17/09/2021
Baudelaire, Mon cœur mis à nu
Ne pouvant pas supprimer l’amour, l’Église a voulu au moins le désinfecter, et elle a fait le mariage.
Pourquoi l’homme d’esprit aime les filles plus que les femmes du monde, malgré qu’elles soient également bêtes ? — À trouver.
Ce qu’il y a d’ennuyeux dans l’amour, c’est que c’est un crime où l’on ne peut pas se passer d’un complice.
Défions-nous du peuple, du bon sens, du cœur, de l’inspiration, et de l’évidence.
Le jour où le jeune écrivain corrige sa première épreuve, il est fier comme un écolier qui vient de gagner sa première vérole.
Baudelaire, Mon cœur mis à nu, dans Œuvres complètes, Pléiade/Gallimard, 1961, p. 1283, 1283, 1284, 1287, 1288.
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16/09/2021
Baudelaire, Fusées, Mon cœur mis à nu
Pour guérir de tout, de la misère, de la maladie et de la mélancolie, il ne manque absolument que le goût du travail.
Sois toujours poète, même en prose. Grand style (rien de plus beau que le lieu commun).
Le premier venu, pourvu qu’il sache amuser, a le droit de parler de lui-même.
Relativement à la Légion d’Honneur : Si un homme a du mérite, à quoi bon le décorer. S’il n’en a pas, on peut le décorer, parce que [cela] lui donnera un lustre.
Être un homme utile m’a paru toujours quelque chose de bien hideux.
Baudelaire, Fusées, dans Œuvres complètes, Pléiade/Gallimard, 1961, p. 1266, 1267, Mon cœur mis à nu, 1271, 1272-3, 1274.
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15/09/2021
Baudelaire, Fusées
Dieu est un scandale, — un scandale qui rapporte.
Il n’y a que deux endroits où l’on paie pour avoir le droit de dépenser, les latrines publiques et les femmes.
Ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est le plaisir aristocratique de déplaire.
Cet homme est si peu élégiaque, si peu éthéré, qu’il ferait horreur même à un notaire.
Après une débauche, on se sent toujours plus seul, plus abandonné.
Baudelaire, Fusées, dans Œuvres complètes, Pléiade/Gallimard, 1961, p. 1258, 1258, 1259, 1262, 1265.
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14/09/2021
Baudelaire, Fusées
À chaque lettre de créancier, écrivez cinquante lignes sur un sujet extra-terrestre et vous serez sauvés.
De la langue et de l’écriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire.
Il y a dans l’acte de l’amour une grande ressemblance avec la torture ou avec une opération chirurgicale.
Quand j’aurai inspiré le dégoût et l’horreur universels, j’aurai conquis la solitude.
Beaucoup d’amis, beaucoup de gants — de peur d’attraper la gale.
Baudelaire, Fusées, dans Œuvres complètes, Pléiade/Gallimard, 1961, p. 1250, 1256, 1257, 1258, 1258.
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13/09/2021
Baudelaire, Fusées
L’amour, c’est le goût de la prostitution. Il n’est pas de plaisir noble qui ne puisse être ramené à la prostitution.
Dans un spectacle, dans un bal, chacun jouit de tout.
Les ténèbres vertes dans les soirs humides de la belle saison.
Les peuples adorent l’autorité.
La maigreur est plus nue, plus indé¢e que la graisse.
Baudelaire, Fusées, dans Œuvres complètes, Pléiade/Gallimard, 1961, p.1247, 1247, 1248, 1248, 1251.
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11/09/2021
Gustave Roud, Journal
Ascension [24 mai 1938] – « Sur la Croix » Ferlens
Espèce de saisissement tout à l’heure, en arrivant au carrefour de Ferlens. La couleur des ombres d’arbres sur les quatre routes éveille en moi un appel, un rappel de voyages anciens et c’est un cri confus et caché qui me traverse — une voix qui me dit de ne point attendre, de partir, de partir, où ? Je ne sais à quel moment précis de l’autrefois de ma vie ces valeurs sont liées, mais cela doit être à quelque chose d’essentiel, peut-être autour de ma vingtième année… À travers tout ce printemps, d’ailleurs, j’ai ressenti le même choc indéfinissable et c’était toujours devant les routes de poussière bordées d’herbe sombre — Les valeurs de ce gris-blanc-bleu et du vert bleuâtre des prairies étaient absolument partielles à un accord musical retrouvé, mais qu’on se répète sans trêve avec une très profonde nostalgie — sans pouvoir la situer dans le temps et dans l’espace.
Gustave Roud, Journal Carnets cahiers et feuillets II 1937-1971, éditions Empreintes 2004, p. 36-37.
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10/09/2021
Gustave Roud, Journal
Lundi 11 novembre [1940]
L’oiseau-prophète. L’oreille ouvre parfois sur le cœur — sur une mémoire ancestrale. Le cri nocturne des bêtes de proie atteint en nous quelque chose d’antérieur à toute civilisation. Quel travail d’esprit pour se situer à nouveau, lorsque réveillés en plein sommeil par cette clameur d’un autre âge, qui atteint un autre en nous. — Bouvreuil — l’oreille ouverte sur quelle mystérieuse voie de — communication ?
Gustave Roud, Journal, Carnets cahiers et feuillets II 1937-1971, éditions Empreintes, 2004, p. 86.
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09/09/2021
Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes
Pas-hommes
L’oiseau qui aspire aux sommets
vole au ciel.
La demoiselle qui aspire aux sommets
porte des talons hauts.
Lorsque je n’ai pas de chaussures
je vais au marché et j’en achète.
Lorsque quelqu’un n’a pas de nez
il achète de la cire.
Lorsqu’un peuple n’a pas d’âme
il va chez le voisin
et paie pour en acquérir une,
lui, privé d’âme !
Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes,
traduction Luda Schnitzer, Pierre Jean Oswald,
1967, p. 63.
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07/09/2021
Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle
Les nuits sans celui qu’on aime — et les nuits
Avec c elui qu’on n’aime pas, et les grandes étoiles
Au-dessus de la tête en feu et les mains
Qui se tendent vers Celui —
Qui n’est pas — qui ne sera jamais,
Qui ne peut être — et celui qui le doit...
Et l’enfant qui pleure le héros
Et le héros qui pleure l’enfant,
Et les grandes montagnes de pierre
Sur la poitrine de celui qui doit — en bas...
Je sais tout ce qui fut, tout ce qui sera,
Je connais ce mystère sourd-muet
Que dans la langue menteuse et noir
Des humains — on appelle la vie.
Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle, traduction Pierre Léon et Ève Malleret, Poésie/Gallimatd, 1999, p. 79.
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06/09/2021
Marina Tsvétaïéva, Tentative de jalousie
Tu m’aimas dans la fausseté
Du vrai — dans le droit du mensonge
Tu m’aimas — plus loin : c’eût été
Nulle part ! Au-delà ! Hors songe !
Tu m’aimas longtemps et bien plus
Que le temps. — la main haut jetée ! —
Désormais :
-
-
-
-
-
- Tu ne m’aimes plus —
-
-
-
-
C’est en cinq mots la vérité.
Marina Tsvétaïéva, Tentative de jalousie,
La Découverte, 1986, p. 90.
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05/09/2021
Aïgui, Douze parallèles à Igor Voulokh
Douze parallèles à Igor Voulokh
1
et les coups d’acier
(de temps en temps)
construisent un champ désert — ensuite on dessine
qui porte ces coups
oiseau invisible au bec d’acier
2
dans le velours des fleurs me tournant et retournant jr m’ndors
me retournant des joues
parmi de gros : comme un rêve venu de cercles malhabiles
pleurs tardifs-inutiles
comme — pour ma mère — et pour qui d’autre encore ?
c’était clair — d’autant plus que dans un pareil méli-mélo — c’est clair
sûrement — pas pour le Seigneur
3
Maladie — de tout petit. Inquiétude — des arbres
(...)
Aïgui, Douze parallèles à Igor Voulokh, dans
Europe, n° 935, mars 2007, p. 284.
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04/09/2021
Denise Le Dantec, Ô Saisons
la fenêtre s’ouvre comme un hymne sur un sentier
— les tables de ferme fleurissent
tête la première dans l’eau de la citerne
les pommiers portent un double fruit
mon cœur vieillit
toujours plus loin là-bas
au-delà du pont
parmi les cris
la splendeur des tournesols
autour des pieux
réparer
dormir
fermer
marcher à travers les arbres
le choral des rameaux des rosiers d’autrefois
comme quand on s’en va
Denise Le Dantec, Ô Saisons, éditions des instants,
2021, p. 73.
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03/09/2021
Jacques Réda, L'herbe des talus
Tombeau de mon livre
Livre après livre on a refermé le même tombeau.
Chaque œuvre a l’air ainsi d’une plus ou moins longue allée
Où la dalle discrète alterne avec le mausolée.
Et l’on dit, c’était moi, peut-être, ou bien : ce fut mon beau
Double infidèle et désormais absorbé dans le site,
Afin que de nouveau j’avance et, comme on ressuscite —
Lazare mal défait des bandelettes et dont l’œil
Encore épouvanté d’ombre cligne sous le soleil —
Je tâtonne parmi l’espace vrai vers la future
Ardeur d’être, pour me donner une autre sépulture.
Jusqu’à ce qu’enfin, mon dernier fantôme enseveli
Sous sa dernière page à la fois navrante et superbe,
Il ne reste rien dans l’allée où j’ai passé que l’herbe
Et sa phrase ininterrompue au vent qui la relit.
Jacques Réda, L'herbe des talus, Gallimard, 1984, p. 208.
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02/09/2021
Robert Coover, Rose (L'Aubépine)
Qui suis-je ? voudrait-elle savoir. Que suis-je ? Pourquoi cette malédiction d’une stupeur sans fin et la persécution des baisers de prétendants ? Leurs assauts incessants mais inopérants sont-ils vraiment la préfiguration de celui qui sera efficace, ou bien mon anticipation crédule (je n’ai pas de mémoire !) n’est-elle qu’une partie de la plaisanterie stuporeuse et stupéfiante ? Voilà le genre de questions enfantines auxquelles la fée doit répondre tout au long de la longue nuit de sommeil de cent ans lorsque la princesse, toujours fraîchement affligée, surgit et resurgit dans ce qu’elle croit être l’ancien office du château ou encore sa chambre d’enfant ou la galerie des musiciens dans le grand hall, ou un peu chacune de ces pièces, et pourtant aucune. Patience, mon enfant, lui dit la fée en la tançant. Je sais que cela fait mal. Mais cesse de pleurnicher. Je vais te dire qui tu es. Viens ici, dans ce passage secret, par cette porte qui n’est pas une porte. Tu es une porte comme celle-ci, accessible seulement aux initiés, tu es un passage secret comme celui-ci, qui ne mène qu’à lui-même. Bien, tu vois cette fente étroite dans le mur, d’où les archers défendent le château ? On lui donne, comme à toi, le nom de meurtrière. Si tu regardes par là, peut-être verras-tu les os de tes victimes, cliquetant dans les ronces en contrebas. Comme toi, cette fente est depuis longtemps à l’abandon, et, regarde, une jolie araignée noire y a tendu sa toile. Tu es cette créature immobile, attendant silencieusement ta malheureuse proie. Tu es cette fenêtre, tissée d’envoûtement mortel, ce corridor jamais emprunté, cet escalier dérobé en colimaçon qui mène à la tour interdite. Tu es celle qui a renoncé aux fonctions naturelles, celle qui envahit les rêves des innocents, celle qui héberge les forces sauvages et ainsi définit et provoque l’héroïsme, et pourtant tu es l’épouse magique, de tout ce qui est bon le calice et la fleur, celle au travers de laquelle toute gloire s’acquiert, tout amour se découvre, la racine par laquelle tout besoin peut germer. Tu es celle à propos de qui les poètes ont écrit : La rose et l’épine, le sourire et la larme. C’est là la rengaine du chant de toute vie.
Robert Coover, Rose (L’Aubépine), traduit de l’américain par Bernard Hœpffner, avec la collaboration de Catherine Goffaus, Fictions & Cie, éditions du Seuil, 1998, p. 19-21.
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01/09/2021
Judith Chavanne, l'empreinte d'un instant
À la table pauvre d’un café
installée sur l’étroit trottoir de la grande ville,
l’homme un instant a quitté le dialogue
et l’ami ; il a posé les yeux
(comme le martinet en suspens
Avise le lieu enfin où s’arrêter)
Sur l’enfant pas plus haute que la table,
Qui passait ; il l’a vue, a souri.
Quelque chose alors s’est attendri
dans la chair de l’homme, son âme, l’air même,
et le temps s’est un peu alangui ;
un instant dans ce regard
avait trouvé son nid la chance de s’y épanouir.
Judith Chavanne, l'empreinte d'un instant, Potentille,
2021, p. 5.
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