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20/12/2021

Sergueï Essenine, Journal d'un poète

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Ne m’en veuillez pas, c’est ainsi !

Je ne barguignerai pas avec les mots :

elle est alourdie, affaissée,

ma jolie tête dorée.

 

Ne plus aimer la ville, ni mon village

comment le souffrirai-je ?

Je largue tout. Me laisse pousser la barbe.

Et je vais bourlinguer en Russie.

 

J’oublierai livres et poèmes,

j’irai le ballot sur l’épaule

— au noceur dans la steppe, on le sait,

le vent fait fête comme à nul autre.

 

Je puerai le raifort et l’oignon.

Et troublant la torpeur du soir

me moucherai bruyamment dans les doigts.

Partout je ferai l’idiot.

 

Je ne réclame d’autre bonheur

que de me perdre dans le blizzard ;

car sans ces extravagances

je ne puis vivre sur terre.

 

Sergueï Essenine, Journal d’un poète, traduction

Christiane Pighetti, éditions de la Différence, 2014, p. 91.

18/12/2021

Michel Leiris, Le ruban au cou d'Olympia

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Qui ne crie qu’en silence mais qu’un rien, parfois, fait donner   de la voix.

Qui tâche de panser avec des mots sa plaie sans origine repérable.

Qui jamais ne met bas le masque, lui qu’a façonné la langue que d’autres ont façonnée.

Qui supporte la solitude avec peine mais n’est guère plus à l’aise en compagnie.

Qui se défie de ses dopings, alcool et café noir, car ils ne font mieux courir que son tourment.

Qui, du repas amical qu’il attendait comme une fête, revient généralement déçu, s’accusant lui le premier de n’avoir pas été à la hauteur.

Qui se voudrait en marge comme y appelle la poésie, mais tient à faire œuvre tant soit peu militante et, sans chercher plus loin, se réjouirait de subjuguer en racontant de belles histoires au lieu de se raconter.

Qui, pour se fuir, furète au fond de son moi.

(...)

Michel Leiris, Le ruban au cou d’Olympia, Gallimard, 1981, p. 254.

17/12/2021

Michel Leiris, Le ruban au cou d'Olympia

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À l’inverse d’Olympia nue, Nana corsetée et juponnée n’a auprès d’elle pour l’honorer ni domestique d’une autre race ni animal d’une autre espèce mais seulement — montré assis et de profil dans la partie droite du tableau — un bourgeois d’âge moyen à haut-de-forme, habit noir et plastron blanc, miché par qui la femme-objet semble jaugée tout comme l’œuvre elle-même le sera par l’amateur.

 

Olympia, Nana — nullement femmes fatales, mais fabricantes de plaisir comme il y a des gens qui fabriquent des armes et d’autres du chocolat.

 

Michel Leiris, Le ruban au cou d’Olympia, Gallimard, 1981, p. 259.

16/12/2021

Michel Leiris, Le ruban au cou d'Olympia

                              

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Lumière  chaude.

Frôlement trouble.

 

Baiser de miel.

Bruit percutant.

 

Couteau mou.

Alcool dur.

 

Mélodie plate.

Accord chatoyants.

 

Pa    rfum pimenté.

Ha   rmonie fade.

 

Vue insipide.

Peinture savoureuse.

 

Goût râpeux.

Musique caressante.

 

Parler rocailleux.

Sonorité brillante.

 

Ton aigre.

Voix veloutée.

 

Couleur acide.

Chant sirupeux.

 

Michel Leiris, Le ruban au cou

 d’Olympia, Gallimard, 1981, 119-120.

15/12/2021

Olivier Apert, Le point de voir

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Veille 2

à table, l’assiette du Dr D est constamment vide , il s’en plaint et se lamente que la serveuse de la place François Jaumes ne le regarde pas. « je dois lui faire peur » dit-il en ricanant non sans fierté avant de chausser ses Ray-ban vintage. il ira s’en consoler devant la Mulata de Delacroix sans doute à cause des craquelures qui lézardent la toile. au pont d’Issenssac, l’un qui enjambait le parapet pour impressionner l’autre est encore mort.

Sommeil

(une partie de cartes à l’ombre d’un jardin luxuriant dans son abandon. Il est 1 heure du matin et le ciel est parfaitement bleu. Tapie dans un bosquet, une girafe dépose sa tête sur le sol, ouvre sa gueule à l’hippopotame en mastiquant un chat de chair & de plastique).

 

Olivier Apert, Le point de voir, éditions Lanskine, 2021, p. 10.

 

14/12/2021

Stacy Doris, Mue

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Je tombe car j’aime                      Si conscientiser

une crête est tout                          est mon ordinaire,

ce qui tue chez soi.                       motus prédis comble

Les pins lient ce qui                      moi d’autres possibles

ne salit. Tiens ma                         chaque aile affranchie.

main debout. L’espace                  La mite est réglisse

explicite il donne                           je la sauve, souple

à se battre et perdre,                      enquête de langue

 le « creux » me dévore

quand je vois ta danse.

 

Stacy Doris, Mue, P. O. L, traduction Pierre Alferi, 2021, p. 64-65.

13/12/2021

Liliane Giraudon, Le travail de la viande

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                     Cadavre Reverdy

 

Monsieur Reverdy, j’ai passé une partie de cette fin d’été à vous relire.

 

À dire vrai, il y a plus d’un demi-siècle que je vous lis.

Et parmi ce demi-siècle, il y a bien un quart de siècle où j’essaie d’écrire quelque chose à propos de vous.

De ce que je vous dois.

Si le temps présent et celui qu’on projette ne peuvent s’éclairer et se comprendre  qu’en remontant vers le passé (comme si tout était joué initialement), vous avez été, Monsieur Reverdy, par votre énigmatique conversion  à la foi catholique, un des rares poètes vivants parcimonieusement dans la bibliothèque des nonnes trinitaires d’Avignon où je me retrouvais enfermée comme pensionnaire après la vie libre d’une petite enfance paysanne.

 

Longtemps j’ai partagé l’avis de Marguerite Duras qui déclarait que l’acte d’écrire ne sauvait de rien, n’apprend rien si ce n’est à éc rire... Aujourd’hui, où j’ai atteint l’âge où vous êtes mort, je peux, vous citant, faire mienne la formule : « Écrire m’a sauvée. A sauvé mon âme. Je ne peux pas imaginer ce qu’eût été ma vie si je n’avais pas écrit. J’ai écrit comme on s’accroche à une bouée. »

 

Liliane Giraudon, Le travail de la viande, P. O. L, 2019, p. 107-108.

11/12/2021

Louise Labé, Sonnets

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                 Sonnet XXI

 

Quelle grandeur rend l’homme venerable ?

   Quelle grosseur ? quel poil ? quelle couleur ?

   Qui est des yeux le plus emmieleur ?

   Qui fait plus tot une playe incurable ?

Quel chant est plus à l’homme convenable ?

   Qui plus penetre en chantant sa douleur ?

   Qui un doux lut fait encore meilleur ?

   Quel naturel est le plus amiable ?

Je ne voudrois le dire assurément,

    Ayant Amour forcé mon jugement ;

    Mais je sais bien et de tant je m’assure,

Que tout le beau que l’on pourroit choisir,

     Et que tout l’art qui ayde la Nature,

     Ne me sauroient accroitre mon desir.

 

Louise Labé, Sonnets, dans Œuvres complètes,

Pléiade/Gallimard, 2021, p.107. 

10/12/2021

Louise Labé, Sonnets

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                 Sonnet XIV

 

Tant que mes yeux pourront larmes espandre,

   À l’heur passé avec toy regretter :

   Et qu’aux sanglots et soupirs resister

   Pourra ma voix, et un peu faire entendre ;

Tant que ma main pourra les cordes tendre

   Du mignart Lut, pour ses graces chanter ;

   Tant que l’esprit se voudra contenter

   De ne vouloir rien fors que toy comprendre ;

Je ne souhaite encore point mourir.

   Mais quand mes yeux je sentirai tarir

   Ma voix cassée, et ma main impuissante,

Et mon esprit en ce mortel sejour

   Ne pouvant plus montrer signe d’amante :

   Prirey la mort noircir mon plus cler jour.

 

Louise Labé, Sonnets, dans Œuvres complètes,

Pléiade/Gallimard, 2021, p. 100.

09/12/2021

Camille Loivier, éparpillements

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je suis dans la maison des rêves    tant

de gens rêvent d’une maison    de s’y maintenir

ils passent des années    à la réparer   à

l’aménager    parfois toute une vie si bien

qu’à la fin    chaque pièce est pleine à craquer

et le jardin laisse     à peine plus     de liberté

alors     à ce moment-là     on s’arrête

(la maison explose)

la main exposée

 

l’araignée à longues pattes qui grimpe sur le mur

en plein milieu      n’est pas craintive     elle est

chez elle     sans nul doute     fine et jeune

la maison file     au bout de     ses pattes

 

il   n’y   a  personne   à    l’intérieur

 

Camille Loivier, éparpillements, isabelle sauvage,

                                        2017, p. 71.

08/12/2021

Camille Loivier, Swifts

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III. La langue du sanglier

 

Les animaux sont entrés dans ma vie

ils me poursuivent de leurs yeux agrandis

par l’incapacité de parler avec la bouche

tandis que leur langue multiple passe

par tout le corps dans un courant ininterrompu

 

mais les yeux parfois en disent plus long

 

— tu ouvres la bouche mais aucun son ne sort

les swifts crient dans le ciel

 

alors je viens avec mon père dans le silence

 

(...)

Camille Loivier, Swifts, éditions isabelle sauvage,

2021, p. 55.

07/12/2021

Camille Loivier, d'abandon

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perdue

au sol

il n’y a plus rien

 

qu’un aplat sur la terre

(si quelqu’un tendait la main)

passe

un souffle de vent à la surface de la peau

 

folle patience

on attend de ne plus peser

de ne plus penser, car

penser ne signifie rien

 

simple comme

un corps qui s’épuise

— remuer ferait mal —

(danse en nous figée)

 

on est de la pierre

on est

 

Camille Loivier, d’abandon,

Faï fioc, 2020, np.

06/12/2021

Georges Didi-Huberman, Niki Giannari, Passer, quoi qu'il en coûte

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(...) Après tout, les réfugiés ne font que revenir. Ils ne « débarquent » pas de rien, ni de nulle part. Quand on les considère comme des foules d’envahisseurs venus de contrées hostiles, quand on confond en eux l’ennemi avec l’étranger, cela veut surtout dire que l’on tente de conjurer quelque chose qui, de fait, a déjà eu lieu : quelque chose que l’on refoule de sa propre généalogie. Ce quelque chose, c’est que nous sommes tous des enfants de migrants et que les migrants ne sont que nos parents revenants, fussent-ils « lointains » (comme on parle des cousins). L’autochtonie que vise, aujourd’hui, l’emploi paranoïaque du mot « identité », n’existe tout simplement pas et c’est pourquoi toute nation, toute région, toute ville ou tout village sont habités de peuples au pluriel, de peuples qui coexistent, qui cohabitent, et jamais d’« un peuple » autoproclamé dans son fantasme de « pure ascendance ». Personne en Europe n’est « pur » de quoi que ce soit — comme les nazis en ont rêvé, comme en rêvent aujourd’hui les nouveaux fascistes — et si nous l’étions par le maléfice de quelque parfaite endogamie pendant des siècles, nous serions à coup sûr génétiquement malades, c’est-à-dire « dégénérés ».

 

Georges Didi-Huberman, Niki Giannari, Passer, quoi qu’il en coûte, éditions de Minuit, 2017, p. 31-32.

05/12/2021

Paul Valéry, Cahiers, II, Littérature

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Pour faire des romans, il faut considérer les hommes comme des unités ou éléments bien définis.

Il fit ceci. Elle dit cela.

On oublie aisément que c’est fit et dit, ceci et cela qui définissent et construisent Il et Elle dans tous les cas possibles.

 

Paul Valéry, Cahiers II, Littérature, Pléiade/Gallimard, 1975, p.1206.

04/12/2021

Paul Valéry, Cahiers, II, Poésie

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Je ne puis séparer mon idée de la poésie de celle de formations achevées — qui se suffisent, dont le son et les effets psychiques se répondent, avec un certain « indéfiniment ».

Alors, quelque chose est détachée, comme un fruit ou un enfant de sa génération et du possible qui baigne l’esprit — et s’oppose à la mutabilité des pensées et à la liberté du langage fonction.

Ce qui s’est produit et affirmé ainsi n’est plus de quelqu’un mais vomme la manifestation de propriétés intrinsèques, impersonnelles, de la fonction composée. Langage — se dégageant rarement dans des conditions aussi rarement réunies que celles qui font le carbone diamant. (1942)