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18/10/2013

Daniil Harms (1905-1942), Œuvres en prose et en vers

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   On m'appelle le capucin. Pour ça j'arracherai les oreilles à qui de droit, mais en attendant la gloire de Jean-Jacques Rousseau ne me laisse pas en paix. Pourquoi savait-il tout ? Et comment langer les bébés et comment marier les filles ! Moi aussi j'aimerais comme lui tout savoir. Je sais d'ailleurs déjà tout, mais je ne suis pas sûr de ce que je sais. À propos des enfants je sais pertinemment qu'il ne faut pas les langer, mais les exterminer. Pour ce faire, j'aurais construit en ville une fosse centrale où je les aurais jetés. Et pour que la puanteur de la putréfaction ne monte pas de la fosse, on peut la recouvrir de chaux vive chaque semaine. Dans cette même fosse j'aurais précipité tous les bergers allemands. Maintenant, à propos du mariage des filles. C'est à mon sens encore plus simple. J'aurais préparé une salle commune où, disons, une fois par mois tous les jeunes se seraient réunis. Tous de 17 à 35 ans, doivent se mettre nus et parcourir la salle. Si quelqu'un plaît à quelque autre, le couple se retire dans un coin et s'y examine alors en détail. J'ai oublié de dire que chacun doit porter à son cou une carte avec son nom, son prénom et son adresse. Après, on peut écrire une lettre à la personne qu'on a trouvée à son goût et faire plus ample connaissance. Si un vieux ou une vieille se mêle de ces affaires, je propose de les tuer d'un coup de hache et de les traîner là où l'on traîne les enfants, dans la fosse centrale.

   J'écrirais bien encore sur les connaissances que je possède en moi, mais je dois malheureusement aller chercher du gris au bureau de tabac. Quand je sors dans la rue j'emmène toujours avec  moi un gros bâton noueux. Je le prends pour en frapper les enfants qui me tombent sous la main. C'est sans doute pour ça qu'on m'a surnommé le capucin. Mais attendez salauds, je vous écorcherai en plus les oreilles !

 

 

Daniil Harms, Œuvres en prose et en vers, traduit du russe et annoté par Yvan Mignot, Verdier, 2005, p. 785-786.

14/10/2013

Marie de Quatrebarbes, La vie moins une minute (dans Rehauts)

 

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La vie moins une minute

 

Note sur le livre mon poussin

Jamais la faute des petites filles

Pas course folle dans le jardin

Fanchon souillon, dans la cuisine

Et la main se signe, et la petite abeille butine

Le cul arqué dans le creusé des guêpes

 

Fragile poupée, fusée, gommette

Venir doucement, petite fille de six

En situation d'extrême

Limite. Va, jure, viens.

 

                 *

 

Liquide si ses lèvres, peau, écorce

S'ouvraient sur une syllabe unique

Ou bien frayer, peut-être avec l'ongle

L'amour défendu sans sourire

 

Elle n'en prend pas la mesure

Repère la question hors la phrase

Rejoint le son qu'il a fait en tombant

De la table au sol et du sol au miroir

Elle veut bien qu'on lui dise au revoir

N'a de remords que ceux qu'on lui laisse

Que je devine, la circonstance

Frôlements en dessous des chemises

Retour des dents.

 

Marie de Quatrebarbes, La vie moins une minute,

dans Rehauts, n°31, avril 2013, p. 58 et 60.

 

Marie de Quatrebarbes a publié Les pères fouettards

 me hantent toujours (2012, éditions Lanskine) et Transition

                                     pourrait être langue (2013, éditions Les Deux-Siciles)

30/09/2013

Lorine Niedecker, dans K.O.S.H.K.O.N.O.N.G

 

Une nouvelle revue : K.O.S.H.K.O.N.O.N.G

          dirigée par Jean Daive, Éric Pesty éditeur — n° 1, hiver 2012, n° 2,                 été 2013.

 

« Koshkonong est un mot indien Winnebago qui donne son nom à un lac important du Wisconcin. Il signifie au-delà de toutes les olémiques d'hier et d'aujourd'hui  :" The Lake we Live on" — Le Lac qui est la Vie. C'est là que Lorine Niedecker est née et a vécu. »

 

Lorine Niedecker, dans  K.O.S.H.K.O.N.O.N.G, marais, enfance, mariage

J'ai grandi dans la vase des marais,

algues, presles, saules,

vert tendre, vacarme

d'oiseaux et grenouilles

 

pour la voir mariée dans le si

riche silence de l'église

la petite esclave blanche

avec sa parure de diamants.

 

Dans la nef et sous la voûte

le secret satin capte.

Unie, à vie, en charge de

l'argenterie. Possédée.

 

                   *

 

Mariée

 

dans la nuit noire du monde

pour me blottir

                         dos à la vie

                         à l'abri

quelqu'un

 

Terrée avec cet homme

et ses fusils à longue portée

                         Nous gisons jambe

                         dans buffet, tête

dans placard.

 

Rai de lumière

dans le jour sans oiseaux —

                         Illettré

                          Je croyais

qu'il buvait

 

trop.

Je dis

                         mariée

                         et non enterrée

 

Je croyais —

 

 

Lorine Niedecker, traduction Jean Daive,

dans "Koshkonong", n°1, 2012, p. 3 et 4.

11/09/2013

Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo

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Au feu, à l'étang, le visage couleur de la nuit,

odeur de la journée, le visage d'innocente,

de pourpre fleur, de garçon livide, de porc

blanc, de poisson roi, de sale enfant,

qui criait, au feu, à l'étang, au sumac,

à la saveur des baies et des tiges,

la morte répandue, la rose éparpillée, la salie,

tout au feu, à l'étang, les draps, les nuages autour

de la cheminée, même le héros, le premier parleur

au baiser, le premier loup qui dort, au feu,

à l'étang, au parfum.

 

 

Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo, éditions de Minuit, p. 38.

09/08/2013

André Frénaud, Depuis toujours déjà

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               Ecco me

 

À force de l'aimer saurai-je la contraindre ?

A-t-il brillé pour moi le vrai regard ?

Qui voulais-je prouver ? Où me perdre ? Où me prendre ?

Mais à qui fut jamais promise, quelle ?

Ô ci-devant vainqueur, contre toi le temps gagne.

Aurai-je assez menti !

 

J'ai retrouvé la déchirure inoubliable.

L'enfance qui m'accompagnait, les yeux perdus,

s'est redressée avec son vrai visage : c'est moi.

J'ai bouclé ma vie, j'ai achevé le tour, découvrant

la pesante encolure de ma mort.

 

André Frénaud, Depuis toujours déjà [1970], dans La Sorcière de

 

Rome, Depuis toujours déjà, Poésie / Gallimard, 1984, p. 136.

10/05/2013

Christophe Pradeau, Proust à Illiers-Combray

Christophe Pradeau, Proust à Illiers-Combray, André Breton, roman, scène primitive, enfance

Dans La Clé des champs, André Breton invite à voir dans la place Dauphine, qui forme triangle à la proue de l'île de la Cité, « le sexe de Paris », le pubis de la Ville Lumière. Le poète, dont la vie croisa brièvement celle de Proust en 1920 — Jacques Rivière lui avait confié la relecture des épreuves du Côté de Guermantes —, a pu admirer — Rivière l'affirme — l'œuvre, si subtilement attentive au monde des rêves, du romancier. Il n'en demeure pas moins que jamais il n'a rien écrit qui puisse accréditer un tel sentiment et que la Recherche figure parmi les œuvres dans lesquelles le surréalisme a reconnu des emblèmes de ce qu'il récuse : l'art supposé mensonger du roman, avec son primat moraliste de la psychologie, la façon qui lui est propre de désenchanter le monde, de dégrader le mystère en effets de continuité et de vraisemblance. Et pourtant, c'est bien à Breton que j'ai pensé, à Nadja, aux lèvres entrouvertes, accueillantes à la fougue du Vert Galant de la place Dauphine, en découvrant que la maison de tante Léonie présente ceci de commun avec le jardin étagé à flanc de coteau du Pré Catelan, qu'elle s'évase en triangle, à partir de la porte étroite, génésique, qui s'entrouvre à son sommet.

   Le rapprochement vient sans doute d'autant plus volontiers à l'esprit que le lecteur de la Recherche sait bien que « Combray », la première partie de Du Côté de chez Swann, pour être le livre lumineux de l'enfance, n'en est pas moins inquiété par le mystère de la séparation des sexes, par l'évidence nocturne de l'attraction des corps. Le visiteur qui entrebâille le portail et pénètre dans le jardinet, lorsqu'il s'avance épousant tla courbure de l'allée, vers la façade secrète de la maison, vers ces liserés de faïence d'inspiration ottomane qui, fantaisie « orientaliste » de l'oncle Amiot, rehausse d'azur l'encadrement des fenêtres, chemine dans une nuit matricielle, près qu'il est de s'introduire, comme par effraction, sur le théâtre d'une scène primitive.

 

Christophe Pradeau, Proust à Illiers-Combray, Belin, 2013, p. 45-47.

01/05/2013

Laurine Rousselet, journal de l'attente

Laurine Rousselet,  journal de l'attente, hiver, enfance, rêve, nuit, écrire

l'hiver grandit

il touche à la maison des morts

entre les froids l'ardeur emporte la résistance

 

les familiers invoquent les doigts à remuer

sous la neige écrire redouble le secret

l'incendie troue l'enfance

les mitaines assurent au sang de fendre la peur

 

s'endormir poème le crayon dans

tout crie au dehors souffre monde

à l'intérieur du lit pousse le sombre

qui écoute ?

le songe dévore l'inconnu

il faudra désormais tout rebâtir

toujours

 

la lune monte

et marche du sourire en silence

la petite seule voit la dissipation

 

le noir en vie est à l'aube du jour qui

le présent vit devant

attends

m'avancer dans l'énormité du ciel

 

Laurine Rousselet, journal de l'attente, éditions isabelle sauvage,

2013, p. 70.

12/04/2013

Jean-Loup Trassard, L'espace antérieur

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   Fenêtre de droite dans la salle à manger, par les carreaux du bas au-dessus du placard à verres, je regarde la voiture, une Simca bleue décapotable, qui s'éloigne vers le portail, mes parents partent pour La Mans, je suis à la fois curieux de cette journée à passer seul avec les servantes et un petit peu ému sans doute, mais avant que la voiture ne quitte la cour elle s'arrête, les deux bonnes et moi le constatons : qu'est-ce qui ne va pas, chose oubliée ? La scène est cadrée par l'embrasure oblique et profonde de la fenêtre, vue à travers les vieux carreaux légèrement teintés de vert : mon père descend, fouille à l'arrière, sort une boîte et d'un grand coup de pied pour dégagement (il aimait le football au lycée) envoie valdinguer cette boîte de Blédine, contenu s'égaille, couvercle roule de son côté, la voiture a déjà démarré quand le couvercle atteint l'herbe qui est sous les ormes, la voiture disparaît au portail, les servantes : « Oh ! Monsieur a trouvé les fromages ! » Elles m'ont expliqué que ma mère avait emporté des petits fromages pour ses parents, bien enfermés dans une boîte de fer avec l'espoir que mon père ne s'en apercevrait pas, mais l'odeur avait dû filtrer... Or mon père ne supportait ni la vue ni l'odeur des fromages quels qu'ils soient, sur la table ou ailleurs. Ma mère était seulement autorisée à fabriquer quelques fromages à partir du lait de nos vaches pourvu que lui ne les rencontre jamais. Elle les faisait s'affiner dans un garde-manger de plein air, une petite cabane sur pattes dissimulée derrière le laurier-palme, là où était le fagotier (deux étages et, sur quatre faces dont l'une faisait porte, des persiennes doublées de fin grillage). Je devais avoir quatre ou cinq ans mais ce couvercle roule très lentement.

 

Jean-Loup Trassard,  L'espace antérieur, Gallimard, 1993, p. 97-98.

23/03/2013

Écrits de Laure

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   Je le sens bien maintenant : « mon devoir m'est remis » lequel exactement ?

   C'est parfois si lourd et si dur que je voudrais courir dans la campagne.

   Nager dans la rivière

    oublier tout ce qui fut, oublier l'enfance sordide et timorée, le vendredi Saint, le mercredi des cendres,

   l'enfance tout endeuillée à odeur de crêpe et de naphtaline.

   L'adolescence hâve et tourmentée.

   Les mains d'anémiée.

   Oublier le Sublime et l'infâme

   Les gestes hiératiques

   Les grimaces démoniaques.

     Oublier

     Tout élan falsifié

     Tout espoir étouffé

     Ce goût de cendres

     Oublier qu'à vouloir tout

     on ne peut rien

 

   Vivre enfin

   « Ni tourmentante

   Ni tourmentée »

   Remonter le cours des fleuves

   Retrouver les sources des montagnes

   les femmes les vrais hommes travailleurs

   qui enfantent

   moissonnant

   M'étendre dans les prairies

   Quitter ce climat

   Ses dunes, ses landes sablonneuses, cette grisaille et ses déserts artificiels,

   Ce désespoir dont on fait vertu,

   Ce désespoir qui se boit

   se sirote à la terrasse des cafés

   s'édite... et ne demanderait qu'à nourrir très bien son homme

   Vivre enfin

   Sans s'accuser

   ni se justifier

   Victime

   ou coupable

   Comment dire ?

   Un tremblement de terre m'a dévastée

 

   On t'a mordu l'âme

   Enfant !

   Et ces cris et ces plaintes

   Et cette faiblesse native

   Oui —

   Et s'ils ont vu mes larmes

   Que ma tête s'enfonce

   jusqu'à toucher

   le bois

   et la terre.

 

Écrits de Laure, précédé de Ma mère diagonale de Jérôme Peignot, avec un "vie de Laure" par Georges Bataille, Pauvert, 1971, p. 227-229.

18/03/2013

Henri Michaux, Épreuves exorcismes

Henri Michaux, Épreuves exorcismes, aboiement, craquement, enfance

                                Les craquements

 

À l'expiration de mon enfance, je m'enlisai dans un marais. Des aboiements éclataient partout. « Tu ne les entendrais pas si bien si tu n'étais toi-même prêt à aboyer. Aboie donc. » Mais je ne pus.

   Des années passèrent, après lesquelles j'aboutis à une terre plus ferme. Des craquements s'y firent entendre, partout des craquements, et j'eusse voulu craquer moi aussi, mais ce n'est pas le bruit de la chair.

   Je ne puis quand même pas sangloter, pensais-je, moi qui suis devenu presque un homme.

   Ces craquements durèrent vingt ans et de tout partait craquement. Les aboiements aussi s'entendaient de plus en plus furieux. Alors je me mis à rire, car je n'avais plus d'espoir et tous les aboiements étaient dans mon rire et aussi beaucoup de craquements. Ainsi, quoique désespéré, j'étais également satisfait.

   Mais les aboiements ne cessaient, ni non plus les craquements et il ne fallait pas que mon rire s'interrompît, quoiqu'il fît mal souvent, à cause qu'il fallait y mettre trop de choses pour qu'il satisfît vraiment.

   Ainsi, les années s'écoulaient en ce siècle mauvais. Elles s'écoulent encore...

 

Henri Michaux, Épreuves exorcismes, dans Œuvres complètes I,  édition établie par Raymond Bellour, avec Ysé tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1998, p. 781-782.

17/03/2013

Pierre Bergounioux, Préférences

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   La fixité relative des lieux accuse la fuite du temps irréparable, la perte et l'absence dont se paient chaque pas en avant, chaque instant.

   Tulle existe encore depuis le jour de mes sept ans où je l'ai découverte, à l'est du bassin de Brive qui constituait, pour moi, le lieu géométrique de toute substance, attente et signification. C'était le milieu du siècle dernier, autrement dit le XIXe, l'Ancien Régime, les temps mérovingiens qui s'attardaient au-delà de leur âge dans la vieille Corrèze, en l'absence des signes du présent, de l'heure qu'il était partout ailleurs, sur la terre.

   Sur la façade de l'immeuble qui abrite aujourd'hui le librairie Préférences, figurent encore les trois mots Bonneterie, Mercerie, Layettes, que j'ai sans doute lus lorsque, pour une raison oubliée, si je l'ai jamais sue, nous sommes montés de la sous-préfecture. Et si le monde réside, pour partie, dans l'idée qu'on s'en fait, cette version qui date de 1956, l'emporte sur toutes les autres parce qu'elle a pour ingrédients l'enfance, l'élémentaire et profus bonheur d'être qui accompagne l'inventaire émerveillé de la création.

   C'est un peu plus tard qu'une ombre infiltre insensiblement le tableau, l'altère et gagne, de là, mon cœur, dont je serai le restant de mon âge à tenter de la chasser. Elle tient, cette ombre, à ce que la rumeur du dehors commence à résonner et contredit à l'évidence première. Elle infirme les suppositions qu'on tire spontanément de l'heure et du lieu qui nous sont assignés et qui appartenaient, je l'ai dit, au passé.

   À ce maléfice, il existe un remède. Ce sont les livres. Ils parlent de ce qui se passe ailleurs, aident à rectifier les idées qu'on s'est faites sur la seule foi d'une expérience située et datée, anachronique, décentrée. Mais par l'effet même de la situation, ils ne parvenaient pas jusqu'à nous. On pouvait se procurer du fil, des boutons, de petits vêtements, qui ne sont pas rien, mais non pas l'explication approchée, lumineuse, libératrice de ce qui se passait dans le monde et, par contrecoup, chez nous.

[...]

 

Pierre Bergounioux, Préférences, Le Cadran ligné, 2012, np. 

©Photo Tristan Hordé  

01/03/2013

Rémi Bouthonnier, Métamorphoses du piano

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Une enfance dans le piano

 

Décantation : le piano — séchant. Ses touches n'ont plus cette humidité d'enfance. À l'intérieur ne se déploie plus le voilier solaire, ni l'obscur moteur. Son clavier : mes dents. Je suis en train de le scier. Copeaux, langues, larmes. Les notes au miieu d'une eau froide...

 

Partition envolée — fenêtre ouverte du cœur, pelouse et bruit, que remonte dépareillé l'ancêtre — sa vie changée dans un menuet, qu'en partie mange un long secret.

 

Dans la cave, ce bruit

interrompu rappelle

le vent sur le petit bois :

les cordes semblent

une chute reflétant

la lune et l'onanisme.

Métal aussi ébouriffé

que des chats.

 

La coccinelle courbe une herbe

près d'un plissement de violon,

tandis que remuent les ombres

et les voix. Un segment vibre.

Comment une balle — tirée d'ici

il y a deux siècles — aura-t-elle

brûlé cette page ?

 [...] 

Rémi Bouthonnier, Métamorphoses du piano, éditions NOUS,

2012, p. 39-42.

 

 

 

 

 

 

22/02/2013

Pierre Chappuis, Muettes émergences, proses

 

                                           En aval

 

  
imgres-1.jpeg Populages et tussilages : longtemps pris l'un pour l'autre, l'étroite parenté des deux noms aidant, quoique, dans la topographie de l'enfance telle qu'elle s'est reconstituée en moi, ils demeurent liés à deux lieux différents, pour ne pas dire opposés. Celui des tussilages (occasionnellement recueillis en compagnie des fils du pharmacien en quête de simples), une boucle des plus banales formée par la route cantonale en amont du village, appartient à une branche morte de la mémoire, de celles utiles (est-ce le mot ?) aux inventaires qu'il nous arrive d'effectuer par désœuvrement.

   En aval, à l'autre bout du village — mémoire vive —, la rivière, qui n'est encore qu'un ruisseau, coule parmi les prés, fluette, maigrichonne mais libre au sortir de l'ingrate canalisation souterraine où on l'a malencontreusement emprisonnée. Peu de méandres, et moindres vu la faible pente à cet endroit (moins de vingt-cinq mètres de dénivellation du village au village suivant) : pas ou peu d'accidents, de trous, de racines ou de pierres dressées dans le lit de la rivière venant entraver ou précipiter le courant. Comment toutefois ne pas laisser glisser ses pensées, sans plus, au fil de l'eau et, sans bouger, se laisser emporter par le courant ou prétendre le suivre, gambader à son rythme ? Dans le même temps — insouciance de l'enfance ! — s'attarder joyeusement au détail des choses, tout un monde, une géographie en miniature où le terrain spongieux est toujours prêt de le céder à l'eau, où se créent d'infimes dépôts alluvionnaires et des tourbillons qui tiendraient dans le creux de la main, où de friables mottes de terre, telles des falaises dressées au-dessus du vide, menacent de s'effondrer.

 

  
   imgres.jpegCes fleurs tout à coup — bonheur, dans pareil environnement somme toute monotone ! —, étroitement regroupées à l'abri d'une petite anse et néanmoins de loin attirant le regard, aussi éclatante que des boutons d'or mais (impossible de confondre) moins collet monté, oui, tout à coup — surprise ! —, ces fleurs épanouies, rieuses, écarquillant de grands yeux d'un jaune nettement plus vif, un peu celui des pissenlits mais lustré, plus soutenu et quant à elles toutes nouvelles pour moi, nullement hirsutes, au contraire élégantes, (comme habillées ou plutôt costumées en vue de quelque cortège ou fête), portant de larges collerettes et de fastueuses épaulettes d'un vert intense.

 

Pierre Chappuis, Muettes émergences, proses, José Corti, 2011, p. 62-63.

21/02/2013

André Frénaud, Les Rois mages

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           Pays perdu

 

Mon pays d'enfance,

oh ! si loin de moi !

Ô sillon parallèle

quand je te revois, bête

sans croupe ni crinière.

 

Les jardins maraîchers,

les remblais du canal,

bâtiments ferroviaires,

les vieillards presbytes,

la cloche du presbytères,

le veuf sort de l'épicerie,

s'en va au cimetière,

les garçons et les filles.

Mais où donc est-il ?

Qui me conduira ?

 

... Il y avait une voiture à cheval

encapuchonnée, certain tintement.

Au détour de la crête, le château disparaît,

en tuiles grise, et le vent de bruine

le vêt, d'osier et des fleurs du sureau.

Le mordu ricane derrière le mur.

Seul je vois l'oiseau dans la mousse,

aux pattes velues... Il faut dormir.

J'ai entendu un cri... Le tonnerre

assombrit la carriole.

 

En vain j'attends dans la boue noire,

pays de houille et de mamelons niais.

Ici, il n'y a plus d'autrefois.

 

André Frénaud, Les Rois mages, suivi de L'Étape

dans la clairière, Poésie Gallimard, 1987, p. 52-53.

20/02/2013

Yasmina Reza, Nulle part

Yasmina Reza, Nulle part, enfance, départ, perte, temps

   La petite fille marche en tirant son cartable. Dix fois, elle se retourne, dix fois, elle s'arrête ou ne s'arrête pas avec son cartable, son gros manteau de cosmonaute, pour faire un signe de la main, toujours souriant, toujours gaie, partant toute seule dans le petit matin pour l'école, toute seule tournant le coin de la rue, à demi cachée par les arbres, trouvant encore des feintes pour apercevoir sa mère à travers les grilles du jardin public et souriant gentiment et envoyant encore des baisers et disparaissant avec son cartable, son petit bonnet et son manteau. Et sa mère sur le balcon qui voit cette forme adorée et qui l'inonde de baisers soufflés avec sa main et qui fait de grands signes de gaieté dans sa robe de chambre fine, souriant et embrassant dans le froid, le cœur étreint de voir la petite s'éloigner comme elle s'éloignera dans le temps, comme elle ne voudra plus que je sois là, à la fenêtre à faire tous ces gestes, que je sois là, sa maman perchée et elle maladroite et gentille, boule joyeuse avec son cartable tiré.

 

   Elle part pour le collège, elle tient au mot collège, quand je dis lycée, elle dit collège maman. Elle a des baskets, un blouson bleu clair et un bonnet blanc. Elle marche comme on marche à son âge, un peu sur les talons, un peu vite, son cartable est un sac à dos (je ne veux pas parler de sa lourdeur). Elle longe les grilles du jardin et se retourne pour me dire au revoir. Elle marche encore, se retourne au coin, en hiver je la vois plus longtemps parce qu'il n'y a pas de feuilles aux arbres. Elle fait un dernier signe avant d'être effacée par le mur d'immeuble. Et c'est un soulagement que tu disparaisses, car jamais sinon je quitterais la fenêtre, je serais toujours là, chose restante, à agiter ma main, jusqu'à ce que tu sois un point.

 

Yasmina Reza, Nulle part, Albin Michel, 2005, p. 11-14.