14/02/2022
Mina Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes
Notes sur l’existence
Il importe peu que dans notre propre situation nous ayons pu voyager un million de kilomètres dans cette dimension désolée — l’intériorité. Notre personnalité visible, laquelle borne les confins de l’égo, quoiqu’apparemment étant ce que nous devons être, existe de fait là où nous y renonçons. Notre personnalité visible demeure un mannequin changeant, composé par hasard.
Le passé est mort telle une superstition dépassée, une momie au milieu de physionomies effritées dans la poussière de laquelle, des temps à autre, un grain s’incruste dans l’œil de la mémoire.
(...)
La guerre n’a laissé aucune trace en nous à l’exception de la disgrâce que quelques vieilles dames qui publiquement se vautrent sur la tombe de leur fils alors qu’elles auraient dû savoir comment mieux les élever.
Mina Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes, traduction Olivier Apert, NOUS, 2022, p. 55 et 57.
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12/02/2022
Paul de Roux, Entrevoir
L’enfance
La nuit dans les grands arbres on entendait le vent
ou pour ainsi dire rien, et c’était pire :
comme un bruit de pas trop près des murs
puis escaladant la façade — est-ce possible ?
Les volets sont fermés
la lourde porte verrouillée
mais la peur tombe en piqué sur le cœur
qui bat soudain plus fort que tout.
Paul de Roux, Entrevoir, Poésie / Gallimard, 2014, p. 143.
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11/02/2022
Paul de Roux, Entrevoir
Hiver s’écarte
Comme un bateau à l’amarre détachée,
doucement, irrésistiblement, l’hiver s’écarte
— déjà absent, encore présent ? qui le sait ?
En ville on ne sait que des signes, rien encore
de l’éclat des fleurs, de la douceur
du bourgeon qui s’ouvre et un moment
n’est ni bourgeon ni feuille : naissance.
Les nuages passent, caravane
avec ses nouvelles des climats inconnus,
des campagnes et des fleuves lointains
— caravane qui ne s’arrête pas, peut-être
n’apprend rien — puis le ciel est bleu,
seuls les oiseaux sont en accord avec lui
— en nous quelque chose qui ne bouge plus
facilement, qui reste posé là
comme un colis abandonné : sentiment
d’être seul au monde à ne pas reverdir.
Paul de Roux, Entrevoir, Poésie / Gallimard, 2014, p. 279.
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09/02/2022
Franz Kafka, Lettres à Felice, II
Chez nous les parents ont coutume de dire que les enfants vous font sentir à quel point on vieillit. Quand on n’a pas d’enfants, ce sont vos propres fantômes qui vous le font sentir, et ils le font d’autant plus radicalement. Je me souviens que dans ma jeunesse je les attirai hors de leur trou, ils ne venaient guère, je les attirais avec plus de force, je m’ennuyais sans eux, ils ne venaient pas et je commençais à croire qu’ils ne viendraient jamais. À cause de cela j’ai déjà souvent été bien près de maudire mon existence. Par la suite ils sont quand même venus de temps à autre seulement, c’était toujours du beau monde, il fallait leur faire des courbettes bien qu’ils fussent encore tout petits, souvent ce n’était nullement eux, ils avaient seulement l’air de l’être ou bien ils le donnaient seulement à entendre. Cependant lorsqu’ils venaient pour de bon, ils se montraient rarement féroces, on n’avait pas lieu d’être très fiers d’eux, ils vous sautaient dessus tout au plus comme le lionceau saute sur la chienne, ils mordaient mais on ne s’en apercevait qu’en maintenant l’endroit mordu avec le doigt et en y appuyant l’ongle. Plus tard, il est vrai, ayant grandi, ils sont venus et sont restés à leur guise, de tendres dos d’oiseaux sont devenus des dos de géants comme on voit sur les monuments, ils sont entrés par toutes les portes, enfonçant celles qui étaient fermées (...).
Franz Kafka, Lettres à Felice, II, traduction Marthe Robert, Gallimard, 1972, p. 683.
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08/02/2022
Charles Pennequin, Dehors Jésus
[La jeunesse] ne sait plus comment se tenir devant la déconfiture des aînés. Comment faire se dit la jeunesse pour se débarrasser des idées vieilles qui nous pourrissent la tête. L’idée vieille a gonflé en nous. Elle a poussé comme un poireau. Elle a fait cette nécrose au sein de notre devenir jeune. Cette boule nécrosée au centre de nos esprits. Elle a fait que nous ne voyons plus l’essence et la force des choses. Il nous faut supprimer la nécrose des âges. Il nous faut se débarrasse un bon coup de cette mauvaise herbe qui a poussé entre nous et les générations. Les générations de têtes pourries qui nous regardent. Les générations avariées par la paresse, l’avidité, le confort, la luxure, le prêt-à-porter, les consommations modernes. Nous n’allons pas nous payer de mots. Nous allons raviver le feu qui couve en nous depuis des siècles.
Charles Pennequin, Dehors Jésus, P. O. L ; 2022, p. 21.
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07/02/2022
Charles Pennequin, Dehors Jésus
Petit Jésus est nostalgique des premiers instants qu’il vit mais qu’il ne connaît pas. Il st nostalgique de la vie qui pousse sans s’arrêter. La vie pousse devant lui et autour de lui, partout la vie elle pousse et elle ne s’arrête jamais et pourtant il lui semble qu’elle n’est que mort. La vie elle ne s’arrête jamais pour échapper à la mort, mais en réalité c’est parce qu’elle continue qu’elle est dans la mort, c’est ce que petit Jésus pense, car petit Jésus pense que la vie c’est la nostalgie, c’est-à-dire le moment où tout s’arrête. La vie, c’est le moment où l’on voudrait tout noter de la vie et qu’on ne peut pas, on ne peut pas noter la vie qu’on vit pense alors petit Jésus, et petit Jésus voudrait accrocher la vie pour pouvoir tout goûter des moments qu’il est en train de vivre, ce qu’il vit file à toute allure, elle file de partout tout autour du petit Jésus la vie.
Charles Pennequin, Dehors Jésus, P. O. L, 2022, p. 113-114.
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06/02/2022
Guillaume Apollinaire, Poèmes de guerre
Pluie
La pluie argente mes beaux rêves
Ce long après-midi d’hiver
Le soleil darde ses petits glaives
Dont le reflet est gris et vert
Nîmes aux ruelles dormantes
Qu’entourent de longs boulevards
Les cafés y sont pleins de tantes
Et de vieux officiers bavards
Soupé de la Maison Carrée
Mais la Fontaine est de mon goût
J’aime la pierre à teinte ambrée
Lorsque le soleil luit partout
Mais c’est au temple de Diane
— Ô liberté de mes rognons
Faites qu’enfin mon cul se tanne —
Que je relis des compagnons
Les inscriptions anciennes
Je les aime mon cher André*
Engravant ces pierres romaines
Roses dans le jour gris cendré
ton Guil Apollinaire
* André Billy
Guillaume Apollinaire, Poèmes de guerre, édition
Claude Debon, Les Presses du réel, 2018, p. 81.
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05/02/2022
Jacques Lèbre, Le poète est sous l'escalier
Un (...) thème qui me fait remarquer facilement des correspondances, c’est celui de la répétition. À vrai dire, je n’ai jamais senti de répétition dans la répétition, car elle est toujours peuplée d’infimes ou d’infinies variations. Entre un paysage familier aux états d’âme changeants et soi-même aux états d’âme tout aussi changeants il ne saurait y avoir de répétition. Cela pourrait commencer par Paul Valéry d’une façon aussi radicale que laconique : L’habitude est un excitant. Cela pourrait se poursuivre avec Georges Borgeaud dans Le soleil sur Aubiac : À me pencher sur la répétition, je ne ressens ni lassitude ni ennui et quand parfois mon enthousiasme s’amincit, j’en souffre comme le mystique qui se croit privé de la présence de Dieu. Mais c’est un livre plus récent qui m’a fait rouvrir celui de Borgeaud et chercher dans les Cahiers de Paul Valéry. Joël Cornuault, l’un de nos meilleurs écrivains buissonniers, écrit dans Liberté belle : Quoi qu’ils soient familiers , aucune usure ne semble pouvoir nous gâcher les formes ou l’atmosphère de nos tours rituels ; l’aspect général nous étant désormais bien connu, nous savons acclamer sur la route le plus petit fait nouveau, à nous seul perceptible : nous aimons entrer dans les détails sur ce chemin sans inquiétude, propice à la réflexion. Voilà une promenade qui est toujours la même et toujours une autre. Mais n’en irait-il pas de même dans la deuxième ou troisième relecture d’un livre ?
Jacques Lèbre, Le poète est sous l’escalier, Corti, 2021, p. 34-35.
Photo T. H., 2018
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04/02/2022
Charles Pennequin, Dehors Jésus
(...) Malgré tous les beaux discours, l’humain n’a jamais fait autant de bruit. Il jouit dans les déflagrations et les explosions. Il jouit plus que jamais de la guerre quotidienne faite à la nature et à lui-même, et du coup il produit de l’art. L’art c’est jouir dans l’impensable. L’art c’est se fondre dans ce qui est presque inhumain et le bruit fait écho à ce qui est inaudible en fin de compte. Et ce qui est inaudible encore maintenant, c’est la passion seule pour le bruit. La violence est inaudible pour les contemplateurs de l’art mort, pour ceux qui ne veulent pas de l’impensable, ni même de l’impensé, pour celui ou celle qui feint toujours de ne pas jouir du bruit de la vie présente. Et la vie présente n’est qu’inhumaine pour les humains. Il n’y a pas d’autre vie possible puisque la vie pour l’inconscient humain n’est pas dans la nature. Bien sûr il contemple et aime la nature l’humain, mais pour son art mort. C’est une passion hypocrite. C’est pour se faire croire qu’il est proche de la nature, alors qu’au fond il a quitté le naturel depuis qu’il parle.
Charles Pennequin, Dehors Jésus, P. O. L, 2022, p. 159.
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02/02/2022
Michel Deguy, Figurations
Haïku du visible
Un L'équidistant Lui le lucide
L'impartial quand la terre dormeuse
Se retourne vers lui
Deux La coque azur
Incrustés d'arbres sous la ligne de pendaison
L'air qui cède à l'oiseau
Qui s'efface
Trois Le treillis le réseau le tamis
Le nid d'intervalles
Un feu de paille aussi longtemps que le soleil
Et ces murs une piste de plantigrades
Murs tracés à coups de griffe
Et debout comme un moulage de combat
Quatre L'eau bien épaisse bien ajointée
L'eau remplie remplissant
L'eau sans jour sur le poisson mouillé
Et la terre comme fonds la recouverte la patiente
L'implicite
Michel Deguy, Figurations, Poème-proposition-études,
"Le Chemin", Gallimard, 1969, p. 86.
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01/02/2022
John Donne, Poésie
Maléfices par un portrait
Fixant ton œil, je m’apitoie
Sur mon portrait, qu’y vois brûler ;
Le vois en un pleur qui se noie,
Plus bas venant à regarder.
Ayant l’art maléfique
De me tuer par ma réplique,
Que de fois pourrai-tu combler tes vœux iniques ?
J’ai bu ta douce-amère larme :
Si tu pleures encor, je pars ;
Le portrait n’est plus, ni l’alarme
Qui me puisse navrer ton art.
S’il me reste une image
De moi, elle sera, je gage,
Se trouvant dans ton cœur, sauve de tout dommage.
John Donne, Poésie, bilingue, traduction Jean Fuzier,
Poésie/Gallimard, 1991, p. 157.
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31/01/2022
John Donne, Poésie
Adieu : sur mon nom gravé sur un verre
I
Mon nom gravé sur cette vitre
Communique ma fermeté au verre même
Rendu par ce charme aussi dur
Que l’instrument qui l’a gravé.
Ton œil lui donnera plus de prix qu’aux diamants
Extraits de l’une et l’autre roche.
II
Pour le verre, tout confesser
Et être autant que moi transparent, c’est beaucoup ;
Plus encore, te montrer à toi-même,
Offrant à l’œil l’image claire ;
Mais la magie d’amour abolit toute règle :
Là tu me vois et je suis toi.
III
De même que nul point, nul trait
(De ce nom pourtant les simples accessoires),
Averses ou tempêtes n’effacent,
Tous les temps me verront de même :
Mais tu peux mieux encore intègre demeurer,
Ayant près de toi ce modèle.
[...]
John Donne, Poésie, traduction Robert Ellrodt,
Imprimerie nationale, 1994, p. 161.
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28/01/2022
Pascal Quignard, Mourir de penser
La mort d’Ariane
Thésée, sa pelote de fil dans la main, ne la prévint pas et suivit le rivage.
Il a suivi le bord du rivage qui venait toucher l’eau comme si c’était un fil.
Il a rejoint son bateau. Il est monté à bord. Il a saisi le cordage à deux mains. Il a brusquement tiré sur la corde. Il a hissé la voile. Il est parti.
C’est ainsi que sans rien lui dire, sans regarder derrière lui, Thésée abandonne Ariane entre les phoques et les loups, cramponnée à son récif isolé. Elle lève les yeux ; elle est survolée par les faucons de mer. C’est l’île de Dia, en face de Gnose. Là, sur son rocher, alors qu’elle crie de plus en plus vainement, qu’elle articule de moins en moins fort le nom de Thésée qui vient de la délaisser, alors qu’elle meurt au lieu où elle fut délaissée, alors qu’elle gémit, tout bas de façon douloureuse et lancinante, ce nom aimé, alors que peu à peu ce nom se fait chant et qu’il cesse de désigner un être, tandis qu’elle module et accentue son thrène dans la douleur, c’est Liber qui vient la prendre dans ses bras, ouvre ses ailes, et la transfère dans le ciel.
Pascal Quignard, Mourir de penser, Folio/Gallimard, 2015, p. 78-79.
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27/01/2022
Pascal Quignard, Mourir de penser
Il est des aspects du réel auxquels on ne peut accéder que si et seulement si on en manque d’autres.
On ne peut jouir en ouvrant les yeux.
Toute vision x est un aveuglement y.
Toute audition y est une surdité x .
Qui flaire ne goûte pas.
Qui écoute ne saute pas.
On ne dort pas debout.
On n’aime pas quelqu’un si on songe à soi.
Pascal Quignard, Mourir de penser, Folio/Gallimard, 2015, p. 178.
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26/01/2022
Pascal Quignard, Sur le jadis
La formulation archaïsante des proverbes soudain surgissant dans le discours actuel renvoie à un passé sans détermination et de ce fait dont l’autorité peut passer pour absolue.
Cette absence de détermination dans le passé linguistique rend la phrase abyssale.
Ce langage coalescent se concrétionne peu à peu sous la voûte du crâne et s'y suspend.
Petites voix hallucinogènes qui, glissant goutte à goutte, creusent petit à petit des chemins sur la pente vide du temps que le langage découvre.
Cette mise hors du temps du temps est un placement dans le temps des contes.
Le proverbe est de l’Il était une fois à l’instant où il se fragmente.
Pascal Quignard, Sur le jadis, Folio/Gallimard, 2004, p. 180.
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