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26/11/2020

Jean Paulhan, Braque le patron

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                                    Plus ressemblant que nature

 

   Je ne crois guère aux fantômes, ni aux spectres. Mais je vois bien que j’ai tort. Parce qu’au fond nous y croyons tous, et qu’il serait plus loyal de l’avouer. Jamais un homme normal ne s’est tout à fait reconnu dans ses portraits. Le jour où l’on nous fait voir notre profil dans un jeu de miroirs, entendre notre voix dans un disque, lire nos vieilles lettres d’amour, est un mauvais jour pour nous : et sur le moment nous avons plutôt envie de hurler. Tant il est évident que nous sommes n’importe quoi, mais pas ça. Les photos exactes, les portraits fidèles, peuvent être puissants subtils, beaux ou laids. Ils ont un trait qui passe de loin ceux-là : c’est qu’ils ne sont pas ressemblants. Montaigne était à peu près le contraire du rat sadique que nous montrent les images. Léonard de Vinci n’avait pas vraiment l’air d’un chrysanthème, ni Gœthe d’un melon. Il faut avertir dès maintenant nos petits-fils que nous n’avons rien de commun avec les tristes images qu’ils garderont de nous.

   Mais il est plus difficile de savoir ce que nous sommes, et l’idée physique que nous en formons. Peut-être nous voyons nous secrètement en écorchés ? Non, c’est moins sanglant. En squelettes ? Non, c’est moins décisif. C’est à la fois insaisissable et diablement net. C’est assez précisément ce qu’on appelle un spectre, et somme toute cela nous est familier, puisque nous l’avons en tête à tout moment. C’est d’ordre aussi pratique qu’un escargot ou un citron.

   Un citron. Voilà où je voulais en venir. Car il nous semble, bien entendu, que l’escargot ou le citron doit être content de son apparence, si l’homme ne l’est pas ; que c’est tout ce qu’il mérite, qu’il n’avait qu’à ne pas être escargot. Mais il se peut qu’il n’en soit rien. Il est même vraisemblable (sitôt que l’on y songe) que l’escargot, lui aussi, ne cesse de protester (silencieusement) contre la coquille, les yeux à échasses et même la peau nacrée que nous lui voyons. Et peut-être se trouvera-t-il un jour des peintres assez subtils — ou, qui sait, suffisamment avertis — pour prendre le parti de cet escargot intérieur ; pour traiter les cornes et la coquille comme elles souhaitent d’être traitées.

   Je ne cherche qu’à être fidèle, tant pis si j’ai l’air sot. Qu’il y ait un secret chez Braque ­ comme il y en a un chez Van Gogh ou Vermeer — c’est ce dont ne laisse pas douter une œuvre à tout instant pleine et suffisante : fluide (sans qu’il soit besoin d’air) ; rayonnante (sans la moindre source de lumière) ; à la fois attentive et quiète : réfléchie jusqu’à donner le sentiment d’un mirage posé sur sa réalité. Pourtant, sitôt que je veux nommer ce secret ou le sentiment du moins qu’il me laisse, voici tout ce que je trouve : c’est que Braque propose aux citrons, aux poissons grillés et aux nappes, inlassablement, ce qu’ils attendaient d’être. Ce après quoi ils soupiraient : leur spectre familier. Il y a je ne sais quoi de triste dans un devoir ; d’amer dans une attente : c’est que l’on craint d’être déçu. Mais chaque tableau de Braque donne le sentiment d’une attente joyeuse, et d’un devoir comblé.

   Bien entendu, il faudrait là-dessus des preuves. — Et je les donnerai. Au demeurant, je ne dis rien que de banal. (Il suffirait bien d’user d’un autre mot — de parler d’idéal, par exemple.) Tant mieux. Ce que je voulais dire aussi, c’est que la peinture de Braque est banale. Fantastique sans doute, mais commune. Fantastique, comme il est fantastique, si l’on y réfléchit, d’avoir un nez et deux yeux, et le nez précisément entre les deux yeux.

 

Jean Paulhan, Braque le patron, Gallimard, 1952, p. 17-22.

 

18/11/2019

Philippe Boutibonnes, Rémanences

         Philippe Boutibonnes, remanies, animal, naissance, ressemblance

Comme l’homme est et comme sont les animaux nous mourrons pareils. Mélangés à la boue, roulés dans des guenilles ou dispersés avec la cendre. L’homme — l’un identifié comme pas l’autre, et tous ceux de notre espèce — parle et se tait quand il faut. L’homme parle, ressasse, avoue, se confesse et prie. L’homme se dit puis se tait. L’animal couine ou feule, alerte ceux de sa race mais il ne se tait pas. Il ne tient pas sa langue et ne retient ni un secret ni le silence. Il implore par le regard.

 

L’homme né en d’atroces eaux troubles, dans le sang et les écoulements, vagit. L’hase et le crocodile dans le champ de luzerne ou le marigot, vagissent. Nu, sans voix ni mots ni nom l’homme ne se sait pas mortel. Mortel il l’est et mort il le sera. L’homme naît nu. Nu, l’homme naît laid. Ni plus ni moins qu’un rat pelé, nu et perdu. Ce que perd l’homme perdu n’est pas son être encore inadvenu mais son lieu st son présent qui le nouent en son ici.

 

Philippe Boutibonnes, Rémanences, dans rehauts, n° 44, octobre 2019, p. 75.

 

27/04/2019

Claude Chambard, Carnet des morts

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IV

 

Dans le miroir nous ne nous connaissons pas

C’est le sauvage qui est dans le grain.

Mieux vaut être sauvage qu’aveugle.

S’il n’y a pas de buée sur le miroir, c’est la mort.

La mort est invisiblement visible dans le miroir.

 

Le livre est le lieu de la ressemblance.

Même si le livre ne ressemble pas au livre, il est la ressemblance.

Nous ressemblons à ce que nous lisons dans le livre.

Même si ce que nous lisons est exécrable. Notre visage alors se tord & marque sa répugnance. Nous effaçons le livre de notre visage le live, nous nous écartons de la ressemblance ;

 

Claude Chambard, Carnet des morts, Le bleu du ciel, 2011, p. 36-37.

30/11/2016

Jacques Lèbre, L'immensité du ciel

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                       Visages

 

Quelles peaux laissons-nous derrière nous

qui gardent encore notre forme exacte

en des époques révolues

dans une ressemblance un peu décalée ?

 

À dix-sept ans de distance dans le temps

et à cent cinquante kilomètres de distance

quelque chose d’un moment ricoche sur l’autre.

 

Visages, pourquoi remontez-vous parfois

du fond de toutes les années mortes ?

Est-ce la vie qui de nouveau vous décompose

quand le présent ne décèle jamais la cause

de votre soudaine et troublante apparition ?

 

Jacques Lèbre, L’immensité du ciel, La Nouvelle

Escampette, 2016, p. 21.