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18/09/2022

Paul Klee, Paroles sans raison : recension

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Dans sa jeunesse, Paul Klee (1879-1940) jouait sans cesse Bach au violon et se demandait s’il ne devait pas consacrer sa vie à la musique ; il écrivait aussi des poèmes de contenus variés, dont des quatrains érotiques. On suit dans son Journal* son désir de s’engager dans diverses voies et il s’établissait un programme au printemps 1901 (p. 50) :

 

au premier chef, l’art de la vie, puis, en tant que profession idéale : l’art poétique et la philosophie ; en tant que profession réaliste : l’art plastique et, à défaut d’une rente : l’art du dessin (illustration).

 

Comme le rappelle Pierre Alferi, c’est au cours de son voyage en Tunisie (avec August Macke et Louis Moilliet) qu’il a décidé d’être peintre ; il écrivait le 16 avril 1914 après un voyage à Kairouan, « La couleur me possède. (...) Voilà le sens du moment heureux : la couleur et moi sommes un. Je suis peintre. » (p. 282)

 

C’est avec le regard du peintre qu’il écrit « Voir c’est le savoir », mais la lecture des récits de rêve découvre un Paul Klee proche de Desnos ou de Leiris. Certaines images de son monde onirique, bien éloignées de la vie diurne (un banc de roses, un sorcier), empruntent cependant en partie à la réalité : la fille du sorcier qu’il regarde ferme les rideaux, mais l’observe par une fente ; ces images d’une relation à peine esquissée sont commentées dans la seconde partie du poème par Klee, pour qui on rêve à partir de « ce qui nous a un instant désarmés ». Dans un autre rêve de la même année (1906), s’effectue un mouvement du corps désorganisé vers une origine où se trouverait « Madame l’Archicellule », symbolisant la fertilité ; en même temps, son activité de peintre est évoquée et heureusement reconnue, avec la mention d’une « délégation (...) / pour rendre grâce à son travail ». Rêve encore, cette fois de l’absence de tout espace, de tout corps (« ma nudité volée »), de tout signe qui évoquerait une existence (« effacée, l’épitaphe »)  — vision frappante de la disparition, du néant.

La mort, la violence sont présentes autrement, exprimées de manière lapidaire : « Animal humain / heure de sang ». Dans les poèmes retenus apparaît aussi le motif de la claustrophobie, avec l’enfermement dans un lieu clos (« grand danger / pas d’issue ») et, pour en sortir, le plongeon par une fenêtre, mais l’image de la liberté retrouvée (« Libre je vole ») est mise en défaut : la chute sans fin figurée par la répétition : « Mais la pluie fine, / la pluie fine, / la pluie / tombe, / tombe... / tombe... ». Enfermement encore avec le retour de l’enfouissement, lié au monde des morts ou au passage du temps avec l’image classique du « ver qui ronge ». La préoccupation de l’au-delà est aussi mise en scène ironiquement dans une fable où un loup dévore un homme et tire une conclusion de son acte : l’homme peut être le dieu des chiens si le loup peut le manger, et la question demeure, « Où donc est leur [=des hommes] Dieu ? ».

 

La diversité des poèmes permet de lire d’autres aspects de l’écriture de Paul Klee qu’Alferi rattache notamment à Christian Morgenstern (1871-1914) pour la bouffonnerie, par exemple dans "Parole sans raison" avec des propositions comme « 1. Une bonne pêche est un grand réconfort », « 7. Douze poissons, / douze meurtres ». Ce qui apparaît souvent, ce sont les jeux avec les mots : adjectif qui change de sens selon sa position (« des gens petits / pas de petites gens »), verbe accompagné ou non de la négation : « lui qui sait qu’il ne sait pas / à l’égard de ceux qui ne savent pas / qu’ils ne savent pas / et de ceux qui savent qu’ils savent ». Un poème de quatre courtes strophes est construit avec cinq mots, deux adjectifs de sens opposés, "grand" et "petit", accompagnés de "calme", "forme" et "mobile, mobilité" qui s’achève par le retour du peintre, « calme petite forme s’appelle "peinture" ». Des vers à propos des états de la lune selon le lieu rappellent Max Jacob avec des vers comme : « que le cactus ne la crève pas ! ». Paul Klee avait aussi l’art de la pirouette, un portrait de chat qui saisit ses qualités sensorielles bien différentes des nôtres — « l’oreille cuiller à sons / la patte prête au bond [etc.] » — s’achève par un trait qui le sépare des humains : il « n’a, au fond, rien à faire de nous »

 

À la suite des poèmes, après une photographie de Paul Klee, sont excellemment reproduits onze tableaux et dessins, tous légendés, le plus ancien de 1915, le plus récent de 1940. Pierre Alferi retrace à grands traits dans sa postface le parcours de Paul Klee, qui continue d’écrire jusqu’à sa mort, en prose et en vers. Traducteur également de John Donne et d’Ezra Pound, il restitue le caractère singulier de l’écriture du peintre ; il propose un choix de traductions en suivant l’ordre chronologique, retenant des textes écrits de 1901 à 1939. L’ensemble des poèmes de Paul Klee est aujourd’hui traduit dans plusieurs langues, pas en français... : espérons que ce premier ensemble de 21 poèmes, publié par les éditions Hourra installées en Corrèze, décidera un autre éditeur d’entreprendre la publication de la totalité.

 

Paul Klee, Paroles sans raison, Choix, traduction et postface Pierre Alferi, reproduction de onze tableaux, éditions Hourra, 2022, 48 p., 15 €. Cette recension a té publiée par Sitaudis le 22 août 2022.

 

 
* Paul Klee, Journal, traduction Pierre Klossowski, Grasset, 1959 ; le Journal est maintenant disponible en poche dans la collection "Les Cahiers rouges" chez le même éditeur.

           

 

 

17/09/2022

Jude Stéfan, Épodes

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                  d c d

comme eut écrit M. Crozatier †

dans son poème 1 2 3 4 5 6

au Refuge 2 rue de la Charité

comme à l’hôpital d’Arthur (la

               Conception !)

Ils sont morts à toutes dates

                un 14/4/30

le « possesseur du mondez » se tue d’une balle

                donc par début de printemps

                 comme un 14/4/40

naissait l’épouse perdue et comme

                  par glaciale nuit

le vingt-six janvier dix-huit cent cinquante-cinq

                   se pendit Gérard 

le vingt-sept janvier dix-huit cent trente-sept

dans la neige gisait le duelliste moscovite

mortels mannequins nous sommes moins durables    

                    que Noms et Dates

 

Jude Stéfan, Épodes, Gallimard, 1999, p. 16. 

Stéfan à Cerisy, 2012, photo T. H.

16/09/2022

Jude Stéfan, Libères

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ma lente ma digne ma parfaite

toi partie pour guérir de toi

puisque femme de la femme guérit

courons voir au large une voile

rouge sur l’écume brève avec la

nymphe au trop de gestes et demain

la vénitienne aux baisers doulou-

reuse mais aux doigts si blancs sur sa

touffe puis le soir même la vieille

aux dents d’or qui vous abîme en l(oubli ;

où es-tu où je ne suis ici je

crie haï de moi d’aimer reviens

ma chaste unique entre tes mains

calmer ma face de tes feux mon cœur.

                          

                                              (Absence)

 

Jude Stéfan Libères, Gallimard, 1970, p. 47.

Stéfan, 1991, photo T. H.

15/09/2022

Pierre Reverdy, Cravates de chanvre

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                  Adieu

 

    La lueur plus loin que la tête

                               Le saut du cœur

 

Sur la pente où l’air roule sa voix

                  les rayons de la roue

                  le soleil dans l’ornière

 

                  Au carrefour

près du talus

                 une prière

Quelques mots que l’on n’entend pas

                  Plus près du ciel

     Et sur ses pas

        le dernier carré de lumière

 

Pierre Reverdy, Cravates de chanvre, dans Œuvres

complètes, I, Flammarion, 2010, p. 342.

14/09/2022

John Keats, La poésie de la terre ne meurt jamais

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Quand j’ai peur à l’idée que je pourrais cesser d’être...

 

Quand j’ai peur à l’idée que je pourrais cesser d’être

Avant que ma plume ait glané mon cerveau fourmillant,

Avant qu’une pile de livres, en caractères d’imprimerie,

Engrange le blé bien mûr comme de riches greniers ;

Quand je contemple, sur le visage étoilé de la nuit,

Les immenses symboles nuageux d’une noble idylle,

Et je me dis que je ne pourrai jamais vivre pour suivre

Leurs ombres, avec la main magique de la chance ;

Que je ne poserai jamais plus les yeux sur toi,

Ne connaîtrai jamais de plaisir dans le pouvoir féérique

De l’amour insouciant ! — puis sur la rive

Du vaste monde je me tiens seul, et je réfléchis

Jusqu’à ce qu’Amour et Renom sombrent dans le néant.

 

John Keats, La poésie de la terre ne meurt jamais, traduction

Cécile A. Holdban, Poesis, 2021, p. 91.

13/09/2022

Jean-Patrice Courtois, Descriptions

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un long plan de plaine large d’usines de haies d’arbres en ligne de fond  devant le champ de blé coupé barre l’horizon grand angle et les 23 tous devant jaunes verts hommes enfants hommes pantalons blouse façonnée peinturés en épis faux blond encore debout barrent l’horizon bordé grand angle aux yeux baissés non peint de cancers chimiques la photographie jaune contrarie sa propre »e planification matérielle par la douceur de son système gélatineux

 

Jean-Patrice Courtois, Descriptions, NOUS, 2021, p. 95.

12/09/2022

Pierre Vinclair, Bumboat

           pierre vinclair, Bumboat, singapour, jeux de mots

                                                       6. Boat Quay

 

                       aurions-nous continué

                       pour le plaisir des mots

`                      je voulais dire des morts

                       je voulais dire des monts

                       je voulais dire des ponts

                       je voulais dire des ports

                       à effeuiller la ville

         ALICE OSWALD (murmurant)

mais quelle est cette voix

qui parle en mon larynx

dans mon intimité

sous mon abri de pierre

         comme un herbier de morts sous le soleil

         tape la tête

         comme si on la cognait

         aux ponts

chaque fois qu’on passe en dessous

              ceux-ci sont droits, ceux-là bombés

              mes pauvres mots tassés

              sous le vent chaud qui fait

              vibrer les cordes des navires

à peine il vient tambouriner

tum tum-tum tum

sur les lourds conteneurs

qui s’empilent empire

 

Pierre Vinclair, Bumboat, In’hui/le Castor Astral,

2022, p. 43.

11/09/2022

Florence Pazzottu (texte), Hugues Breton (encres), Le joueur de flûte

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Les contes collectés notamment par Charles Perrault et les frères Grimm ont la plupart du temps été récrits mis au goût du jour pour le public enfantin (souvent très simplifiés, châtrés même) ou avec une visée littéraire et/ou sociale, le texte étant destiné à des adultes. Ainsi Robert Coover est parti de La Belle au Bois-Dormant pour écrire Rose (L’Aubépine) (traduit en 1998) et Christine Angot a proposé sa version de Peau d’Âne où se mêlent autobiographie et imaginaire. Le parti-pris de Florence Pazzottu et de Hugues Breton est différent dans la reprise du conte très connu de Grimm, Le Joueur de flûte de Hamelin : enfants et adultes y trouveront leur compte. L’auteure ne cache pas qu’elle entend déborder la visée convenue du conte en donnant en épigraphe l’intégralité de L’étranger de Baudelaire, qui exalte l’imaginaire, le poème cité extrait d’un livre sur l’exil de l’écrivain iranien, Atiq Rahini.

 

Rappelons le canevas du conte, que Florence Pazzottu suit scrupuleusement : une ville, au moment des fêtes de Noël, est envahie par des rats et rien n’arrête leur prolifération : rapidement ils dévorent tout. Les autorités tentent sans succès de les éliminer avec des pièges et du poison, ils promettent mille pièces d’or à qui pourra les délivrer du fléau. Un étranger vient et, jouant de la flûte, entraîne les rats hors de la ville. Les habitants se réjouissent mais la récompense est fortement diminuée. L’étranger la refuse et quitte la ville, il y revient quelques semaines plus tard et, jouant à nouveau, entraîne cette fois les enfants qui partent pour toujours. Ce que modifie en profondeur Florence Pazzottu, ce sont des éléments qui, laissant le plan intact, donnent au conte un caractère contemporain.

Il s’agit maintenant d’une « ville sans nom », toutes les villes d’aujourd’hui étant interchangeables avec leurs hautes tours et fermées à qui n’y vit pas. Les habitants ne sont pas divisés en pauvres et riches, vus sous un autre aspect : aucun ne cherche à être autrement que son voisin et chacun « se presse où se pressent les autres ». On apprécie les encres d’Hugues Breton, elles restituent la tristesse des bâtiments et le fait que tous les habitants se ressemblent. C’est après le repas de Noël que les rats envahissent la ville et dévorent en quelques jours toues les réserves. L’homme qui entre dans la ville est étranger par son habit d’Arlequin dont les couleurs connotent   la vie et s’opposent à la grisaille des vêtements des citadins ; tous refusent sa différence et se détournent à son approche, sauf les enfants. Il propose aux autorités de les délivrer du « grand mal qui [les] ronge » : ils se moquent et « ricanent » quand, pour agir, il sort une flûte de verre de son sac. C’est la peur et la lassitude qui poussent le dirigeant à promettre une forte somme —­ un chèque avec beaucoup de zéros — à l’étranger s’il réussit.

 

Les rats qui accourent aux sons de la flûte sont représentés par Hugues Breton comme une énorme vague, puis comme un nuage noir qui finit par se dissiper. L’étranger revient, et c’est comme s’il n’avait pas existé. La somme promise n’est pas discutée : un enfant en fin de journée vient lui porter le chèque ; la scène se passe aujourd’hui, où tout se consomme et se consume, non à la fin du XIIIe siècle comme dans la légende. L’étranger n’appartient pas à cette société et, avant de partir, dit seulement « C’est donc ainsi ? ». Il s’éloigne de la ville non pour n’avoir pas reçu la somme promise mais parce qu’il attendait des échanges, des paroles, des regards, de ne plus être vu comme un étranger. Il revient un an plus tard et joue à nouveau, cette fois « un chant d’une beauté, d’une force inouïes. Il portait des vies secrètes, singulières, sauvages, inventait des sentiers, ciselait et distinguait recoins et profondeurs. » Le chant porte tout ce qui est contraire à la ville, le vivant, le mystère, l’individuel, l’imaginaire, et seuls les enfants le comprennent, non encore "intégrés" dans la société fermée des adultes qui restent « sourds à l’appel, irrémédiablement ».

 

Comme dans la tradition, l’étranger entraîne les enfants qui disparaissent à jamais, mais ce n’est pas le vent qui, parfois, porte leur rire : quelques habitants qui, « devenus un peu fous, croient entendre, mêlé au vent » leur « rire insoumis ». Florence Pazzottu conserve les caractéristiques du conte (un héros, une épreuve à surmonter, la résolution des difficultés) en introduisant, sans forcer le ton, des éléments de la vie contemporaine. Ce faisant, elle garde au conte le charme de la lecture en lui ôtant ses aspects surannés et fait passer une critique claire de la société, lisible quel que soit le lecteur.

 

Florence Pazzottu (texte), Hugues Breton (encres), Le joueur de flûte, éditions Lanskine, 2022, np, 13 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 26 juillet 2022.

10/09/2022

Bernard Noël, La Chute des temps

bernard noël, la chute des temps, présent, beauté, vent

Dispersé

 

le parfois

les petites pattes du présent

l’abîme sur les talons

 

la chose de la chance

fait du front

ô grands yeux

 

un passant parmi les livres

et les douceurs

la beauté désastreuse

 

comment écrire : c’est ça

voici le mot vent

il ne souffle rien

 

que souffle le vent

la main touche l’air

et s’envole

 

Bernard Noël, La Chute des temps,

Poésie/Gallimard, 1993, p. 149.

09/09/2022

Michel Butor, Avant-goût

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Itinéraire 5) Les gares

 

J’arpente la salle de spas perdus cherchant le bureau des informations, lorgnant les pancartes. Empilements de valises et de vélos, familles en attente tandis que le père est allé au guichet. Porteurs et contrôleurs, casquettes variées, agents de la force publique ; de longues burettes pour les essieux, des marchands ambulants, des lanternes. Le train démarre, la voie brille sous la verrière. Les flaques réfléchissent les passerelles et les sémaphores. L’inondation gagnez ; c’est le lait des astres qui vient à notre secours. Par delà les passages à niveau, les tunnels, les terrains vagues, nous arriverons aux tuiles bourguignonnes, aux jades jurassiens, aux lacs et aux glaciers de Suisse, aux plaines du Piémont, aux ocres romaines.

 

Michel Butor, Avant-goût, éditions Ubacs, 1984, p. 57.

08/09/2022

Elke Erb, Sonance, dans L'Ours blanc

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L’Ours blanc est une revue publiée à Genève, à publication irrégulière et à pagination variable. Chaque livraison est consacrée à un(e) seul(e) auteur(e), avec une notice biographique et bibliographique dans un cahier central. Elke Erb (née en 1938) n’a pour l’instant été publiée en français que dans des revues ; les poèmes traduits par Vincent Barras sont extraits de pages continues de Sonanz (2019, d’abord en 2008).

 

Une remarque liminaire de l’auteure porte sur la composition des textes : ils sont écrits à partir de « notations de cinq minutes », rédigées pour l’essentiel entre l’été 2002 et mi-juillet 2005. Au moment de la reprise du manuscrit et de sa mise au net, elle s’est aperçue que ces « suites de mots semi-automatiques » avaient permis de faire disparaître des inhibitions et s’organisaient en thèmes « existentiels tout autant que théoriques ». À trois exceptions près les vingt-huit poèmes retenus, de longueur inégale (aucun ne dépasse la page) sont titrés.

 

Dans la brume du matin on distingue des éléments du paysage sans pouvoir à coup sûr les identifier, il faut attendre pour nommer des formes trop incertaines : la lecture de Sonance produit un effet analogue, ce n’est qu’après plusieurs lectures que des lignes se dégagent. On repère des liens d’un texte à l’autre, des répétitions, des reprises de thèmes, des jeux phoniques bien restitués par le traducteur (« lisière/clairière », « siège, piège »). Rien jamais qu’on puisse qualifier   d’incompréhensible, simplement le sens n’est pas "donné", et ne peut l’être, ce qui surgit des premières notations, avant réécriture, portant beaucoup sur le passé. Des lieux, des moments viennent en effet des jours de l’enfance, passé « depuis longtemps maintenant ». On pense par exemple à l’image du père, à celle de l’enfant dans le giron de la mère (‘le regard qui élève de la mère »), de l’adolescent ensuite (« Mansarde d’étudiant »).

De cette « vie vécue » s’imposent dans le présent l’image du chat « miaulant encore à peine », celle du poulet qui court et « regarder le rattrape », et il y a aussi le ruisseau, le canard sauvage, la haie, l’herbe, peut-être le grand piano. Ce qui se maintient de ces jours lointains au gré des notations n’évoque pas beaucoup le temps de l’innocence qu’on attribue, souvent faussement, à l’enfance. Ainsi, à côté de l’animal plutôt lié au zoo (la girafe), les oiseaux nommés, en dehors du merle, symbolisent rarement la quiétude (corneille, pie) et la colombe présente est aveugle. Cette enfance à peine esquissée est traversée par la peur, la destruction, la mort ; les allusions abondent, parfois en même temps énigmatiques et claire, comme l’ « effroi » d’imaginer ces « nuques qui craquent »  dans l’armoire, parfois masquées par le recours à une autre langue pour l’exprimer : Elke Erb cite Shakespeare pour évoquer la mort, « come away, come away, death / (...) fly away, fly away, breath ». On ajoutera que les verbes relatifs à la fuite (courir, s’échapper) accentuent le sentiment d’insécurité. Tout concourt à « un peu répéter secrètement la peur de l’enfant » — rappelons que Elke Erb (née en 1938) a connu la guerre dans son enfance.

 

Le temps présent n’est pas à l’abri d’aspects peu engageants. Dans la société de consommation vivent aussi « les exclus, ceux qui ne sont plus, plus guère entendus » et, dans les bureaux, les employés sont exploités. D’autres images, peut-être anciennes, seraient liées à la guerre et à ses suites (« villages abandonnés », « parc à ferrailles »). Il est souvent difficile de distinguer présent, passé et construction de l’imagination ­: comme l’écrit Elke Erb, « je joue / avec des parties du temps », parties qui se mêlent et se confondent. À la suite d’une description du myosotis et de la nigelle de Damas, l’un et l’autre bleus, elle note que leur nom « surgit un peu à la mémoire devant eux, ici ».

 

Le remuement qui s’opère dans le temps par ces notations laisserait le lecteur devant un vide s’il ne retenait que certaines remarques, comme « Pas d’avant pas d’après (...) un exclusivement maintenant » ; il rencontre aussi des notations qui, rejetant toute métaphysique s’attachent à la vie telle qu’elle est : « Avant cette plante il y a non elle. / Graine, germe. Pousse, feuille, branche, fruit. »

Donc, ce qui est à retenir, « C’est ainsi, c’est » et la récurrence de « Ça, on ne le sait pas ». Leçon poétique de matérialisme...

 

 Elke Erb, Sonance, traduction de l’allemand Vincent Barras, L’Ours blanc, 2022, 32 p., 5 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 22 juillet 2022. 

07/09/2022

James Joyce, Finnegans Wake

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Ah, mais c’était quand même une drôle de Squaw-sha, cette Anna Livia, tu peux m’en croire ! Et pour sûr qu’il était bien un drôle de pistolet, lui aussi, ce cher Dirty Dumpling père adoptif des  fils et filles de Fingal. Nous autres, ses gamines de gabier, on est toutes de sa famille. N’a-t-il pas marié sept femmes ? Et chacune portait sept béquilles. Et chaque béquille portait sept couleurs. Et chaque couleur avait un cri différent. Satis pour moi, donne-moi l’addition et le pourboire à Joe John. Befor ! Bifur ! Il épousa ses marquises du marché, c’est payé peu je sais, en bon Etrurian Catholic Heathen sur un tas de Barnacle à la crème rose citron turquoise indienne mauve.

 

James Joyce, Finnegans Wake, traduction Philippe Lavergne, Gallimard, 1982, p. 231-232.

06/09/2022

James Joyce, Brouillons d'un baiser, Premiers pas vers Finnegans Wake

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                                       [Mamalujo]

 

Et ils étaient là eux aussi à écouter de toutes leurs forces les solans & les sycomores et les grives et tous les oiseaux tous les quatre à écouter ils étaient les grands quatre, les quatre maîtres vagues d’Erin tous à écouter quatre il y avait lr vieux Matt Gregory et à côté du vieux Matt il y avait la vieux Marcus Lyons les  quatre vagues et souventes fois ils avaient coutume de dire les grâces ensemble ici même maintenant nous voilà les quatre le vieux Matt Grefgory et le vieux Marcus Lyons et le vieux Luke >Taerpey nous quatre et pour sûr Dieu merci il n’y a plus que nous et pour sûr maintenant tu ne t’en iras plus vieux Johnny MacDougall nous tous les quatre il n’y a plus que nous  et maintenant fais apsser le poisson pour l’amour du Christ amen la façon dont ils disaient les grâces avant le poisson pour auld lang syne (1)

(1) Le bon vieux temps en écossais. C’est lze titre d’un poème de Robert Burns et d’une chanson qu’on entonne traditionnellement à l’occasion d’un adieu.

 

James Joyce, Brouillons d’un baiser, Premiers pas vers Finnegans Wake, traduction Marie Darrieussecq, Gallimard, 2011, p. 103.

 

05/09/2022

James Joyce, Finnegans Wake, fragments

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(...) L’enfant, un enfant naturel, Inconnu par les mnous (aya ! aya !), auraitétaitfût kidnappé à un âge deprobable récent, possiblement plus reculé : à moins qu’il ne soit dérobé à la vie en atours de passe-passe : duquel lethéatron est un lemonorage ; à potron chevrette menuit venu ; motte sur chute ; et tassé ; le mitonnerre débonnaire bagoutatônneur de masculinuté pillescindé ; attention, le revoilà ; renascénent ; finincarnat ; encore au coin du feu prédit ; à matines accompli ; des clocheurs acclamé kind caduc ; (...)

 

James Joyce, Finnegans Wake, fragments adaptés par André du Bouchet, introduction de Michel Butor, Gallimard, 1962, p. 37.

04/09/2022

Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope

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                                    On rentre, Olga

 

J pourrait être convié à représenter le jade de l’esspoir ou de l’exil, savez-vous

Ainsi que Jésus et les Jésuites, engins de terrassement dans l’île hémorroïdaire,

Modo et forma pucelle sodomisée qui de dépit se marre à en mourir.

E pour l’érythrite de l’amour et du silence et du délicieux style nou-ou-veau,

Sinuosités et volutes d’amour et de science sous le regard du soleil et l’œil de la mouette rieuse,

Juvante Jeovah et un Jaïn ou deux et une pointe de yiddophile amical,

O pour l’opale de la foi et du clin d’œil rusé, adieu adieu adieu,

Ys, l’hier englouti sera demain, décrypte-moi ça mon guérillero gaélique,

Che sarà sarà che fu, c’est là plus qu’’Homère peut en débiter,

Exempli gratia : ecce lui-même en personne, et l’agneau dithyrambique e.o.o.e

 

                                                                Home Olga 1932

 

Samuel Beckett, Peste soit de l’horoscope, traduction Édith Fournier, éditions de Minuit, 2012, p. 26.