31/10/2021
Maurice Blanchot, Le pas au-delà
Mourir : comme si nous ne mourions jamais qu’à l’infinitif. Mourir : le reflet sur la glace peut-être, le miroitement d’une absence de figure, moins l’image de quelqu’un ou de quelque chose qui ne serait pas là qu’un effet d’invisibilité qui ne touche à rien de profond et serait seulement trop superficiel pour se laisser saisir ou voir ou reconnaître. Comme si l’invisible se distribuait en filigrane, sans que la distribution des points de visibilité y soit pour quelque chose, non pas donc dans l’intimité du dessin, mais trop à l’extérieur, dans une extériorité d’être dont l’être ne porte aucune marque.
Maurice Blanchot, Le pas au-delà, Gallimard, 1973, p. 130-131.
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30/10/2021
Franck Delorieux, Quercus suivi de Le séminaire des nuits
La nuit engendre un silence de poix
Que percent seuls les vents durs
Dans les feuillages aux clochettes
De plomb et les cris épris de folie
D’une chouette effraie dont les yeux
Brillent pour traquer une proie la nuit
Meurt dans les bruits revenus elle
S’effrange fragile en attendant
L’aube et ses lumières en lames
D’argent oxydé qui tombent dru
Comme le hachoir d’un boucher
Qui frappe sans discontinuer la terre
Les rocs la flore la faune et l’homme
Seul dans sa nudité de pluie froide
Déjà un chien aboie dans le lointain
Tandis que le coq se casse la gorge
En un cri comme un bris de coquille
Chante beau coq à crête rouge solaire
Chante trois fois et je renie la nuit
Franck Delorieux, Quercus suivi de Le
séminaire des nuits, Gallimard, 2021, p. 91.
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29/10/2021
Boris Pasternak,
La ville
Chanson du coq, de la tempête,
Dans la cuisine... Cet hiver
On en a par-dessus la tête,
C’est un navet par torp amer.
Et les congères nous isolent,
La mortt,le songe... Il neige tant,
Que ce n’est pas un temps, parole,
Mais le trépas, la fin des temps.
La glace colle aux marches lisses,
Le puits est pris dans ses anneaux.
Par un tel froid, c’est pur délice,
De vivre à la ville et au chaud !
Tandis que, de toute évidence,
L’hiver est invivable aux champs,
La ville est toute indifférence
Aux incommodités du temps.
De ses palais en kyrielles,
Le froid a fui, et pour toujours.
Ce n’est qu’une ombre immatérielle
Dont les esprits font leur séjour.
La nuit, sur la voie de garage,
Toutes les bûches sont d’accord :
Ce n’est rien d’autre qu’un mirage
Brûlant au loin comme une aurore.
Adolescent je me rappelle
Que son orgueil m’avait charmé.
Tout le passé n’était pour elle
Qu’ébauche tout juste entamée.
Hâtant des astres le désastre,
Versent son or à pleines mains,
Elle éclipsa jusqu’au ciel vaste
Dans tous mes rêves de gamin.
Boris Pasternak, Les Trains du petit jour,
traduction collective, dans Œuvres, Pléiade/
Gallimard, 1990, p. 166-167.
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28/10/2021
Marie Stuart, Onze sonnets et un sizain
Mon amour croît et de plus en plus croîtra
Tant que vivrai, et tiendra à grand heur
Tant seulement d’avoir part en ce cœur
Vers qui enfin mon amour paraîtra
Si très à clair que jamais n’en doutra,
Pour lui je ceux faire tête au malheur,
Pour lui je veux rechercher la grandeur,
Et faire tout que de vrai connaîtra
Que je n’ai bien, heur ni contentement
Qu’à l’obéir et servir loyaument
Pour lui j’attends toute bonne fortune.
Pour lui je veux garder santé et vie,
Pour lui vertu de suivre j’ai envie,
Et sans changer me trouvera toute une.
Marie Stuart, Onze sonnets et un sizain,
Arléa, 2003, p. 23.
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26/10/2021
Cécile A. Holdban, Pierres et berceaux
Paysage avec un cheval penché
Une carte relie une ville à l’autre.
On dort, les yeux mi-clos,
les cils filtrent les rayons
comme la pensée filtre les mots.
Le corps, goutte à goutte
infuse le soleil et le transmue
des trains filent à travers le ciel
s’entrecroisent et tournoient.
Le monde est fendu à jamais
deux oiseaux parcourent l’espace
pour coudre des points lumineux
à son visage.
Cécile A. Holdban, Pierres et berceaux,
éditions Potentille, 2021, p. 5.
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25/10/2021
André Frénaud, Hæres
Rumination du paysan
Je veux grossir pour défendre ma vie.
Contre la mort il faut prendre du poids,
il me faut boire des six litres
et pisser,
pour ma santé,
pour honorer ma santé et ma vie.
Il me faut vivre pour accroître mon bien,
peser les bêtes, arroser les clôtures,
renforcer les semences, affûter les outils,
bourrer le temps,
— Mais le dimanche on peut fanfaronner
avec l’alouette et la violette.
André Frénaud, Hæres, Gallimard, 1982, p. 105.
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24/10/2021
André Frénaud, Hæres
L’orateur
(d’après Picasso)
S’effilochaient tous les blasons
en bouts de ficelle — amulettes et allumettes.
Le rayon de miel affleure à la bouche,
la plus haute entaille sur le cep vieil.
Le peuple est là, qui parle de ses lèvres têtues,
berger des agneaux affamés
en marche vers les banlieues en détritus,
manteau de laine antique en carton ondulé,
il talonne fort la terre, il appelle à l’aide,
il crie le tocsin, épouvantail pour les maîtres prédateurs,
innocent innocent
Qui se croit l’avenir.
André Frénaud, Hæres, Gallimard, 1982, p. 261.
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23/10/2021
André Frénaud, Hæres
Sur la route
Douce détresse de l’automne,
des abois très lointains,
une échauffourée de nuages, comme un remuement
de souvenirs qui se cachent.
Et la lisière des peupliers pour donner figure
à la lumière qui va venir.
André Frénaud, Hæres, Gallimard, 1982, p. 91.
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22/10/2021
Robert Creeley, Dire cela
La fin
Partition de l’air
le chaud le froid
l’eau a
regagné
Ma belle,
cœur
calme
entre
dans la terre
LA FIN
Robert Creeley, Dire cela, traduction
Jean Daive, NOUS, 2014, p. 72.
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21/10/2021
Robert Creeley, Dire cela
Consolatio
Ce qui est parti est parti
Ce qui est perdu est perdu
Ce qui est senti comme battement —
ce qui est pensée, ce qui est maison,
Qui est ici, qui est là —
qu’est-ce que la patience aujourd’hui.
Quelle idée du monde,
pourquoi son écho en retour.
Aujourd’hui je commence —
Pourquoi craindre la fin.
Robert Creeley, Dire cela, traduction
Jean Daive, NOUS, 2014, p. 92.
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20/10/2021
Robert Creeley, Dire cela
Retour
Paisible comme l’est la nature de ces lieux ;
Rue, plus douce, à demi-neige, à demi-pluie,
Sans fin, mais enfin très près des portes sombres.
Dedans, ceux qui toujours seront là,
Paisibles comme l’est la nature de ces gens —
Assez d’être ici et maintenant, et
De savoir que ma porte est l’une d’entre elles.
Robert Creeley, Dire cela, traduction Jean Daive,
NOUS, 2014, p. 43.
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19/10/2021
Robert Creeley, Dire cela
Après Lorca
L’Église aime les affaires, et les riches
sont des hommes d’affaires.
Quand ils sonnent les cloches, le
pauvre accourt et quand un pauvre meurt,
il reçoit une croix
de bois, et ils expédient la cérémonie.
Mais quand un homme riche meurt, ils
promènent le saint sacrement
et la croix den or, et doucement, doucement
jusqu’au cimetière.
Les pauvres aiment
et pensent c’est fou.
Robert Creeley, Dire cela, traduction Jean Daive,
NOUS, 2014, p. 62.
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18/10/2021
Alfred Jarry, Les Jours et les Nuits, roman d'un déserteur
IV Éteignoir
Sengle, qui aurait voulu être réformé avant qu’on lui coupât les cheveux, se demandait soucieux s’il allait l’être ou non avant la plongée dans la livrée sordide. Il n’avait vu de près qu’une fois un militaire ; par hasard dans un wagon de troisième, près de Brest, un rapatrié nu sous sa capote et son pantalon. Par les trous des poches on voyait la peau sale. Il sentait le bran, la fièvre, le sperme, le cirage et la graisse d’armes. Les habits qu’on jeta à Sengle avait manifestement essuyé plusieurs corps de Tonkinois. Sengle comprit l’utilité au régiment des caleçons contre le contact de ces doublures. Désinfectées, soit, physiquement ; mais les relents y restaient en esprit. Détail aggravant : les chaussures. Tout ce qu’il y a de plus petit, chercha-t-il. Et il s’enlisa dans des boîtes de cuir de vingt-trois centimètres, laissant place au roulis et au tangage, râpant le talon de leur flux et forçant le cou-de-pied à des gymnastiques inconscientes pour les retenir avec l’hypocrisie d’un capitonnage de viscosité noire.
Alfred Jarry, Les Jours et les Nuits, roman d’un déserteur, Mercure de France, 1964 (1897), p. 19-20.
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17/10/2021
Ludovic Janvier (1934-2016), La mer à boire
17 octobre 1961 : le massacre des Algériens à Paris
Du nouveau sous les ponts
1
Paris 61 dix-sept octobre on est à l’heure grise
où le pays se met à table en disant c’est l’automne
lorsque silencieux venus des bidonvilles et cagnas
des Algériens français sur le soir envahissent
de leur foule entêtée les boulevards ils n’aiment pas
ce couvre-feu qui les traite en coupables
décidément ça fait trop d’arabes qui bougent
le Pouvoir envoie ses flics sur tous les ponts
nous montrer qu’à Paris l’ordre règne
il pleut sur les marcheurs et sur les casques il va pleuvoir
bientôt sur les cris sur le sang
2
Sur Hacène Boulanouar
battu puis jeté à l'eau
en chemise et sans connaissance
vers Notre-Dame il fait noir
le choc le réveille il nage
la France elle en est à la soupe
Et sur Bachir Aidouni
pris avec d'autres marcheurs
lancés dans l'eau froide aller simple
de leurs douars jusqu'à la Seine
Bachir seul retouche au quai
la France elle en est au fromage
Sur Kebach avec trois autres
qui tombent depuis le pont
d'Alfortville on l'aura cogné
moins fort puisqu'il en remonte
les frères où sont-ils passés
la France elle en est au dessert
Et sur les quatre ouvriers
menés d'Argenteuil au Pont
Neuf pour y être culbutés
dans l'eau noire en souvenir
de nous un seul va survivre
la France elle en est à roter
Et sur les trente à Nanterre
roués de coups précipités
depuis le pont dit du Château
quinze à peu près vont au fond
tir à vue sur ceux qui nagent
la France elle est bonne à dormir
3
Paris terre promise à tous les rêveurs des gourbis
leur Chanaan ce soir est dans l’eau sombre
ils ont gémi sous la pluie mains sur la nuque
c’est mains dans le dos qu’on en retrouve ils flottent
enchaînés pour quelques jours à la poussée du fleuve
c’est la pêche miraculeuse ah pour mordre ça mord
on en repêche au pont d’Austerlitz
on en repêche au quai d’Argenteuil
on en repêche au pont de Bezons la France dort
on repêche une femme au canal Saint-Denis
les rats crevés les poissons ventre en l’air les godasses
ne filent plus tout à fait seuls avec les vieux cartons
et les noyés habituels venus donner contre les piles
on peut dire qu’il y a du nouveau sous les ponts
la Seine s’est mise à charrier des Arabes
avec ces éclats de ciel noir dans l’eau frappée de pluie
Ludovic Janvier, La Mer à boire, Gallimard, 1987.
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16/10/2021
Claude Royet-Journous, L'amour d'une description
(...)
hors du cercle
une déchirure encore fraîche
aucune pierre ne change d’ombre
attenant frontalier avoisinant
un jardin d’enfance
peu importent les larmes
on contemple le désastre
« quand quelqu’un parle
je meurs »
Claude Royet-Journoud, L’amour
d’une description, dans KOSHKONONG,
numéro 20, été 2021, p. 7.
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