25/01/2022
Pascal Quignard, Abîmes
Le malheur est distinct du désespoir.
Le malheur consiste en la croyance au présent. Le malheureux est le corps qui exclut que tout passé puisse l’affecter. La dépression, l’acedia redoutent de façon panique le passé ressurgissant ici comme un fauve qui dévore. Le déprimé prétend vivre dans l’instant. Tout souvenir doit être évité. Il émeut trop. Toute rétrospection est fuie.
Le signe de la déréliction est l’impossibilité de souffrir le passé parce que la possibilité du bonheur tisse un lien puissant avec jadis.
Pascal Quignard, Abîmes, Folio/Gallimard, 2004, p. 168.
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24/01/2022
Pascal Quignard, Les Paradisiaques
Le nez
Dans le petit tiroir en bois de buis — ou plutôt dans son ombre quand on le repoussait — là était située la jouvence.
Le nez est le seul guide au paradis.
C’est le seul Virgile.
Il conduit aux grains de café brun foncé dans le moulin à manivelle.
Alors les yeux se portent sur la poudre extrêmement fine et odorante et noire dans le petit tiroir en bois que la main maigre et nerveuse de ma grand-mère tirait doucement,
versait doucement.
Moins d’eau chaude dans la chaussette,
meunier de café d’un autre temps,
vie divine.
Pascal Quignard, Les Paradisiaques, Folio/Gallimard, 2007, p. 204.
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23/01/2022
Pascal Quignard, Sordidissimes
Chapitre XXXIV
Lieu perdu. Objet perdu. Océan perdu. Cité perdue. Errant sans retour.
Comme Dante allait de petites cours en petites cours.
Navire sans voiles, sans but, sans astres sous les nuages,
avançant à l’aveugle dans la nuit de sa langue.
Homme qui même dans la nuit de sa langue ne s’avançant que dans le souvenir d’une nuit qui précède la nuit.
Car ils se souviennent d’une nuit d’avant la nuit, tous les hommes, poissons perdus, eau perdue, chaleur perdue, pénombre perdue.
Au gouvernail non pas un ni deux ni trois
rois
un amas de pilotes morts
les uns sur les autres, le ventre nu.
Car ils ont tous le ventre nu pour qu’ils se succèdent ceux qui se suivent dans le temps.
Pascal Quignard, Sordidissimes, Golio/Gallimard, 2007, p. 121.
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22/01/2022
Ludovic Degroote, La Digue
On a tous des soucis et tous une tête à mettre autour, on dit qu’on se sent mieux au chaud de l’impasse, le vent est coupé, l’ombre portée, on y fait des images — dans ce mouvement constant par lequel la vie nous traverse, les impasses bougent, reculent, paisiblement, jusqu’à ce qu’elles soient au bout d’elles-mêmes.
Ludovic Degroote, La Digue, éditions Unes, 2017, p. 31.
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20/01/2022
Ludovic Degroote, Pensées des morts
les morts meurent encore, c’est comme une habitude, faut toujours continuer d’être un peu vivant pour terminer de mourir.
pas très pratique à vérifier, on prend la main et on la laisse tomber, on travaille sur la mâchoire, on examine l’œil en surface, on n’a pas chaque fois un miroir sous le coude.
pas très pratique, gestes empêtrés et approximatifs, poisseux, avec ce mort qui colle aux doigts, déjà devenu aussi encombrant que son corps, comme si plus comment le prendre soudain, et quoi en foutre
décidément
on n’est pas des endroits bien pour mourir
Ludovic Degroote, Pensées des morts, Tarabuste, 2002, p. 42.
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19/01/2022
Ludovic Degroote, Si décousu
Filer le présent
les murs deviennent vieux
et la hauteur des villes
passe à travers
ceux qui passent
comme sans centre
et sans murs ils passent à travers
cette brutalité du monde
qui s’enferme mal
mémoire en friche
qui les pousse à disparaître
dans la suite du temps
hors de son tour
et de ses coins
mémoire qui s’en va
filer le présent
Ludovic Degroote, Si décousu, éditions unes,
2019, p. 43.
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18/01/2022
Ludovic Degroote, Si décousu
La couture du blanc
prendre tout l’espace pour respirer
enduire le monde
toucher ta peau se touche
des deux côtés la couture du blanc
parole à demi muette
elle attend son muscle
hors de tout bord hors de tout centre
dans la hachure du temps chacun
se continue et passe oà son squelette
ici c’est ta peau
cousue au monde
moments de peau moments de monde
mobile à l’articulation des blancs
ils sont au bord de ce qui les montre
en attendant de prendre corps
toi tu circulerais dedans
l’œil déroché de son clou
Ludovic Degroote, Si décousu éditions unes,
201 9, p. 73.
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16/01/2022
Ludovic Degroote, Llanover-Blaenavon
(...) devant, la route semble se perdre parmi les pierres ; l’herbe rase et le ciel de la lande au bout, arbres vaincus, pierres ruinées, ciel vert, virage qui ouvre la lande, ciel vert, la route jusqu’à la lisière, cattle grid : lande, terre verte fleurie de cailloux que la broussaille ne colore pas : pierres déboulées, roulées, écroulées de nulle part, venues là sans aucun vent d’aucune espèce ; terre verte, nue, rase, essentielle, que la route a fragilement déchirée (route libre et sans évasion possible, digue morte, effondrée) rien à voir que la lande, charnue, humaine, déchirée, la lande et puis la lande (...)
Ludovic Degroote, Llanover-Blaenavon, le phare du cousseix, 2014, p. 11-12.
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15/01/2022
Ludovic Degroote, Le début des pieds
ce qui nous manque c’est de n’avoir pas connu autre chose que la vie
nous serions autrement bien disposés
nous nous tenons debout comme des taupes
les taupes détruisent quantité d’insectes larves et lombrics chenilles ou vers blancs limaces petits rongeurs, ce sont des animaux utiles
nous sommes peut-être plus utiles en dépit de dispositions moins spécifiques
nous nous rangeons comme nous pouvons
quelquefois nous prenons moins de place
nous avons des vertus
et du travail sur le ventre
Ludovic Degroote, Le début des pieds, Atelier La Feugraie, 2010, p. 37-38.
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14/01/2022
Rémi Checchetto, Laissez-moi seul
Je sais
Je sais, oui je sais encore et toujours le soleil de mon enfance, celui de mon adolescence, soleil de mes collines, des mille mètres, le si froid d’hiver, les suées d’été, ce soleil, le même, est là toujours là, avec en lui l’écho du langage des oiseaux, le même soleil pareil, à l’identique, là, bientôt là sur les herbes de la colline, dans l’eau qui va dans son va, sur les traits de mon visage, là, loin dans ma bouche entrouverte, à me réchauffer le palais, le sang de la langue afin qu’y mûrissent les beaux mots qui vont à la rencontre des êtres et des choses.
Rémi Checchetto, Laissez-moi seul, Lanskine, 2018, p. 26.
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13/01/2022
Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes
Bal de nuit
Les filles tapaient du pied ferré
sur le pré, sur le pré, sur le pré !
Les pesants peupliers s’ébattaient.
Un tertre d’étoiles sans nombre —
c’est l’œil des Tziganes dans l’ombre.
Carrosse de l’obscurité
les savates tapotaient.
Sous le nuage-éventail,
le silence, musant aux nues,
près des buttes berce le bal
et personne ne travaille
le labour de sa charrue.
Mais sous le lin, les glacis
se dressent encore, tenaces.
Par-delà la brève nuit
les déluges des yeux menacent.
(...)
Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes,
traduction Luda Schnitzer, Pierre Jean Oswald,
1967, p. 211.
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12/01/2022
Lewis Carroll, Méli-mélo
Petit traité de civilité ou Le dîner en ville facile
Au moment de passe à la salle à manger, le monsieur donne un bras à la dame qu’il accompagne. Il n’est pas d’usage de donner les deux.
Il est très mal vu aujourd’hui de prendre le potage avec la fourchette, en laissant entendre à l’hôtesse que l’on garde la cuiller pour la pièce de bœuf.
Lorsque la viande est servie, rien ne vous interdit de la manger si le cœur vous en dit. Dans ce genre de situation délicate laissez-vous guider uniquement par la conduite des autres convives.
Nous ne conseillons pas de manger le fromage avec le couteau et la fourchette dans une main, et la cuiller et le verre à vin dans l’autre. Il y a dans ce geste une espèce de gaucherie qui ne disparaît pas totalement avec l’expérience.
Lewis Carroll, Méli-Mélo, traduction Jeanne Bouniort, dans Œuvres, Bouquins/Robert Laffont, 1989, p. 566, 567,567, 567.
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11/01/2022
Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours
Voir à perte de vue c’est, au pied de la lettre, ne rien voir. L’absence de limites est un obstacle.
En France, le parfum par l’extrême droite, écrit Bernard G. dans Le Grand Soir. Effectivement Coty a subventionné la création des Croix de feu, l’Oréal La Cagoule..., mais je ne me souviens pas que personne — pas une association, pas une ligue — ne se soit jamais indigné du rôle joué par François Genoud, le banquier suisse, authentique nazi, exécuteur testamentaire de Hitler et Goebbels, dans le financement du FLN puis des combattants palestiniens.
Si on m’avait demandé à n’importe quel moment de cette détestable journée qui s’achève : « Qu’es-tu en train de faire ? », ma réponse aurait été la suivante : « Je suis en train de ne pas écrire ».
Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, le bruit du temps, 2014, p. 47, 47-48, 58.
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09/01/2022
Léon-Paul Fargue, Espaces
Gammes
Voix dans la chambre à côté
Derniers doigts de la musique
Longue et bleue comme une route
Saurez-vous y dépister
L’immense larme qui sonne
À l’évent de ma cachette
Et que j’attends chaque soir ?
Un petit point s’il vous plaît
Sur ma page de douleur.
La ville ouvre ses compas,
Ses couleurs, ses tire-lignes.
Sur les grèves étrangères
L’homme à l’encre sympathique
Contemple avec méfiance
Les signes de son bonheur.
Hachures de chairs qui dansent
Aux confins de la rumeur,
Cette allure verticale,
Ce saut interrogateur
Dans les rues qui se démaillent
Piétinées par les troupeaux
Que faisande le menteur,
Esprits voleurs de chapeaux,
Fantômes de caravanes,
De fatagins, de marmoses,
De réincarnés précoces,
De transfuges de la mort,
Transmissions sans ressorts
Dans les pièges osmotiques,
Dans la bouche des boutiques,
Dans la bouche de l’amour...
(...)
Léon-Paul Fargue, Espaces, Gallimard,
1929, p. 13-14.
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08/01/2022
Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson
(...)
Il reste des images, où passe toute la vie la cire démenée tous les temps roses et noirs s’égrènent, chiffons, tentures, étendards qu’on a collés, Fleuve passe avec, faire un tour de ville, une descente, pousser un cri pour rire, voir après
« Ah respirer l’air d’en haut des lacs mousses gonflées jeunes, la,
bonne, odeur, de, la, nature et des bêtes »
C’était l’automne, platanes dorés,
adorées feuilles dorées, couleurs versées,
Souliers héritent, nuit veut, Supporter la foule
des Ombres c’est encore possible c’est
une pie + une autre, un gars sur un banc
du boulevard, il a mangé dans sa boite en plastique
blanc, s'est endormi, nu, soleil, petit soleil folâtrant
du boulevard
Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson, Lurlure, 2021, p. 76.
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