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08/10/2021

Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d'ombre

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8 mai 1995

Le mot « élucubration » : « veille, travail qu’un ouvrage a coûté », « ouvrage composé à force de veilles et de travail » ; le mot souvent entendu comme synonyme de pensées plus ou moins laborieusement extravagantes. Il pourrait me servir de titre pour certain ensemble de textes, avec cette note : « Élucubrations : travaux accomplis à la lueur de la lampe, souvent entendus comme laborieux sinon extravagants ; quoi qu’il en soit, accomplis pendant les heures nocturnes, dans les ténèbres et contre les ténèbres ; dans ce cas-ci, avant qu’elles ne l’emportent définitivement, sans que l’on puisse mesurer qu’elle avance on garde encore sur elles. »

 

Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d’ombre, le bruit du temps, 2013, p. 154.

07/10/2021

Philippe Jaccottet, Le bol du pélerin (Morandi)

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(Une récente nuit, je me suis rappelé une halte marocaine, à Ouarzazate : des sables roses et des sables jaunes, des rafales de vent   de sable, au loin, comme des drapeaux, et ces espèces de forteresses qui tremblaient dans l’excès de lumière sans être des mirages, mais à peine distinctes du sol où elles avaient été bâties, brève entrevision, un matin, pourquoi si poignante ? Je me trouvais dans un endroit du monde où je n’avais même pas désiré passionnément me rendre, et sans qu’aucune aventure personnelle n’y fût mêlée (car enfin bien sûr, s’il y avait eu dans un de ces palais ou forteresses entrevus — comme au cinéma ! — une femme captive, ou pas, que je serais allé rejoindre —  délivrer !— mon émotion fût allée de soi et personne ne s’en fût étonné — sinon du fait que c’était moi le héros ! — mais non) ; et ce que j’avais entrevu ainsi à quelque distance n’était même pas un site imprégné par la présence, ou l’absence de dieux, comme l’Égypte ou la Grèce m’en avaient offert en d’autres occasions.

 

Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2006, p. 63.

03/10/2021

Wislawa Szymborska, De la mort sans exagérer

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Éloge de la mauvaise opinion de soi

 

Le busard n’a vraiment rien à se reprocher.

Les scrupules sont étrangers à la panthère.

Les piranhas ne doutent jamais de leurs actions.

Le serpent à sonnette s’approuve sans réserve.

 

Personne n’a jamais vu un chacal repenti.

La sauterelle, l’alligator, la trichine et le taon

Vivent bien comme ils vivent, et en sont très contents.

 

Un cœur d’orque pèse bien cent kilogrammes, maIS

Sous tpout autre aspect demeure fort léger.

 

Non, rien de plus bestial

que la conscience tranquille

sur la troisième planète diu Soleil.

 

Wislawa Szymborska, De la mort sans exagérer, traduction Piotr Kaminski, 2018, p. 173.

02/10/2021

Théophile de Viau, Après m'avoir fait tant mourir

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                         Sonnet

 

D’un sommeil plus tranquille à mes amours rêvant,

J’éveille avant le jour mes yeux et ma pensée,

Et cette longue nuit si durement passée,

Je me trouve étonné de quoi je suis vivant.

 

Demi désespéré je jure en me levant

D’arracher cet objet à mon âme insensée,

Et soudain de ses vœux ma raison offensée

Se dédit et me laisse aussi fol que devant.

 

Je sais bien que la mort suit de près ma folie,

Mais je vois tant d’appas en ma mélancolie

Que mon esprit ne peut souffrir sa guérison.

 

Chacun à son plaisir doit gouverner son âme,

Mithridate autrefois a vécu de poison,

Les Lestrigons de sang et moi de je vis de flamme.

 

Théophile de Viau, Après m’avoir fait tant mourir,

Poésie/Gallimard, 2002, p. 119.

01/10/2021

Christian Viguié, Fusain

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Cherche l’ombre

comme une lanterne

ou un papillon.

 

Le vent

autour du puits

 s’étonne qu’aucune parole

n’en sorte.

 

Un oiseau

 s’envole

avant toute parole.

 

C’est à l’intérieur de toi 

que les roses

ferment les yeux.

 

Le brouillard

ne nous demande pas

de voir les choses

mais l’attente des choses.

 

Christian Viguié, Fusain, le cadran ligné,

2021, p. 19, 20, 23, 24, 32.

30/09/2021

Marie de Quatrebarbes, Les vivres

 

Décembre 13

 

Images indistinctes démêlées du fond. Lieux communs mille fois traversés. Idiomes intacts. On voudrait s’assécher, former autour d’elles un pur esprit de mailles. On laisse les portes entrebâillées. Elles ne changent pas d’aspect avec le temps. Autre découverte : si vous êtes le cœur, il faut rêver les membres. La marque d’une fiction change, un rien superficiel. Maintenant avance, charge ta viande. Travaille-la soigneusement, fût-elle avariée. Avec un papier plié dans la     bouche pour dévier ton souffle, tu ne peux pas faire de bruit.

 

Marie de Quatrebarbes, Les vivres, P.O.L, 2021, p. 80.

28/09/2021

Étienne Faure, Légèrement frôlée

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Le cœur serré sans préavis

entre les murs du bâtiment gris public

d’où les cris fusent, on croirait une enfance

à cause des barreaux qui restreignent

la vue du ciel

les origines restituées

comme on s’en trouve à même les livres

enracinés dans la mémoire

avec l’ennui et les récitations

— craie, encrier, cire d’abeille —

la cour d’école au gravier jaune  où crisse

une espèce de véracité française,

racines, à force d’être lues, plausibles

et crues finalement, oui, avec effet rétroactif

tant le désir de croître est commun aux souvenirs

d’une enfance implantée au hasard des sols,

l’autre en papier relue, comme apprise.

Papier relu 

Étienne Faure, Légèrement frôlée, Champ Vallon, 2007, p. 88.

Photo Chantal Tanet

 

   Lecture-rencontre à deux voix :
                   Stéphane Bouquet & Etienne Faure
                         liront
Le fait de vivre (Champ Vallon) & Et puis prendre l'air (Gallimard)
 
                        à la librairie Gallimard,15 Bd Raspail,
                               mercredi 29 septembre19h

27/09/2021

Étienne Faure, Ciné-plage

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Sous d’apatrides vêtements aux couleurs

perdues dans la bataille

ils arrivaient par l’Europe en neige,

alors champ équivoque où germaient les victoires défaites,

puis repartaient pour cause de guerre en sens inverse,

pour les beaux yeux d’une patrie disant des mots d’adieu

dans une langue occasionnelle,

n’importe quoi qui comblât l’écart

en train de se creuser depuis l’arrière

jusqu’à l’amovible première ligne

approchée la nuit dans l’éclat d’armes blanches,

la lutte acharnée des chairs pour quelques mètres,

ici ressortissants drapés dans la boue

des gisants d’avant-hier autre époque,

en d’identiques raideurs nationales.

 quelques mètres

 

Étienne Faure, Ciné-plage, Champ Vallon, 2015, p. 126.

Photo Chantal Tanet

 

        Lecture-rencontre à deux voix :
                      Stéphane Bouquet & Etienne Faure
                         liront
Le fait de vivre (Champ Vallon) & Et puis prendre l'air (Gallimard)
 
                        à la librairie Gallimard,15 Bd Raspail,
                                mercredi 29 septembre19h

 

 

26/09/2021

Étienne Faure, Tête en bas,

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Sur les tombeaux d’Europe autrefois de l’Est

éclairés d’une mèche en flamme

les morts réclamaient la mémoire

alerte et vacillante

de ceux demeurés en surface, et des pensées profondes

gravées au burin dans la pierre

qui rappelleraient l’objet perdu de leur combat,

explicitant leur vie au fond du marbre

en quelques mots, numéros, ceux qu’on marque

ordinairement sur la peau pour ne pas

oublier ce qu’on devait faire

ce jour-là de sa vie, de son temps

— passer la frontière, défendre un pays —

sous la répétition des oies dans le ciel

avant l’énième migration en V

ou WW selon la langue. 

vacille la mèche

 

Étienne Faure, Tête en bas, Gallimard, 2018, p. 132.

Photo Chantal Tanet.

 

      Lecture-rencontre à deux voix :
                      Stéphane Bouquet & Etienne Faure
                         liront
Le fait de vivre (Champ Vallon)
                      &
 Et puis prendre l'air (Gallimard)
 
 à la librairie Gallimard -15 Bd Raspail
le mercredi 29 septembre à 19h

 

 

25/09/2021

Étienne Faure, Et puis prendre l'air

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L’ennui léger à la fenêtre enduré dès l’enfance, à regarder passer dans le ciel quelque chose, attendre un événement venu des nues, infime : un nuage effilé par le vent, la vitesse de l’avion disparu par l’embrasure des arbres, un V d’oiseaux très haut en solitude rebroussant leur chemin et lançant des signaux aux autres animaux restés au sol, cet ennui lentement scruté derrière la vitre avait changé progressivement de sens, glissé par la force des ans — nouveaux cirrus, autre altitude — parmi les  nuages qui commençaient à s’amonceler, non plus singuliers mais pluriels — les ennuis. Et de loin le rire clair qui tout balaie au ciel de mars, à nouveau en mouvement.

 

Étienne Faure, Et puis prendre l’air, Gallimard, 2020, p. 103.

 

            Lecture-rencontre à deux voix :
 Stéphane Bouquet & Etienne Faure
                             liront
Le fait de vivre (Champ Vallon)
                               &
 Et puis prendre l'air (Gallimard)
 
 à la librairie Gallimard -15 Bd Raspail- 
    le mercredi 29 septembre à 19h

24/09/2021

Cioran, Aveux et anathèmes

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Il m’est impossible de savoir si je me prends ou non au sérieux. Le drame du détachement, c’est qu’on ne peut en mesurer le progrès. On avance dans un désert et on ne sait jamais où on en est.

La profondeur d’une passion se mesure aux sentiments bas qu’elle enferme et qui en garantissent l’intensité et la durée.

De tout ce qui nous fait souffrir, rien, autant que la déception, ne nous donne la sensation de toucher enfin au Vrai.

Un rien de pitié entre dans toute forme d’attachement, dans l’amour et même dans l’amitié, sauf toutefois dans l’admiration.

J’espérais de mon vivant assister à la disparition de notre espèce. Mais les dieux m’ont été contraires.

 

Cioran, Aveux et anathèmes, dans Œuvres, Pléiade/Gallimard, 1961, p. 1068, 1070, 1071, 1072, 1073.

23/09/2021

Cioran, Aveux et anathèmes

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Chaque fois que je vois un clochard ivre, sale, halluciné, puant, affalé avec sa bouteille sur le bord du trottoir, je songe à l’homme de demain s’essayant à sa fin et y parvenant.

C’est sous l’effet d’une humeur suicidaire qu’on s’entiche généralement d’un être ou d’une idée. Quelle lumière sur l’essence de l’amour et du fanatisme !

Ce qui date le plus, c’est la révolte, c’est-à-dire la plus vivante de nos réactions.

J’aimerais mieux offrir ma vie en sacrifice que d’être nécessaire à qui que ce soit.

Les nuits où l’on se persuade que tous ont évacué cet univers, même les morts, et qu’on y est le dernier vivant, le dernier fantôme.

 

Cioran, Aveux et anathèmes, dans Œuvres, Pléiade/Gallimard, 2011, p. 1060, 1062, 1063, 1063, 1064.

22/09/2021

Cioran, Syllogismes de l'amertume

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 Vitalité de l’amour : on se saurait médire sans injustice d’un sentiment qui a survécu au romantisme et au bidet.

Deux victimes besogneuses, émerveillées de leur supplice, de leur sudation sonore. À quel cérémonial nous astreignent la gravité des sens et le sérieux des corps !

Plus un esprit est revenu de tout, plus il risque, si l’amour le frappe, de réagir en midinette.

Les événements ­ tumeur du Temps.

L’insomnie est la seule forme d’héroïsme compatible avec le lit.

 

Cioran, Les syllogismes de l’amertume, dans Œuvres, Pléiade/Gallimard, p. 235, 237, 238, 242, 255.

21/09/2021

Cioran, Syllogismes de l'amertume

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Il est aisé d’être « profond » : on n’a qu’à se laisser submerger par ses propres tares.

Modèles de style : le juron, le télégramme et l’épitaphe. 

Les « sources » d’un écrivain, ce sont ses hontes, celui qui n’en découvre pas en lui, ou s’y dérobe, est voué au plagiat ou à la critique. 

Le public se précipite sur les auteurs dits « humains » ; il sait qu’il n’a rien à en craindre : arrêtés, comme lui, à mi-chemin, ils lui proposeront un arrangement avec l’Impossible, une vision cohérente du Chaos.

La peur de la sénilité conduit l’écrivain à produire au-delà de ses ressources et à ajouter aux mensonges vécus tant d’autres qu’il emprunte ou forge. Sous des « Œuvres complètes » gît un imposteur.

 

Cioran, Les syllogismes de l’amertume, dans Œuvres, Pléiade/Gallimard, 2011, p. 173, 173, 174, 175, 176.

20/09/2021

Cioran, Syllogismes de l'amertume

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Tant de pages, tant de livres qui furent aux sources d’émotion et que nous relisons pour y étudier la qualité des adverbes ou la propriété des adjectifs.

Combien j’aime les esprits de second ordre (Joubert, entre tous) qui, par délicatesse, vécurent à l’ombre du génie des autres et, craignant d’en avoir, se refusèrent au leur !

L’histoire des idées est l’histoire de la rancune des solitaires.

Rater sa vie, c’est accéder à la poésie — sans le support du talent.

Ne cultivent l’aphorisme que ceux qui ont connu la peur au milieu des mots, cette peur de crouler avec tous les mots.

 

Cioran, Syllogismes de l’amertume, dans Œuvres, Pléiade/Gallimard, 2011, p. 169, 170, 170, 172, 173.