23/08/2017
Jacques Izoard & Eugène Savitzkaya, Plaisirs solitaires
Herses autour de la maison.
Nul n’entre en agonie,
mais la cigogne veille.
On sait qu’un monceau de suie
envahit corps et bahuts.
Plaisir de se dévêtir
est plaisir solitaire.
Que le sable à travers tes doigts
soit ton sang de pacotille !
Viens fermer les yeux
d’un frère d’écume,
viens briser la nuque
d’un oiseau dans mon poing !
Seules répondent les voix
des sosies dérisoires…
Jacques Izoard et Eugène Savitzkaya,
Plaisirs solitaires, Atelier de l’agneau, 1975, p. 8.
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20/05/2017
Shoshana Rappaport-Jaccottet, Écrire c'est lier
Écrire c’est lier
Écrire, c’est lier. Comment ficeler le bouquet ? D’emblée, pouvoir contrarier les catégories, donner à voir une géographie du cœur, mouvante, pudique, sensible. Ingrédient décisif, il faut déposer en douceur quelques phrases choisie pour la circonstance. (Chronologie du présent.) Disposer d’un temps propice hors de l’inquiétude, de l’interrogation. Déjouer les effets d’attente. Pas d’évidence expressive. « Nous n’avons pas la verticale. » Soit. Dialoguer avec le monde, — dialogue fragile, fluide, nécessaire, être dans la vie, et donner un sens plus pur aux mots de la tribu. « C’est comme ça. » Comment toucher, remuer, atteindre ? Choses perceptibles, choses de la pensée. Asseoir le trouble, et penser à « l’a-venir » ? Déplorer les mots rompus à toutes les besognes. Merveilles, babioles. Aucune ne mord sur le réel. Ne pas passer à côté : offrande du jour festif, la fidélité donne de la mémoire. (Saisir la réflexion à sa racine, là où se réalise l’ample tessiture des registres, sa vocation à remonter les chemins. Dire et faire : avec quel lexique rendre l’immédiateté de la voix, du geste, de la vitalité libre ? Latéralité du regard. De ce regard-là qui fixe, évalue, désigne, discerne, construit tel cadastre à sa mesure. Posséder un lieu où se tenir debout, vaille que vaille, quel que soit le fond. Invention, méditation, et attention perceptive.
Shoshana Rappaport-Jaccottet, Écrire c’est lier, dans (Collectif) le grand bruit, pour fêter les 80 ans de Michel Deguy, Le bleu du ciel, 2010, p. 207.
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24/03/2017
Gilbert Vautrin, Anges et Corbeau
À Bagdad
il y a des yeux comme des soleils voilés
à Bagdad partout sur la terre
il y a des yeux comme des soleils voilés
mais c’est si loin à Bagdad
parce qu’on ne tue pas que le temps…
tu disais hier encore
nous étions tous des anges
aujourd’hui je ne vois plus le paysage
j’appelle je dis ce n’est qu’un geste
comme si l’ombre venait de la parole
parce qu’on ne tue pas que le temps
cette voix qui n’en finissait pas
d’être et de se perdre
là où le cœur est sans pourquoi
cette voix qui n’en finissait pas…
Gilbert Vautrin, Anges et Corbeau, sérigraphies
D’Élisabeth Bard, Æncrages & Co, 2015, np.
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18/01/2017
T. S. Eliot, La terre vaine
Les hommes creux
(Un penny pour le vieux Guy)
I
Nous sommes les hommes creux
Les hommes empaillés
Cherchant appui ensemble
La caboche pleine de bourre. Hélas !
Nos voix desséchées, quand
Nous chuchotons ensemble
Sont sourdes, sont inanes
Comme le souffle du vent parmi le chaume sec
Comme le trottis des rats sur les tessons brisés
Dans notre cave sèche.
Silhouette sans forme, ombre décolorée,
Geste sans mouvement, force paralysée ;
Ceux qui s’en furent,
Le regard droit, vers l’autre royaume de la mort
Gardent mémoire de nous — s’ils en gardent — non pas
Comme de violentes âmes perdues, mais seulement
Comme d’hommes creux
D’hommes empaillés.
T. S. Eliot, La terre vaine, dans Poésie, traduction Pierre
Leyris, Seuil, 1969, p. 107.
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21/12/2016
Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l'immobilité de Douve
Vrai nom
Je nommerai désert ce château que tu fus,
Nuit cette voix, absence ton visage,
Et quand tu tomberas dans la terre stérile
Je nommerai néant l’éclat qui t’a porté.
Mourir est un pays que tu aimais. Je viens
Mais éternellement par tes sombres chemins.
Je détruis ton désir, ta forme, ta mémoire,
Je suis ton ennemi qui n’aura de pitié.
Je te nommerai guerre et je prendrai
Sur toi les libertés de la guerre et j’aurai
Dans mes mains ton visage obscur et traversé,
Dans mon cœur ce pays qu’illumine l’orage.
Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve,
Mercure de France, 1954, p. 41.
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28/11/2016
Jean Tortel, Relations
« La grande plaine est blanche, immobile et sans voix. »
(Guy de Maupassant)
Pour le redire ? Grande plaine
(Et nul coup de feu).
Sans soleil et sans ombre.
Une.
Je suis absent. Nul n’appelle personne.
J’ouvre indument cette blancheur
Immobile en son ordre
Et sans voix.
Qu’elle parle : c’est moi
Qui l’oblige à passer
De son ordre à quelque autre.
Et de quel droit le mien ?
Jean Tortel, Relations, Gallimard, 1968, p. 84.
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31/08/2016
Raymond Queneau, Fendre les flots
La sirène éliminable
Je ne sais qui chantonne à l’ombre du balcon
c’est un chant de sirène ou bien de vieux croûton
il faudra que j’y aille afin de voir si je
me suis trompé ou bien si j’ai mis dans le mille
si c’est un vieux croûton je le pousse du pied
doucement dans le ruisseau pour qu’il vogue et qu’il
aille vers la mer où il sera libéré
des balais éboueux des tracas de la ville
si c’est une sirène alors serai surpris
je lui dirai madame un tel chant m’exaspère
vous avez une voix qui ne me charme guère
elle me répond : monsieur j’ai eu un prix
au conservatoire autrefois dans ma jeunesse
donnez au moins l’aumône au titre de noblesse
Raymond Queneau, Fendre les flots, Gallimard,
1969, p. 98.
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26/04/2016
Roger Giroux, L'arbre le temps, suivi de Lieu-je et de Lettre
J’étais l’objet d’une question qui ne m’appartenait pas. Elle était là, ne se posait, m’appelait par mon nom, doucement, pour ne pas m’apeurer. Mais le bruit de sa voix, je n’avais rien pour en garder la trace. Aussi je la nommais absence, et j’imaginais que ma bouche (ou mes mains) allaient saigner. Mes mains demeuraient nettes. Ma bouche était un caillou rond sur une dune de sable fin : pas un vent, mais l’odeur de la mer qui se mêlait aux pins.
Roger Giroux, L’arbre le temps, suivi de Lieu-je et de Lettre, Mercure de France, 1979, p. 9.
Lieu-je et Lettre ont été réédités par Éric Pesty éditeur, avril 2016.
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01/11/2015
Esther Tellemann, Sous votre nom
[...]
Par les peuples
qu'on oublie
la part coupable
du monde
les murs qui
enferment
par l'ortie et la
myrtille
je me lie à toi
comme sœurs
à la racine.
Nous naviguions
très loin
confondions
les drapeaux
grandissions
derrière les grilles.
* * *
Ne finissions
d'enfermer les silences
dans nos mains
dans nos yeux
les voix.
Toutes les morts
que nous avions
écrites furent
ouvertes.
Esther Tellermann, Sous votre nom,
Flammarion, 2015, p. 52-53.
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26/10/2015
Paul Celan, Grille de parole (traduction Martine Broda)
Un œil ouvert
Heures, couleur mai, fraîches.
Ce qui n’est plus à nommer, brûlant,
audible dans la bouche.
Voix de personne, à nouveau.
Profondeur douloureuse de la prunelle :
la paupière
ne barre pas la route, le cil
ne compte pas ce qui entre.
Une larme, à demi,
lentille plus aiguë, mobile,
capte pour toi les images.
Paul Celan, Grille de parole, traduction
Martine Broda, 1991, p. 75.
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14/10/2015
Emmanuel Laugier, 27 fois — et suivantes : Jacques Dupin
27 fois — et suivantes : Jacques Dupin
papier de riz cassant le rêve
où sa jambe revenue
ouvre la garrigue
au son rêche des tissus
une écharde orpheline fait assez simple ra-
ccord persistant
la jambe harassée
où le nerf court et brûle
le long de la colonne du souffle
si l’écrire
le détachait de son corps
la semence de la voix
soufflée
là même où il répond
et s’en va
la suffocation à travers laquelle
il ne respire plus
est nœud gordien
logé au rappel de sa voix ici même
où le champ s’ouvre et se consume dans une fumée âcre
[...]
Emmanuel Laugier, 27 fois — et suivantes : Jacques Dupin,
dans Koshkonong, n°8, été 2015, p. 16.
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07/07/2015
Philippe Beck, Opéradiques
Variations I
Ancienneté Bœuf danse droit.
Allant.
Un Bashô franciscain ?
Non.
A. tire le sillon devant.
Le sillon longeur est un bœuf
lancé en arrière — il avance
à l’arrière — proupe, soc de mer
ancienne, terrée,
aimant traceur, pointe de char
suivi et continué.
Sur les petites fleurs
de ballet vertical.
Prose-pays et spirale interdite
ou Cascade-de-la-Vue-Inverse.
Charrue-proue capable de sillon.
Sillage antique est un bœuf.
Bien. Il prose l’arrière
et le vers premier, durci,
et fait glisser pays
sur pays.
Passé précède verdure contée.
Usif, à cause des filles de la voix.
Cardaire est un soc,
près du Tireur, Tracteur,
ou Câble Animal.
Au puits d’alcali
où descend
pèlerin poétique.
Philippe Beck, Opéradiques, Poésie /
Flammarion, 2015, p. 381-382.
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06/07/2015
Rose Ausländer, Pays maternel
À la mer
Pourvue de profondes empreintes digitales
La houle déferlante
Nous atteint
Nos minutes
Lavées
De la poussière de la ville
L’eau
Met en musique nos mots
Sages aquatiques
Cernés de sable
Tu es la voix
Sois indulgent envers moi
Étranger
Je t’aime
Toi que je ne connais pas
Tu es la voix
Qui m’envoûte
Je t’ai perçue
Reposant sur du velours vert
Toi haleine de mousse
Toi cloche du bonheur
Et du deuil inextinguible
Rose Ausländer, Pays maternel, traduction Edmond
Verroul, Héros-Limite, 2015, p. 21, 63.
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11/06/2015
Pascal Commère, Des laines qui éclairent
Seraient-ils perdus une fois encore les mots,
par la terre brune et collante qui entérine
en silence toute mort en juin comme une boule
de pluie sur tant d'herbe soudain qui verse, avec
dans la poitrine ce serrement, par les collines
presque en haut, quand la route espérée dans un virage
d'elle-même tourne et disparaît... Je reconnais
le menuisier qui rechignait au guingois des portes
cependant que vous gagnez en ce jour de l'été
la terre qui s'est tue, humide et qui parlait
dans votre voix soucieuse ; à chaque mot j'entends
le travers du roulis des phrases le tonnerre
d'un orage depuis longtemps blotti dans l'œuf, la coque
se fissure — sont-ce les rats qui remontent, ou le râle
des bêtes hébétées dans l'été, longtemps résonne,
comme les corde crissent, lente votre voix digne
par-dessus l'épaisse terre menuisée, les vignes
bourrues... Et sur mon épaule, posée, la douceur
ferme de votre main pèse sans appuyer.
Pascal Commère, De l'humilité du monde chez les bousiers (1996),
dans Des laines qui éclairent, Le temps qu'il fait, 2012, p. 211.
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27/05/2015
Ingeborg Bachmann, Trois sentiers vers le lac
Problèmes, problèmes
« Alors à sept heures. Oui mon chéri. J’aimerais mieux. Café du Hochhaus. Parce que par hasard je... Oui, par hasard, de toute façon il faut que j’aille chez le coiffeur. À sept heures, c’est à peu près ce que je prévois si j’ai le temps de... Quoi, ah bon ? Il pleut ? Oui, je trouve aussi. Il pleut sans arrêt. Oui, moi aussi. Je suis contente. »
Beatrix souffla encore quelque chose dans le micro du combiné et posa le récepteur, soulagée elle se tourna sur le ventre et appuya de nouveau sa tête sur les coussins. Pendant qu’elle s’efforçait de parler avec animation, son regard était tombé sur le vieux réveil de voyage avec lequel jamais personne ne voyageait, il n’était effectivement que neuf heures et demie, ce qu’il y avait de mieux dans l’appartement de sa tante Mihailovics, c’état les deux téléphones, et elle en avait un dans sa chambre à côté de son lit, pouvait à tout moment parler dedans, se mettant alors volontiers les doigts dans le nez quand elle faisait semblant d’attendre posément une réponse, ou préférant encore, aux heures tardives, faire des pédalages ou exécuter des exercices encore plus difficiles, mais à peine avait-elle raccroché qu’elle était déjà rendormie. Elle était capable dès neuf heures du matin de répondre avec une voix claire et nette, et ce brave Erich pensait alors qu’elle était, comme lui, debout depuis longtemps, qu’elle était peut-être même déjà sortie et se trouvait en cette journée prête à toute éventualité.
Ingeborg Bachmann, Trois sentiers vers le lac, traduction de l’allemand Hélène Belleto, Actes Sud/Babel, 2006, p. 51-52.
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