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30/06/2017

Chamfort, Maximes et pensées

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La plupart des nobles rappellent leurs ancêtres, à peu près comme un Cicerone d’Italie rappelle Cicéron.

 

J’ai vu, dans le monde, qu’on sacrifiait sans cesse l’estime des honnêtes gens à la considération, et le repos à la célébrité.

 

Ne tenir dans la main de personne, être l’homme de son cœur, de ses principes, de ses sentiments, c’est ce que j’ai vu de plus rare.

 

Il y a des hommes qui ont besoin de primer, de s’élever au-dessus des autres, à quelque prix que ce puisse être. Tout leur est égal, pourvu qu’ils soient en évidence sur des tréteaux de Charlatan ; sur un théâtre, un trône, un échafaud, ils seront toujours bien, s’ils attirent les yeux.

 

La plus perdue de toutes les journées est celle où l’on n’a pas ri.

 

Chamfort, Maximes et pensées, éditions jean Dagen, Garnier-Flammarion, 1968.

 

29/06/2017

L'étang aux nénuphars

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28/06/2017

Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse, dans Secousse

 

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                 Sonnets de la tristesse

                               I

On voit parfois, quand on traverse un village,
un coin de rideau qui se soulève au bas d’une fenêtre,

puis le mouvement de recul d’un visage ridé
c’est que nous aurons regardé dans cette direction,

 

attirés par ce mouvement – comme d’une aile d’oiseau –,

soudain, il se sera inscrit dans notre champ de vision.

Rabaissé, le rideau estompe le visage, puis le gomme

comme si depuis la nuit des temps le dessin devait être raté,

 

celui d’une vie, eau morte qui désormais clapote
derrière une fenêtre qui désormais sert de frontière,
mais transparente pour laisser voir ce qu’il y a d’encore vivant

 

dehors où nous passons. Et nous n’aurions rien soupçonné

si le rideau n’avait pas été soudain corné, comme la page

d’un livre quand on en interrompt la lecture.

 

 

                                      III

Quelle tristesse... Tous ces vieillards assis
sur des fauteuils ou des fauteuils roulants, immobiles,

en rang d’oignons ou en cercle dans la salle commune,

tête qui tombe sur la poitrine et qui semblent

 

ne plus rien attendre – sinon la mort.
Et quand vous passez, quelques têtes, mais pas toutes,

se relèvent, se tournent lentement à mesure,
vous suivent des yeux – comme des vaches dans un pré.

 

Une « fin de vie » peut durer très longtemps,

et si l’on a toujours la conscience du temps...

Quelle tristesse... Tous ces regards éteints,

 

ce silence des vies qui viennent ici finir
et dont on ne soupçonne même pas ce qu’elles furent

ailleurs en leurs lieux et en leur temps.

 

Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse, dans Secousse,

revue en ligne n° 22, été 2017, éditions Obsidiane.

 

 

 

27/06/2017

Françoise Clédat, À ore, Oradour : recension

 

françoise clédat,À ore,à oradour

   Les camps d’extermination ont été motif à écriture, témoignages de ceux et celles, peu nombreux, qui ont survécu, parmi d’autres Robert Antelme, Charlotte Delbo, Primo Levi. La génération suivante a recherché des traces, par exemple Georges Didi-Huberman (Écorces, 2011) ). Les massacres localisés dont été responsables les soldats nazis pendant leur fuite, s’ils ont laissé des plaies vives dans les mémoires, n’ont pas suscité beaucoup d’écrits hors ceux des historiens. Pour Oradour, on se souvient du poème de Jean Tardieu, écrit en septembre 1944, publié dans des journaux clandestins, puis repris en 1947 dans Jours pétrifiés ; pour la première strophe :

Oradour n’a plus de femmes

Oradour n’a plus un homme

Oradour n’a plus de feuilles

Oradour n’a plus de pierres

Oradour n’a plus d’église

Oradour n’a plus d’enfants

 

   Revenir aujourd’hui sur cette tragédie ne pouvait être par la seule évocation des faits. Françoise Clédat part d’abord du nom de lieu, de son étymologie et de ce qu’elle suggère : Oradour = oratoire, donc lieu de prière, de retenue, de méditation, de silence : tout ce qui fut rompu par les soldats allemands. Elle s’attache également à la lettre initiale du nom, O, à sa forme, et construit le poème avec des mots liés au regard (œil, oculaire, orbite), donc à l’ouverture sur le monde ; s’ajoute la bouche, celle ouverte des enfants qui crient : on n’oublie pas que 207 enfants ont été brûlés vifs.

Maintenir béant

l’effacement

de cette bouche qui crie

 

   Les enfants ont appris avant tout savoir ce qu’était l’approche de la mort, ce qui ne devrait être que savoir de vieillard : Françoise Clédat cite quelques vers des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, vison crépusculaire du « corps ruiné de bresches ».

   Une second poème, "Oradour (2)", s’ouvre en suivant le déroulement de la tragédie du 10 juin 1944, en rappelant le partage opéré entre les hommes parqués dans une grange, les femmes et les enfants enfermés dans l’église. L’essentiel est consacré aux enfants, avec focalisation sur ce qui pouvait être entendu (« dernier cri ») et vu, la « dernière image » du corps « brûlé vif » — plutôt : ce qui aurait pu être entendu et vu par la mère de chacun des soldats. De là, la reprise de la lettre O, cette fois initiale de mots de sens opposés à ceux du premier poème : ils connotent la violence, la mort (Offense, Occis) ou la sortie de ce qui est considéré comme humain (Ogre, Obscène, Ordure), ils conduisent à évoquer tous les massacres perpétrés par les hommes, avant et après Oradour : d’où une suite de noms de pays.

   La durée du massacre lui-même est hors de toute description, les actions des soldats semblent hors du temps et Françoise Clédat accumule les noms et les groupes de noms =

Fagots paille foin sur les corps

Fagots paille foin dans l’église

Grenades à main produits incendiaires

Embrasement

Embrasement

Fournaise

Cris dans la fournaise

 

   Le massacre d’Oradour, comme tout massacre, déborde toute compréhension et exclut d’être décrit avec des verbes, qui supposent un sujet humain ; il ne peut y avoir que des « Non-dits d’indicibles détails » et ce qui était visible après ne peut être aujourd’hui restitué que par l’énumération, « Ruines fumantes / Maisons effondrées (étages et toits) / etc. » ; seuls ceux qui ont vu de leurs yeux « Ont raconté décrit fait récit /…/ (Ont raconté l’odeur) ». Les tâches à entreprendre après la destruction des choses et des humains prennent aussi la forme de l’énumération, série sous la forme infinitive du catalogue ; la dernière : « — compter (long difficile) recompter 642 victimes 246 femmes 207 enfants 10% identifiés ».

   Un dernier poème dit encore que « ce qui s’écrit échoue à écrire ». C’est pourquoi les vers s’organisant à partir des mots "vide", "absence" et d’autres qui disent le vide ou l’absence du vivant, du jour, du lieu : sans, ruines, noir, obscurcissant, néant, destruction. Ce que dit enfin Françoise Clédat, c’est que les traces maintenues du massacre sont monument pour que la mémoire vive.

 

Françoise Clédat, À Ore, Oradour, le phare du cousseix, 2017, 16 p., 7 €. Cette note a été publiée sur Sitaudis le 8 juin 2017

 

26/06/2017

Camille Loivier, éparpillements

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                  Cahier 1

 

[…]

 

je suis le minotaure à qui on sacrifie l’enfance

au coin il y a un corps que je vais piétiner

 

avec le lierre en boule et la glycine

la maison disparaît et s’alourdit

des sortes d’ailes poussent pour s’éloigner de soi

s’enfonce dans ce qui se déforme

 

des parties s’imbriquent dans les autres

des morceaux s’enjambent puis se fondent

une cicatrice apparaît

au coin se perd

une encoche rappelle

 

— une prairie et trois buses en cercle dans le ciel planent —

 

Camille Loivier, éparpillements, isabelle sauvage, 2017, p. 43.

25/06/2017

Malcolm Lowry, Pour l'amour de mourir

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                Poème bizarre

 

J’ai connu un homme sans cœur ;

Il dit que des enfants le lui ont arraché

Et l’ont donné à un loup affamé

Qui s’est enfui l’emportant dans sa gueule,

Et les enfants ont fui avec l’instituteur ;

L’animal aussi s’est enfui bien vite,

Et derrière lui, bizarre poursuite,

Titubait encor cet homme sans cœur.

J’ai vu cet homme l’autre jour,

Gonflé d’un orgueil ridicule,

Le cœur remis en place et la mine égayée ;

À son côté, tout radouci, trottait le loup.

 

Malcolm Lowry, Pour l’amour de mourir, traduction

J.-M. Lucchioni, préface Bernard Noël, La

Différence, 1976, p. 83.

24/06/2017

Jorge Luis Borges, La mémoire de Shakespeare

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                                       25 août 1983

 

   À l’horloge de la petite gare je vis qu’il était 11 heures du soir passées. Je me dirigeai vers l’hôtel. Comme en d’autres occasions, j’éprouvai cette résignation et ce soulagement que procurent en nous les lieux que nous connaissons bien. Le grand portail était ouvert et l’édifice, dans l’obscurité. J’entrai dans le vestibule dont les miroirs blêmes répétaient les plantes du salon. Curieusement, le propriétaire ne me reconnut pas et me présenta le registre. Je pris la plume qui était accrochée au pupitre, je la trempai dans l’encrier de bronze et au moment où je m’inclinai sur le livre ouvert se produisit la première des nombreuses surprises qu’allait m’accorder cette nuit. Mon nom, Jorge Luis Borges, était déjà écrit, à l’encre, encore fraiche.

   Le propriétaire de l’hôtel me dit :

« Je croyais que vous étiez déjà monté. »

Puis il m’observa attentivement et il se reprit :

« Pardon, monsieur. C’est que l’autre vous ressemble tellement, mais vous, vous êtes plus jeune. »

[…]

 Jorge Luis Borges, La mémoire de Shakespeare, dans Œuvres complètes, II, édition Jean-Pierre Bernès, Pléiade / Gallimard, 1999, p. 963.

23/06/2017

Henri Thomas, La joie de cette vie

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J’écris, comme si écrire était mon unique moyen de vieillir sans douleur, et sans jouer un rôle dans les rouages.

 

J’ai l’impression d’appartenir à ma vie plus que ma vie ne m’appartienne, qu’il lui reste peu de choses à faire pour m’avoir tout à fait. Je ne lui échapperai pas — mais ce ne sera pas moi, cette vie qui m’a eu.

 

Si la mort est la solution du problème appelé la vie, nous ne comprenons pas plus le problème que la solution, et si nous pouvons constater cela, c’est grâce au langage, que nous ne comprenons pas davantage.

 

Henri Thomas, La joie de cette vie, Gallimard, 1992, p. 22, 25, 29.

 

22/06/2017

Christian Prigent, Chino aime le sport ; colloque Prigent : Trou(v)er sa langue

 

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              Passion de Tom Simpson   

 

                Première station

 

Aux mines de Durham County (Haswell)

Le fils au Père a trouvé une sale mine

De pea soup bye be il se fait la belle :

À bécane on bronze mieux sa bobine.

 

                   Deuxième station

 

Débarque à Saint-Brieuc très maigre au COB

Le Baptiste est Papa Leroux il l’oint :

« Le pif pointu dur rosbif ira loin »

Jubile le coach le cul sur sa mob

 

                     Troisième station

 

Dans les campagnes d’Armorique Tom

Roule sur les eaux et derrière : aux pommes

Les Barrabas locaux ! au Tour ça biche :

Simpson premier Maillot jaune british !

[…]

 

Christian Prigent, Chino aime le sport, P.O.L,

2017, p. 42-43.

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Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel dir., Christian Prigent : trou(v)er sa langue 


Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel dir., Christian Prigent : trou(v)er sa langue. Avec des inédits de Christian Prigent (Actes du Colloque international de Cerisy), Paris, Hermann, collection "Littérature", mai 2017, 556 pages, 34 €,

                                                     Présentation

Depuis 1969 où il fait paraître son premier livre, La Belle Journée, Christian Prigent s’est fait un nom si bien que, quelques soixante deux livres plus tard et deux cents textes publiés hors volume, il est maintenant reconnu comme l’une des voix majeures de la création littéraire (notamment poétique) contemporaine des quarante dernières années. Aucun colloque ne lui avait été consacré en propre jusqu’à celui organisé en 2014 au Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle. Ce volume a réparé ce manque et constitue par ce fait même un ouvrage totalement original et immédiatement charnière pour l’approche de ce créateur.

Ouvrage charnière, en effet, car animé par un double objectif. Il s’agissait d’abord, en 

rassemblant les meilleurs spécialistes de cet écrivain, de dresser une premier bilan sur les recherches déjà engagées, surtout à partir des années 1985-1990, et portant surquarante-cinq ans d’écriture, que la réflexion ait concerné Christian Prigent en tant qu’auteur d’une œuvre personnelle protéiforme expérimentant tous les domaines (poésie, essai, roman, théâtre, entretien, traduction, chronique journalistique, lecture de ses textes) et dont il a su déplacer les frontières, mais aussi en tant que revuiste passionnée, lié à un grand nombre de livraisons poétiques, théoriques, artistiques, et ayant lui-même co-fondé la revue d’avant-garde TXT (1969-1993), avec la volonté de démarquer un espace éditorial différentiel par rapport à Tel Quel. Le fil conducteur de la langue, tant ouvertement réfléchie par l’écrivain dans ses essais ou ses fictions, récits et poèmes, s’imposait. L’autre objectif était d’ouvrir de nouveaux champs de recherche et d’infléchir vers des nouvelles directions une réception qui jusqu’à présent était restée trop soumise à la force de théorisation auctoriale de Prigent et dont il n’est pas si facile de s’émanciper, tant les formulations sont solides – on pense au prisme des lectures maoïsto-lacano-Bakhtiniennes très développées par l’auteur dans ses essais réflexifs, en particulier d’avant 1990, et dont il s’émancipe lui-même progressivement depuis quelques années.

Ouvrage original donc : par la première collection aussi importante d’études consacrées l’auteur.

Mais ouvrage original aussi par sa facture plurivocale délibérée. En effet, les interventions d’écrivains – de l’auteur même et de ses amis de TXT présents au colloque – dialoguent avec les entretiens d’artistes (acteurs, cinéaste, peintre) et avec les interventions de journalistes et d’universitaires français et étrangers du monde entier (États-Unis, Japon, Brésil notamment), tous spécialistes du champ littéraire extrême contemporain, commentateurs de longue date de Christian Prigent ou voix critiques plus récents. Les genres sont mêlés (inédits d’écrivains, entretiens, essais et communications universitaires) comme les supports (textes, dessins, photogrammes) à l’image de la convivialité et de la mixité qui a été celle du colloque et qui transparaît à l’état vif, en particulier dans les « entretiens ».

 

Enfin cet ouvrage se distingue par l’implication forte de Christian Prigent, présent durant tout le colloque et à nouveau ici par les archives, textes et dessins inédits donnés en première publication.

 

                                 Table des matières

 

Avant-propos, par Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel

Bénédicte GORRILLOT : Pour ouvrir

Chapitre I Chanter en charabias (ou trou-vailler la faiblesse des formes)

Laurent FOURCAUT : Dum pendet filius : Peloter la langue pour se la farcir maternelle

Jean RENAUD : La matière syllabique

Tristan HORDÉ : Christian Prigent et le vers sens dessus dessous

Bénédicte GORRILLOT, Christian PRIGENT : Prigent/ Martial : trou(v)er le traduire

Marcelo JACQUES DE MORAES : Trou(v)er sa langue par la langue de l’autre : en traduisant Christian Prigent en brésilien

Jean-Pierre BOBILLOT : La « voix-de-l’écrit » : une spécificité médiopoétique ou Comment (de) la langu’ se colletant à/avec du réel trou(v)e à se manifester dans un mo(t)ment de réalité

Chapitre II. L'Affrontement au réel "des langues-en-corps"

Fabrice THUMEREL : Réel : point Prigent. (Le réalisme critique dans la « matière de Bretagne »)

Philippe BOUTIBONNES : Et hop ! Une, deux, trois, d’autres et toutes

Philippe MET : Porno-Prigent, ou la langue à la chatte

Jean-Claude PINSON : Éros cosmicomique

Éric CLÉMENS : La danse des morts du conteur

Chapitre III. "Le Bâti des langues" traversées


Dominique BRANCHER : Dégeler Rabelais. Mouches à viande, mouches à langue

Chantal LAPEYRE-DESMAISON : Ratages et merveilles : le geste baroque de Christian Prigent

Hugues MARCHAL : Une sente sinueuse et ardue : les sciences dans Les Enfances Chino

Éric AVOCAT : La démocratie poétique de Christian Prigent. Tumultes et mouvements divers à l’assemblée des mots

Nathalie QUINTANE : Prigent/Bataille et la « génération de 90 »

Olivier PENOT-LACASSAGNE : La fiction de la littérature

David CHRISTOFFEL : Les popottes à Cricri

Chapitre IV. De TXT à l’archive : l’interlocution contemporaine des langues-Prigent

Jean-Pierre VERHEGGEN : Le bien touillé (extraits de lettres de Christian Prigent à Jean-Pierre Verheggen, 1969/1989)    

Jacques DEMARCQ : « Prigentation d’Œuf-glotte »

Alain FRONTIER : Comment j’ai connu Christian Prigent

Christophe KANTCHEFF : Le trou de la critique. Sur la réception de l’œuvre de Christian Prigent dans la presse   

Typhaine GARNIER : L’écrivain aux archives ou le souci des traces

Jean-Marc BOURG, ÉRIC CLÉMENS : Comment parler le Prigent ?

Vanda BENES, Éric CLÉMENS : Pierrot mutin

Ginette LAVIGNE, Élisabeth CARDONNE-ARLYCK : Sur La Belle Journée

Christian Prigent : Journal. Décembre 2013/janvier 2014 (extraits)

Postface : fin des « actions » ?, par Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel

Bibliographie générale

Les auteurs

Table des illustrations

 

 

 

 

21/06/2017

Christophe Manon, Au nord du futur

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Nous n’étions rien il y avait

du silence en nous et nous

dansions dansions dressant nos désirs comme à l’assaut

de quelle falaise quelle enceinte quelle cime au

hasard n’obéissant à aucune loi aucun ordre nous enfantions

des bombes franchissions des portes allant de deuil en deuil au travers de la poussée du temps qui nous porte infailliblement

à l’échéance n’étant

que des hommes dépouillés

de ce que nous possédions encore de destin nous arpentions

les terres étrangères couverts

de nuit où étions-

nous nul ne le sait mais

comme il faisait sombre et comme

cependant nous vivions.

 

Christophe Manon, Au nord du futur, NOUS, 2016, p. 31.

 

 

 

20/06/2017

Jean-Pierre Chevais, Le temps que tombent les papillons : recension

 

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   Perros, dans ses Papiers collés, notait : « Les poètes écrivent mal. C’est leur charme. Si tout le monde écrivait comme Anatole France, lire ne serait plus et définitivement qu’une entreprise maussade. Ils écrivent mal, n’ayant qu’un obstacle mais cet obstacle impossible à franchir. Ils le retrouvent partout. C’est le mot. »1 Le mot, les mots, c’est le matériau de la poésie de Jean-Pierre Chevais.

   Le livre est divisé en six ensembles, et le premier est fondateur : un seul poème, qui s’ouvre par : « Maman a / vant elle / pelait les mots » ; si l’on pèle restent des pelures et, à travers les images des pelures utilisées comme bandages, je lis l’apprentissage de la langue, de la langue maternelle. La mère disparue, « les papillons a /lors ont / commencé » : vers sibyllins, comme l’est le titre, si l’on oublie que le papillon symbolise le changement ; dans l’usage, c’est la continuelle transformation des sens, non maîtrisable, et une absence de relation entre les mots et les choses : arbitraire analogue aux mouvements du papillon. Ou mots comme la poussière, ainsi chez Inger Christensen2,

 

quand la poussière

se lève un peu

elle dit que c’est

l’envol des pa

pillons du monde

moi quand je

souffle sur les mots

ça tient pas ça

bat des ailes

c’est bien la preuve

pas dur d’en at

trapper trois quatre

avant qu’ils ne re

tombent

 

   Et il faut ajouter avec Mahmoud Darwich que « la trace du papillon / ça s’efface pas ».

   Les mots sont bien un « obstacle impossible » et, en même temps, la condition pour la poésie de dire ce qui échappe au sens. Il est loisible de passer d’un mot à un autre, par exemple par l’étymologie ou par les jeux de ressemblance. Le nom de Ramuz évoque-t-il par le latin la branche, alors peut-on dire « Ramuz c’est /un endroit feuillu / ça fait drôle de / le voir avec / des feuilles autour / des feuilles avec / dessus des mots » ; le nom la Lucania venu de Carlo Levi (dans Le Christ s’est arrêté à Eboli), entraîne le mot "lucane", sans qu’il y ait dans la réalité un rapport quelconque entre le lieu et l’insecte. Voilà bien une leçon, « Les mots il faut / pas trop mettre / les doigts dessus », leçon que le poète ne suit évidemment pas.

   Un mot en appelle un autre et l’on peut aussi remonter dans le temps pour prendre en compte les mouvements de la langue ; est ainsi recopiée et datée la première forme de dégringoler, "desgringueler, 1595", ce qui suscite « je dévale (…) la gringole », jeu avec l’étymologie, puisque dé- indique bien dans le verbe le point de départ. Les liaisons qui s’établissent entre les mots sont complexes, d’autant plus que dans certains cas « il ne se passe rien » ; par ailleurs, la langue de l’écriture n’est plus aisément lue dans la mesure où, affirme le je, « j’/ écris dans / une langue / mi / morte ». L’affirmation paraît paradoxale, le vocabulaire employé appartenant, comme on dit, à un registre courant, et les constructions grammaticales mimant parfois ce que l’on attribue à l’oral, avec par exemple l’élision du ne de la négation (« ils aiment pas ») ou l’usage répété de ça. Mais les mots « fendent cassent » et les vers (rarement plus de trois syllabes) se déglinguent, jusqu’à ne pouvoir être articulés :

 

Je préfèrerais pas

tout

compte fait sur

vivre à

mon c

orps il est d

ans un é

tat

on me dit ç

a

(…)

  

   On (sans que l’on sache qui est ce "on") reproche par ailleurs au je ces vers trop courts, ce qui accuse démesurément la part du blanc dans la page ; la réponse introduit un autre aspect du livre, l’humour : « ça je sais / je n’ / arrive / pas ». Lorsque viennent dans un poème « bethsabée au bain » et « diane au bain », ce sont moins les allusions mythologiques qui importent que la possibilité, ensuite, d’écrire « tout tombe à l’eau » et de signaler que tout part « à vau-l’eau ». Jeu avec la culture, certes encore quand, dans une série de poèmes s’ouvrant par « Je préfèrerais pas », l’un d’entre eux se poursuit par « qu’on m’ap / pelle bartle /by » : il faut alors se souvenir du personnage de Melville et de son "I would prefer not to".

   Mais les allusions culturelles, si elles ont pour fonction de lier le poème à l’histoire, appartiennent surtout, me semble-t-il, au vaste réseau d’associations dont font partie les mots de la langue et qui ne peut être épuisé. Mots de la langue qui sont ancrés dans le temps, et de même les noms de personne : écrire des noms comme "Béatrice" ou "Bérénice", c’est encore évoquer des livres, c’est-à-dire des relations dans l’Histoire. L’épaisseur du temps rend difficile l’appréhension de ce que chacun a vécu, et s’il est malaisé d’écrire le rapport à l’autre — le je renonce à dire ce qu’est le vous —, il l’est tout autant de dire quoi que ce soit de soi, ce qu’exprime ici la perte du nom : le mot lui même disparaît dans son unité (« mon n / om ».

   On n’a fait que parcourir ce livre qui avance avec ses papillons en faisant comme si l’essentiel était de jouer avec les mots (la grammaire, le vocabulaire, les associations), avec le vers, avec le temps. On pourrait lire autrement, se préoccuper de la très forte composition de l’ensemble et de son contenu ; un aperçu : au premier poème isolé succède une séquence de 19 poèmes, puis de 5 commençant tous par « Je préfèrerais pas », ensuite on lit un ensemble identique pour la forme, en miroir, donc : 19 + 5 + 1. On découvre aussi dans un poème le père — mais ce n’est pas lui qui transmet la langue… Un livre réjouissant et qui donne à penser à ce qu’est notre relation aux mots, à l’autre.

Jean-Pierre Chevais, Le temps que tombent les papillons, Rehauts, 2017, 84 p., 13 €.

Cette note a été publiée sur Sitaudis le 26 mai 2017.

 

 

  1. Georges Perros, Papiers collés, Le Chemin/Gallimard, 1960, p. 80-81.
  2. Jean-Pierre Chevais a édité Inger Christensen (Herbe, Atelier La Feugraie, 1993)

19/06/2017

Madame de Staël, Corinne ou l'Italie

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                                     Chapitre II

 

   Voyager est, quoi qu’on en puisse dire, un des plus tristes plaisirs de la vie Lorsque vous vous trouvez bien dans quelque ville étrangère, c’est que vous commencez à vous y faire une patrie ; mais traverser des pays inconnus, entendre parler un langage que vous comprenez à peine, voir des visages humains sans relation avec votre passé et avec votre avenir, c’est de la solitude et de l’isolement sans repos et sans dignité ; car cet empressement, cette hâte pour arriver là où personne ne vous attend, cette agitation dont la curiosité est la seule cause, vous inspire peu d’estime avec vous-même, jusqu’au moment où les objets nouveaux deviennent un peu anciens, et créent autour de vous quelques doux liens de sentiment et d’habitude.

 

 

Madame de Staël, Corinne ou l’Italie, dans Œuvres, édition Catriona Seth, Gallimard/Pléiade, 2017, p. 1008-1009.

18/06/2017

Burns Singer (1928-1964), Sonnets pour un homme mourant

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                                     XXXII

 

Appelle ça comme tu veux, mais n’oublie pas

Que pour la première et dernière fois tu es

Dépassé par ton insatiable métaphore,

Pris en embuscade par les définitions que tu as préméditées.

La mort, telle que tu l’emploies, prend tout —

Le drame, les actes, la salle bondée, et la chambre

D’amis où quelqu’un est pleinement conscient

Des ressorts qui commandent l’intrigue.

N’oublie pas ça. Ça va encore revenir.

Après que les vers seront partis, ça continuera.

Bien que les mondes tournent, les morts y gisent immobiles.

N’oublie pas tes vacances en Espagne.

Ça aussi fait partie de la mort, et tu trouveras

Que chaque instant est devenu immuable.

 

Burns Singer, Sonnets pour un homme mourant, traduction de l’anglais

Anthony Hubbard et Patrick Maury, Obsidiane, 2017, p. 81.

17/06/2017

Cloître roman de Saint-Génis-les-Fontaines

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16/06/2017

Rémi Checchetto, Le gué

                                 Rémi-Checchetto-©-Michel-Durigneux.gif

                  Photo Michel Durigneux

 

Quand c’est qu’on a le nez dans le caniveau faut se percher et penser en haut de sa tête, là où c’est tout bien au sec, quand c’est qu’on est la tête dans le mur faut raisonner avec nos orteils, et quand c’est que les tuiles nous tombent sur la tête faut se la faire en autruche, c’est que c’est toute une gymnastique que nécessite la vie, toute une virtuose philosophie de sauterelle, et c’est pourquoi faut s’étirer les abattis en se gardant la souplesse tout en se huilant les méninges, faut se mettre du coton aux genoux des jambes et à ceux de la tête, avoir la pochette 36 feutres de toutes les couleurs chaudes pour quand la vie c’est dans les gris froids, et ne pas négliger de se frotter les idées jusqu’à se faire un petit feu avec ruses dans les braises, ou bien ne plus se sourire, ne plus grimacer, se bousculer, quitter le repli, ne plus tergiverser, s’avancer, ne plus se chercher de baume et ne plus se mettre de sparadraps, ne plus ajourner, trouver la colère, lâcher les brides, mettre un coup de pied dans l’infernal, multiplier les bonnes raisons, additionner les peurs et les disgrâces et en faire un grand tremblement au dehors

 

Rémi Checchetto, Le gué, Dernier Télégramme, 2017, p. 35.