11/11/2021
Jean-Philippe Salabreuil, L'inespéré
Au corps perdu de la beauté
Ô dans l’obscur délice de l’issue
Vers toi qu’est-ce qui soudain m’illuminait
D’une brûlure graciée lorsque je sus
Qu’il est au-delà du suffocant ressaut de neige
Dans l’être le feu d’un monde qui se leva ?
Mais regarde une fois encore (et tu vas
Te fermer bientôt sur l’or de la vie
Comme l’œil noir de l’eau) mes yeux sont dans la mort !
Je te vois n’ai-je su te ravir à toi ravie
Déjà que tu étais d’une aile blanche au corps
Perdu de la beauté au creux de la terre
Et ne t’aimerai plus jamais en ce monde clair ?
À moi fermée ! ne me regarde plus demeure
Une porte d’or close au fond des cieux meurs
Heureuse de m’aimer mourir de moi aimée
(Je te veille en ta nuit veille à mes jours mais
Ne te sois pas rouverte aux neiges de l’oubli
Quand je te rejoignais te rouvrir accomplie)
Et dans le blanc délire de l’essor
Et moi de ces lys en démence vers elle
Était un ange d’or qui parmi le réel
Voluptueux et noir a brillé comme l’aurore
Éclairant de ses dons les panneaux condamnés !
J’allais dans les feux de la voûte où sont nés
Les visages dorés du rêve (ils montent
Leurs yeux clos dans la gloire éternelle mais
Jamais s’éveilleront-ils ?) dans les anneaux du monstre
Où l’âme a reconnu la crypte du secret !
Qu’est-ce alors qu’il n’y eut plus que moi parmi
Les régions neigeuses de l’étoile ennemie ?
Alors à l’extrême le mur éternel blanc
Chanta comprenant une porte qui chante
Et s’ouvre dans le noir à l’état de soleil
(Une flamme s’élevait qui fut toi) merveille
Que ce feu dans le froid de la mort quand nous
Fûmes ce feu à l’astre où les âmes renouent !
Jean-Philippe Salabreuil, L’inespéré, Le Chemin, Gallimard,
1969, p. 91-92.
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10/11/2021
Dominique Meens, Ornithologie du promeneur
Arrivée précipitée du merle à son pupitre
Ponctuée d’une dynamique ponctuation de la queue, suivie d’une pause silencieuse, courte absence, bref repliement sur soi d’une première inspiration. Ne fermez pas les yeux, il n’y a rien à imaginer, surtout pas un décor, aussi merveilleux fût-il. Je vous concède l’Opéra, certainement, vous trouvez les coulisses, les salles obscures où sont données les répétitions du chant. Le triomphe du merle a déjà eu lieu. Un récital débute ici tandis qu’ailleurs s’estompe le brouhaha du parterre ; récital d’un genre nouveau puisqu’il intègre ses propres commentaires et critiques, ornementations baroques mais fermes et décidées. Notez en passant que les accès ne seront interdits à aucun moment de cette journée de février — notre cousin compte avec les saisons, comment pourrait-il en être autrement, mais nous voyons par exemple qu’il n’annonce pas le printemps.
Dominique Meens, Ornithologie du promeneur, éditions Allia, 1995, p. 53.
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09/11/2021
Sainte-Beuve, Joubert
Joubert
Sérieusement, la plaie littéraire de ce temps, la ruine de l’ancien bon goût (en attendant le nouveau), c’est que tout le monde écrit et a la prétention d’écrire autant et mieux que personne. Au lieu d’avoir affaire à des esprits libres, dégagés, attentifs, qui s’intéressent, qui inspirent, qui contiennent, que rencontre-t-on ? des esprits tout envahis d’eux-mêmes, de leurs prétentions rivales, de leurs intérêts d’amour propre, et, pour le dire d’un mot, des esprits trop souvent perdus de tous ces vices les plus hideux de tous que la littérature seule engendre dans ses régions basses. J’y ai souvent pensé, et j’aime à me poser cette question quand je lis quelque littérateur plus ou moins en renom aujourd’hui : « Qu’eût-il fait sous Louis XIV ? qu’eût-il fait au dix-huitième siècle ? » J’ose avouer que, pour un grand nombre, le résultat de mon plus sérieux examen, c’est que ces hommes-là, en d’autres temps, n’auraient pas écrit du tout. Tel qui nous inonde de publications spécieuses à la longue, de peintures assez en vogue, et qui ne sont pas détestables, ma foi ! aurait été commis à la gabelle sous quelque intendant de Normandie, ou aurait servi de poignet laborieux à Pussort. Tel qui se pose en critique fringant et de grand ton, en juge irréfragable de la fine fleur de poésie, se serait élevé pour toute littérature (car celui-là eût été littérateur, je le crois bien) à raconter dans le Mercure galant ce qui se serait dit en voyage au dessert des princes. Un honnête homme, né pour l’Almanach du Commerce, qui aura griffonné jusque-là à grand’peine quelques pages de statistique, s’emparera d’emblée du premier poème épique qui aura paru, et, s’il est en verve, déclarera gravement que l’auteur vient de renouveler la face et d’inventer la forme de la poésie française. Je regrette toujours, en voyant quelques-uns de ces jeunes écrivains à moustache, qui, vers trente ans, à force de se creuser le cerveau, passent du tempérament athlétique au nerveux, les beaux et braves colonels que cela aurait faits hier encore sous l’empire. En un mot, ce ne sont en littérature aujourd’hui que vocations factices, inquiètes et surexcitées, qui usurpent et font loi. L’élite des connaisseurs n’existe plus en ce sens que chacun de ceux qui la formeraient est isolé et ne sait où trouver l’oreille de son semblable pour y jeter son mot. Et quand ils sauraient se rencontrer, les délicats, ce qui serait fort agréable pour eux, qu’en résulterait-il pour tous ? car, par le bruit qui se fait, entendrait-on leur demi-mot ; et, s’ils élevaient la voix, les voudrait-on reconnaître ? Voilà quelques-unes de nos plaies.
Charles Auguste Sainte-Beuve, "Joubert", Revue des Deux-Mondes, 1838, p. 666 et sv.
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08/11/2021
Liliane Giraudon, Le travail de la viande
ce printemps
Mandelstam fait un tabac
au box-office
il surpasse Khlebnikov
pas compliqué
de comprendre pourquoi
toi qui as connu et vu
le cheval de la guerre civile
inclinant ses dents jaunes
arracher puis manger
l’herbe humaine
tu mesures pourquoi
Vélimir inlocalisable
garde aujourd’hui
encore cette allure d’étoile pestiférée
Liliane Giraudon, Le travail de la viande, P. O. L, 2019, p.92.
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07/11/2021
Antoine Emaz, Jours
2. 03. 08
la peur
la mémoire noire
on ne la rappelle paa
elle vient
quand elle veut
ou peut-être un signal
d’un ultra son de vivre
elle remonte
on lui fait sa place
sans parler
on attend qu’elle reparte
par le premier train de nuit
*
le plus souvent
quand on l’entend venir
on commence par prendre un verre
et s’occuper de tout et rien
histoire
d’espérer qu’elle passera
à quelques pas
sans voir
ou la sale bête
taupe
parfois ça marche
on ne la revoit plus
elle ne faisait que passer
elle a jeté son froid
rappelé assez que l’on était
poreux
Antoine Emaz, Jours / Tage,
Éditions en forêt / Verlag im Wald,
2009, p. 109 et 111.
Photo T. H., 2007
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06/11/2021
Antoine Emaz, Jours
24.03.07
et quoi vient
dans la nuit blanche du corps
quel rat grignote
entre douleur et malaise
comme si
importait
ce tas d’atomes
de fait oui
il crisse
et on supporte mal
*
douleur seule
« capitale »
c’est beaucoup dire
on n’a pas vraiment de mots
sur ce qui fait mal
à qui le dire ou quoi
ça soignerait
on attend que le grain de sable
le papier de verre qui raie
dans l’épaule et la tête
s’en aille
le reste flotte
comme d’habitude
(...)
Antoine Emaz, Jours / Tage,
Éditions En Forêt / Verlag im Wald,
2009, p. 23 et 25.
Photo T.H., 2007
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05/11/2021
Antoine Emaz, Soirs
30.01.98
accorder la langue
sur peu de choses
là ce soir
seul
avec
le jour en vrac
tout est passé
*
restent l’herbe
quelques feuilles tordues sèches
le froid clair encore le mur
entre l’herbe et le mur
la lumière glace
à chaque fois renvoie
une paroi de froid
à la fin le crépi
craque gris
dans le soleil qui baisse
voilà
Antoine Emaz, Soirs,
Tarabuste, 1999, p. 74-75.
Photo T. H., 2007
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04/11/2021
Antoine Emaz, De l'air
Froid ((5.12.04)
dans le gris de l’hiver comme feutre
devenir d’un coup très vieux
des couches de lumière pâle
les unes sur les autres
jusqu’à ce gris flottant
entre ce qui se passe
et celui qui regarde
grand calme là
s’enliser sans fin
dans le terne
*
jour court
et rabot lent du froid
on ne s’habitue pas
un jardin de fer
le géranium finit son rouge
le pan de ciment non peint
à travers les branches du prunus
un ciel d’étain
bloque la neige
tout est gourd
Antoine Emaz, De l’air, le dé bleu,
2006, p. 56-57.
Photo T.H., 2010
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02/11/2021
Maël Guesdon, Mon plan
II
On vous pose quelque part (vous n’avez rien demandé). C’est quand même quelque chose d’un peu inquiétant puisqu’au tout début, vous êtes légèrement balbutiant. On vous lance là. Et chaque fois que vous ouvrez la bouche, c’est par inadvertance ou pour manger.
Comme tous les matins, les oiseaux et les couleurs criardes qui vont avec m’empêchent d’ouvrir complètement les yeux. Je ne supporte pas les dégradés, je tente d’ignorer ce calme affreux qui terminer la nuit en m’imaginant qu’aucune des choses que j’entrevois n’a de nom ni de fonction. Mais ce sont des choses que je connais et je crois bien que, dans cette clarté naissante, elles manifestent le mouvement où je me précipite en même temps qu’elles se reflètent sur les bords qui nous servent de supports.
Maël Guesdon, Mon plan, Corti, 2021, p. 15-16.
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31/10/2021
Maurice Blanchot, Le pas au-delà
Mourir : comme si nous ne mourions jamais qu’à l’infinitif. Mourir : le reflet sur la glace peut-être, le miroitement d’une absence de figure, moins l’image de quelqu’un ou de quelque chose qui ne serait pas là qu’un effet d’invisibilité qui ne touche à rien de profond et serait seulement trop superficiel pour se laisser saisir ou voir ou reconnaître. Comme si l’invisible se distribuait en filigrane, sans que la distribution des points de visibilité y soit pour quelque chose, non pas donc dans l’intimité du dessin, mais trop à l’extérieur, dans une extériorité d’être dont l’être ne porte aucune marque.
Maurice Blanchot, Le pas au-delà, Gallimard, 1973, p. 130-131.
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30/10/2021
Franck Delorieux, Quercus suivi de Le séminaire des nuits
La nuit engendre un silence de poix
Que percent seuls les vents durs
Dans les feuillages aux clochettes
De plomb et les cris épris de folie
D’une chouette effraie dont les yeux
Brillent pour traquer une proie la nuit
Meurt dans les bruits revenus elle
S’effrange fragile en attendant
L’aube et ses lumières en lames
D’argent oxydé qui tombent dru
Comme le hachoir d’un boucher
Qui frappe sans discontinuer la terre
Les rocs la flore la faune et l’homme
Seul dans sa nudité de pluie froide
Déjà un chien aboie dans le lointain
Tandis que le coq se casse la gorge
En un cri comme un bris de coquille
Chante beau coq à crête rouge solaire
Chante trois fois et je renie la nuit
Franck Delorieux, Quercus suivi de Le
séminaire des nuits, Gallimard, 2021, p. 91.
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29/10/2021
Boris Pasternak,
La ville
Chanson du coq, de la tempête,
Dans la cuisine... Cet hiver
On en a par-dessus la tête,
C’est un navet par torp amer.
Et les congères nous isolent,
La mortt,le songe... Il neige tant,
Que ce n’est pas un temps, parole,
Mais le trépas, la fin des temps.
La glace colle aux marches lisses,
Le puits est pris dans ses anneaux.
Par un tel froid, c’est pur délice,
De vivre à la ville et au chaud !
Tandis que, de toute évidence,
L’hiver est invivable aux champs,
La ville est toute indifférence
Aux incommodités du temps.
De ses palais en kyrielles,
Le froid a fui, et pour toujours.
Ce n’est qu’une ombre immatérielle
Dont les esprits font leur séjour.
La nuit, sur la voie de garage,
Toutes les bûches sont d’accord :
Ce n’est rien d’autre qu’un mirage
Brûlant au loin comme une aurore.
Adolescent je me rappelle
Que son orgueil m’avait charmé.
Tout le passé n’était pour elle
Qu’ébauche tout juste entamée.
Hâtant des astres le désastre,
Versent son or à pleines mains,
Elle éclipsa jusqu’au ciel vaste
Dans tous mes rêves de gamin.
Boris Pasternak, Les Trains du petit jour,
traduction collective, dans Œuvres, Pléiade/
Gallimard, 1990, p. 166-167.
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28/10/2021
Marie Stuart, Onze sonnets et un sizain
Mon amour croît et de plus en plus croîtra
Tant que vivrai, et tiendra à grand heur
Tant seulement d’avoir part en ce cœur
Vers qui enfin mon amour paraîtra
Si très à clair que jamais n’en doutra,
Pour lui je ceux faire tête au malheur,
Pour lui je veux rechercher la grandeur,
Et faire tout que de vrai connaîtra
Que je n’ai bien, heur ni contentement
Qu’à l’obéir et servir loyaument
Pour lui j’attends toute bonne fortune.
Pour lui je veux garder santé et vie,
Pour lui vertu de suivre j’ai envie,
Et sans changer me trouvera toute une.
Marie Stuart, Onze sonnets et un sizain,
Arléa, 2003, p. 23.
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26/10/2021
Cécile A. Holdban, Pierres et berceaux
Paysage avec un cheval penché
Une carte relie une ville à l’autre.
On dort, les yeux mi-clos,
les cils filtrent les rayons
comme la pensée filtre les mots.
Le corps, goutte à goutte
infuse le soleil et le transmue
des trains filent à travers le ciel
s’entrecroisent et tournoient.
Le monde est fendu à jamais
deux oiseaux parcourent l’espace
pour coudre des points lumineux
à son visage.
Cécile A. Holdban, Pierres et berceaux,
éditions Potentille, 2021, p. 5.
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25/10/2021
André Frénaud, Hæres
Rumination du paysan
Je veux grossir pour défendre ma vie.
Contre la mort il faut prendre du poids,
il me faut boire des six litres
et pisser,
pour ma santé,
pour honorer ma santé et ma vie.
Il me faut vivre pour accroître mon bien,
peser les bêtes, arroser les clôtures,
renforcer les semences, affûter les outils,
bourrer le temps,
— Mais le dimanche on peut fanfaronner
avec l’alouette et la violette.
André Frénaud, Hæres, Gallimard, 1982, p. 105.
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