Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

03/12/2021

Paul Valéry, Cahiers, II, Poésie

             thumb_large.jpg

Des vers du poème, les uns furent trouvés, les autres faits.

Les critiques disent des sottises qui parlent sur ce poème comme d’un tout, et qui ne considèrent pas la position de l’auteur : combiner, appareiller les vers de ces deux espèces.

Le travail du poète est de faire disparaître cette inégalité originelle ; d’ailleurs, tout travail intellectuel consiste à mettre d’accord pour un but, ce qu’on trouve, et des conditions données d’autre part.

 

Paul Valéry, Cahiers, II, Poésie, Pléiade/Gallimard, 1974, p. 1066.

02/12/2021

Marie-Laure Zoss, D'ici qu'à sa perte

                   Unknown.jpeg

   hors du crâne avant peu, la sciure des chiffres, tel au plancher le bois moulu, taraudeurs, capricornes bouffeurs d’aubier, et on n’y peut pas grand-chose, on le sait bien, dans la pelle de fer on a beau en ramasser de cette farine, poignée d’or pâle à peine mesurable dans la poussière de charbon, la balayer sur les ardoises, échancrée la raison laisse filer pêle-mêle des syllabes clouées sans ordre ; coques vides et nom des chemins ;

   nous les rafistolés, les trébuchants, on épelle nos morts devant la cave — lequel le premier, un mort pour un autre, on les distribue tous azimuts — à pleurer ce cafouillis sans queue ni tête, et s’enchevêtre l’alphabet des heures, de la sorte on les enfile dans le courant d’un matin de mai.

 

Marie-Laure Zoss, D’ici qu’à sa perte, Faï fioc, 2021, p. 37.

01/12/2021

Robert Desnos, Choix de Poèmes

unnamed.jpg

Le veilleur du Pont-au-Change

 

Je suis le veilleur de la rue de Flandre,

Je veille tandis que dort Paris.

Vers le nord un incendie lointain rougeoie dans la nuit.

J’entends passer des avions au-dessus de la  ville.

 

Je suis le veilleur du Point du Jour.

La Seine se love dans l’ombre, derrière le viaduc d’Auteuil,

Sous vingt-trois ponts à travers Paris.

Vers l’ouest, j’entends des explosions.

 

Je suis le veilleur de la Porte Dorée.

Autour du donjon le bois de Vincennes épaissit ses ténèbres.

J’ai entendu des cris dans la direction de Créteil

Et des trains roulent vers l’est avec un sillage de chants de révolte.

 

Je suis le veilleur de la Poterne des Peupliers.

Le vent du sud m’apporte une fumée âcre,

Des rumeurs incertaines et des râles

Qui se dissolvent quelque part, entre Plaisance et Vaugirard.

 

Au sud, au nord, à l’est, à l’ouest,

Ce ne sont que fracas de guerre convergeant vers Paris.

Je suis le veilleur du Pont-au-Change

Veillant au cœur de Paris, dans la rumeur grandissante

Où je reconnais les cauchemars paniques de l’ennemi,

Les cris de victoire de nos amis et ceux des Français,

Les cris de souffrance de nos frères torturés par les Allemands d’Hitler.

 

Je suis le veilleur du Pont-au-Change

Ne veillant pas seulement cette nuit sur Paris ,

Cette nuit de tempête sur Paris seulement dans sa fièvre et sa fatigue,

Mais sur le monde entier qui nous environne et nous presse.

Dans l’air froid tous les fracas de la guerre

Cheminent jusqu’à ce lieu où, depuis si longtemps, vivent les hommes.

 (...)

 

Robert Desnos, Choix de poèmes, collection L’Honneur des Poètes (dirigée par Paul Éluard, éditions de Minuit, 1946, p. 103-104.

30/11/2021

Robert Desnos, Domaine public

Robert Desnos.png

Les sources de la nuit

 

Les sources de la nuit sont baignées de lumière.

C’est un fleuve où constamment

boivent des chevaux et des juments de pierre

en hennissant.

 

Tant de siècles de dur labeur

aboutiront-ils enfin à la fatigue qui amollit les pierres ?

Tant de larmes, tant de sueur,

justifieront-ils le sommeil sur la digue ?

 

Sur la digue où vient se briser

le fleuve qui va vers la nuit,

où le rêve abolit la pensée.

 

À rebrousse-poil, à rebrousse-chemin,

Étoile, suivez-nous, docile, `

et venez manger dans notre main,

Maîtresse enfin de son destin

et de quatre éléments hostiles.

 

Robert Desnos, Domaine public, Le point

du jour/Gallimard, 1953, p. 307.

29/11/2021

Robert Desnos, Domaine public

Robert Desnos.png

          Comme une main à l’instant de la mort

 

Comme une main à l’instant de la mort et du naufrage se dresse comme les rayons du soleil couchant, ainsi de toutes parts jaillissent tes regards.

Il n’est plus temps, il n’est plus temps peut-être de me voir,

Mais la feuille qui tombe et la roue qui tourne te diront que rien n’est perpétuel sur terre,

Sauf l’amour,

Et je veux m’en persuader.

Des bateaux de sauvetage peints de rougeâtres couleurs,

Des orages qui s’enfuient,

Une valse surannée qu’emportent le temps et le vent durant les longs espaces du ciel.

Paysages.

Moi je n’en veux pas d’autres que l’étreinte à laquelle j’aspire,

Et meure le chant du coq.

Comme une main à l’instant de la mort se crispe, mon cœur se serre.
Je n’ai jamais pleuré depuis que je te connais.

J’aime trop mon amour pour pleurer.

Tu pleureras sur mon tombeau,

Ou moi sur le tien.

Il ne sera pas trop tard.

Je mentirai. Je dirai que tu fus ma maîtresse

Et puis vraiment c’est tellement inutile,

Toi et moi nous mourrons bientôt.

 

Robert Desnos, Domaine public, Le point du jour/ Gallimard,

1953, p. 103-104.

28/11/2021

Robert Desnos, Domaine public

         desnos_0.jpg

           Les gorges froides

 

À la poste d’hier tu télégraphieras

que nous sommes bien morts avec les hirondelles

Facteur, triste facteur, un cercueil sous ton bras

va-t’en porter ma lettre aux fleurs à tire d’elle.

 

La boussole est en os, mon cœur tu t’y fieras.

Quelque tibia marque le pôle et les marelles

pour amputés ont un sinistre aspect d’opéras.

Que pour mon épitaphe un dieu taille ses grêles !

 

C’est ce soir que je meurs, ma chère Tombe-Issoire,

ton regard le plus beau ne fut qu’un accessoire

de la machinerie étrange du bonjour.

 

Adieu ! je vous aimai sans scrupule et sans ruse,

ma Folie-Méricourt, ma silencieuse intruse.

Boussole à flèche torse annonce le retour.

 

Robert Desnos, Domaine public, Le point du

jour/Gallimard, 1953, p. 343.

27/11/2021

Emily Dickinson, Je cherche l'obscurité

Unknown.jpeg

Un grand Espoir est tombé

Tu n’as rien entendu

La Ruine était intérieure

Oh Naufrage rusé

Qui n’a conté aucune Histoire

Et n’a admis aucun Témoin

 

L’esprit fut bâti pour de lourdes Charges

Planifié pour de terribles occasions

Si souvent sombrant en Mer

Soi disant, sur Terre

 

Emily Dickinson, Je cherche l’obscurité, traduction

François Heusbourg, éditions Unes, 2021, p. 73.

26/11/2021

Fabienne Raphoz, Ce qui reste de nous

raphozandreadis2014_1.jpg

 

sursis d’été à

l’heure d’hiver roux

trois rouges-gorges

jouent à la guéguerre

avant l’aurore

 

 

                                écrire toute une vie

                                     sans autre connaissance           

                                     que — la perte —

                                      des chants et des fleurs)

 

                  *

 

Puis la mousse se gorge quand le tilleul lâ

                  che tout

Toute la forêt détone entre les sabots

                  des bêtes

Une langue se tend du plexus à leurs yeux

                  mi-clos

 

Fabienne Raphoz, Ce qui reste de nous,

éditions Héros-Limite, 2021, p. 27-28.

                                                ©Photo Ianna Andréadis

 

25/11/2021

Pierre Chappuis, En bref, paysage

                            AVT_Pierre-Chappuis_6246.jpg

Les arbres et leurs ombres : imbriqués mais droits

— des sapins —, rangs serrés, à gagner, regagner du

terrain sur la neige.

 

À la nuit reprendra ses positions avancées.

 

 

Ciel bas, assombri, lourd à nos épaules — si tant est

que... —

 

 

Me tient captif, de si loin, cette prairie enneigée

resserrée sur elle-même, si haut juchée à flanc de

coteau.

 

Pierre Chappuis, En bref, paysage, Corti, 2021, p. 43.

24/11/2021

Pierre Chappuis, La nuit moins profonde

Chappuis_Pierre.jpg

L’ombre

 

L’ombre des chênes (son épaisseur), là (y fûmes-nous ?), serrés, solidaires (à poings fermés), cœur même de la plénitude de l’été.

 

Y fûmes-nous vraiment ?

 

Que ne nous sépare pas...

 

Que ne nous sépare pas, insensible abîme, le moindre écart.

 

Ce que nous étions ; ce que nous sommes. N’ayant point souvenir des massifs d’ombre côtoyés, mouvants, dont les senteurs portaient à la tête.

 

Un courant de transparence insensiblement nous porte : aurore, démarcation nulle.

 

Pierre Chappuis, La nuit moins profonde, éditions Empreintes, 2021, p. 64-65.

23/11/2021

Pierre Chappuis, La nuit moins profonde

                        

pierre_chappuis.jpg

                                Une photographie

 

   Retour sur image, celle, panoramique, accrochée au mur depuis bien des années, à l’écart.

 

   La mer, basse, a laissé le fond de l’anse à nu. Partout une lumière égale, riante, plane. Bonheur ! Il n’est que de céder, insoucieux, au sentiment d’immensité sans rencontrer d’autre obstacle que, moindre éminence, celui de l’îlot voisin vers lequel tu t’avances dans la tiédeur d’une fin d’après-midi de juillet, minuscule tache rouge et blanche (jupe et corsage) à quoi un œil non averti ne prêterait aucune attention.

 

   Tu ne te retourneras pas. Le temps, inexorablement, est au beau fixe.

 

Pierre Chappuis, L’espace que rien ne borne, dans La nuit moins profonde, éditions Empreintes, 2021, p. 73.

22/11/2021

Aragon, Les Poètes

    aragon,lex poètes,le discours à la première personne,chanter

Le discours à la première personne

 

3

 

J’entends j’entends le monde est là

Il passe des gens sur la route

Plus que mon cœur je les écoute

Le monde est mal fait mon cœur las

 

Faute de vaillance ou d’audace

Tout va son train rien n’a changé

On s’arrange avec le danger

L’âge vient sans que rien se passe

 

Au printemps de quoi rêvais-tu

On prend la main de qui l’on croise

Ah mettez les mots sur l’ardoise

Compte qui peut le temps perdu

 

Tous ces visages ces visages

J’en ai tant vu des malheureux

Et qu’est-ce que j’ai fait pour eux

Sinon gaspiller mon courage

 

Sinon chanter chanter chanter

Pour que l’ombre se fasse humaine

Comme un dimanche à la semaine

Et l’espoir à la vérité

 

J’en ai tant vu qui s’en allèrent

Ils ne demandaient que du feu

Ils se contentaient de si peu

Et avaient si peu de colère

 

J’entends leurs pas j’entends leurs voix

Qui disent des choses banales

Comme on en lit sur le journal

Comme on en dit le soit chez soi

 

[...]

Aragon, Lex Poètes, dans Œuvres poétiques

complètes, II, Pléiade/Gallimard, 2017, p. 451-452.

21/11/2021

Aragon, Les Chambres

louis-aragon-1897-1982-poete-et-romancier-francais-dont-le-travail-a-ete-perfuse-avec-le-marxisme-et-les-valeurs-communistes-il-a-ete-admis-a-cwaedm.jpg

              VI

 

                                            Toutes les chambres de ma vie

M’auront étranglé de leurs murs

Ici les murmures s’étouffent

Les cris se cassent

 

Celles où j’ai vécu seul

À grands pas vides

Celles

Qui gardaient leurs spectres anciens

Les chambres d’indifférence

 

Les chambres de la fièvre et celle que

Que j’avais installée afin d’y froidement mourir

Le plaisir loué Les nuits étrangères

 

Il y a des chambres plus belles que blessures

Il y a des chambres qui vous paraîtront banales

Il y a des chambres de supplications

Des chambres de lumière basse des

Chambres prêtes à tout sauf au bonheur

Il y a des chambres à jamais pour moi de mon sang

Éclaboussées

 

Toutes les chambres un jour vient que l'homme s'y

Écorche vif

Qu'il y tombe à genoux qu'il demande pitié

Qu'il balbutie et se renverse comme un verre

Et subit le supplice épouvantable du temps

Derviche lent le temps est rond qui tourne sur lui-même

Qui regarde d'un œil circuklaire

L'écartèlement de son destin

Et le petit bruit d'angoisse avant les

Heures les demies

Je ne sais jamais si cela va sonner ma mort

Toutes les chambres sont chambres de justice

Ici je connais ma mesure et le miroir

Ne me pardonne pas

 

Toutes les chambres quand enfin je m'endormis

Ont été sur moi la punition des rêves

 

Car je ne sais des deux le pis rêver ou vivre

 

 

Aragon, Les Chambres, dans Œuvres poétiques complètes, II, Pléiade/Gallimard, 2007, p. 1113-1114.

20/11/2021

Aragon, La Grande Gaîté

aragon.png

Fillette

 

Je voudrais lécher son masque ô masque

Saphir blanc

Tes cheveux carrés

Fourrure

Ô sacré nom de dieu de rouge aux lèvres

Murmure

Esquisse enfant bleu pâle

Je voudrais

Léchere

Ton casque

Ô tutu

 

Aragon, La Grande Gaîté, dans Œuvres poétiques

complètes, I, Pléiade/Gallimard, 2017, p. 413.

19/11/2021

Aragon, Persécuté persécuteur

L Aragon.jpg

Front rouge

 

Une douceur pour mon chien

Un doigt de champagne Bien Madame

Nous sommes chez Maxim’s l’an mil

neuf cent trente

On met des tapis sous les bouteilles

pour que leur cul d’aristocrate

ne se heurte pas aux difficultés de la vie

des tapis pour cacher la terre

des tapis pour éteindre

le bruit de la semelle des chaussures des garçons

Les boissons se prennent avec des pailles

Délicatesse

Il y a les fume-cigarette entre la cigarette et l’homme

des silencieux aux voitures

des escaliers de service pour ceux

qui portent les paquets

et du papier de soie autour des paquets

et du papier autour du papier de soie

du papier tant qu’on veut Cela ne coûte

rien le papier ni le papier de soie ni les pailles

ni le champagne ou si peu

ni le cendrier réclame ni le buvard

réclame ni le calendrier

réclame ni les lumières

réclame ni les images sur les murs

réclame ni les fourrures sur Madame

réclame réclame les cure-dents

réclame l’éventail et réclame le vent

rien ne coûte rien et pour rien

des serviteurs vivants tendent dans la rue des prospectus

(...)

 

Aragon, Persécuté persécuteur, dans Œuvres poétiques complètes, I, Pléiade/Gallimard, 2017, p. 493-494.