Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

15/07/2013

Blaise Cendrars, J'ai vu mourir Fernand Léger

imgres.jpeg

   Léger, un grand type mince et costaud, avec des yeux tendres et amusés dans un visage fripé, ravagé, et des rides extraordinaires et innombrables le tiraillant, le nouant dans tous les sens, ce qui faisait ressembler sa tête à une quille ayant beaucoup servi.

   Il avait encaissé des coups durs.

   Casquette ou chapeau de toile, les chaussures cirées, chaussettes et cravate de couleur, chemise à carreaux, précieux chandail, veston cintré, confection américaine, imperméable sur le bras, il se donnait l'allure d'un boxeur, dont il accentuait l'effet en chaloupant, en roulant des épaules, la démarche lourde.

   Mais déjà à La Roche, en 1906, alors que nous étions tous plus ou moins anarchistes, jamais il ne se mêla à nos bagarres.

   C'était un être pacifique et patient, d'une belle sensibilité primaire et exagérée.

   Il disparaissait tous les soirs.

   Nul ne peut dire ce qu'il devenait. Je lui ai connu plusieurs épouses légitimes et des centaines de femmes. Je ne sais pas comment il s'y prenait. Ce n'était pas un don Juan mielleux ni un séducteur né. Son boniment était insane. Il sautait dans un autobus en marche, prenait place à côté d'une femme et li déclarait : « Vous savez, vous, vous ressemblez à ma sœur. Mêmes yeux, même teint, même odeur...»

   C'était une première touche. La liaison était établie. On était frangins. Cela pouvait demeurer sans lendemain. Cela pouvait durer des années. C'était un cas.

 

 

Blaise Cendrars, J'ai vu mourir Fernand Léger, dans Œuvres autobiographiques complètes II, édition publiée sous la direction de Claude Leroy, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2013, p. 716-717.

14/07/2013

Jacques Prévert, La pluie et le beau temps

 pour fêter le 14 juillet

imgres.jpeg

             

 

    Étranges étrangers

 

 

Étranges étrangers

 

Kabyles de la Chapelle et du quai de Javel

hommes des pays loin

cobayes des colonies

deux petits musiciens

soleils adolescents de la porte d'Italie

Boumians de la porte de Saint-Ouen

apatrides d'Aubervilliers

brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris

ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied

au beau milieu des rues

Tunisiens de Grenelle

embauchés débauchés

manœuvres désœuvrés

Polacks du Marais du Temple des Rosiers

cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone

pêcheurs des Baléares ou du cap Finisterre

rescapés de Franco

et déportés de France et de Navarre

pour avoir défendu en souvenir de la vôtre

la liberté des autres

 

Esclaves noirs de Fréjus

tiraillés et parqués

au bord d'une petite mer

où peu vous vous baignez

Esclaves noirs de Fréjus

qui évoquez chaque soir

dans les locaux disciplinaires

avec une vieille boîte à cigares

et quelques bouts de fil de fer

tous les échos de vos villages

tous les oiseaux de vos forêts

et ne venez dans la capitale

que pour fêter au pas cadencé

la prise de la Bastille le quatorze juillet

 

Enfants du Sénégal

dépatriés expatriés et naturalisés

 

Enfants indochinois

jongleurs aux innocents couteaux

qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés

de jolis dragons faits de papier plié

Enfants trop tôt grandis et si vite en allés

qui dormez aujourd'hui de retour au pays

le visage dans la terre

et des bombes incendiaires labourant vos rizières

On vous a renvoyé

la monnaie de vos papiers dorés

on vous a retourné

vos petits couteaux dans le dos

 

Étranges étrangers

 

Vous êtes de la ville

vous êtes de sa vie

même si mal en vivez

même si vous en mourez

 

Jacques Prévert, La pluie et le beau temps, Gallimard,

"Le point du jour", 1955, p. 29-31.

 

 

 

 

13/07/2013

Luc Bénazet et Benoït Casas, Envoi

 


 11 décembre  [préparatifs]  poésie & poésie & histoire revues,italie traductions... poésie & duo : je prépare liste     et nom,avancer ou reculer avançant. sans reculer           au point de ,la lumière                                                  [gra,envoi,conversation écrite,lettre,poésie

                                                           Luc Bénazet


11 décembre

 

[préparatifs]

 

Poésie &

Poésie & Histoire

revues, Italie

traductions...

Poésie & duo :

je prépare liste     et noms

discours-montage

livres-outils

piles     des titres

dispositif serré

en vue de

littéral oral

et d'accélération prochaine.

 

 

11 décembre  [préparatifs]  poésie & poésie & histoire revues,italie traductions... poésie & duo : je prépare liste     et nom,avancer ou reculer avançant. sans reculer           au point de ,la lumière                                                  [gra,envoi,conversation écrite,lettre,poésie

                                                                         Benoît Casas

19/12/10

 

          calendrier. Considérant sa propre vie, avancer ou reculer

avançant. Sans reculer

          au point de mire des regards — à l'arête du nez —, la lumière

                                                 [grandit ou bien décline

sans arrêt

 

 

Luc Bénazet et Benoït Casas, Envoi, Héros-Limite, 2012, p. 44-45.

12/07/2013

Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope

imgres.jpeg

 

        là-bas

 

là-bas

surprenant

pour un être

si petit

jolis narcisses

armée de mars

alors en marche

 

puis là

puis là

 

puis de là

narcisses encore

mars alors

en marche encore

surprenant

encore

pour un être

si petit

 

                                       thither

                                         1976

 

Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope et

 autres poèmes, traduit de l'anglais et présenté

par Édith Fournier, éditions de Minuit;

 

2012, p. 37.

11/07/2013

Jude Stéfan, Disparates

jude stéfan,disparates,amoureuse,amants,danse

 

1930

 

          ce dimanche

l'amoureuse penche la tête

au mont des martyrs à la

goutte d'or des vignes

la conductrice de tramway

sur l'épaule reconquise

du chiffonnier aux guenilles

que les yeux meurent les premiers

et les ongles les derniers Ils

          s'en raillent

          en chantonnant

en descendant enlacés vers

          la rumba la java

          par les rampes

vers les casquettes et les tournures

          suées et fumées

          avant de s'aliter

pour s'enlanguer s'endormir vers

          leur lendemain ouvrable

 

 

Jude Stéfan, Disparates, Gallimard, 2012, p. 27.

©Photo Chantal Tanet

10/07/2013

Peter Huchel, La neuvième heure

imgres-1.jpeg

     Par les routes

 

La troupe vagabonde

des feuilles glacées,

le jour l'a rabattue sur la fosse à feu

avec ses lacets.

 

Près du chariot

à l'abri de la bâche,

la bohémienne

à ses pieds,

emmitouflé, l'enfant endormi.

Elle sort de sa veste de mouton

un jeune chien qui tète,

en l'allaitant

elle nourrit dans la neige le vent affamé.

 

Sœur lointaine

de la déesse asiatique,

le croissant de silex,

tu l'as perdu

au bord des étangs infernaux.

Tu entends dans la nuit l'aboi

derrière les traces de roues, d'un campement l'autre.

 

 

     Unterwegs

 

Die streifende Rotte

vereister Blätter

fällte der Tag

mit Drähten über der Feuergrube.

 

Neben dem Karren

im Schutz der Plache

die Zigeunerin,

zu ihren Füßen

eingewickelt das schlafende Kind.

Sie hebt aus dem Schafspelz

einen jungen Hund an die Brust,

ihn säugend,

säugt sie den hungrigen Wind im Schnee.

 

Ferne Tochter

der asiatischen Göttin,

die Feuersteinsichel

hast du verloren

am Rand der höllischen Teiche.

Du hörst das Gebell in der Nacht

das der Radspur folgt von Lager zu Lager.

 

Peter Huchel, La neuvième heure [Die neunte Stunde], traduit de l'allemand par Maryse Jacob et Arnaud Villani, Atelier La Feugraie, 2013, p. 63 et 62.

 

 

09/07/2013

André Breton, L'amour fou

 

andré breton,l'amour fou,la sensitive,renaissance,image,désir

     Un contact qui n'en a pas même été un pour nous, un contact involontaire avec un seul rameau de la sensitive fait tressaillir en dehors de nous comme en nous tout le pré. Nous n'y sommes pour rien ou si peu et pourtant toute l'herbe se couche. C'est un abattage en règle comme celui d'une boule de neige lancée en plein soleil sur un jeu de quilles de neige. Ou encore un roulement de tambour qui brusquement ne ferait d'une au monde de toutes les compagnies de perdrix. J'ai à peine besoin de te toucher pour que le vif-argent de la sensitive incline sa harpe sur l'horizon. Mais, pour eu que nous nous arrêtions, l'herbe va reverdir, elle va renaître, après quoi mes nouveaux pas n'auront d'autre but que te réinventer. Je te réinventerai pour moi comme j'ai le désir de voir se recréer perpétuellement la poésie et la vie. D'une branche à l'autre de la sensitive — sans craindre de violer les lois de l'espace et bravant toutes les sortes d'anachronismes — j'aime à penser que l'avertissement subtil et sûr, des tropiques au pôle, suit son cours comme au commencement du monde à l'autre bout.

 

 

André Breton, L'amour fou, Gallimard, 1969 [1937], p. 97.

08/07/2013

Étienne Faure, Entrée, sortie

images.jpeg

La porte grince, ouvre et grince

pour mieux souligner qu'elle ouvre

sur un décor révélé à la rampe

électrique — entre en scène un vieil acteur

couvert d'une poussière honorifique

qui tousse, maintenant lève les bras,

déca  pe avec des mots, simple incise,

pour à la fin d'un geste opposé au verbe

claquer la porte en forme de réplique,

les pas exclamatifs s'éloignant,

bientôt de suspension...

... car l'acteur mort en paria au troisième acte,

pauvre, infirme et secoué par les maux,

six mois après resurgira empereur

dans une autre vie, un autre théâtre,

s'autorisant à rire en plaine phrase

avec la salle inchangée, à son comble.

 

entrée, sortie

 

Étienne Faure, Entrée, sortie, dans "larevue" (des arts

du langage" et quelques autres), 2013, éditions julien

                        nègre, p. 50.

                   ©Photo Tristan Hordé

07/07/2013

Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour — éditions Unes (3)

imgres.jpeg

   Ici n'est pas tenu

 

                                        à Christine Oleksak

 

On ne saisit pas l'horizon

Le bord des ciels.

L'envol se fait — à l'envers —

dans les bassins, les vasques.

 

Près de la matière

L'air semble plus libre.

 

Corps des contraires

 

Fait de peaux internées

Glissant l'une en l'autre.

 

Corps toujours tenu

Ceint dans sa propulsion

Comme balle cherchant

Où se nicher.

 

Eau palpée par des solides

En sait plus long

Que l'écoulement.

 

Résidence

Où l'on ne se tient pas.

 

Toujours soustrait

Plus qu'ajouté.

 

Jean-Louis Giovannoni, Issue deretour, éditions Unes,

2013, p. 67.

Les éditions Unes, fondées par Jean-Pierre Sintive

en 1981, ont été reprise par François Heusbourg en 2013.

06/07/2013

Maurice Benhamou, Tréfonds du temps — éditions Unes (2)

 

maurice benhamou,tréfonds du temps,jean degottex,nuit,nom,étoiles,amante

                 I

 

Gorge de nuit

buveuse d'étoiles.

 

Pourrons-nous jamais

concevoir

ce qui se passe ?

 

Se voiler.

Elle se voile,

la face des mots.

Éplorée

elle pleure

plongeant au fond des nuits.

 

Nuit qui anéantis

notre ardente attente

de la nuit.

 

Le corps de l'espace

s'étire

indéfiniment

élargissant nos plaies.

 

Voici

de tout son long

le nuit

exaltant la lunule de l'ongle.

 

Nuit rêche

dans la bouche.

 

Proche

ce qui n'a pas de nom.

.

Mais au Noir

le regard n'atteint pas.

Des barbelés d'étoiles

l'accrochent et le déchirent.

 

Inaccessible

entre les cordes du jour

fut aussi le visage de l'aimée.

 

Quelle voix de personne

dans l'épaisse forêt de la nuit

appelle

frémit

selon les souffles anciens

de la terre furtive ?

[...]

 

Maurice Benhamou, Tréfonds du temps, suivi de

Trait-fond, encres de chine de Jean Degottex,

éditions Unes, 2013, p. 9-10.

Les éditions Unes, fondées par Jean-Pierre Sintive en 1981,

ont été reprises par François Heusbourg en 2013.

05/07/2013

Geoffrey Squires, Sans titre — éditions Unes (1)

Geoffrey Squires, Sans titre, arbres, comprendre, piège, branches

Trouver des histoires à ces arbres

narratifs dans leur feuillage

une raison à la densité

 

peu de choses résistent à l'interprétation

se défendent avec succès

contre la compréhension

 

et d'une certaine façon tout est dans l'air

pendu    piégé    et nulle part où aller

suspendu au-dessus de ces profondes rivières indolentes

branches traînantes    poissons reposant dans les mares

 

 

To find stories for these trees

narratives of their foliation

some reason for density

 

few things resist interpretation

defend themselves successfully

against comprehension

 

and it is all the air somehow

hanaging    trapped    with nowhere to go

suspended above these deep indolent rivers

with branches trailing    fish lying in ponds

 

Geoffrey Squires, Sans titre [Untitled III], traduit de l'anglais

(Irlande) et préfacé par François Heusbourg, 2ditions Unes,

 

2013, p. 17 et 16.

© Photo Keith Tuma, 2005.

Les éditions Unes, fondées par Jean-Pierre Sintive en 1981 ont été reprises en 2013 par François Heusbourg. 

04/07/2013

Armand Robin, Le temps qu'il fait,

imgres.jpeg

                         Chevaux Oiseaux

 

[...]

   Les oiseaux se réveillent tous ensemble ; ils se hâtent de tout regarder, se pressent aux vitres du ciel avec mille bruits de cristal : leur bec est près de leur oreille, près de leurs yeux ; ils chantent dès qu'ils voient :

— À chaque aube ordinaire les seigneurs chevaux, Treithir devant, Treitkam derrière, au moment de sortir de leur écurie d'ombre, font tomber de leur tête les quelques brindilles de nuit qui veulent s'y fixer encore. Leurs pâturages de rosée et de gel déjà frémissent sur eux ; leur croupe humide étincelle ; dédaignant à demi l'aube triop basse, ils s'élèvent bientôt plus haut, s'acheminent bien plus loin que tout soleil naissant. Ils vont l'amble comme les cimes d'arbres où nous, milliers et milliers de moineaux, voguons et chancelons, ivres du vin des vents intarissables.

— De leur royaume d'au-delà l'horizon ils ne reviennent qu'au soir tombé, avec cet ait qu'ils prennent tous de ne connaître nul voyage. L'ombre déjà croulante abrite leur regard. Ces grands jaloux du ciel ne lèvent qu'à regret la tête, ne regardent pas les oiseaux et moi, martinet, martinet, ils me dédaignent plus que tout autre. Quand je me pose sur leur croupe, je me sens grand puissant posé ; je leur pardonne, je les chante.

 

 

Armand Robin, Le temps qu'il fait, L'imaginaire /Gallimard, 1986 [1941], p. 103-104.

03/07/2013

Benoît Casas, L'ordre du jour (recension)

casas_nb.jpg

   En 2012, Benoît Casas et Luc Bénazet avaient réuni dans Envoi des poèmes échangés par courriel, l'un répondant à l'autre1 ; L'ordre du jour est un livre aussi singulier. Il s'agit d'un journal, tenu scrupuleusement du 1er janvier au 31 décembre, ce qui laisserait le lecteur perplexe (qui a tenu un journal avec cette régularité ?)  s'il ne lisait pas la quatrième de couverture : Casas y donne le mode d'emploi : ce journal « imaginaire et synthétique » est construit à partir de fragments tirés de lectures. Recopier une remarque du Journal de Jules Renard du 9 octobre 1893 permet de la réutiliser (en la modifiant un peu) pour la journée du 9 octobre ; la construction littéraire se nourrit également de correspondances variées — les familiers de celle de Flaubert, par exemple, reconnaîtront des passages devenus célèbres (« je dors comme / un caillou / je mange comme / un ogre / et je bois comme / une éponge. ») — de recueils de poèmes ou de réflexions philosophiques, de Michaux ou d'Adorno.

   C'est bien toute une bibliothèque qui est traversée dans ce journal écrit en vers libres ; Casas, comme beaucoup de lecteurs, relève ce qui peut susciter sa réflexion, l'inciter à écrire (« lire un paragraphe / de Wittgenstein par jour / pour y méditer et écrire / ou un passage de Benjamin », 241) et ce qui s'accorde avec ses choix. On pourrait, ici et là, repérer une source, parce qu'une formulation éveille un souvenir (Flaubert, ci-dessus), qu'une œuvre citée est un livre de chevet (le Journal de Jules Renard) ou qu'une phrase, par hasard, a été relue récemment (« la poubelle de Babel », dans Rangements de Daniel Oster). Mais c'est là un jeu qui, outre qu'il serait vite décevant, ne conduirait qu'à rassembler une liste de noms, à ajouter à ceux que donne Casas, trace de ses lectures (Marx, Perec, Lorca, Zorn, Proust, Mathiez, Spinoza) et de projets (« démolir / Heidegger »), de ses choix en peinture (Picasso, Fragonard, Goya, Giotto, Rembrandt, Caravage, Bosch) et en musique (Bach, Bartok, Monteverdi, Schumann).

   L'essentiel n'est pas dans la reconstruction de listes, ce qui importe est la réflexion que l'on peut engager à propos de ce type de journal, et les notes de Casas à ce sujet sont nombreuses. Il indique la manière dont il a construit le livre : « ce qui me surprend : /que ce que j'ai écrit / soit fait presque entièrement / de citations. de syncopes. / la plus folle mosaïque / qui se puisse imaginer. (p. 248) ». Cette mosaïque met à la fois en évidence la dispersion dans les notations et l'unité d'une vie. Si un ordre du jour est une liste de sujets qui sont classés dans un certain ordre, il est certain que le livre ne remplit pas le programme, sauf si l'on considère que les notations parfois se suivent avec une absence de continuité reflétant ce qui se passe dans la vie ; ainsi : « beau soleil après pluie. / j'aime la blancheur de la lotte. (p. 164) ». On multiplierait les exemples de ces rencontres, mais elles répondent à  un souhait de Casas : « cette juxtaposition se voudrait / cubiste mise en forme. (p. 151) » Et il faut alors entendre "ordre du jour" autrement : « passons à l'ordre du jour. / programme d'une vie libre. (p. 12) » 

   L'unité se construit par la reprise régulière de quelques motifs. Deux sont dominants dans le Journal, bien délimités, « travailler et aimer. (p. 41) ». De là découle toute une série de thèmes qui charpentent L'ordre du jour, accroissant le plaisir à se repérer dans cet « emmêlement [...] de petits riens tressés. (p. 207) ». "Travail" et "travailler" sont deux mots clés ; de quoi s'agit-il ? lire, sans cesse, pour apprendre et se transformer, et de là rejeter tout ce qui néglige la formation de l'esprit ou s'y oppose — on ne s'étonnera pas que soient soulignées « la bêtise la crasse ignorance / des bourgeois. (p. 227) » Écrire aussi, activité qui n'est pas séparée de la lecture, et peut-être L'ordre du jour est-il le livre qui se construit dans la « petite usine d'écriture. (p. 87) », comme certains passages le laissent imaginer : « j'ai l'impression de ne faire qu'accumuler / des notes pour un livre sans savoir /si je trouverai jamais / le courage de l'écrire. (p. 232) » À ce travail sont liées de nombreuses questions relatives à la langue et à la poésie, dont beaucoup sont d'ailleurs au cœur des textes de Casas.

   La relation à l'autre dans l'amour est complexe, on s'en doute. Elle apparaît, souvent, seulement sexuelle — « seule compte l'étreinte des corps (p. 40) » — et Casas emprunte à Flaubert l'expression sans détour de la sexualité : « fouteur sentant / le sperme qui monte / et la décharge qui s'apprête. (p. 40) ». Il y a des histoires de séduction, de désir violent et, parallèlement, les bribes d'un récit plutôt romantique où la femme aimée est d'ailleurs liée à ce qui absorbe en partie la vie de l'auteur : « il n'y a que l'amour réciproque. / elle assise sur le lit / lisant un livre.(p. 164) ».

   Ni le monde extérieur, le politique mais aussi fleurs et couleurs du ciel, ni les rêves, ni les notations sur l'Italie, de Turin à la Sicile, ne sont absents de ce journal partiellement inventé — mais, note Casas, « quoi que j'écrive / cela raconte mon histoire / sans que je le sache. (p. 229) ».


Benoît Casas, L'ordre du jour, Seuil, 2013.

Cette recension a été publiée en juin sur Sitaudis



  

 

 

 

 

 

 

 



1 Voir Sitaudis, 12 décembre 2012.

02/07/2013

André Salmon, Créances (Les Clés ardentes — Fééries — Le Calumet)

André Salmon, Créances, Les Clés ardentes   — Fééries — Le Calumet, Apollinaire, Le poète au cabaret,

          Le poète au cabaret

 

                            À Guillaume Apollinaire

 

La danse des bandits et des épileptiques

S'allonge à la clarté des lampes électriques —

Tes sœurs, pâle miroir des mauvaises fortunes,

Lune, vivant péché du cadavre nocturne.

 

Les rêveurs excellents boivent au cabaret,

Certains, rongés d'ennuis et de remords muets,

Honnis des filles et des valets harassés,

Griffonnent d'affreux vers sur le marbre glacé.

 

Hurlant en orphéons des couplets déshonnêtes,

Ivres, certains croient voir sur la ville en goguette,

Pour forcer à l'extase et la Belle et la Bête,

Le gibet triomphal promis au bon poète.

 

Comme une courisane ourlant ses yeux de khol

Ils fardent leur génie aux flammes de l'alcool

Et, las de souffrir étant si mal payés,

Quelques-uns font des mots pour se désennuyer.

 

Or, je suis sans génie et je ne suis pas ivre,

L'alcool ne m'offre pas ses caresses de cuivre,

J'ai refusé la paix sans obtenir la gloire,

Je ne sais plus aimer et je ne sais plus boire.

 

Au moins, dormir un peu dans la bonne chaleur

Des pipes éruptant et dans la bonne odeur

Des boissons, sans songer à tout le mal qu'on fait

Au pauvre criminel ignorant du forfait.

 

Dormir, dormir un peu ! mais ça n'est pas possible,

On gueule ici ! Oh ! fuir aux campagnes loisibles,

Se mêler aux complots des gueux dans les luzernes !...

Non ! nos culs ont besoin du velours des tavernes.

 

Pourtant je sais un jour prochain où je fuirai

Aux bois sourds, palais d'ombre où les chênes sont rois

Et dans les chemins nous mettent des fleurs aux doigts

Mais ce soir c'est la noce, amis, ohé ! ohé !

 

La danse des bandits et des épileptiques

S'allonge à la clarté des lampes électriques

Et je souffre l'amour de tes rayons obliques

Lune, fardeau cruel au cœur des lunatiques.

 

André Salmon, Créances, 1900-1910 (Les Clés ardentes

 — Fééries — Le Calumet), Gallimard, 1926, p. 31-33.

 

 

 

 

01/07/2013

François de Malherbe, Poésies

images.jpeg

         

                            Chanson :

        Sur le départ de la vicomtesse d'Auchy

  

Ils s'en vont ces rois de ma vie,  

     Ces yeux, ces beaux yeux,

Dont l'éclat fait pâlir d'envie

     Ceux mêmes des cieux.

Dieux, amis de l'innocence,

Qu'ai-je fait pour mériter

Les ennuis où cette absence

     Me va précipiter ?

 

Elle s'en va cette merveille

     Pour qui nuit et jour

Quoi que la raison me conseille,

     Je brûle d'amour.

Dieux, amis de l'innocence,

Qu'ai-je fait pour mériter

Les ennuis où cette absence

     Me va précipiter ?

 

En quel effroi de solitude

     Assez écarté

Mettrai-je mon inquiétude

     En sa liberté ?

Dieux, amis de l'innocence,

Qu'ai-je fait pour mériter

Les ennuis où cette absence

     Me va précipiter ?

 

Les affligés ont eu leur peine

     Recours à pleurer ;

Mais quand mes yeux seraient fontaines,

     Que puis-je espérer ?

Dieux, amis de l'innocence,

Qu'ai-je fait pour mériter

Les ennuis où cette absence

     Me va précipiter ?

 

 

François de Malherbe, Poésie, Librairie de la

Bibliothèque nationale, 1884, p.154-155.