Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

13/12/2021

Liliane Giraudon, Le travail de la viande

            AVT_Liliane-Giraudon_2586.jpg

                     Cadavre Reverdy

 

Monsieur Reverdy, j’ai passé une partie de cette fin d’été à vous relire.

 

À dire vrai, il y a plus d’un demi-siècle que je vous lis.

Et parmi ce demi-siècle, il y a bien un quart de siècle où j’essaie d’écrire quelque chose à propos de vous.

De ce que je vous dois.

Si le temps présent et celui qu’on projette ne peuvent s’éclairer et se comprendre  qu’en remontant vers le passé (comme si tout était joué initialement), vous avez été, Monsieur Reverdy, par votre énigmatique conversion  à la foi catholique, un des rares poètes vivants parcimonieusement dans la bibliothèque des nonnes trinitaires d’Avignon où je me retrouvais enfermée comme pensionnaire après la vie libre d’une petite enfance paysanne.

 

Longtemps j’ai partagé l’avis de Marguerite Duras qui déclarait que l’acte d’écrire ne sauvait de rien, n’apprend rien si ce n’est à éc rire... Aujourd’hui, où j’ai atteint l’âge où vous êtes mort, je peux, vous citant, faire mienne la formule : « Écrire m’a sauvée. A sauvé mon âme. Je ne peux pas imaginer ce qu’eût été ma vie si je n’avais pas écrit. J’ai écrit comme on s’accroche à une bouée. »

 

Liliane Giraudon, Le travail de la viande, P. O. L, 2019, p. 107-108.

11/12/2021

Louise Labé, Sonnets

louise-labe.jpg

                 Sonnet XXI

 

Quelle grandeur rend l’homme venerable ?

   Quelle grosseur ? quel poil ? quelle couleur ?

   Qui est des yeux le plus emmieleur ?

   Qui fait plus tot une playe incurable ?

Quel chant est plus à l’homme convenable ?

   Qui plus penetre en chantant sa douleur ?

   Qui un doux lut fait encore meilleur ?

   Quel naturel est le plus amiable ?

Je ne voudrois le dire assurément,

    Ayant Amour forcé mon jugement ;

    Mais je sais bien et de tant je m’assure,

Que tout le beau que l’on pourroit choisir,

     Et que tout l’art qui ayde la Nature,

     Ne me sauroient accroitre mon desir.

 

Louise Labé, Sonnets, dans Œuvres complètes,

Pléiade/Gallimard, 2021, p.107. 

10/12/2021

Louise Labé, Sonnets

                                AVT_Louise-Labe_7792.jpg

                 Sonnet XIV

 

Tant que mes yeux pourront larmes espandre,

   À l’heur passé avec toy regretter :

   Et qu’aux sanglots et soupirs resister

   Pourra ma voix, et un peu faire entendre ;

Tant que ma main pourra les cordes tendre

   Du mignart Lut, pour ses graces chanter ;

   Tant que l’esprit se voudra contenter

   De ne vouloir rien fors que toy comprendre ;

Je ne souhaite encore point mourir.

   Mais quand mes yeux je sentirai tarir

   Ma voix cassée, et ma main impuissante,

Et mon esprit en ce mortel sejour

   Ne pouvant plus montrer signe d’amante :

   Prirey la mort noircir mon plus cler jour.

 

Louise Labé, Sonnets, dans Œuvres complètes,

Pléiade/Gallimard, 2021, p. 100.

09/12/2021

Camille Loivier, éparpillements

   moton288.jpg

je suis dans la maison des rêves    tant

de gens rêvent d’une maison    de s’y maintenir

ils passent des années    à la réparer   à

l’aménager    parfois toute une vie si bien

qu’à la fin    chaque pièce est pleine à craquer

et le jardin laisse     à peine plus     de liberté

alors     à ce moment-là     on s’arrête

(la maison explose)

la main exposée

 

l’araignée à longues pattes qui grimpe sur le mur

en plein milieu      n’est pas craintive     elle est

chez elle     sans nul doute     fine et jeune

la maison file     au bout de     ses pattes

 

il   n’y   a  personne   à    l’intérieur

 

Camille Loivier, éparpillements, isabelle sauvage,

                                        2017, p. 71.

08/12/2021

Camille Loivier, Swifts

camille-loivier.jpg

III. La langue du sanglier

 

Les animaux sont entrés dans ma vie

ils me poursuivent de leurs yeux agrandis

par l’incapacité de parler avec la bouche

tandis que leur langue multiple passe

par tout le corps dans un courant ininterrompu

 

mais les yeux parfois en disent plus long

 

— tu ouvres la bouche mais aucun son ne sort

les swifts crient dans le ciel

 

alors je viens avec mon père dans le silence

 

(...)

Camille Loivier, Swifts, éditions isabelle sauvage,

2021, p. 55.

07/12/2021

Camille Loivier, d'abandon

Unknown.jpeg

perdue

au sol

il n’y a plus rien

 

qu’un aplat sur la terre

(si quelqu’un tendait la main)

passe

un souffle de vent à la surface de la peau

 

folle patience

on attend de ne plus peser

de ne plus penser, car

penser ne signifie rien

 

simple comme

un corps qui s’épuise

— remuer ferait mal —

(danse en nous figée)

 

on est de la pierre

on est

 

Camille Loivier, d’abandon,

Faï fioc, 2020, np.

06/12/2021

Georges Didi-Huberman, Niki Giannari, Passer, quoi qu'il en coûte

              AVT_Georges-Didi-Huberman_8690.jpg

(...) Après tout, les réfugiés ne font que revenir. Ils ne « débarquent » pas de rien, ni de nulle part. Quand on les considère comme des foules d’envahisseurs venus de contrées hostiles, quand on confond en eux l’ennemi avec l’étranger, cela veut surtout dire que l’on tente de conjurer quelque chose qui, de fait, a déjà eu lieu : quelque chose que l’on refoule de sa propre généalogie. Ce quelque chose, c’est que nous sommes tous des enfants de migrants et que les migrants ne sont que nos parents revenants, fussent-ils « lointains » (comme on parle des cousins). L’autochtonie que vise, aujourd’hui, l’emploi paranoïaque du mot « identité », n’existe tout simplement pas et c’est pourquoi toute nation, toute région, toute ville ou tout village sont habités de peuples au pluriel, de peuples qui coexistent, qui cohabitent, et jamais d’« un peuple » autoproclamé dans son fantasme de « pure ascendance ». Personne en Europe n’est « pur » de quoi que ce soit — comme les nazis en ont rêvé, comme en rêvent aujourd’hui les nouveaux fascistes — et si nous l’étions par le maléfice de quelque parfaite endogamie pendant des siècles, nous serions à coup sûr génétiquement malades, c’est-à-dire « dégénérés ».

 

Georges Didi-Huberman, Niki Giannari, Passer, quoi qu’il en coûte, éditions de Minuit, 2017, p. 31-32.

05/12/2021

Paul Valéry, Cahiers, II, Littérature

       AVT_Paul-Valery_1260.jpg

Pour faire des romans, il faut considérer les hommes comme des unités ou éléments bien définis.

Il fit ceci. Elle dit cela.

On oublie aisément que c’est fit et dit, ceci et cela qui définissent et construisent Il et Elle dans tous les cas possibles.

 

Paul Valéry, Cahiers II, Littérature, Pléiade/Gallimard, 1975, p.1206.

04/12/2021

Paul Valéry, Cahiers, II, Poésie

          59481.HR.jpg

Je ne puis séparer mon idée de la poésie de celle de formations achevées — qui se suffisent, dont le son et les effets psychiques se répondent, avec un certain « indéfiniment ».

Alors, quelque chose est détachée, comme un fruit ou un enfant de sa génération et du possible qui baigne l’esprit — et s’oppose à la mutabilité des pensées et à la liberté du langage fonction.

Ce qui s’est produit et affirmé ainsi n’est plus de quelqu’un mais vomme la manifestation de propriétés intrinsèques, impersonnelles, de la fonction composée. Langage — se dégageant rarement dans des conditions aussi rarement réunies que celles qui font le carbone diamant. (1942)

03/12/2021

Paul Valéry, Cahiers, II, Poésie

             thumb_large.jpg

Des vers du poème, les uns furent trouvés, les autres faits.

Les critiques disent des sottises qui parlent sur ce poème comme d’un tout, et qui ne considèrent pas la position de l’auteur : combiner, appareiller les vers de ces deux espèces.

Le travail du poète est de faire disparaître cette inégalité originelle ; d’ailleurs, tout travail intellectuel consiste à mettre d’accord pour un but, ce qu’on trouve, et des conditions données d’autre part.

 

Paul Valéry, Cahiers, II, Poésie, Pléiade/Gallimard, 1974, p. 1066.

02/12/2021

Marie-Laure Zoss, D'ici qu'à sa perte

                   Unknown.jpeg

   hors du crâne avant peu, la sciure des chiffres, tel au plancher le bois moulu, taraudeurs, capricornes bouffeurs d’aubier, et on n’y peut pas grand-chose, on le sait bien, dans la pelle de fer on a beau en ramasser de cette farine, poignée d’or pâle à peine mesurable dans la poussière de charbon, la balayer sur les ardoises, échancrée la raison laisse filer pêle-mêle des syllabes clouées sans ordre ; coques vides et nom des chemins ;

   nous les rafistolés, les trébuchants, on épelle nos morts devant la cave — lequel le premier, un mort pour un autre, on les distribue tous azimuts — à pleurer ce cafouillis sans queue ni tête, et s’enchevêtre l’alphabet des heures, de la sorte on les enfile dans le courant d’un matin de mai.

 

Marie-Laure Zoss, D’ici qu’à sa perte, Faï fioc, 2021, p. 37.

01/12/2021

Robert Desnos, Choix de Poèmes

unnamed.jpg

Le veilleur du Pont-au-Change

 

Je suis le veilleur de la rue de Flandre,

Je veille tandis que dort Paris.

Vers le nord un incendie lointain rougeoie dans la nuit.

J’entends passer des avions au-dessus de la  ville.

 

Je suis le veilleur du Point du Jour.

La Seine se love dans l’ombre, derrière le viaduc d’Auteuil,

Sous vingt-trois ponts à travers Paris.

Vers l’ouest, j’entends des explosions.

 

Je suis le veilleur de la Porte Dorée.

Autour du donjon le bois de Vincennes épaissit ses ténèbres.

J’ai entendu des cris dans la direction de Créteil

Et des trains roulent vers l’est avec un sillage de chants de révolte.

 

Je suis le veilleur de la Poterne des Peupliers.

Le vent du sud m’apporte une fumée âcre,

Des rumeurs incertaines et des râles

Qui se dissolvent quelque part, entre Plaisance et Vaugirard.

 

Au sud, au nord, à l’est, à l’ouest,

Ce ne sont que fracas de guerre convergeant vers Paris.

Je suis le veilleur du Pont-au-Change

Veillant au cœur de Paris, dans la rumeur grandissante

Où je reconnais les cauchemars paniques de l’ennemi,

Les cris de victoire de nos amis et ceux des Français,

Les cris de souffrance de nos frères torturés par les Allemands d’Hitler.

 

Je suis le veilleur du Pont-au-Change

Ne veillant pas seulement cette nuit sur Paris ,

Cette nuit de tempête sur Paris seulement dans sa fièvre et sa fatigue,

Mais sur le monde entier qui nous environne et nous presse.

Dans l’air froid tous les fracas de la guerre

Cheminent jusqu’à ce lieu où, depuis si longtemps, vivent les hommes.

 (...)

 

Robert Desnos, Choix de poèmes, collection L’Honneur des Poètes (dirigée par Paul Éluard, éditions de Minuit, 1946, p. 103-104.

30/11/2021

Robert Desnos, Domaine public

Robert Desnos.png

Les sources de la nuit

 

Les sources de la nuit sont baignées de lumière.

C’est un fleuve où constamment

boivent des chevaux et des juments de pierre

en hennissant.

 

Tant de siècles de dur labeur

aboutiront-ils enfin à la fatigue qui amollit les pierres ?

Tant de larmes, tant de sueur,

justifieront-ils le sommeil sur la digue ?

 

Sur la digue où vient se briser

le fleuve qui va vers la nuit,

où le rêve abolit la pensée.

 

À rebrousse-poil, à rebrousse-chemin,

Étoile, suivez-nous, docile, `

et venez manger dans notre main,

Maîtresse enfin de son destin

et de quatre éléments hostiles.

 

Robert Desnos, Domaine public, Le point

du jour/Gallimard, 1953, p. 307.

29/11/2021

Robert Desnos, Domaine public

Robert Desnos.png

          Comme une main à l’instant de la mort

 

Comme une main à l’instant de la mort et du naufrage se dresse comme les rayons du soleil couchant, ainsi de toutes parts jaillissent tes regards.

Il n’est plus temps, il n’est plus temps peut-être de me voir,

Mais la feuille qui tombe et la roue qui tourne te diront que rien n’est perpétuel sur terre,

Sauf l’amour,

Et je veux m’en persuader.

Des bateaux de sauvetage peints de rougeâtres couleurs,

Des orages qui s’enfuient,

Une valse surannée qu’emportent le temps et le vent durant les longs espaces du ciel.

Paysages.

Moi je n’en veux pas d’autres que l’étreinte à laquelle j’aspire,

Et meure le chant du coq.

Comme une main à l’instant de la mort se crispe, mon cœur se serre.
Je n’ai jamais pleuré depuis que je te connais.

J’aime trop mon amour pour pleurer.

Tu pleureras sur mon tombeau,

Ou moi sur le tien.

Il ne sera pas trop tard.

Je mentirai. Je dirai que tu fus ma maîtresse

Et puis vraiment c’est tellement inutile,

Toi et moi nous mourrons bientôt.

 

Robert Desnos, Domaine public, Le point du jour/ Gallimard,

1953, p. 103-104.

28/11/2021

Robert Desnos, Domaine public

         desnos_0.jpg

           Les gorges froides

 

À la poste d’hier tu télégraphieras

que nous sommes bien morts avec les hirondelles

Facteur, triste facteur, un cercueil sous ton bras

va-t’en porter ma lettre aux fleurs à tire d’elle.

 

La boussole est en os, mon cœur tu t’y fieras.

Quelque tibia marque le pôle et les marelles

pour amputés ont un sinistre aspect d’opéras.

Que pour mon épitaphe un dieu taille ses grêles !

 

C’est ce soir que je meurs, ma chère Tombe-Issoire,

ton regard le plus beau ne fut qu’un accessoire

de la machinerie étrange du bonjour.

 

Adieu ! je vous aimai sans scrupule et sans ruse,

ma Folie-Méricourt, ma silencieuse intruse.

Boussole à flèche torse annonce le retour.

 

Robert Desnos, Domaine public, Le point du

jour/Gallimard, 1953, p. 343.