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31/12/2015

Tiphaine Samoyault, La main négative, Louise Bourgeois

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      On n’écrit pas directement avec la main, sauf dans le sable, sauf après l’avoir préalablement trempée dans son sang. Pourtant on fait beaucoup de choses directement avec les mains : manger, boire, se moucher, creuser un trou dans la terre. Vivre et finir de vivre.

 

   Je voudrais être un âne qui n’a pas de mains et n’a donc pas besoin de s’occuper les mains. Je pourrais aussi être un être sans mains. Alors je me plaindrais de n’avoir pas de mains et de ne pas pouvoir faire tout ce qu’on peut faire avec des mains. Mais j’ai des mains et je ne sais pas quoi faire avec elles. Alors j’écris pour m’occuper les mains. L’écriture me prend par la main et me maintient en enfance. Elle m’aide à traverser la rue, à monter les escaliers plus vite, à ne pas me sentir abandonnée. Joindre les mains occupe les mains, mais on ne peut pas écrire les mains jointes. On ne peut pas à la fois écrire et prier, écrire les yeux fermés.

 

Tiphaine Samoyault, La main négative, Louise Bourgeois, Argol, 2008, p. 37-38.

19/12/2015

Édith Azam, Vous l'appellerez : Rivière

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Elle regarde à nouveau le moulin, pense qu’il a encore vieilli, qu’elle ne lui connaît pas d’enfance, qu’il perd ses osselets en inventant des mots qui ne s’oublient jamais, qu’elle a mille ans d’absence sur tous les dictionnaires, que la vie n’est qu’un tour de passe-passe, que ses yeux s’habituent à la nuit, que dans ses mains à lui, même affaiblies, la lumière sera : toujours belle.

 

                                                                            Rivière

                                                                   ils ont bien vu

                                                                                  oui

                                                              en retrouvant le sol

                                                                     qu’elle pouvait

                                                                             se glisser

                                                                               partout

                                                                          qu’elle était

                                                                         pour la terre

                                                                             la source :

                                                                             le langage

 

Édith Azam, Vous l’appellerez : Rivière, La Dragonne, 2013, p. 74.

©Photo Chantal Tanet.

13/07/2015

Caroline Sagot Duvauroux, Canto rodado

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C’est quoi l’art pas brut ?

Les marchands nomment nos œuvres. Refusons. Il y a un clivage effarant en Europe entre art brut et art (art quoi d’ailleurs ?) Or le désir sait que la question n’est pas là mais juste où vivre. Là où nos disions bander pour dire être, bander de toute son âme dont le sexe et l’étoile.

Maimoune m’a raconté quelque chose de ces choses-là.

Le décoffrage de l’imagination d’une vieille mémoire.

L’instant pérenne, l’oxymoron de vivre quand on est un idiot.

 

Un artiste ? une définition. J’étais berger, maçon, dit Maimoune, à présent je me définis comme artiste. Un idiot, dis-je.

 

Remplaçons artiste par poète, arts contemporains par arts poétiques. En gros retirons l’argent de l’affaire. Pour voir. Juste pour voir que s’attarde l’homme de Ouarzazate ou d’Arles ou de Messine, en prise aux songes parmi son peuple de ventres affamés, de signes et d’enfances, avec son bestiaire : avec son désir. Alors l’artisan perd le nom de faire, c’est un artiste, un inutile, un miracle de la société, un frère.

 

L’attardé là.

 

Alors jubile quelque chose, une chose, et l’homme troue la chose pour qu’infiniment s’invite le monde.

 

Caroline Sagot Duvauroux, Canto rodado, Centrte international de poésie, Marseille, 2014, np.

12/07/2015

Claude Chambard, Cet être devant soi

 

                                          claude chambard,cet être deavnt soi,enfance,écriture

Enfant quand ai-je jamais fait mon ultime pas d’enfant... ma belle écriture pleine & déliée... ma gracieuse silhouette dans le jardin en fleurs... la vraie lumière sur mes joues rondes & roses... quand ai-je cessé de cracher les noyaux de cerise au pied de l’arbre... quand ai-je osé regarder une fille dans les yeux... quand ai-je perdu mes boucles blondes... quand... L’écriture a pris le dessus mais n’a jamais pu remplacer les jouets de l’enfance, le motif dans le tapis scruté pendant des heures, tissé & retissé jusqu’à l’usure du regard. De la neige, du givre, voilà ce qui a tenté de recouvrir l’enfance, en vain, je sais produire un feu interminable & puissant. Dans la grange je me balance sans fin. Le chat se faufile entre la forge & l’établi, m’ignore. J’ai cueilli les petits pois ce matin avec Grandpère, silencieux nous les écossons, dimanche nous les dégusterons avec une viande blanche. C’est là, ce jour-là sans doute, que j’ai compris que pour écrire il fallait soutenir l’autre, le regarder, l’empêcher de tomber. L’autre, cet être devant soi.

 

Claude Chambard, Cet être devant soi, encres de Anne-Flore Labrunie, Æncrages & C°, 2012, np.

19/05/2015

Alain Veinstein, Dix pas avant les ruines

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[...]

Pour commencer, je tourne le dos au passé, à l’enfance où il y a la mort...

 

Hors de ses jambes, pour que la phrase ne se referme pas...

 

Ce n’est pas le dernier jour... Au début, il faut écrire sans amour...

 

Pas question de décrire les lieux, les personnages... Pas trace d’affaire d’homme... Je refuse l’aide d’une description de la terre... Je ne tire pas profit d’une scène... d’un concours de circonstances qui m’aurait permis de franchir un grand pas... D’un trait de plume, j’écarte les événements : personne, rien... Je ne m’appuie sur personne et sur rien...

 

De la précarité, je fais un théâtre... Enfance encore... Difficile  de s’arracher ces lambeaux d’enfance... Et cette haine qui me tient... Face au personnage féminin, je puise dans la haine mon désir de l’ouvrir... Je rêve de mise à nu, de sang... Ce n’est pas une violence mauvaise... C’est mon amour, de très loin, hors de portée des lèvres... Je dis mon amour, étourdi encore, désarmé par le bruit d’un pas... Désarmé comme par le fracas, plus haut, de la caisse... J’ai fait un pas et, à chaque pas, s’enfonce une dernière demeure.

 

J’ai fait un pas et rêve d’un autre pas comme au début de la vie... Presque la force d’écrire à bout portant...

 

Je parle du premier pas à partir de la mort... Un temps lointain... Quelques arpents de terre où j’aurais trouvé ma nourriture... Toute  une histoire... Je me souviens de quelques pas perdus... Et de la peur, rencontrée à chaque coin de phrase...

[...]

 

Alain Veinstein, Dix pas avant les ruines, dans L’introduction de la pelle, Seuil, 2014, p. 357-359.

25/04/2015

Ossip Mandelstam, Le bruit du temps, traduction Jean-Caude Schneider

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                       Le chaos judaïque

 

   Un jour, il arriva chez nous une personne qui nous était parfaitement étrangère, une jeune fille d’une quarantaine d’années, avec un petit chapeau rouge, un manteau pointu et de méchants yeux noirs. Prétextant qu’elle était originaire de la bourgade de Chavli, elle exigeait qu’on la mariât à Pétersbourg. Avant que nous ayons réussi à nous en débarrasser, elle avait passé une semaine à la maison. Parfois, des auteurs ambulants faisaient leur apparition ; c’étaient des gens barbus et aux longs vêtements, des philosophes talmudiques, des colporteurs de maximes et aphorismes de leur fabrication. Ils laissaient des exemplaires dédicacés et se plaignaient d’être persécutés par de méchantes épouses. Une ou deux fois dans ma vie, on me conduisit à la synagogue, comme s’il s’agissait d’un concert, après de longs préparatifs, c’est tout juste si l’on n’achetait pas un billet à un revendeur ; et ce que je voyais et entendais me faisait revenir dans une lourde hébétude. Il y a, à Pétersbourg, un quartier juif : il commence juste derrière le théâtre Marie, là où gèlent les revendeurs de billets, derrière l’angle de la prison de Lithuanie, qui a brûlé pendant la révolution. Là, dans les rues du Commerce, on rencontre des enseignes juives, avec un bœuf et une vache, des femmes avec des cheveux postiches qui s’échappent de leur fichu et des vieillards plein d’expérience et d’amour pour les enfants, trottinant dans leur redingote tombant jusqu’à terre. La synagogue, avec ses chapeaux pointus et ses bulbes, comme un somptueux figuier étranger, se perd au milieu de pauvres bâtisses.

[...]

 

Ossip Mandelstam,  Le bruit du temps, traduit du russe et annoté par Édith Scherrer, préface de Nikita Struve, Christian Bourgois, 2006 [L’Âge d’homme, 1972], p. 47-48.

 

 

                           Le chaos judaïque

 

   Un jour, une personne totalement inconnue s’est présentée chez nous, une jeune fille d’environ quarante ans à chapeau rouge, au menton pointu, l’œil noir et mauvais. prétextant être originaire du bourg de Chavli, elle exigeait qu’on lui trouve un mari à Péterbourg. Elle resta une semaine à la maison jusqu’à ce qu’on réussisse à s’en débarrasser. De temps à autre des écrivains itinérants s’arrêtaient chez nous : personnages barbus, à longues basques, philosophes talmudistes, colporteurs d’aphorismes et apophtegmes imprimés et rédigés par eux-mêmes. Ils laissaient en partant des exemplaires dédicacés et se plaignaient d’être persécutés par de mauvaises femmes. Une fois ou deux dans ma vie on m’emmena à la synagogue, non sans de longs préparatifs, comme pour un concert, tout juste si l’on n’avait pas acheté un billet chez des revendeurs ; après ce que j’y ai vu et entendu, j’en suis revenu l’esprit péniblement enfumé. Pétersbourg a un quartier juif : il commence juste derrière le théâtre Marinski, là où les revendeurs de billets gèlent devant l’ange du château de Lituanie, la prison incendiée lors de la révolution. Là, dans les deux rues du Commerce, on tombe sur des enseignes juives, avec taureau et vache, sur des femmes dont les fichus laissent échapper des cheveux postiches, et sur des vieillards pleins d’expérience, affectueux avec les enfants, et qui trottinent dans leur redingote traînant jusqu’à terre. La synagogue, avec ses chapeaux coniques et ses coupoles en bulbe, son air d’exotique et fastueux figuier, s’était égarée entre de misérables bâtisses.

[...]

 

Ossip Mandelstam, Le bruit du temps, traduit et présenté par Jean-Claude Schneider, éditions Le bruit du temps, 2012, p. 45-46.

 

10/03/2015

Isabelle Garron, Corps fut

 

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Variations 2

 

[...]

là. enfant .tu évoques l'épreuve d’un texte

aux confins d’une île. ici l’empreinte

 

d’origine ses contours traduits

dans la neige

 

la fatigue de l’image .d’une femme

sa condition .et le ventre

 

les soubresauts et les

expectorations

 

lire noté à maintes reprises

je ne raconterai point

j’écrirai

 

sous une nuit l’attente fêlée

d’une voix dans la ruelle

en contrebas

 

les nuages dans la vallée

la crainte aussi

d’un retour du froid

 

Isabelle Garron, Corps fut, Flammarion,

2011, p. 95-96.

23/02/2015

Andrea Zanzotto, Idiome, traduction Philippe Di Meo

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                    Petits métiers

 

Comment puis-je oser

vous appeler ici, vous faire signe de la main.

Une main qui n'est plus que son ombre

avare et mesquine,

et d’ailleurs une serre, mais tendre comme de la mie de pain.

Et pourtant, quelque chose maintenant la soutient,

je ne sais s’il s’agit d’une crampe ou d’une force :

pour autant qu’elle vaille, elle est toute vôtre,

vous lui donnez-lui la force de vous appeler.

Donnez-lui une plume qui ne se torde,

faites que sa pointe ne trébuche sur la feuille.

Il me semble n’avoir rien à écrire

pour commencer ce télex

qui doit tout le néant traverser

(la brûlante difficulté

qui brûle comme soufre,

qui corrode, étourdit.)

Mais j’essaierai de suivre la trace, au moins, d’un amour —

en dehors, là dans l’obscurité

profonde des prés du passé.

Ainsi

.....................................

[                                          ]

 

Ainsi sous la cheminée presque éteinte,

si un garçonnet regardait

à travers cette minuscule petite fenêtre aveugle

vers le soir encore claire

parmi la suie

(ah quel beau bleu, quel argent,

quels frissons d’hiver éblouissants

de neige et de lumière à cette petite fenêtre) :

qui passait donc, qui frappait

sur cette vitre, et disparaissait

je ne sais si boitant ou dansant ;

grands-mères, était-ce eux tous, les gens de votre temps

avec leur faim de chicorées, avec leur soif

de piquette, avec des travaux qui

leur avaient tordu toute la figure

jusqu’à presque en modifier la nature ?

Mais avec moi, garçonnet, quels joyeux lurons

et que de bonne humeur, et toujours bons...

Et je les vois, me semble-t-il, faire turlututu

cligner de l’œil dans ma direction, rire subtilement, puis me   dire  salut...

 

Andrea Zanzotto, Idiome, traduit de l’italien, du dialecte haut-trévisan et présenté par Philippe Di Meo, Corti, 2006, p. 145, 147 et 149.

11/12/2014

Erich Fried, Les enfants et les fous

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                               Saint Georges et son dragon

 

   On raconte que saint Georges vint de Cappadoce et qu’il tua un dragon qui voulait dévorer une jolie fille. La légende aime les données simples et les héros compréhensibles. On ne rapporte nulle part que saint Georges a aimé le dragon.

   Il connaissait son dragon depuis l’enfance, à un âge où les vires et les voltes du tournoi, sous les arbres à l’écorce rugueuse ou tapissée de mousse, étaient plus importantes pour lui que toutes les méditations sur la beauté ou la disgrâce, sur l’excellence ou la médiocrité de son compagnon de jeu. Plus tard également, lorsque le petit Georges, qui portait alors sa première armure légère, commença à comprendre que son ami était différent de lui, il repoussa aussitôt de telles pensées. Il les oublia, comme il oubliait les tristes rangées de chiffres alignées par son sévère maître en calcul. Non, il ne voulait tenir compte d’aucune différence. Il s’en tenait plutôt à ce que lui et son camarade de jeu avaient pensé en commun. Tous deux étaient vifs et agiles, habiles à la lutte — chacun à sa manière — et tous deux aimaient l’herbe piétinée et, roussis par le feu craché, les vieux tilleuls sous lesquels le camarade de Georges avait élu domicile. Parfois même Georges croyait reconnaître dans l’étrange matière qui recouvrait le corps de l’autre une cuirasse d’écailles semblable à celle qu’il portait par amour pour l’ami, se disait-il ; la cuirasse le rendait plus dur, plus semblable à l’autre.

 

Erich Fried, Les enfants et les fous, « Saint Georges et son dragon », traduit de l’allemand par Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1968.

26/11/2014

Marina Tsvétaeva, Le diable et autres récits

                                   Marina Tsvétaeva, Le diable et autres récits, mère, musique, enfance, gamme

                            Ma mère et la musique

 

     Lorsqu'au lieu d'Alexandre, le fils désiré, réclamé, presque commandé au destin, vint au monde une fille, moi, rien que moi, ma mère avala un soupir avec dignité et dit : « Du moins, elle sera musicienne ». Et lorsque le premier mot manifestement absurde mais tout à fait distinct que je prononçais avant d'avoir un an fut "gamme", ma mère se contenta de réaffirmer : « je le savais bien » et entreprit aussitôt de m'apprendre la musique, me clamant sans cesse cette gamme : « Do, Moussia, et ça c'est ré, do-ré... ». Ce do-ré se transforma bientôt pour moi en un livre énorme, la moitié de ma propre taille, un "rivre" comme je disais alors, son "rivre" à elle, avec un couvercle sous le mauve duquel l'or perçait avec une force si effroyable, que jusqu'à présent j'en ressens en un coin secret, le coin d'ondine de mon cœur, la chaleur et l'effroi, comme si, ayant fondu, cet or sombre se fut déposé tout au fond de mon cœur et que de là, il s'élevât au moindre contact pour m'inonder tout entière jusqu'au bord des paupières et m'arracher des larmes brûlantes.

 

Marina Tsvétaeva, Le diable et autres récits, traduction et postface de Véronique Lossky, L'âge d'homme, 1979, p. 65.

23/11/2014

James Sacré, Le désir échappe à mon poème

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                Petite note sur le désir d'écrire

 

[...]

   Lecteur qui m'avait pas prévu.

   Écrire comme on drague. L'écriture comme une rencontre. Les mots que me tend l'autre toujours : avec sa joue qu'il m'abandonne sans me connaître ; dictionnaire et sa couverture de carton rose dans l'enfance j'y faisais des trous en y découpant des figures d'animaux jamais vus : oui, et depuis, le zorille et l'agouti me mangent le cul en caressant mon cœur. Lecteur que j'avais pas prévu.

 

                                             *

 

J'ai envie d'écrire. "Ça te prend-y pas comme une envie d'chier ?" dirait mon père. Ou Rabelais : rondeau en chiant. C'est pas la peine de chercher un ange, on n'en voit jamais.

 

James Sacré, Le désir échappe à mon poème, dessins de Mohamed Kacimi, Al Manar, 2009, p. 10.

16/10/2014

Marie de Quatrebarbes, La vie moins une minute : recension

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  La vie moins une minute (vers d'un des poèmes) s'ouvre par une allusion au conte de Perrault, Barbe Bleue : c'est l'annonce de deux récits, vite mis en place et que l'on suit dans les trois parties du livre, celui d'une enfance dans une famille, celui d'une histoire amoureuse. Les deux récits, source d'autres histoires esquissées et presque aussitôt interrompues, s'entrecroisent, l'un appelant l'autre, au point qu'on ne peut toujours démêler les fils tant des éléments de l'un sont enchâssés dans l'autre.

   Le conte de Barbe Bleue réapparaît de manière allusive avec l'introduction du placard, celui qui  ne doit pas être ouvert, mais, parodie, si la narratrice pousse une porte, contrairement à l'épouse curieuse du conte, elle précise : « Avant de sortir, j'ai veillé à tout remettre en ordre ». Le conte est encore présent, avec insistance, par le rappel du contrat : « C'est un contrat, et si on le rompt on ne lèse que soi » ; et la contrainte, édictée ici par la narratrice, devient dans le couple une condition de son équilibre, et même de son existence : « Tu accepteras mes mystères et j'accepterai les tiens », la règle pouvant d'ailleurs être jouée: « je te dis rien, je te dis tout ». Le conte est également présent dans le récit de l'enfance, puisqu' « on invente des histoires pour les derniers petits », et  c'est l'enfant qui réclame la suite de l'histoire avec son insatiable « et après ? ». La demande d'une suite de l'histoire se dit, peut se dire ailleurs, partout identique expression du désir de savoir : « What happens next ? » ; mais la formule "et après", reprise dans un autre contexte, signifie alors "qu'est-ce que ça fait ?", non plus tentative de se satisfaire mais mots de la désillusion. Enfin, le conte entre dans le récit amoureux avec le "Il était une fois", qui associe dans un poème Valentine et Sade ; dérision peut-être de la saint Valentin, et le divin marquis se trouve à l'aise puisqu'il est question de sodomie et de femmes dans les égouts.

   Les éléments de récits, dispersés, seraient à associer par le lecteur, sans à vrai dire qu'il puisse reconstituer une histoire cohérente ; c'est heureux, nous ne sommes pas dans la représentation et il suffit de repérer des bribes, depuis les lieux communs revisités, attachés aux discours sur l'enfant — bébé a peur et a faim, mon enfant ne mange pas (« il faut manger si on ne veut pas finir crevée ») —, jusqu'à la présence de « maman », la découverte de la manière dont sont conçus les enfants, la passage de l'état de petite fille à l'adolescence et à l'amour. Rien de linéaire : si la narratrice semble revenir sur une enfance dans la seconde partie (titrée "Looping", donc suggérant un retour, un renversement de perspective) : « j'ai été cette petite fille solitaire », la dernière partie retourne à l'enfance, d'où vient le titre du livre : « l'enfant bascule, tête en avant / plus rien dire sinon la chute / la vie moins une minute ». 

   La sortie de l'enfance, c'est la rencontre de l'amour ? Sans doute mais, pas plus que ceux relatifs à l'enfance, les fragments d'une histoire amoureuse ne se prêtent à une reconstruction linéaire, ne serait-ce qu'à cause de la difficulté de passer, d'un poème à l'autre, d'un narrateur féminin à un narrateur masculin. Mais c'est surtout qu'aucun récit amoureux ne peut trouver un ordre sans réponses aux questions posées à la fin de la première partie : « Comment faire pour vivre ? [...] Comment faire pour vivre à deux ? » et « Comment (re)devenir 1 femme ».  Il y aura donc l'amour réalisé (« j'ai fait tomber ma pudeur aux oubliettes »), les « amours déchues », l'amour-toujours, les étreintes (« prends-moi dans tes draps ») dont on ne peut dire qu'elles ne sont que corps en mouvement : « claquements et rythmes / éphémères et pourtant » ; il y a aussi le passage de « l'amour : un » à « maintenant il est deux » (p. 69), et l'ironique « belle comme un os à moelle ». Tout cela, brisé, elliptique, avec retours et contradictions, restitue quelque chose de la "vraie" vie, bien mieux qu'un récit ordonné.

   Au désordre, aux croisements et superpositions des récits, il faut ajouter d'autres fils, par exemple celui des lectures qui s'introduisent dans les vers. On reconnaîtra par exemple le cimetière marin — associé aux vagues et aux varechs — ou Hawthorne avec la maison aux sept pignons, ou Liszt avec la rhapsodie en do, etc. On lira aussi, dans le poème qui ouvre la seconde partie, une manière d'hommage à Rimbaud : ici, le titre "Dingo" et le vers « Je commençai par les hallucinations olfactives », évoquent « L'histoire d'une de mes folies » et « Je m'habituai à l'hallucination simple » de "Alchimie du verbe". Autre rencontre ? On se souvient que, dans "Après le déluge", on lit « le sang coula, chez Barbe Bleue ». Une autre relation, celle-là constante, est celle à Lewis Carroll ; Marie de Quatrebarbes retrouve la grâce des énoncés nonsensiques, en faisant se succéder des vers que le lecteur ne peut assembler pour construire un sens, comme « si monsieur Smith voulait bien me la faire / du savon noir pour récurer » ; on verra là aussi une manière de poser la question du vers, mais laissons ce problème de côté. Nombreux aussi les énoncés dans lesquels s'introduit un vers qui rompt la lecture : « des plaisirs immédiats / elle joue son ombre / sont ceux de la chair et c'est tout /» (souligné par moi). D'autres ruptures contribuent à détruire, ou gêner, le rassemblement des bribes de récit, ce sont les jeux de mots de toutes sortes trop nombreux pour qu'on les rassemble ; jeu sur l'homophonie (« l'anneau se ressert autour du doigt », passage de "de ses seins" à dessin"), l'inversion (« fait des claques et des têtes à bulles »), la polysémie, y compris en anglais (« sheath », signifiant "préservatif" et "vagin"), la variation sonore (« ça décapite .../  ça décapote ... / çadécapsule »), etc.

   Que conclure d'une lecture réjouissante ? La vie moins une minute confirme la maîtrise de la langue, le souci de construction d'un ensemble, le goût du récit et l'humour que l'on reconnaissait dans les livres précédents (1) de Marie de Quatrebarbes.

_______________________________________________

(1) Les pères fouettards me hantent toujours (Lanskine, 2012) et Transition pourrait être langue (Les Deux Siciles, 2013).

Marie de Quatrebarbes, La vie moins une minute, Lanskine, 2014, 14 €

 

28/07/2014

Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca]

 

 

                         Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca], la putain paysanne

          La putain paysanne

 

Le grand mur qui est en face et clôture la cour

a souvent des reflets d’un soleil enfantin

qui rappellent l’étable. Et la chambre en fouillis

et déserte au matin, quand le corps se réveille,

sait l’odeur du premier parfum gauche.

Même le corps enroulé dans le drap est pareil à celui

des premières années, que le cœur bondissant découvrait

 

On s’éveille déserte à l’appel prolongé

du matin et dans la lourde pénombre resurgit

la langueur d’un autre réveil : l’étable

de l’enfance et le soleil ardent pesant las

sur les seuils indolents. Léger,

un parfum imprégnait la sueur coutumière

des cheveux, et les bêtes flairaient. Le corps

jouissait furtivement de la caresse du soleil

insinuante et paisible comme un attouchement.

 

La langueur du lit engourdit les membres étendus,

jeunes et trapus, presqu’encore enfantins.

L’enfant gauche flairait les senteurs

du tabac et du foin et tremblait au contact

fugitif de l’homme : elle aimait bien jouer.

Quelquefois elle jouait étendue dans le foin

avec un homme, mais il ne humait pas ses cheveux :

il cherchait dans le foin ses membres contractés,

puis il les éreintait, les brisant comme l’eût fait son père.

Comme parfum, des fleurs écrasées sur les pierres.

 

Bien souvent, pendant le long réveil

revient cette saveur sure des fleurs lointaines,

d’étable et de soleil. Aucun homme ne sait

la subtile caresse de cet âcre souvenir.

Aucun homme ne voit par-delà le corps étendu

cette enfance passée dans une attente gauche.

 

           La putana contadina

  

La muraglia di fronte che accieca il cortile

ha sovente un riflesso di sole bambino

che ricorda la stalla. E la camera sfatta

e deserta al mattino quando il corpo si sveglia,

sa l’odore del primo profumo inesperto.

Fino il corpo, intrecciato al lenzuolo, è lo stresso

dei primi anni, che il cuore balzava scoprendo.

 

Ci si sveglia deserte al richiamo inoltrato

del mattino e riemerge nella greve penombra

l’abbandono di un altro risveglio : la stalla

dell’infanzia e la greve stanchezza del sole

coloroso sugli usci indolenti. Un profumo

impregnava leggero il sudore consueto

dei capelli, e le bestie annusavano. Il corpo

si godeva furtivo la carezza del sole

insinuante e pacata come fosse un contatto.

 

L’abbandono del letto attutisce le membra

stese giovani e tozze, come ancora bambine.

la bambina inesperta annusava il sentore

del tabacco e del fieno e tremava al conttato

fuggitivo dell’uomo : le piaceva giocare.

Qualche volta giocava distesa con l’uomo

dentro il fieno, ma l’uomo non fiutava i capelli :

le cercava nel fieno le membra contratte,

le fiaccava, schiacciandole come fosse suo padre.

Il profumo eran fiori pestati sui sassi.

 

Molte volte ritorna nel lento risveglio

quel disfatto sapore di fiori lontani

e di stalla e di sole. Non c’è uomo che sappia

la sottile carezza di quelle’acre ricordo.

Non c’è uomo che veda oltre il corpo disteso

quell’infanzia trascorsa nell’ ansia inesperta.

 

 

Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca], édition

bilingue, traduit de l’italien par Gilles de Van, Gallimard,

1962, p. 104-107.

25/07/2014

Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé

                                                                     Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé, poèmes d'amour

                          Quatre poèmes d’amour

 

                                           Si quelqu’un sourit

 

Si quelqu’un sourit à te voir,

s’il te regarde avec bonheur,

c’est que ton corps n’a plus la force

de lui cacher, derrière toi, le mur.

 

Enfant qui tète sa mère,

bientôt sa mère le détestera,

avant de lui ôter la tête.

 

Les yeux commencent par un point,

la douleur les allonge vers le bas,

le regard tire d’eux l’horizon,

et il faut compléter le triangle

toute sa vie, avec les mains.

 

Ce qui sort de ta bouche,

c’est d’abord la fumée d’une cigarette ;

et puis c’est tout le reste.

 

 

       Si tu es en première

 

 

 

Si tu es en première

quand je suis en seconde

qu’est-ce donc qui s’est décoiffé ?

Où est la brosse, où est le peigne, où est le vent ?

où est la chevelure ?

 

Soleil, par qui les feuilles sont des lampes transparentes.

Orgueil, par qui les filles montent dans les wagons rouges.

Honte, qui donne à l’homme une allumette vite éteinte.

 

Quand de l’eau entre dans la noix

par la fente de sa coquille,

chaque moitié sur l’eau qui noie

bientôt peut-être flottera.

 

Si je monte au Palais-Royal,

quand tu descends au Châtelet,

les rails restent si parallèles

qu’on voudrait être des roues.

 

 

       Parfois, d’un moment

 

Parfois, d’un moment, tu peux dire

qu’il est huit heures,

ou que c’est le moment de remonter ta montre.

 

Mais tu diras bien autre chose

Pour peu qu’à ce moment un autocar t’écrase.

 

Or, il y a toujours

quelque chose qui nous écrase,

ne serait-ce que notre poids.

 

Et ce qui nous écrase,

comme un autocar, est parfois

plein de militaires joyeux.

À tout moment ,

il faut les mentionner aussi.

  

          Je lui ai crié

 

Je lui ai crié :

Madame ! Madame !

Votre parapluie,

je crois, s’est ouvert.

 

Fallait-il plutôt

ne pas le lui dire ?

le fermer de force ?

ne pas l’avoir vu ?

se mettre en colère ?

 

L’aurais-je quittée

de toute manière

aussi las de vivre ?

 Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé,            Gallimard, 1966, p. 79-82.

18/06/2014

Matthieu Gosztola, Lettres-Poèmes, correspondance avec Gaudi : recension

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   On remontera volontiers aux Héroïdes d'Ovide pour débuter la tradition des lettres d'amour adressées à un amant ou une maîtresse fictifs, et l'on sait qu'elles eurent de très nombreuses imitations, notamment à la Renaissance. Les Lettres-Poèmes publiés maintenant auraient été écrits par une jeune femme à Antoni Gaudi, le premier envoi daté du 2 mars 1924, suivi de 17 autres, le dernier du 27 avril 1927, donc après la mort de l'architecte catalan, le 10 juin 1926 à l'âge de 74 ans ; suivent deux fragments d'un journal poème écrit en 2000. Matthieu Gosztola aurait hérité d'un oncle une vieille maison en Espagne et l'un de ses premiers soins aurait été de visiter le grenier : il aurait trouvé, évidemment à l'écart, une malle contenant des lettres et, choisissant ce qui débordait l'intime, les aurait traduites. Traduction est toujours trahison : on reconnaît son écriture dans les poèmes en vers libres d'Antonia Maria Arellano, par ailleurs pianiste. Il n'a pas trouvé trace de cette mystérieuse épistolière qui aurait vécu plus que centenaire : on comprendra que, fictive, elle est prétexte pour son inventeur de reprendre des motifs  qui lui sont familiers.

   La relation à Gaudi, donc à l'architecture, est donnée d'emblée dans la première lettre : un "on" projette l'utopie de maisons ventres qui ressemblent singulièrement au ventre maternel : elles protègeraient « du danger que / représente / l'imprévisible avec lequel le dehors se confond », et leurs chambres, lieux clos, y seraient avant tout le lieu de l'intime, de l'amant et de l'amante. Affirmation lyrique par le biais d'un indéfini auquel, dès la seconde lettre, se substitue un "je". La fictive Antonia s'enthousiasme pour l'art de Gaudi, à la fois écriture de et dans l'espace, danse des éléments, musique, restitution d'une émotion qui transforme la vision du réel.

   Histoire d'une rencontre rêvée entre Antonia et Antoni ? une lettre très courte annonce un rendez-vous, la suivante datée du surlendemain la rappelle, avec l'espoir d'une fusion, évoquée dans une autre lettre, « j'existe avec toi /et seulement / avec toi qui / m'existes / en t'exis- / tant », fusion qui donne lieu à des variations sur les deux prénoms, sur le corps des amants, « non pas mêlés, mais / réunis », et qui inscrit ces « passagers de l'évidence » dans une histoire de l'amour.

   Mais la rencontre n'aurait pas eu de lendemain, ce qui n'empêche pas la jeune femme d'écrire : manière de journal au toujours absent, à qui elle s'adresse avec le "vous", puis le "tu". Vient sous sa plume le nom d'Orlando, allusion à l'histoire d'amour de l'Orlando furioso de l'Arioste, nom venu du rêve et lié à l'écriture. Le poème serait assemblage de ce qui est dispersé pour devenir harmonie, « fait de pièces de céramiques cassées, le / poème-trencadis »(1), non pas puzzle à reconstituer mais composition qui demeure toujours inattendue. C'est ce que dit autrement une lettre : dans un groupe qui parle, chaque voix est distincte mais leur ensemble forme « une unité / qui à aucun moment les fait / mourir en tant qu'individualités » ; ou le poème est à l'image de la mer dont on imagine saisir quelque chose en collant un coquillage à l'oreille, et l'on ne fait que saisir ce qui interrompt le silence.

   Les premières pages du journal d'Antonia n'abandonnent pas Gaudi, toujours présent, « dans l'ignorance superbe de la mort ». Elle évoque un voyage en Inde, « tourbillon », un autre à Venise, « mirage », qui ne sont rien puisqu'ils ne permettent pas d'« être en lieu, comme l'on dit / être en vie », ce que lui apporte les créations de l'architecte. C'est par le dernier fragment du journal que le lecteur est certain du caractère fictionnel d'Antonia : âgée alors de 103 ans, elle lit Fleischer et reçoit des mails de Jean-Paul Michel, poète auquel la revue NU(e) vient de consacrer un numéro préparé par Gosztola..., et c'est par deux citations, dont l'une étendue de Michel que s'achèvent les lettres poèmes.

   À partir du personnage d'Antonia, se mêlent l'hommage à un architecte, des variations sur l'écriture et la musique, une vision du couple — « Nous sommes deux, mais le même élan », écrit-elle à Gaudi —, les motifs du rêve et de l'enfance. Matthieu Gosztola continue aussi son approche singulière de la création, écrivant sa lecture d'une œuvre par la poésie comme il l'a fait dans des entretiens — imaginés — avec Lucian Freud en 2013.  

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         1. trencadis : littéralement "pique-assiette", technique de constitution de     mosaïque (inventée par Gaudi) par récupération de morceaux de céramique, utilisée notamment dans le Parc Güell à Barcelone.

Matthieu Gosztola, Lettres-Poèmes, correspondance avec Gaudi, éditions Abordo, 2014, 108 p., 12 €. Recension parue le 16 juin dans la revue numérique Sitaudis.