile de trouver les mots pour restituer quelque chose de la perte, du « naufrage ».

Cette poésie exigeante n’hésite pas à jouer avec des expressions courantes, donnant vigueur au propos (« Les murs écroulés / Ont perdu leurs oreilles », « Les poètes aboient / La poésie passe », etc.), cependant les clins d’œil ou les jeux rhétoriques sont rares. On trouvera quelquefois l’emploi de l’anaphore, quelquefois des oppositions de sens (en liberté-sauvages). Quand dans un vers des mots riment entre eux, Paul Valet exprime alors avec concision ce qu’il souhaite que soit sa poésie :

Mirage Visages Image
Resterai-je toujours votre valet ?

 

* Entretien avec Madeline Chapsal, L’Express, 15 août 1963, repris dans Paul Valet cahier dirigé par Guy Benoît (Le temps qu’il fait, 1987), cité par S. Nauleau.

Paul Valet, La parole qui me porte at autres poèmes, préface Sophie Nauleau, Poésie / Gallimard, 2020, 224 p., 7, 50 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 30 mars 2020.

01/05/2020

Jacques Prévert, Le monde libre

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Le monde libre

 

Grenades à billes

bombes à ailettes

funèbres gadgets

Cramponnés à leur manche à balai

les stupides sorciers du progrès

battent leurs derniers records meurtriers

Les forteresses volantes

ne sont pas châteaux en Espagne

Sordide

humaine réalité

les enfants du Viet-nam

jetés comme cartes à jouer

sur l’herbe rouge de la douleur

meurent

perforés

par les ordinateurs de l’horreur

 

Jacques Prévert, Textes divers 1929-1977,

Œuvres complètes, II, Pléiade/Gallimard,

1996, p. 823.

30/04/2020

Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes

Étienne de la boétie,sonnets,désespoir

La Blanchisseuse, 11

 

Oyez, bonnes gens, oyez !

Gens ouvriers, reprenez vos esprits...

Oyez ! Gens du Pré Chaud —

Ici habite le jeune fille Liberté,

notre belle promise.

Depuis longtemps j’aimais ses yeux,

simples, ouvriers.

Moi, jeune fille russe, moi, la manouvrière

aujourd’hui je vous régale de Liberté !

Bonnes gens ! Bonnes gens ! Il n’y aura plus de mal ni de misère !

Plus de mal ni de misère !

 

Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes, traduction du russe

Luda Schnitzer, Pierre Jean Oswald, 1967, p. 185.

29/04/2020

Oskar Pastior, Poèmepoèmes

                   pastior-portrait-foto2.jpg    

Le poème frisson frissonne à l’idée qu’il consisterait en un processus de langue qui pourrait affirmer qu’un processus s’est tellement autonomisé en lui qu’il frissonne à l’intérieur de son processus de langue à l’idée de frissonner le poème frisson est insensé de penser cela car comment frissonner déjà à l’idée de frissonner.

 

Oskar Pastior, Poèmepoèmes, traduction Alain Jadot, préface Christian Prigent, NOUS, 2013, p. 84.

28/04/2020

Leopoldo Maria Panero (1948-2014), Le dernier homme (poésie 1980-1986)

 

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Troubadour j’ai été, je ne sais qui je suis

 

Ce n’est que dans la nuit que je trouve mon aimée

dans la nuit, esseulé

dans la plaine sans personne

sauf une femme qui hurle

la tête dans la main

ce n’est que dans la nuit que je trouve mon aimée

la tête dans la main

 

Je lui offre comme l’encens

que d’autres rois lui offrent

mes propres souvenirs

en lui tendant la main

puis elle me tend sa tête

et avec son autre main

elle m’indique la nuit

 

Seul dans la nuit, à neuf heures

je sors chercher mon aimée

et dans la plaine comme cerfs

galopent les souvenirs

 

J’eus la voix, troubadour,

j’ai été, aujourd’hui sans chant

je ne sais qui je suis et

j’entends un fantôme dans la nuit

j’entends les morts réciter mes vers.

 

Leopoldo Maria Panero, Le dernier homme,

traduction de l’espagnol Rafael Garido,

Victor Martinez et Cédric Demangeot,

Fissile, 2020, p. 141.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn

Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.

Quatrième extrait des Journaux pour lui rendre hommage.

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  Troisième cahier

 

J’ai rêvé aujourd’hui d’un âne ressemblant à un lévrier qui était très réservé dans ses mouvements. Je l’observai avec précision parce que j’étais conscient de la rareté de l’apparition, mais je ne conservai que le souvenir que de ce que sess pieds étroits, ceux d’un humain, ne purent me plaire à cause de leur longueur et de leur symétrie. Je lui offris des bottes de cyprès frais, vert foncé, que je venais juste de recevoir d’une vieille dame de Zürich (toute la scène se passait à Zürich), il n’en voulait pas, es reniflant à peine ; mais dès que je les eus posées sur la table il les dévora si complètement qu’il n’en resta qu’un noyau semblable à une châtaigne et à peine reconnaissable. On raconta plus tard que cet âne n’était jamais allé sur ses quatre pattes, mais qu’il se tenait toujours debout comme un homme et qu’il montrait sa poitrine brillante et argentée, ainsi que son petit bedon. Mais en fait cela n’était pas exact .

 

Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 178.

27/04/2020

Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn

Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.

Troisième extrait des Journaux pour lui rendre hommage.

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Quatrième cahier

 Quand on s’arrête sur un livre de lettres ou de mémoires, quelle que soit la personne concernée (...), qu’on ne le fait pas pénétrer en soi par sa propre force, car pour cela il faut déjà de l’art et celui-ci se suffit à lui-même, mais que cela  vous est donné — pour celui qui n’oppose pas de résistance cela arrive vite — de se séparer de l’étranger ainsi constitué et de consentir à en faire un membre de sa famille, alors ce n’est plus quelque chose de spécial quand, en refermant le livre on se retrouve face à soi-même, et que, après cette excursion et ce délassement, on se sent à nouveau mieux dans son être propre, renouvelé et secoué à neuf d’avoir été pendant un moment vu de loin, et on reste avec une tête plus libre.

 Franz Kafka, Journaux traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 247.

26/04/2020

Franz Kafka, Journaux, 2, traduction Robert Kahn

Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.

Second extrait des Journaux pour lui rendre hommage.

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   Onzième Cahier

Être dans un train, l’oublier, vivre comme chez soi, se souvenir subitement, sentir la force motrice du train, devenir un voyageur, sortir la casquette de la valise, aller à la rencontre de ses compagnons de  voyage de façon plus libre, plus cordiale , plus insistante, être porté sans mérite vers son but, le ressentir comme un enfant, devenir le chéri de ces dames, se trouver sous la force d’attraction continuelle de la fenêtre, avoir toujours au moins une main posée sur la planchette de la fenêtre. Situation esquissée de manière plus aiguë : oublier que l’on a oublié, devenir d’un coup un enfant qui voyage seul dans un train rapide comme l’éclair, enfant autour duquel le wagon tremblant se hâte se déploie de manière étonnante dans les plus petits détails comme dans la main d’un prestidigitateur.

 

Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 705.

25/04/2020

Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn

 

Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.

Plusieurs extraits des Journaux pour lui rendre hommage.

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Quatrième cahier

   On ne peut éviter dans une autobiographie que, très souvent, là où l’on devrait utiliser l’expression « une fois », qui correspond à la vérité, on la remplace par « souvent ». Car on reste toujours conscient du fait que le souvenir va chercher dans cette obscurité que l’expression « une fois » fait éclater et que le mot « souvent » n’épargne pas non plus totalement, mais qu’elle est au moins conservée dans la vision de celui qui écrit et qu’elle le porte au-delà des parties de sa vie qui ne se sont peut-être pas du tout produites mais qui remplacent pour lui celles qu’il ne peut plus, et même avec un doute, effleurer dans son souvenir.

Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 296.

24/04/2020

Simone Debout et André Breton, Correspondance 1958-1966

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Une carte postale ancienne ouvre le livre, c’est une vue de la statue de Fourier, inaugurée en 1899 boulevard de Clichy et fondue par le gouvernement de Vichy en 1941 : il n’en reste que le socle.... Fourier est le sujet principal de cette correspondance et de l’essentiel des annexes. Pourquoi s’est faite la rencontre entre l’écrivain et la professeure de philosophie ? Simone Debout, qui vivait à Grenoble, préparait une thèse sur l’éducation sociale chez Fourier ; André Breton, qui était parti aux États-Unis en 1940, y avait découvert Fourier et, de retour en France en 1946, y avait publié son Ode à Charles Fourier(1947). Simone Debout, qui connaissait bien l’œuvre du poète, lui avait remis en 1958 une partie de son travail. Suivront une correspondance et des rencontres.

Breton ne cache pas son enthousiasme à la lecture des pages de la thèse et pense que l’ensemble achevé pourrait « provoquer, en faveur de Fourier, un vaste courant attractif », mouvement qui, à ses yeux, importe pour « l’avenir du monde ». Il propose à Simone Debout de publier un fragment important de sa thèse dans Le surréalisme, même et lui envoie un exemplaire de la revue 14 juillet. « Je l’ai lu comme on retrouve un air natal ! », écrit-elle en retour, appréciant le portrait de Fourier, un article de Claude Lefort, un témoignage de Robert Antelme,  « la violence » de Marguerite Duras. 

Cependant, elle déplore « l’inflation verbale » de Dionys Mascolo et Jean Schuster dans un envoi spécial de la revue, en date du 21 septembre 1958, c’est-à-dire le jour du référendum qui fondait la Ve République ; elle qui avait été une grande résistante analyse ce que représente la venue de De Gaulle (« accident du pourrissement socialiste ») au pouvoir et insiste sur la nécessité  de lire les événements sans tout confondre : « je ne crois pas que des exigences politiques puissent être "sans date" » ; leçon pour ceux qui appellent à la résistance à De Gaulle de la même manière qu’il y avait eu le refus de Pétain. Simone Debout, consacrant l’essentiel de sa lettre — c’est la plus développée — à cette question politique (« je ne voulais pas vous donner à demi mon impression »), montre là la fermeté de son engagement dans la société. Elle constate qu’en 1958 « le socialisme ne vit plus vraiment en France » et, dans une autre lettre, elle met son espoir dans la diffusion de l’utopie fouriériste qui, pour elle comme pour Breton, « peut être chargée de puissances à venir ».

La pensée de Fourier et les travaux qu’y consacre Simone Debout sont bien au centre de cette correspondance. Quand André Breton regrette le format trop petit des caractères pour la publication du fragment de thèse, il demande en même temps un autre extrait pour le catalogue de l’exposition internationale du surréalisme de décembre 1959. Simone Debout accepte, satisfaite de la première publication : « Je souhaiterais donner faim de connaître cet étrange génie ». Elle participe en 1961 à une livraison de la Revue internationale de philosophie, éditée en Belgique, consacrée à Fourier — elle enverra en 1962 le numéro à Breton en y ajoutant des inédits. Elle est chargée, la même année, de préparer la réédition du livre majeur de Fourier, La Théorie des quatre mouvements : elle envoie le texte mis au pont aux éditions Jean-Jacques Pauvert en août et son introduction un peu plus tard — mais le tout ne sera mis sous presse qu’en 1964. 

La correspondance, cependant, aborde d’autres sujets. L’engagement politique de Simone Debout et son amitié avec des membres d’Action poétique, la conduisent à demander une collaboration à André Breton pour un numéro de la jeune revue autour de la guerre d’Algérie, « ils seraient très heureux d’avoir un texte de vous » — mais il répond, justement, que le délai de remise du texte est trop court. À partir de l’intérêt pour Fourier, des liens se sont construits et Simone Debout confie à l’écrivain qu’elle admire les difficultés de sa vie : la maladie de son mari, la sienne qui nécessitera une opération, l’éducation d’un fils hors des normes — ce qui lui fait un jour écrire « je n’ai plus de réserve pour les instants possibles de vraie vie ». Elle fait aussi part des moments heureux, comme la découverte de ce moment où l’on voit, une fois tous les quatre ans au printemps, « la graine [des sapins] fuser de toutes les branches » ; André Breton retient le récit et le publie peu après dans la revue Bief. À diverses reprises, elle l’invite à venir près de Grenoble, notamment pour chercher des agates roulées, la dernière fois en mars 1966 ; André Breton, affaibli, ne répond pas, il meurt le 26 septembre.

Le volume est augmenté de textes de Simone Debout, d’abord d’un Mémoire d’André Breton à Charles Fourier, la révolution passionnelle. L’ensemble aide à comprendre ce qui a passionné André Breton à la lecture de Fourier. Simone Debout relate sa découverte de l’utopiste, grâce à Fernand Rude, historien des mouvements sociaux, « c’est aux clartés mobiles des passions — l’amour — que j’ai lu Fourrier ». Elle décrit ce « théâtre muet » qu’était le bureau d’André Breton, « voyage dans le temps, dans les profondeurs de la vie et de l’art », et suit l’évolution politique de l’écrivain jusqu’à son rejet du système soviétique et l’écriture de l’Ode à Charles Fourier. Elle analyse précisément des fragments du poème et, parallèlement, des éléments de l’utopie de Fourrier ; retenons que pour lui le péché originel existe, c’est le fait qu’un homme a rendu esclave un autre homme ; se libérer de cette sujétion ferait retrouver le vrai sens du travail, le « plaisir de se transformer en transformant le monde ».

Dans un dernier ensemble, Simone Debout rapporte quelques moments de son activité  dans la Résistance, que l’éditeur de la correspondance précise, en rappelant que « Debout » a d’abord été le pseudonyme de son mari, Ludwig Oleszkiewicz, lui aussi engagé contre l’occupation allemande. Florent Perrier donne par ailleurs pour chaque lettre les éléments contextuels à la fois nécessaires à la compréhension de ces échanges anciens et les rendant vivants ; les illustrations (nombreuses photographies, fac-similés de lettres, reproductions de couvertures d’ouvrages, de tableaux ; etc.), comme dans chaque livre des éditions, remplissent les mêmes fonctions.

Simone Debout et André Breton, Correspondance 1958-1966 , édition Florent Perrier, Claire Paulhan, 2019, 288 p., 35 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 25 mars 2020.

 



 

23/04/2020

Étienne Jodelle, Les Amours et autres poésies

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Ou soit que la clarté du soleil radieux

Reluise dessus nous, ou soit que la nuict sombre

Luy efface son jour, et de son obscure ombre

Renoircisse le rond de la voulte des cieux ;

 

Ou soit que le dormir s’escoule dans mes yeux,

Soit que de mes malheurs je recherche le nombre,

Je ne puis eviter à ce mortel encombre,

Ny arrester le cours de mon mal ennuyeux.

 

D’un malheureux destin la fortune cruelle

Sans cesse me poursuit, et tousjours me martelle :

Ainsi journellement renaissent tous mes maux.

 

Mais si ces passions qui m’ont l’ame asservie,

Ne soulagent un peu ma miserable vie,

Vienne, vienne la mort pour finir mes travaux.

 

Étienne Jodelle, Les Amours et autres poésies, édition

Ad. Van Bever, E. Sansot, 1907, p. 66-67.

22/04/2020

Pontus de Tyard, Le livre des erreurs amoureuses

 

               

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XXVII

 

Je fus contraint (grace à ma destinée)

   En toy vivement trespasser,

   Quand je te veis toute femme passer

   En vertu haute, & douce beauté née.

Je trespassay, car mon ame estonnée

   De ta grandeur, pour librement penser,

   Te voulut suivre, & le mien corps laisser,

   Où elle fut long temps emprisonnée.

Dont maintenant vivant sans avoir vie,

   Sinon ce peu, que desireuse envie

   Pour te servir ardemment m’en enflame :

Il n’est estrange (ô Dame) si ce corps

   Te va suivant par tant & tant de mors,

   Comme sepulchre où repose son ame.

 

Pontus de Tyard, Le livre des erreurs amoureuses, dans

Les œuvres poétiques de —, Galiot du pré, 1573, p. 25-26

(Gallica)

21/04/2020

Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques

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                       Misères

Financiers, justiciers, qui opprimez de faim

Celui qui vous faict naistre ou qui defend le pain,

Sans qui le laboureur s’abreuve de ses larmes,

Qui souffrez mendier la main qui tient les armes,

Vous, ventre de la France, enflez de ses langueurs,

Faisant orgueil de vent, vous monstrez vos rigueurs.

Voyez la tragedie, abaissez vos courages.

Vous n’estes spectateurs, vous estes personnages ;

Car encor’ vous pourriez contempler de bien loin

Une nef sans pouvoir lui aider au besoin,

Quand la mer l’engloutit, et pourriez de la rive,

En tournant vers le ciel la face demi-vive,

Plaindre sans secourir ce mal, oisivement,

Mais quand, dedans la mer, la mer pareillement

Vous menace de mort, courez à la tempeste :

Car avec le vaisseau vostre ruine est preste.

 

Théodore Agrippa. D’Aubigné, Les TragiquesJannet, 1857, p. 36.

20/04/2020

Théophile de Viau, Après m’avoir fait tant mourir

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                       Sonnet

 

Ministre du repos, sommeil père des songes,

Pourquoi t’a-t-on nommé l’Image de la Mort ?

Que ces faiseurs de vers t’ont jadis fait de tort,

De le persuader avecque leurs mensonges !

 

Faut-il pas confesser qu’en l’aise où tu nous plonges,

Nos esprits sont ravis par un si doux transport,

Qu’au lieu de raccourcit, à la faveur du sort,

Les plaisirs de nos jours, sommeil tu les prolonges.

 

Dans ce petit moment, ô songes ravissants !

Qu’Amour vous a permis d’entretenir mes sens,

J’ai tenu dans mon lit Élise toute nue.

 

Sommeil, ceux qui t’ont fait l’Image du trépas,

Quand ils ont peint la mort ils ne l’ont point connue :

Car vraiment son portrait ne lui ressemble pas.

 

Théophile de Viau, Après m’avoir fait tant mourir,

Œuvres choisies, Poésie/Gallimard, 2003, p. 117.

19/04/2020

La Rochefoucauld, Maximes

 

        1. On n’est jamais si heureux ni si malheureux qu’on s’imagine.

 

        1. Il n’y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher l’amour où il est, ni le feindre où il n’est pas.

 

        1. Il en est du véritable amour comme de l’apparition des esprits : tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu.

 

        1. Le vrai moyen d’être trompé, c’est de se croire plus fin que les autres.

 

        1. On ne loue d’ordinaire que pour être loué.

 

La Rochefoucauld, Maximes, Garnier/Flammarion, 1977, p. 49, 51, 51, 56, 57.