Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

30/11/2016

Jacques Lèbre, L'immensité du ciel

                                        Jacques-Lebre.jpg

                       Visages

 

Quelles peaux laissons-nous derrière nous

qui gardent encore notre forme exacte

en des époques révolues

dans une ressemblance un peu décalée ?

 

À dix-sept ans de distance dans le temps

et à cent cinquante kilomètres de distance

quelque chose d’un moment ricoche sur l’autre.

 

Visages, pourquoi remontez-vous parfois

du fond de toutes les années mortes ?

Est-ce la vie qui de nouveau vous décompose

quand le présent ne décèle jamais la cause

de votre soudaine et troublante apparition ?

 

Jacques Lèbre, L’immensité du ciel, La Nouvelle

Escampette, 2016, p. 21.

 

29/11/2016

Au bord du lac (Londres, Regent Park)

IMG_0632.jpg

IMG_0636.jpg

IMG_0642.jpg

IMG_0650.jpg

 

© Photos Chantal Tanet, novembre 2016

28/11/2016

Jean Tortel, Relations

                                                 Unknown.jpeg

« La grande plaine est blanche, immobile et sans voix. »

                                                             (Guy de Maupassant)

 

Pour le redire ? Grande plaine

(Et nul coup de feu).

Sans soleil et sans ombre.

Une.

 

Je suis absent. Nul n’appelle personne.

J’ouvre indument cette blancheur

Immobile en son ordre

Et sans voix.

 

Qu’elle parle : c’est moi

Qui l’oblige à passer

De son ordre à quelque autre.

Et de quel droit le mien ?

 

Jean Tortel, Relations, Gallimard, 1968, p. 84.

27/11/2016

Pascal Quignard, Les désarçonnés

                                         AVT_Pascal-Quignard_350.jpg

   On appelle fonctionnaires les hommes qui remplissent toutes les fonctions qui contribuent au fonctionnement de l’État. Les fonctionnaires sont les hommes grâce auxquels l’État fonctionne en l’état. Le mot français « état » a ici le sens latin de status tel qu’il se voit dans l’expression –statu quo-. Mais la formule latine entièrement développée de statu quo, qui semble si spatiale, si bornée de frontières, si entourée de gardes-frontières, de police montée, de douaniers, est à a la vérité intégralement temporelle : statu quo ante. Les fonctionnaires ont pour charge de faire fonctionner l’état de ce qui est en sorte que ce qui sera « après » soit comme ce qui était « avant ».

 

Pascal Quignard, Les désarçonnés, Grasset, 2012, p. 114-115.

26/11/2016

Claude Dourguin, Points de feu

                           Dourguin_Claude.jpg

   Nos sociétés ont fait des choix idéologiques, plus nombreux que jamais ceux que Nietzsche appelle « les philistins de la culture » — s’entend ceux qui aiment l’art pour son divertissement et/ou l’idée qu’ils se font d’appartenir à une élite.

 L’auteur c’est d’abord, l’étymologie nous le rappelle avec bonheur, celui qui accroît. Certainement pas celui qui « crée » — on se demande d’ailleurs comment et par quelle opération du Saint-Esprit, comme il se disait naguère de manière, heureusement irrévérencieuse. Cette imposture (pleine de prétention) qui nous rebat les oreilles avec les « créateurs » de tous poils est devenue insupportable tant elle prévaut partout.

 L’exigence d’une tâche.

 Virginia Woolf également dénonçait le « I, I, I », la permanence du sujet, du moi dans l’écrit.

 L’impression, parfois, que l’on est parmi les derniers à regarder encore les étoiles du ciel, à se satisfaire de cette contemplation, de ces moments, de leur silence.

 

Claude Dourguin, Points de feu, Corti, 2016, p. 131, 141-142, 153, 155, 157.

25/11/2016

Samuel Beckett, Les Os d'Écho et autres précipités

 Unknown.jpeg   

Le Vautour

 

traînant sa faim à travers le ciel

de mon crâne coquille de ciel et de terre

 

il s’abat sur ceux qui gisent mais qui bientôt

devront reprendre debout le cours de leur vie

 

leurré par une chair inutile

tant que faim terre ni ciel ne sont devenus charognes

 

Samuel Beckett, Les Os d’Écho [1935] et autres précipités,

traduit et présenté par Édith Fournier, Les éditions

de Minuit, 2002, p. 17.

24/11/2016

Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe

                                 chateaubriand.jpg

Cimetière de Saint-Christophe

 

                                                     Venise, septembre 1813

 

   À l’orée du cimetière, vers le Levant, on voit les sépultures des Grecs schismatiques et celles des protestants ; elles sont séparées entre elles par un mur, et séparées encore des inhumations catholiques par un autre mur : tristes dissentiments dont la mémoire se perpétue dans l’asile où finissent toutes querelles. Attenant au cimetière grec est un autre retranchement qui protège un trou où l’on jette aux limbes les enfants morts-nés. Heureuses créatures ! vous avez passé de la nuit des entrailles maternelles à l’éternelle nuit, sans avoir traversé la lumière ! Auprès de ce trou gisent des ossements bêchés dans le sol comme des racines, à mesure que l’on défriche des tombes nouvelles : les uns, les plus anciens, sont blancs et secs ; les autres, récemment déterrés, sont jaunes et humides. Des lézards courent parmi ces débris, se glissent entre les dents, à travers les yeux et les narines, sortent par la bouche et les oreilles des têtes, leurs demeures ou leurs nids.

 

François-René de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, Quarto Gallimard, Tome 2, 1997, p. 2778-2779.

 

23/11/2016

Che-Tô (fin du sème siècle)

calligraphie.jpg

Nulle part je n’habite.

Je couche dans l’Absolu,

Je grimpe au Nirvâna :

Au temple du bois d’encens,

   je joue.

 

Le plus souvent, je fais sans faire.

Fortune et renom ? Bulles d’illusion.

Si même l’océan se couvrait de mûriers,

Nos esprits ne sauraient se rencontrer.

 

Che-Tô [fin du vie siècle, dans La Montagne

Vide, Anthologie de la poésie chinoise, IIIe-XIe s.,

traduction P. Carré et Z. Bianu, Albin Michel,

1987, p. 52.

22/11/2016

Jean-Luc Parant, Le miroir aveugle

                     Jean-Luc Prant, la miroir aveugle, visage, mensonge, toucher, corps, livre

                                   De la nuit et du vide

 

   On m’a menti, il n’y a rien sous mes doigts, je ne sens rien de mon visage dans le miroir, comme je ne sens rien sous mes doigts quand j’ouvre un livre et que je touche ce qui est écrit.

   On m’a menti, moi qui suis d’abord un corps, avec ma tête que je touche sans cesse parce que je ne la vois pas, ma peau à travers de laquelle je respire, mes poils qui me protègent, mes cheveux, mon sexe qui me reproduit, mes mains et mes bras qui me dirigent dans la nuit, mes jambes et mes pieds qui me déplacent sur la terre dans le jour. Moi qui suis ce que je suis, avec une matière et une odeur avec lesquelles je suis né, avec lesquelles je disparaitrai.

   On m’a menti, on m’a dit que c’était moi dans la glace, que j’étais cette image intouchable, ce reflet insaisissable que l’on ne peut pas atteindre, moi qui suis si proche de moi, qui me touche qui me sens, moi qui suis si fragile, qui ai mal au moindre choc, qui saigne à la moindre blessure, qui m’abîme tous les jours, qui vieillis et qui un jour serai mort et qui ne serai plus que quelques os, un petit tas de poussière sur la terre.

 

Jean-Luc Parant, Le miroir aveugle, Argol, 2016, p. 147-148.

21/11/2016

John Taylor, Hublots / portholes, peintures de Caroline François-Rubino

 

   On pourrait sans difficulté relire une partie de la littérature française (pas seulement, mais soyons modestes) à partir du thème de la fenêtre, passage entre le dedans et le dehors. On se souvient du duc de Nemours voyeur, la nuit, de son aimée dans La Princesse de Clèves, et de l’invitation de Baudelaire, dans Le Spleen de Paris, à découvrir l’intime, également la nuit : « Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. » ("Les Fenêtres"). Aussi souvent la fenêtre ouvre sur le public, parfois l’inconnu, et l’on pense à la prison de Fabrice, aux Fenêtres de Mallarmé, à Emma Bovary, etc. Paul de Roux, à Paris, regardait de sa fenêtre le mouvement des nuages, la lumière, pour relire un poème d’ Apollinaire : « Tu soulèveras le rideau. Et maintenant voilà que s’ouvre la fenêtre. (…) La fenêtre s’ouvre comme une orange. Le beau fruit de la lumière ». Le hublot est aussi une fenêtre, d’un genre particulier puisqu’elle n’est pas ouverture sur un dehors public.

   Que voit-on ? Toujours : la mer, les infinies variations de l’eau, crêtes et creux des vagues, et ce qui s’y trouve : une île, un autre bateau ; ou, à l’approche de la terre, une falaise. Selon le moment, les formes changent, nettes sous le soleil, indistinctes, troubles, devenant confuses, s’effaçant presque avec la brume ou le soir venu ; les couleurs se transforment, du gris le plus profond au bleuâtre. Tous ces mouvements disparaissent avec la nuit et seuls les mots peuvent restituer cette absence et, tout aussi bien, ce qui est imaginé, qui prend aussi diverses formes.

   C’est surtout cet imaginaire construit dans l’espace du hublot que peint Caroline François-Rubino. Ici pourra-t-on reconnaître la mer et ses mouvements, là le ciel et ses transformations selon l’heure, la saison, mais toujours les nuances et les arrangements du bleu qui laissent toute latitude pour inventer tous les paysages possibles. Ces peintures suggèrent que l’on peut, en laissant errer le regard, voir derrière le hublot des mondes inconnus, ce que dit le poème : il y a, aussi, une fenêtre pour revisiter le temps,

 

Le hublot

de la mémoire

 

cercler

teinter de bleu

ce qui est

un vide blanc 

 

Poèmes et peintures conversent, se répondent, d’une certaine manière se commentent ; l’utilisation de la seule couleur bleue est en accord avec le caractère condensé des poèmes en anglais, fort bien adaptés en français. Ce lien très fort entre image et texte donne au livre une unité que n'ont pas toujours les "livres d’artiste".

John Taylor, Hublots portholes, peintures de Caroline François-Rubino, édition bilingue, traduction de Françoise Daviet, L’œil ébloui, 2016, 32 p., 13 €.

Cet article a paru dans Libr-critique.com, revue de Fabrice Thumerel, le 7 novembre 2016.

 

                                                                                             

20/11/2016

Sabine Péglion, Un trou dans la nuit

              Sabine-Peglion-300x199.jpg

Ce qui de l’eau dérive

         ces absences froissées

         au confluent des vents

         dans le pas des collines

         en ces jours désertés

 

Ce qui dans la terre s’obstine

         surgit    des feuilles mortes

         auréoles déposées

en stigmates d’argent

dans l’humus du temps

 

Ce qui en ce jardin de meure

là où l’enfant courait

et dispersait ses joies

l’empreinte de sa voix

dans l’aubier des noyers

 

Ce qui résonne en toi

 

         paroles d’un chant

qu’on fredonne en passant

dans les marges du temps

 

Sabine Péglion, Faire un trou à la nuit,

la tête à l’envers, 2016, p. 58.

19/11/2016

Antoine Emaz, Cambouis

                                     424950374.jpg

Il ne faut pas briller, mais luire. Les images les plus faibles ont la résonance la plus longue. Celles qui flashent durent leur éclair, pas davantage.

 

Vieux disque de Dylan, Blonde on blonde, et temps gris dehors. Correspondance entre cette lumière faible, de saison, et la vieillerie intacte de la chanson. Aucune nostalgie, seulement voir-entendre du temps.

 

Loin de la poésie, au sens où la langue n’interfère pus avec ce qui est. Les arbres et la pluie sont, sans demander leur reste de mots. Comme si les cordes internes étaient détendues, qu’il n’y avait plus qu’un désir de laisser filer le temps pour se refaire.

 

« Ajoutez quelquefois, et surtout effacez » (Boileau Art poétique). Juste. On n’a jamais fini d’enlever du trop.

 

Si tu n’écris pas de poèmes, ne te soucie pas. Tu ne devais pas en écrire. Ou tu n’étais pas à la hauteur. Ou tu n’avais pas besoin, intensément, d’en écrire. Et voilà. Laisse aller, attends.

 

Antoine Emaz, Cambouis, Seuil, 2009, p. 23, 46, 69, 93, 124.

18/11/2016

Christian Prigent, Grand-mère Quéquette

                                            PrigentSourire.jpg

                                      Tout va bien

 

[…] Pourtant mère m’a dit  tu seras poète on voit djà ça à ton béret, le même que Paul Fort. Et tu aimes les ânes, voire tu aimes en âne, c’est comme Francis Jammes. Et le poète sait, confirma Grand-mère, tel Jean Richepin, en fourrant le coke dans la cuisinière, mettre en strophes fines les pires catastrophes, passe-moi la brique : ça chauffe le lit mieux que bassinoire. Ainsi il met baume en nos cœurs dolents et nargue l’aigreur de bile des penseurs et qu’ils nous emmerdent avec des leçons de complication et brûle pas tes doigts. Oui oui, je m’ai dit, le maître me l’a dit de la communale, et d’ailleurs c’est écrit dans le journal : le poète raisonne aussi mais plus vite, et en musique douce, exemple Aicard (Jean) ou Maurice Carême je les sais par cœur. Il assaisonne de sel de forme l’intelligence de l’informe, ainsi à tire-larigot chez Victor Hugo. Poème traduit le langage de l’âme, précisa la note en bas de la page.

 

Christian Prigent, Grand-mère Quéquette, P. O. L, 2003, p. 168.

17/11/2016

Paul Celan, La rose de personne, traduction Martine Broda

              Unknown.jpeg

Gel, Eden

 

Il y a un pays : Perdu,

où pousse une lune dans le roseau,

mort de froid avec nous,

Il rayonne autour et voit.

 

Il voit, alors il a des yeux,

qui sont de claires terres.

La nuit, la luit, l’alcali.

Il voit, l’enfant-œil.

 

Il voit, il voit, nous voyons,

je te vois, tu vois.

Le gel ressuscitera

avant que l’heure se ferme.

 

Paul Celan, La rose de personne, traduction

Martine Broda, Le Nouveau Commerce,

1979, p 37.

16/11/2016

Paul Valéry-Catherine Pozzi, La flamme et la cendre, Correspondance

                                       arton1162.jpg

À Catherine Pozzi

 

                                                                                  Lundi [Nice 24 avril 1922]

 

Je rentre à l’hôtel à 11h pour.. y trouver ce télégramme. Obsèques de qui ? Duchesne ? Elles ont lieu demain, pas aujourd’hui. Et puis quand elles auraient lieu aujourd’hui ! Aujourd’hui, dernier jour que nous pouvions avoir bien seuls.

— Ainsi, je m’en vais dans quatre jours. Jamais peut-être occasion pareille d’être ensemble, — et, contre l’Évangile même qui, cette fois unique, a dit quelque chose de raisonnable, vous préférez les défunts aux vivants ; l’Éternité qui n’est rien, au Temps, qui est tout, et ce mort à moi. Je suis affligé, ahuri, blessé, humilié, accablé de tristesse par ces dix mots inattendus. Hélas ! faut-il toujours qu’à peine éloigné de vous le moins du monde, surgissent des vapeurs et des ombres insensées !

Où est donc hier ? Ai-je rêvé que nous étions si doucement ensemble ? Pourquoi ne m’avoir rien dit de ceci, hier, qui était hier ? Que voulez-vous que je comprenne ? — j’ai cette terrible impression de l’obscurité, et cette autre, qui m’est si atroce, du temps dilapidé. Et il y en a si peu !

 

Catherine Pozzi, Paul Valéry, La flamme et la cendre, Correspondance, Gallimard, 2006, p. 382-383.