29/07/2021
Pierre Chappuis, La rumeur de toutes choses
Lacunes
Fascinant, le rêve l'est par ses lacunes bien plus que par son contenu souvent, examiné a posteriori, d'une consternante banalité.
Illusoire ?
La mémoire (n'est-elle fonction que de lanterne sourde ?), le paysage (la réalité faussement dite extérieure), les mots (leur charge affective en jeu) : autant, je le voudrais, de vases communicants, gages d'intimité.
Désarroi de la lecture
Lire : triturer, malaxer, tordre et détordre au plus près d'une vérité qui échappe.
Des notes de lecture éparses sur la table, réduites au strict minimum, parfois plus développées, des phrases ou bribes de phrases recopiées, des réflexions adjacentes, d'inattendus croisements de chemins, une errance sans but, inquiète et captivante : le livre lu et relu se défait, soumis à une véritable mise en pièces — en vue de quelque remise en état pour l'instant douteuse, quelle reconstitution toujours à remettre en cause ?
Cependant — n'est-ce pas là l'essentiel ? — il ne cesse de former un tout, de se régénérer ou métamorphoser en nous dans les moments de répit où notre volonté n'agit plus sur lui de même que, dans le reste de l'existence, chahutés par les émotions, la fatigue, la bousculade de nos journées, nous avons besoin, pour nous retrouver, d'un sommeil réparateur.
Savoir, quand un livre nous tient à cœur, si ce n'est pas plutôt lui qui poursuit en nous son exploration et, tirant à lui une part de nous-même, restaure ainsi son unité en même temps que la nôtre.
Sans ce travail sous-jacent, tout effort demeurant vain et désordonné, notre désir de comprendre, d'entrer en sympathie ne pourrait sans doute que se briser ; telle une vague venue se jeter contre des rochers, nous-même, provisoirement, nous ne serions qu'éclaboussures.
Pierre Chappuis, La rumeur de toutes choses, "en lisant en écrivant", José Corti, 2007, p. 74, 83, 84-85.
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28/07/2021
Wang Wen-hsing, Pensées libres à Pluie d’étoiles
Pensées libres à Pluie d’étoiles
Dans la rue, j’ai vu quelqu’un qui me ressemblait. Mais je ne sais pas comment je me suis rendu compte qu’il me ressemblait. Me serais-je déjà vu ? Je me suis vu de fac e. Mais c’est son dos que j’ai vu et reconnu comme semblable au mien. Il se penchait pour ouvrir la portière de sa voiture. Le plus étrange est que je ne fus pas du tout surpris, exactement comme André Gide l’a écrit : s’il ouvrait la porte de sa chambre et que derrière se trouvait la mer, il ne serait pas du tout étonné.
Tout plaisir prend naissance dans la curiosité.
Les hommes sont des tigres ou des loups. Ils ne peuvent se débarrasser de leur nature de loup. Méchanceté de la nature humaine.
Wang Wen-hsing, Pensées libres à Pluie d’étoiles et autres aphorismes, traduction Camille Loivier (chinois de Taïwan), dans la revue de belles-lettres, 2021-I, p. 9, 11, 15.
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27/07/2021
Francesco Scarabicchi, Par la mémoire ressaisi
La vitrine
Parfois nous revient
un nom, un visage
par la mémoire ressaisi
en un déclic d’interrupteur,
lui qui enfant
joue aux indiens
et seulement par erreur
brise avec le coude
la vitrine dans l’angle.
À genoux il recueille
les débris de verre
et qui l’observe avise
ce qu’il chuchote à peine
comment revenir en arrière ?
Francesco Scarabicchi, Par la mémoire
ressaisi, traduction Laurent Cennamo,
dans revue de belles lettres, 2021-1, p.129.
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25/07/2021
Stefano Simoncelli, Frôlant les murs et les lumières
Parfois je sens
qu’un vent rapace
veut m’emporter
loin de ces confins escarpés
ravis aux bonds des chevreuils,
aux vallons ourlés d’orages,
jusqu’ici, où un déséquilibre
ou un trouble du regard
fait exploser les nuances
des ombres tapageuses
que j’ai oubliées
dans les livres et sur les murs
tandis que le noir est ce noir
où chaque nuit, dans un âge hors de saison,
je m’habitue à disparaître.
Stefano Simoncelli, Frôlant les murs et les lumières, traduction Laurent Cennamo, dans revue de belles-lettres, 2021-1, p. 149.
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24/07/2021
Samuel Beckett, mirlitonnades
ce qu’ont les yeux
mal vu de bien
les doigts laissé
de bien filer
serre-les bien
les doigts les yeux
le bien revient
en mieux
*
ce qu’a de pis
le cœur connu
la tête pu
de pis se dire
fais-les ressusciter
le pis revient
en pire
Samuel Beckett, (Poèmes suivi de)
mirlitonnades, traduction Édith Fournier,
éditions de Minuit, 1978, p. 39.
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23/07/2021
Samuel Beckett, Bande et sarabande
Madame bboggs avait un amant dans la Délégation à l’urbanisme, au point que de, du reste, certaines dames malveillantes de sa connaissance ne perdaient pas une occasion de souligner la disparité frappante tant en ce qui concerne le physique que le caractère entre monsieur bboggs et Thelma : lui si sanguin, si blond et trapu à tous points de vue, attributs qui, remarquez bien, pouvaient non moins servir adéquatement de prédicat à sa fille Una ; une petite créature si frêle et noiraude. Anomalie des plus étranges, pour dire le moins, et qu’aucun ami de la famille ne pouvait vraisemblablement ignorer.
Le coucou présomptif, s’il n’était pas précisément l’un de ces petits bureaucrates sémillants dont on jurerait qu’ils sont venus au monde vêtus par Austin Reed,(1) présentait cependant quelques-unes des particularités spécifiques les mieux connues : le menton à fossette, les yeux de toutou si attirants, bruns et brillants, la surface sans ride d’un vaste front pâle dont la superficie était au moins le double de celle du bas du visage.
Samuel Beckett, Bande et sarabande, traduction Édith Fournier, éditions de Minuit, 1994 (More Pricks than Kicks, 1934), p. 186-187.
1. Chaîne britannique de vêtements.
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22/07/2021
Samuel Beckett, L'innommable
(...) ce sont les derniers mots, les vrais derniers, ou ce sont les murmures, ça va être les murmures, je connais ça, même pas, on parle de murmures, de cris lointains, tant qu’on peut parler, on en parle avant, on en parle après, ce sont des mensonges, ce sera le silence, mais qui ne dure pas, où l’on écoute, où l’on attend, qu’il se rompe, que la voix le rompe, c’est peut-être le seul, je ne sais pas, il ne vaut rien, c’est tout ce que je sais, ce n’est pas moi, c’est tout ce que je sais, ce n’est pas le :mien, c’est le seul que j’aie eu, ce n’est pas vrai, j’ai dû avoir l’autre, celui qui dure, mais il n’a pas duré, je ne comprends pas, c’est-à-dire que si, il dure toujours, j’y suis toujours je m’y suis laissé, je m’y attends, non, on n’y attend pas, on n’y écoute pas, je ne sais pas, c’est un rêve (...)
Samuel Beckett, L’innommable, éditions de Minuit, 1953, p. 260-261.
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21/07/2021
Samuel Beckett, Comment c'est
(...)
échantillons ce qui vient remémoré imaginé comment savoir la vie là-haut la vie ici Dieu aux cieux oui ou non s’il m’aimait un peu si Pim m’aimait un peu oui ou non si moi je l’aimais dans le noir la boue quand même un peu d’affection trouver quelqu’un que quelqu’un vous trouve enfin vivre ensemble collés ensemble s’aimer un peu aimer un peu sans être aimé être aimé un peu sans pouvoir aimer répondre à ça laisser vague dans l’ombre
fin de la deuxième partie la première est finie plus que la troisième et dernière c’était de bons moments il y aura de bons moments de moins bons il faut s’y attendre mais d’abord un petit tour le dernier nouvelle position et effet sur l’âme
Samuel Beckett, Comment c’est, éditions de Minuit, 1961, p. 91-92.
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20/07/2021
Samuel Beckett, Les Os d’Écho
Dortmunder
À l’heure magique, au crépuscule mauve d’Homère,
passée la flèche rouge du sanctuaire,
moi nul, elle carène royale,
allons en hâte vers la lanterne violette, vers la musique Qin de la maquerelle.
Dans la loge illuminée, elle se tient devant moi
incitant les éclats de la tige de jade ;
le signaculum de la pureté, balafré, alors apaisé,
les yeux, les yeux noirs jusqu’à ce que l’est plagal
vienne conclure la longue phrase de la nuit.
Alors : lovée tel un rouleau manuscrit refermé,
et la gloire de sa dissolution épandue
en moi, Habbacuc, dépositaire de tous les pécheurs.
Schopenhauer est mort, la maquerelle
range son luth.
Samuel Beckett, Les Os d’Écho, traduction Édith Fournier,
éditions de Minuit, 2002, p. 23.
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19/07/2021
Samuel Beckett, mirlitonnades
samedi répit
plus rire
depuis minuit
jusqu’à minuit
pas pleurer
*
chaque jour envie
d’être un jour en vie
non certes sans regret
un jour d’être né
*
rien nul
n’aura été
pour rien
tant été
rien
nul
Samuel Beckett, (Poèmes suivi de)
mirlitonnades, éditions de Minuit
1978, p.37, 37, 38.
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18/07/2021
Samuel Beckett, mirlitonnades
en face
le pire jusqu’à ce
qu’il fasse rire
*
rentrer
à la nuit
au logis
allumer
éteindre voir
la nuit voir
collé à la vitre
le visage
*
somme toute
tout compte fait
un quart de milliasse
de quarts d’heure
sans compter
les temps morts
*
fin fond du néant
au bout de quelle guette
l’œil crut entrevoir
remuer faiblement
la tête le calma disant
ce ne fut que dans ta tête
Samuel Beckett, (Poèmes suivi de)
mirlitonnades, éditions de Minuit,
1978, p. 33-34.
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17/07/2021
Emmanuel Fournier, Tactacus infinitivo-poeticus
s’être longtemps trompé en croyant
ne pouvoir avancer qu’en nommant
s’abstenir d’habiter
s’abstenir de nommer
sembler manquer
sembler avoir à compléter
à substantiver à qualifier à dire
et compléter
et succomber à maîtriser
Emmanuel Fournier, Tractacus infinitivo-poeticus, Éric Pesty éditeur, 2021, np.
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16/07/2021
James Sacré, Broussaille de bleus
Fontaine de mémoire
Une fontaine fait son bruit de fontaine
Donne son eau claire
Au silence des buissons, on ne sait plus
Si le jour est grand bleu ou larges avancées de nuées
Tout s’efface ou brille un peu
Parmi des débris de mémoire.
Des pays traversés s’emmêlent
En quelques mots familiers qui furent
Ceux donnés par une enfance oubliée.
Quels paysages reviendraient dans le courant d’une écriture ?
Un poème fait son bruit de poème, son bruit de poème.
James Sacré, Broussaille de bleus, dessins de Jacques Barral, Le Réalgar, 2021, p. 43.
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15/07/2021
Pierre Reverdy, En vrac
Bien connaître le passé pour pouvoir feindre de prévoir l’avenir, les meilleurs politiques n’ont jamais réussi un tour plus habile que celui-là.
On s’use à vivre et sans pouvoir comprendre quoi que ce soit à ce que peut signifier la vie. On en use autant qu’elle nous use et c’est tout.
Il ne faut pas écrire pour son temps mais dans son temps. Et celui qui ne se mêle que de son temps meurt plus vite que son temps. C’est qu’il n’écrit au fond que pour lui-même — un peu trop peu.
Vivre et vieillir pour qui et quoi que ce soit, êtres et choses, sont synonymes. Mais on ne se rend bien compte de cette évidence que lorsque le phénomène vieillir a déjà très nettement pris le pas sur celui qu’on appelle vivre.
Pierre Reverdy, En vrac, dans Œuvres complètes, Flammarion, 2010, p. 856, 858, 851, 863.
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14/07/2021
Pierre Reverdy, En vrac
N’ayant besoin de rien, comme il serait facile de n’avoir besoin de personne.
Le véritable opium du peuple, c’est le spectacle, sous toutes ses formes, qui l’a toujours été. Et il y a un très important côté de spectacle dans les manifestations politiques, aussi bien que dans celles des religions.
Ne rien préférer, aimer et haïr alternativement tout avec la même intensité, il n’est peut-être pas de meilleure ou de pire condition de malheur.
La place des vieux, la place des jeunes, on se la dispute avec tant d’âpreté et, depuis que le monde est monde, tout cela tient finalement dans quelques cimetières qui sont, après tout, assez petits.
Pierre Reverdy, En vrac, dans Œuvres complètes, Flammarion, 2010, p. 834, 835, 846, 848.
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