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31/08/2013

Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien

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     Où irais-je, si je pouvais aller, que serais-je, si je pouvais être, que dirais-je, si j'avais une voix, qui parle ainsi, se disant moi ? Répondez simplement, que quelqu'un réponde simplement. C'est le même inconnu que toujours, le seul pour qui j'existe, au creux de mon inexistence, de la sienne, de la nôtre, voilà une simple réponse. Ce n'est pas en pensant qu'il me trouvera, mais que peut-il faire, vivant et perplexe, oui, vivant, quoi qu'il dise. M'oublier, m'ignorer, oui, ce serait le plus sage, il s'y connaît. Pourquoi cette soudaine amabilité après tant d'abandon, c'est facile à comprendre, c'est ce qu'il se dit, mais il ne comprend pas. Je ne suis pas dans sa tête, nulle part dans son vieux corps, d'où tant de confusion. Cela devrait lui suffire, m'avoir retrouvé absent, mais non, il me veut là, avec une forme et un monde, comme lui, malgré lui, moi qui suis tout, comme lui qui n'est rien. Et quand il me sent sans existence, c'est de la sienne qu'il me veut privé, et inversement, fou, fou, il est fou. En vérité il me cherche pour me tuer, pour que je sois mort comme lui, mort comme les vivants. Tout cela il le sait, mais cela ne sert à rien, de le savoir, moi je ne le sais pas, moi je ne sais rien.

 

Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien, avec 6 illustrations d'Avigdor Arikha, éditions de Minuit, 1958, p. 153.

30/08/2013

Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope et autres poèmes

Samuel Beckett, Bande et sarabande, printemps, chevaux, oiseaux

          Précepte

 

Passe les années d'études à gaspiller

Le courage qu'il faut pour les années d'errance

Dans un monde qui se détourne poliment

Des incongruités de l'érudition

 

 

          Là-bas

 

là-bas

surprenant

pour un être

si petit

jolis narcisses

armée de mars

alors en marche

 

puis là

puis là

 

puis de là

narcisses

encore

mars alors

en marche encore

surprenant encore

pour un être

si petit

 

Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope et autres poèmes, traduit de l'anglais et présenté par Édith Fournier, éditions de Minuit,

2012, p. 27 et 37.

 

Gnome

 

Spend the years of learning quandering

Courage of the years of wandering

Through a world politely turning

From the loutishness of learning

 

                                                          1934

 

 

          Thither

 

thither

a far cry

for one

so little

fair daffodils

arch then

 

then there

then there

 

then thence

daffodils

again

march then

again

a far cry

again

for one

so little

 

                     1976

 

Samuel Beckett, Collected Poems, 1930-1978,

 

John Calder, London, 1986, p. 7 et 33.

29/08/2013

Samuel Beckett, Comment c'est

Samuel Beckett, Comment c'est, humanités, latin, géographie

ma journée ma journée ma vie comme ça toujours les vieux mots qui reviennent plus grand'chose seulement que je me réacclimate puis dure jusqu'au sommeil ne pas s'endormir ou alors ce n'est pas la peine

 

fou ou pis transformé à la Haeckel né à Potsdam où vécut également Klopstock entre autres et œuvres quoique enterré à Altona l'ombre qu'il jette

 

le soir face au grand soleil ou adossé je ne sais plus on ne dit pas la grande ombre qu'il jette vers l'est natal les humanités que j'avais mon Dieu avec ça un peu de géographie

 

plus grand'chose mais dans la queue le venin j'ai perdu mon latin il faut être vigilant donc un bon moment sonné sur le ventre puis soudain me mets je ne peux pas le croire à écouter

 

à écouter comme si parti la veille au soir de la Nouvelle-Zemble la géographie que j'avais je venais de revenir à moi dans une sous-préfecture sub-tropicale voilà comme j'étais comme j'étais devenu ou avais toujours été c'est l'un ou l'autre

 

question si toujours bonne vieille question toujours comme ça depuis que le monde monde pour moi des murmures de ma mère chié dans l'incroyable tohu-bohu

 

comme ça à ne pouvoir faire un pas surtout la nuit sans m'immobiliser sur un pied yeux clos souffle coupé à l'affût des poursuiveurs et secours

 

 

Samuel Beckett, Comment c'est, éditions de Minuit, 1961, p. 51-52.

28/08/2013

Samuel Beckett, L'innommable

Samuel Beckett, L'innommable, bébé, enfant

     Les vieux n'étaient pas tous d'accord à mon sujet, mais ils étaient d'accord que j'avais été un beau bébé, tout à fait au début, pendant quinze jours trois semaines. Pourtant ç'avait été un beau bébé, ainsi invariablement se terminaient leurs relations. Souvent c'était l'un des enfants qui, profitant d'une pause dans le récit pendant laquelle mes parents s'abîmaient dans leurs souvenirs, lançait en guise de clôture la phrase consacrée, Pourtant ç'avait été un beau bébé. Des rires clairs et innocents, jetés par ceux que le sommeil n'avait pas encore terrassés, saluaient la mise en place prématurée de cet envoi. Et les narrateurs eux-mêmes, arrachés brusquement à leurs tristes pensées, ne pouvaient s'empêcher de sourire. Puis tous, à l'exception de ma mère que la station debout fatiguait, de se lever en entonnant, Doux Jésus, paisible et suave, par exemple, ou bien, Jésus, mon seul, mon tout, entends-moi quand j't'appelle, par exemple. Lui aussi avait dû être un beau bébé. Alors ma femme communiquait les dernières nouvelles, pour qu'on les emportât au lit. Le voilà à nouveau à reculons, ou, Il s'est mis à se gratter, ou, Il a fait le crabe pendant dix bonnes minutes, ou, Venez vite, il est à genoux, ça valait le coup d'œil évidemment.

 

 

Samuel Beckett, L'innommable, éditons de Minuit, 1953, p. 64-65.

27/08/2013

Samuel Beckett, Malone meurt

Samuel Beckett, Malone meurt, vivre, mourir, attente


    Je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin. Peut-être le mois prochain. Ce serait alors le mois d'avril ou de mai. Car l'année est peu avancée, mille petits indices me le disent. Il se peut que je me trompe et que je dépasse la Saint-Jean et même le Quatorze Juillet, fête de la liberté. Que dis-je, je suis capable d'aller jusqu'à la Transfiguration, tel que je me connais, ou l'Assomption. Mais je ne crois pas, je ne crois pas me tromper en disant que ces réjouissances auront lieu sans moi, cette année. J'ai un sentiment, je l'ai depuis quelques jours, et je lui fais confiance. Mais en quoi diffère-t-il de ceux qui m'abusent depuis que j'existe ? Non, c'est là un genre de question qui ne prend plus, avec moi je n'ai plus besoin de pittoresque. Je mourrais aujourd'hui même, si je voulais, rien qu'en poussant un peu, si je pouvais vouloir, si je pouvais pousser. Mais autant me laisser mourir, sans brusquer les choses. Il doit y avoir quelque chose de changé. Je ne veux plus peser sur la balance, ni d'un côté ni de l'autre. Je serai neutre et inerte. Cela me sera facile. Il importe seulement de faire attention aux sursauts. Du reste je sursaute moins depuis que je suis ici. J'ai évidemment encore des mouvements d'impatience de temps en temps. C'est d'eux que je dois me défendre à présent, pendant quinze jours trois semaines. Sans rien exagérer bien sûr, en pleurant et en riant tranquillement, sans m'exalter. Oui, je vais enfin être naturel, je souffrirai davantage, puis moins, sans en tirer de conclusions, je m'écouterai moins, je ne serai plus ni froid ni chaud, je serai tiède, je mourrai tiède, sans enthousiasme. Je ne me regarderai pas mourir, ça  fausserait tout. Me suis-je regardé vivre ?

 

 

Samuel Beckett, Malone meurt, éditions de Minuit, 1951, p. 7-8.

26/08/2013

Samuel Beckett, Molloy

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   Maintenant je vais pouvoir conclure.

   Je longeai le cimetière. C'était la nuit. Minuit peut-être. La ruelle monte, je peinais. Un petit vent chassait les nuages à travers le ciel faiblement éclairé. C'est beau d'avoir une concession à perpétuité. C'est une bien belle chose. S'il n'y avait que cete perpétuité-là. J'arrivai devant le guichet. Il était fermé à clef. Très juste. Mais je ne pus l'ouvrir. La clef entrait dans le trou, mais ne tournait pas. La longue désaffection ? Une nouvelle serrure ? Je l'enfonçai. Je reculai jusqu'à l'autre côté de la ruelle et me ruai dessus. J'étais rentré chez moi, comme Youdi me l'avait commandé. Je me relevai enfin. Qu'est-ce qui sentait si bon ? Le lilas ? Les primevères peut-être. J'allai vers mes ruches. Elles étaient là, comme je le craignais. J'enlevai le couvercle de l'une d'elles et le posai par terre. C'était un petit toit, au faîte aigu, aux brusques pentes débordantes. Je mis la main dans la ruche, la passai à travers les hausses vides, la promenai sur le fond. Elle rencontra, dans un coin, une boule sèche et poreuse. Elle s'effrita au contact de mes doigts. Elles s'étaient mises en grappe pour avoir un peu plus chaud, pour essayer de dormir. J'en sortis une poignée. Il faisait trop sombre pour voir, je la mis dans ma poche. Ça ne pesait rien. On les avait laissées dehors tout l'hiver, on avait enlevé leur miel, on ne leur avait pas donné de sucre. Oui, maintenant je peux conclure. Je n'allai pas au poulailler? Mes poules étaient mortes aussi, je le savais. Seulement elles, on les avait tuées autrement, sauf la grise peut-être. Mes abeilles, mes poules, je les avais abandonnées. J'allai vers la maison. Elle était dans l'obscurité. La porte était fermée à clef. Je l'enfonçai. J'aurais pu l'ouvrit peut-être, avec une de mes clefs. Je tournai le commutateur. Pas de lumière. J'allai dans a cuisine, dans la chambre de Marthe. Personne. Mais assez d'histoires. La maison était abandonnée.

 

Samuel Beckett, Molloy, éditions de minuit, 1951, p. 270-271.

 

 

 

 

 

 

25/08/2013

Jacques Roubaud, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel, John Constable

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                                Ciel, Terre, février 1944

 

   Au deuxième étage de la maison, de la chambre, une fenêtre regardait vers l'extérieur. Une fenêtre et lui regardaient, de l'autre côté de la rue en pente vers la droite un espace descendant, non pavé, non goudronné, plus large que la rue, descendant vers la rue qui courait, elle, parallèlement à la fenêtre. Il regardait, et les maisons les plus proches, et l'église, tout en haut de cet Enclos, étaient loin, leurs fenêtres rares, closes : personne ne pourrait le voir regarder. Il était seul. Il pleuvait. Il regardait, et voyait l'eau ruisseler sur le sol, s'en aller dans la pente, suivre sa pente, comme toutes les eaux, comme toutes les pluies. Il voyait devant lui, sous la fenêtre une large flaque, presque une mare, entre le macadam et le trottoir.

   Et dans cette flaque d'eau de pluie, que la pluie pointillait, criblait, crevait de son petit plomb de gouttes, les nuages. À genoux sur le parquet à l'odeur de cire propre, le front contre la vitre, il regardait, pendant les heures de l'après-midi oisive, dans l'eau de pluie, les nuages. Ce n'étaient plus les nuages heureux de septembre, mais des nuées rapides, fuyantes, pressées, inquiètes, que le vent poussait l'une après l'autre dans le ciel, des nuages de pluie grise d'hiver, gris. Reflétés dans la vitre de l'eau grise derrière la vitre au verre embué de la fenêtre, ils coulaient en silence dans cette eau triste, comme un torrent.

 

 

Jacques Roubaud, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel, John Constable, Flohic éditions, 1997, p. 23 et 25.

24/08/2013

Jacques Roubaud, Quelque chose noir

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                               Mort

 

   Ta mort parle vrai ta mort parlera toujours vrai. ce que parle ta mort est vrai parcequ'elle parle. certains ont pensé que la mort parlait vrai parceque la mort est vraie. d'autres que la mort ne pouvait parler vrai parceque le vrai n'a pas affaire avec la mort. mais en réalité la mort parle vrai dès qu'elle parle.

 

   Et on en vient à découvrir que la mort ne parle pas virtuellement, étant ce qui arrive, effective au regard de l'être. ce qui est le cas.

 

   Ni une limite ni l'impossible, dérobée dans le geste de l'appropriation répétitive, puisque je ne peux aucunement dire : c'est là.

 

   Ta mort, de ton propre aveu, ne dit rien ? elle montre. quoi ? qu'elle ne dit rien. mais aussi qu'en montrant elle ne peut pas non plus, du même coup, s'abolir.

 

   « Ma mort te servira d'élucidation de la manière suivante : tu pourras la reconnaître comme dépourvue de sens, quand tu l'auras gravie, telel une marche, pour atteindre au-delà d'elle (jetant , pour ainsi dire, l'échelle). » je ne crois pas comprendre cela.

 

   Ta mort m'a été montrée.          Voici : rien          et son envers : rien.

 

   Dans ce miroir, circulaire, virtuel et fermé. le langage n'a pas de pouvoir.

 

   Quand ta mort sera finie. et elle finira parcequ'elle parle. quand ta mort sera finie. et elle finira. comme toute mort. comme tout.

   Quand ta mort sera finie. je serai mort.

 

 

Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986, p. 66-67.

23/08/2013

Jacques Roubaud, Les animaux de tout le monde

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Les pigeons de Paris

 

                      « Les petits pigeons pleins de fientaisie »

                                                   Raymond Queneau

 

Les pigeons qui chient sur Paris

ses arbres ses bans ses automobiles

attendent que l'Hôtel de ville

soit propre pour le couvrir de pipi

 

Les pigeons pollués et gris

polluent de leurs acides chiures

façades vitrines et toitures

les parcs les balcons les mairies

 

Les pigeons à l'œil archibête

choisissent principalement ma tête

pour y projeter leurs immondices

 

à la consistance de petits suisses

Ils ne trouvent rien de mieux à faire

dans Paris la Ville Lumière

 

 

Jacques Roubaud, Les animaux de tout le monde, Seghers, 1990, p. 51.

22/08/2013

Jacques Roubaud, Dors, précédé de Dire la poésie

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dormir

 

dormir

sans que rien

compte

rien vaille

veille

 

———————————————

 

nuit

 

nuit

tu viendrais

 

les lumières

pousseraient

sur les pentes

vidées de jour

 

les feuilles en

seraient sombres

 

———————————————

 

œil,

dans ton

œil

bleu

devient

gris

devient

bleu

dans l'œil

de ton œil

 

———————————————

 

un silence

 

rien

d'autre

 

pas

de branche

parlant

à la fenêtre

 

pas d'œil

à ton ventre

 

gouttes égales.

 

Jacques Roubaud, Dors, précédé de

Dire la poésie, Gallimard, 1981, p. 54-55.

 

 

21/08/2013

Jacques Roubaud, La pluralité des mondes de Lewis, 1987-1990

 

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                                 Fleurs, Fleur

 

      La graine jetée dans le ventre de la terre, pourrie dessus-dessous le fumier, battue d’hiver, sur les premières douceurs du printemps, rallie ses petites pièces, ressuscite de petites racines, investissant la motte tendre pour en sucer la moelle, perçant la terre jette un petit filet blanc, une pointe verte, se nourrit à vue d’œil, par laps de temps s’engraisse, gagne le haut,

 

  roidit une tige verte, à la faveur du Soleil boutonne, à couvert digère ses couleurs, le bouton enfle, éclate doucement, montrant en sa fente l’essai de son apprentissage et un rayon de ses beautés, mûries de temps.

 

  La Nature soigneuse de son trésor odoriférant les contregarde curieusement, armant les unes de pointes aiguës, hérissant les autres de piquerons, couvrant celles-ci de feuilles raboteuses, jetant les autres à l’abri des feuilles larges, fait jouer de secrets ressorts, afin que les déboutonnant aux influences de l’Aurore, sur le soir elles se reboutonnent d’elles-mêmes devant les horreurs de la nuit.

 

 

Jacques Roubaud, La pluralité des mondes de Lewis, 1987-1990, Gallimard, 1991, p. 75.

20/08/2013

Jacques Roubaud, Mono no aware, Le Sentiment des choses

Jacques Roubaud, Mono no aware, Le Sentiment des choses,   Élégie, impermanence de la vie humaine

   Élégie sur l'impermanence de la vie humaine

 

 

nous sommes sans force

contre l'écoulement des années

les douleurs qui nous poursuivent

centuple douleur sur nous

 

les jeunes filles      en jeunes filles

bijoux chinois à leurs poignets

se saluent manches de soie blanche

trainant le rouge de leurs jupons

main dans la main avec leurs amies

mais comme floraison de l'an

que l'on ne peut freiner jamais

avant même de voir le temps

la gelée blanche sera tombée

sur les chevelures noires

comme les entrailles de l'escargot

et les rides      (d'où venues ?)

creusent le rose des joues

 

les jeunes hommes en guerriers

l'épée courte à la taille

l'arc ferme dans les mains

sautent sur leurs chevaux bais

aux selles parées d'étoffes

et vont partout triomphant

mais ce monde de la joie

sera-t-il le leur toujours ?

les jeunes femmes ferment leur porte

qui glissent plus tard doucement et dans le noir

ils retrouvent leur bien aimée

les bras durs serrent les beaux bras

hélas que ce sont peu de nuits

pour eux dormir emmêlés

avant que bâton au flanc

ils vacillent sur les routes

moqués ici      haïs là

et ce sera pour nous ainsi

 

on peut pleurer sur sa vie

rien n'y fait

 

(envoi)

 

      souvent je pense

ah si je pouvais toujours

être le roc éternel

hélas      chose de ce monde

      je ne peux éloigner l'âge

 

Jacques Roubaud, Mono no aware, Le Sentiment des choses cent quarante trois poèmes empruntés au japonais, Gallimard, 1970, p. 29-30.

 

 

 

 

19/08/2013

Jacques Roubaud, Autobiographie chapitre dix

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                ET MAINTENANT, PROSE

 

je partais pour l'Amérique

c'était le temps des linoléums,

des bocks,

de la margarine,

 

Il y avait encore, en haut des escaliers, des fenêtres aux carreaux       voilés de peinture bleue rayée d'ongles

 

c'était le temps où les lames gilette uniques, petites brochures d'acier inoxydable d'une seule feuille, s'offraient dans leur emballage bleu

 

je partais

 

49

 

                  GO WEST, WE

 

près des grands docks

où les policemen géants sont

piqués comme des points d'interrogation

les marchands d'allumettes

criaient          penny penny penny

je me suis promené près de la Tamise

dans cette ville où

toutes les boutiques ont les yeux très jaunes les meilleurs sont les épiceries

on est jeune pour la vie, Nick

Carter                           les menottes

jetons brillants

tu es le frère de Bayard et de la reine

d'Angleterre. Il n'y a pas de cafés

seulement les trottoirs longs comme les

années          ma mémoire me suit

chien plus bête que ses brebis

je vais à Barbizon relire

les voyages du capitaine     Cook

 

 

Jacques Roubaud, Autobiographie chapitre dix, poèmes avec des moments de repos en prose, Gallimard, 1977, p. 30-31.

18/08/2013

Jacques Réda, Hors les murs

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                                Terminus

 

Sournoisement quelqu'un se lève dans la lumière

Soudain plus foncée, et les feuilles ne bougent pas.

Mais l'espace ouvre d'un coup ses invisibles portes

Et dans chacune on voit frémir la face du vent

Qui remue à son front désolé de lourdes roses

D'octobre s'illuminant dans l'ombre des jardins.

 

Car dans les sentiers en dédale tous les jardins

Ont à la longue dérouté si bien la lumière

Aveugle trébuchant parmi les lampes des roses

Qu'on pourrait la toucher qui respire et ne fuit pas

Mais se tient sans bouger sous le lierre, entre le vent

Et les voix prises du côté paisible des portes.

 

Elle n'ose pas comme le vent heurter aux portes

Ni s'ouvrir de force un passage dans les jardins :

Bientôt l'obscurité l'aura saisie. Et le vent

Commence à flairer les épaules de la lumière

Qui voudrait de nouveau s'échapper et ne peut pas

Sortir de ce halo dont l'enveloppent les roses.

 

De proche en proche on aperçoit encore ces roses

Penchant vers la chaleur qui chaque fois sourd des portes

Et des fenêtres dont les lampes ne craignent pas

D'affronter dans l'ombre où s'épaississent les jardins

Les derniers soubresauts indécis de la lumière

Seule devant la face indifférente du vent.

 

Et sur les maisons qui vont disparaître, le vent

Bâtit une maison noire où s'éteignent les roses

Et, secouant à son front leurs gouttes de lumière

Déclinante, il se rue à travers le flot des portes

Qu'on devine qui battent sans bruit. Et les jardins

Ne font plus qu'un seul remous de feuillages, et pas

 

La moindre lueur maintenant sous les roses, pas

De lampe sous la houleuse toiture du vent.

On se perdra peut-être à jamais dans ces jardins,

Sans fin leurré par la flamme équivoque des roses

Et toujours enfonçant tel le vent de fausses portes

Pour retrouver la trace ultime de la lumière.

 

N'abandonnez pas le passant au dédale, roses

D'octobre, au vent qui vous effeuille devant les portes

Et répand votre semence aux jardins sans lumières.

 

 

Jacques Réda, Hors les murs, "Le Chemin", Gallimard, 1982, p. 74-75.

17/08/2013

Jacques Réda, Châteaux des courants d'air

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                     Vers l'automne

 

     La lumière en septembre est elle-même un fruit :

     Mûre, elle se détache et, dans l'herbe, sans bruit,

     Tombe, emplissant les bois de juteuses corbeilles

     Où s'empressent les papillons et les abeilles, etc.

 

   Rien, ce soir, ne me paraît plus juste que ces vers d'un poète un peu oublié, et qui me reviennent subitement en mémoire rue Hippolyte-Maindron. On chercherait sans doute ici bien vainement des papillons et des abeilles, mais on y trouverait de l'herbe et l'équivalence d'un bois. Moins à cause des arbres, isolés mais assez nombreux (une cour de la rue du Moulin-Vert abrite même un figuier de belle venue) que de la configuration d'ensemble du quartier. Avec tous les renfoncements qu'on devine derrière l'alignement des façades, avec les passages tortueux par où ils doivent communiquer, elle évoque en effet une forêt impénétrable et ses clairières, gardées par des sentiers secrets. On n'en peut suivre que les lisières, qui donnent cependant quelque idée de ses enchantements, surtout sous le poids lumineux d'un soir de septembre ardent comme l'érable et croulant comme du raisin. Cette forêt minérale est comprise dans un grand triangle isocèle, presque équilatéral, que délimitent l'avenue du Maine, la rue Raymond-Losserand et la rue d'Alésia. On n'en saurait faire l'inventaire, sous peine d'effrayer le merveilleux de certaines  de ses apparitions. Elles ôtent toute certitude quant à la ville où l'on se promène, et qui ne se manifeste elle-même, en cet endroit, que par de rares rappels de ses principaux caractères, tels ces bons immeubles 1900, que leur isolement change à leur tout en figures insolites.

[...]

 

 

Jacques Réda, Châteaux des courants d'air, Gallimard, 1987, p. 53-54.