03/03/2022
Ilya Kaminsky, République sourde
*
Je courais dans la rue Vasenka, mes habits dans une taie d’oreiller
cherchant un homme qui me ressemble trait pour trait
pour lui donner ma Sonya, mon nom, mes vêtements.
Je courais dans la rue Vasenka et mes lèvres bougeaient,
comme ceux qui s’échappent d’un tram qui explose comme des intestins au soleil,
ceux qui ferment la porte à clé, qui la ferment avec la deuxième clé,
et qui essaient de parler, bafouillent mais essaient de parler.
Une femme est en train de hurler comme si elle était en travail ; elle était en travail.
Je courais le long des fenêtres où les femmes achetaient du citron, du poisson et de l’ail,
à droite Madame Gornik peignait des icônes qu’elle vendait le matin,
à gauche vivait Veronika, mère de deux enfants
qui avait volé les sandwichs à la tomate de ses enfants.
Nous bafouillions, nous buvions et riions, comme des paysans aux pieds nus,
nous buvions aussi en silence, maudissant seulement la terre et en silence
nous faisions de la vodka de cerises et de la vodka de chaises en bois.
Et ça a commencé : ils montent sur les trams
au marché aux puces, brisant
tous leurs exploits en deux. Et les officiers,
dans les trams résonnant d’un bruit métallique, tirent dans la tête de nos voisins,
dans leurs oreilles. Et l’officier dit : Les enfants !
Avancez votre partenaire de deux pas. Tirez.
Et ça a commencé : j’ai vu le canari bleu de mon pays
becqueter les miettes dans les cheveux de chaque soldat
becqueter les miettes dans les yeux de chaque soldat.
La pluie abandonne la terre et tombe vers le haut, comme il se doit.
Avoir un pays, si grand,
courir et se cogner aux murs, aux réverbères, à ceux qu’on aime, comme il se doit.
Regarder leurs jambes comme ils courent et tombent.
J’ai vu le canari bleu de mon pays
regarder leurs jambes comme ils courent et tombent.
« 9AM Bombardment », cet extrait de Deaf Republic, d'Ilya Kaminsky (né en 1977 à Odsessa) est traduit de l’anglais (USA) par G. Condello., dans Catastrophes, 3.
Les poèmes de Deaf Republic, République sourde, traduits par Sabine Huynh, sont publiés (bilingue) aux éditions Christian Bourgois (2022).
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02/03/2022
Joyce Mansour, Carré Blanc
Lèvres acides et luxurieuses
Lèvres aux fadeurs de cire
Lobes boudeurs moiteurs sulfureuses
Rongeurs rimeurs plaies coussins rires
Je rince mon épiderme dans ces puits capitonnés
Je prête mes échancrures aux morsures et aux mimes
La mort se découvre quand tombent les mâchoires
La minuterie de l’amour est en dérangement
Seul un baiser peut m’empêcher de vivre
Seul ton pénis peut empêcher mon départ
Loin des fentes closes et des fermetures à glissière
Loin des frémissements de l’ovaire
La mort parle un tout autre langage
Joyce Mansour, Carré blanc, éditions Le Soleil noir,
1961, p. 121.
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28/02/2022
James Sacré, Figures de solitudes
Au bord du mot désert
Le désert du cœur : lr mot solitude
Le désert des mots : le silence.
Au loin la ligne des dunes de Merzouga. Un peu de désert avant d’y arriver : longue étendue de sable ou croûte de matière noire jusqu’à la pente d’une remontée en couleur claire quelques dromadaires s’y désassemblent formes fines de plus en plus minces bientôt leur disparition.
Le vrai désert on le devine après la bourgade poussée désordre autour d’une large rue centrale, on reste
Au bord du mot désert.
Sur la route qui va jusqu’à l’improbable nom d’un autre village
Deux enfants donnent à caresser aux touristes la mine en sourire effaré de plusieurs jeunes fennecs. Les enfants t’expliquent
La façon de les capturer, mais qu’auras-tu compris ?
Dans les bras qui tiennent les bêtes, brassée de solitude.
Désert de solitude : le silence.
James Sacré, Figures de solitudes, Tarabuste, 2022, p. 75.
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27/02/2022
James Sacré, Figures de solitudes
Un enfant lisait
Le p’tit Poucet ma tête perdue, cailloux cailloux c’est que des mots
(Tante Marie qui raconte et le Chat Botté parti.)
Mais la Moitié de Poulet me tient par la jambe.
Par le cœur et la jambe, une
Moitié d’Poulet comme un
Qu’allait gagner gagner...
J’ai pas retenu l’histoire (tante Marie s’est tue)
La drôle d’histoire, j’en reviens comme
Un p’tit Poucet qui s’égare
Parmi les mots dérisoires.
Avec son nom comme un têt-à-poules défait juste à côté du fournil et de la petite écurie, un seul toit de tuiles rouges touche à la grande herbe dans le pré derrière sans doute que la Moitié d’Poulet sortait de là, avec un nom d’écorché pour s’en aller raconter quoi ?
La vie ressemble à cet endroit plein de chiures d’oiseaux sous le perchoir en bois fragiles, les œufs chauds qu’on allait ramasser dans les niches du mur, la vie ressemble à tout. Moitié de Poulet presque oubliée. Vieux mythe épuisé qui t’abandonne.
James Sacré, Figures de solitudes, Tarabuste, 2022, p. 109-110.
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26/02/2022
James Sacré, Figures de solitudes
Les vaches qu’on allait garder
Les animaux qui sont dans les poèmes
Si un peu
C’est pas comme au zoo,
Comme au cirque, ou pareil
Qu’à la ferme où je les ai connus
On fait semblant de les aimer
On les aime, on les enferme.
Tout ce qu’ils m’ont donné :
Rêveries, mots, savoir et désir.
Le fond sale et somptueux du cœur
Et d’autres organes,
Bougent ton poème, tes pensées mal pensées
Animaux parlés mal vivants
Dans l’écriture qui les enferme
Quelle amitié leur est donnée ?
James Sacré, Figures de solitudes, Tarabuste,
2022, p. 52.
Photo T. H.
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25/02/2022
Pierre Vinclair, Éléments, dessins Yuka Matsui
l’eau)
L’informe de l’eau
dans les courbes du désir
caprices de l’encre
°
(l’herbe)
Plongeant à travers
le miroir bleu-vert de l’herbe
un martin-pêcheur
Pierre Vinclair, Éléments, dessins Yuka Matsui, méridianes, 2021, np.
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24/02/2022
Cédric Demangeot, Obstaculaire
Mes yeux
pensent à côté de moi.
Ma poitrine
s’enfonce
sans fin
dans le vide
qu’en s’enfonçant elle creuse
au fond de mon effondrement.
Mes épaules
me cherchent.
Ma bouche
m’insulte et me tait.
Cédric Demangeot, Obstaculaire, L’Atelier contemporain, 2022, p. 30.
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22/02/2022
Joseph Joubert, Carnets, II
Ils se tiennent aux portes et ne voient que les barreaux.
La grande affaire de l’homme c’est la vie, et la grande affaire de la vie c’est la mort.
La vie entière est employée à s »’occuper des autres ; nous en passons une moitié à les aimer, l’autre moitié à en médire.
Qui est-ce qui pense pour le seul plaisir de penser ? qui est-ce qui examine pour le seul plaisir de savoir ?
Tous ceux enfin pour qui le style n’est pas un jeu, mais un travail.
Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994, p. 95, 100, 100, 117, 118.
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21/02/2022
Joseph Joubert, Carnets, II
Le commun (dans les arts) est ce qui ne parle qu’aux sens.
On se ruine l’esprit à trop écrire. — On le rouille à n’écrire pas.
Il faut savoir entrer dans les idées des autres et il faut savoir en sortir. Il faut savoir sortir des siennes et il faut savoir y rentrer.
Ce que l’homme ne connaît que par sentiment, on ne peut l’expliquer que par l’enthousiasme.
Il y a beaucoup de défauts qu’on n’a jamais quand on est tout seul ou seulement en tête à tête. Aussi ne peut-on les apercevoir que dans les cercles ou assemblées.
Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994, p. 57, 58, 62, 81, 87.
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20/02/2022
Joseph Joubert, Carnets, II
— Et qui n’aiment ce qui est bien que lorsque cela exprime ce qu’ils pensent.
Tous ces écrits dont il ne reste, comme du spectacle d’un ruisseau (roulant quelques eaux claires sur de petits cailloux) que le souvenir des mots qui ont fui.
À quelle quantité peut s’élever le nombre de bons livres qu’on peut faire dans une langue ?
Voir du monde, c’est juger les juges.
Tous les beaux mots sont dans la langue. Il faut savoir les y trouver.
Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994, p. 44, 44, 50, 54, 55.
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19/02/2022
Joseph Joubert, Carnets, II
Écrire avec l’esprit et la pensée. Ce qui est écrit ainsi paraît d’abord plus lumineux.
Montesquieu : il dictait ce qu’il se souvenait d’avoir pensé. Ainsi, tous ces menus remplissages qui font plaisir à la lecture, mais dont la mémoire fait peu de cas ne se trouvent point dans ses écrits.
« L’art est de cacher l’art » Oui, dans tout ce qui doit ressembler à la nature. Mais n’est-il rien qui doive ressembler à l’art et par conséquent le montrer ?
Mes idées ! C’est la maison pour les loger qui me coûte à bâtir.
— et combien de bonnes idées viennent dans un grenier à rats — quand il fait mauvais temps.
Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994, p. 33, 34, 36, 37, 43.
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18/02/2022
Christophe Tarkos, Le Kilo et autres inédits
[L’un d’eux se dressa]
L’un d’eux se dressa plus que les autres, s’incurva, s’enfouit.
Quelquefois il y a un bruit continu d’un moteur d’un chantier. Un bruit variable à cause seulement du vent qui passe sur le bruit du moteur.
Cela venait de temps à autre, toujours brutalement par à-coups, toujours de cette manière, pour cette raison n’avait plus d’intérêt.
Quelquefois, cela se prépare pendant des années.
Cela vient soudain, se répète, apparaît brutalement, cela n’apparaissait pas et, brutalement, cela revient régulièrement.
Quelquefois, l’un d’eux monte légèrement plus que les autres puis s’abaisse jusqu’au sol, puis il reprend sa place.
Elles vont et viennent depuis un certain temps sans conséquences, puis, au bout d’un certain temps à aller et venir ainsi un certain temps, elles cessent de tourner sans conséquences, elles se rapprochent.
Quelquefois le temps de venir vient, les très nombreuses viennent alors toutes en même temps.
Ce qui apparaissait toujours en approchant près, soudain, recule, recule et n’apparaît plus.
(...)
Christophe Tarkos, Le Kilo et autres inédits, P. O. L, 2022, p. 379-380.
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17/02/2022
Pierre Vinclair, L'Éducation géographique
je vois deux stratégies d’écriture : tenter
vénérant la littérature, une Aufhebung
dans un livre total dont quelque qualité
littéraire (arrêtée par un secret
décret de qui ?) produira quoi ? l’admiration
plutôt que le salut dont nous aurions besoin,
un dédommagement des quinze années perdues
à donner une forme à ce machin ;
ou plus modestement, passer quelques minutes
à écrire un sonnet sans plus de raison d’être
qu’un pensum affranchi par sa musique,
amusé, amusant avant de regagner
le cimetière des ratés prétentieux
qu’on vénère au rayon littérature.
Pierre Vinclair, L’Éducation géographique, Flammarion, 2022, p. 253.
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16/02/2022
Pierre Vinclair, L'Éducation géographique
(...) je continue dans l’escalier de la mémoire, je me perds dans les salles, je ne sais plus si je descends ou si je monte et c’est un laytinthe, ou si je coule et c’est un océan de vieilles épaves aux vaisselles brisées, céramique pillées, aux motifs effacés,
je me cogne à ce mur
vertical comme un texte
une page sans parole
livré comme un meuble IKEA
qu’il faut monter
(je ne te demande pas
de contempler ce que je dis
mais d’obéir, au fond :
rappelle-toi la voiture
sur l’autoroute
c’est le mois de novembre
les paysages quelconques
que personne ne peint
défilent sous les roues
la traite négrière et la peinture
sont terminées depuis longtemps
je ne sais plus où l’on pourrait
trouver des traces de cela).
Pierre Vinclair, L’Éducation géographique, Flammarion
2022, p. 46.
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15/02/2022
Mina Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes
Aphorismes sur le modernisme
L’émotion regarde la vie sous un verre grossissant.
L’ironie est le râle de l’émotion.
La morale a été inventée comme excuse pour assassiner le voisinage.
Le christianisme s’est développé parce que sa doctrine donnait belle allure à ses échecs.
Les anarchistes en arts en sont les aristocrates immédiats.
Mina Loy, Manifeste féministe & autres écrits, NOUS, 2022, p. 47, 48, 48, 48, 49.
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