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17/04/2023

Johannes Bobrowski, Ce qui vit encore

 

      Et voici que

 

Et voici que

nous avons les deux mains pleines de lumière —

les strophes de la nuit, les eaux

agitées heurtent de nouveau

la rive, le soleil âpre, sans regard,

des bêtes dans les roseaux

après l’étreinte — puis

nous voilà debout contre la pente

ders, contre le ciel

blanc, qui vient

par-dessus la montagne,

froid, cascade splendeur,

et demeure figé, glace

qui descendait des étoiles.

 

Sur ta tempe

je veux vivre cette petite

saison, oublieux, sans bruit,

laisser errer

mn sang à travers ton cœur.

 

Johannes Bobrowski, Ce qui vit encore,

L’Alphée,1087, p.73.

16/04/2023

Havasu Kaya,

 

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L’Ours Blanc, « revue littéraire à parution irrégulière », est une des rares revues qui, à chaque livraison, prouve qu’inventer la lecture est possible, sans pour cela recourir toujours à de « grands » écrivains. Havasu Kaya, m’append la courte notice à lui consacrée, est le pseudonyme d’un artiste dont une galerie de Berne a exposé son travail en 2022 ; né en 1995 à Genève de migrants turcs, il est aussi auteur et performeur. Le lecteur francophone ne fera pas usage de ses mots de passe en langue turque, il pourra sans aucun doute se réjouir à les lire et, pourquoi pas ? les comparer aux siens.

 

Havasu Kaya commence par une expression qui engage la croyance religieuse. Avant de boire, de manger, quand la voiture démarre, etc., il est coutume d’invoquer dieu, « bismillah » (= au nom de dieu), formule dite machinalement, « mot de passe » — même le « mon dieu ! » est obsolète en France pour ponctuer une affirmation, ­ mais « my God ! » dans les pays de langue anglaise et « mein Gott » en Allemagne restent courants. Humour de l’auteur : son usage dans la vie courante de « bismillah » le porte à conclure qu’il n’a plus la foi, mais quand il prend l’avion le mot de passe reprend son rôle protecteur et, conclusion : « Peut-être que je crois encore en Dieu ». Jeu de bascule qui se poursuit :

« bismillah » est employé dans des actes condamnés par la religion, par « des personnes, comme moi, qui blasphèment en tremblant d’excitation et de peur ». Le mot, à la fois, renvoie à une idéologie à laquelle il n’adhère plus et, par son éducation, le ramène « à une douceur enfantine, quelque chose qui prend soin, protège et donne de l’importance. »

La plupart des récits aborde d’une manière ou d’une autre la situation de l’immigré, les réflexions sont d’autant plus fortes qu’elles viennent d’un homme né en Suisse de parents, eux, immigrés pour améliorer leur vie. Ni le père ni la mère ne maîtrisent le français, quant à Havasu Kaya sa pratique de la langue turque est sommaire, aussi les échanges restent-ils très incomplets, surtout affectifs. L’écrivain ne se reconnaît pas comme Turc, y compris physiquement, n’ayant pas la couleur mate de la peau, ni Suisse, ses habitudes de vie l’éloignant de cette patrie adoptée. Ni d’un côté ni de l’autre. Dans sa famille en Anatolie, tous lui font comprendre qu’il est autre : « tu n’as pas besoin de nous étant donné que tu as la Suisse » ; le regard des Suisses lui apprend la même chose : que veut-il donc « alors qu’il est déjà ici ? ». Il a fallu que sa thérapeute lui apprenne que son teint pâle est lié à une population d’une région d’Anatolie pour que, grâce à ce « repère géographique », il trouve une assise, « C’était juste ce qu’il me fallait. Juste assez proche de moi pour me sentir intégré, juste assez loin pour faire travailler mon imagination. »  

Il arrive que l’adolescent, quand il retourne en Turquie, abîme ses vêtements pour ne pas paraître privilégié. Il ne l’est pourtant pas ; lorsqu’il accompagne ses parents à Paris, ce n’est pas pour voir la Tour Eiffel, la vue, ce sera « sur la périphérie et les immeubles de la cité en plein milieu du 93. » Et la visite de la famille en Allemagne apporte la même déception : le fossé entre les immigrés et la population, dans chaque pays, n’est pas aisé à franchir, « Je m’imaginais perfectionner mon allemand, j’ai fini par perfectionner mon turc. » Cette identité à construire ne peut l’être par ce qui y est profondément attaché, la préparation de la nourriture. La mère est trop fatiguée quand elle rentre de son travail pour préparer quoi que ce soit, le père à son retour le midi du travail prépare la même chose que Havasu Kaya vers vingt et une heures, « des pâtes, de la pizza surgelée, de la purée en poudre, des saucisses de veau ou des lasagnes surgelées ». Les parents s’en tiennent à des spaghettis trop cuits, qu’ils mangent avec du pain, du yoghourt et de l’oignon frais, repas qui rappelle lointainement leur pays d’origine, mais cette liaison existe suffisamment pour que Havasu Kaya adopte parfois ce menu.

Havasu Kaya a essayé de ressembler à un Turc. Sans y parvenir et en y renonçant. Son identité, c’est sans doute de paraître étrange aux yeux de ses parents, de sa famille turque, et tout autant au regard des habitudes de la Suisse. « Alors je ne suis pas pauvre mais mon regard prend sa revanche sur la pauvreté de mes parents, sur l’étrangeté de mon identité. » Ces mots de passe mettent en lumière la difficulté de l’"intégration" d’un immigré (Turc, Syrien, Afghan, etc.) dans un pays européen : il ne devient pas Français, Suisse etc., pas plus qu’il ne peut conserver.

Havasu Kaya, Mots de passes incantatoires à l’usage des enfants d’immigrés turcophones, L’Ours Blanc, Hiver 2023, n° 35. 6 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 28 février, 2023.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Ours Blanc, « revue littéraire à parution irrégulière », est une des rares revues qui, à chaque livraison, prouve qu’inventer la lecture est possible, sans pour cela recourir toujours à de « grands » écrivains. Havasu Kaya, m’append la courte notice à lui consacrée, est le pseudonyme d’un artiste dont une galerie de Berne a exposé son travail en 2022 ; né en 1995 à Genève de migrants turcs, il est aussi auteur et performeur. Le lecteur francophone ne fera pas usage de ses mots de passe en langue turque, il pourra sans aucun doute se réjouir à les lire et, pourquoi pas ? les comparer aux siens.

 Havasu Kaya commence par une expression qui engage la croyance religieuse. Avant de boire, de manger, quand la voiture démarre, etc., il est coutume d’invoquer dieu, « bismillah » (= au nom de dieu), formule dite machinalement, « mot de passe » — même le « mon dieu ! » est obsolète en France pour ponctuer une affirmation, ­ mais « my God ! » dans les pays de langue anglaise et « mein Gott » en Allemagne restent courants. Humour de l’auteur : son usage dans la vie courante de « bismillah » le porte à conclure qu’il n’a plus la foi, mais quand il prend l’avion le mot de passe reprend son rôle protecteur et, conclusion : « Peut-être que je crois encore en Dieu ». Jeu de bascule qui se poursuit :

« bismillah » est employé dans des actes condamnés par la religion, par « des personnes, comme moi, qui blasphèment en tremblant d’excitation et de peur ». Le mot, à la fois, renvoie à une idéologie à laquelle il n’adhère plus et, par son éducation, le ramène « à une douceur enfantine, quelque chose qui prend soin, protège et donne de l’importance. »

La plupart des récits aborde d’une manière ou d’une autre la situation de l’immigré, les réflexions sont d’autant plus fortes qu’elles viennent d’un homme né en Suisse de parents, eux, immigrés pour améliorer leur vie. Ni le père ni la mère ne maîtrisent le français, quant à Havasu Kaya sa pratique de la langue turque est sommaire, aussi les échanges restent-ils très incomplets, surtout affectifs. L’écrivain ne se reconnaît pas comme Turc, y compris physiquement, n’ayant pas la couleur mate de la peau, ni Suisse, ses habitudes de vie l’éloignant de cette patrie adoptée. Ni d’un côté ni de l’autre. Dans sa famille en Anatolie, tous lui font comprendre qu’il est autre : « tu n’as pas besoin de nous étant donné que tu as la Suisse » ; le regard des Suisses lui apprend la même chose : que veut-il donc « alors qu’il est déjà ici ? ». Il a fallu que sa thérapeute lui apprenne que son teint pâle est lié à une population d’une région d’Anatolie pour que, grâce à ce « repère géographique », il trouve une assise, « C’était juste ce qu’il me fallait. Juste assez proche de moi pour me sentir intégré, juste assez loin pour faire travailler mon imagination. »  

Il arrive que l’adolescent, quand il retourne en Turquie, abîme ses vêtements pour ne pas paraître privilégié. Il ne l’est pourtant pas ; lorsqu’il accompagne ses parents à Paris, ce n’est pas pour voir la Tour Eiffel, la vue, ce sera « sur la périphérie et les immeubles de la cité en plein milieu du 93. » Et la visite de la famille en Allemagne apporte la même déception : le fossé entre les immigrés et la population, dans chaque pays, n’est pas aisé à franchir, « Je m’imaginais perfectionner mon allemand, j’ai fini par perfectionner mon turc. » Cette identité à construire ne peut l’être par ce qui y est profondément attaché, la préparation de la nourriture. La mère est trop fatiguée quand elle rentre de son travail pour préparer quoi que ce soit, le père à son retour le midi du travail prépare la même chose que Havasu Kaya vers vingt et une heures, « des pâtes, de la pizza surgelée, de la purée en poudre, des saucisses de veau ou des lasagnes surgelées ». Les parents s’en tiennent à des spaghettis trop cuits, qu’ils mangent avec du pain, du yoghourt et de l’oignon frais, repas qui rappelle lointainement leur pays d’origine, mais cette liaison existe suffisamment pour que Havasu Kaya adopte parfois ce menu.

Havasu Kaya a essayé de ressembler à un Turc. Sans y parvenir et en y renonçant. Son identité, c’est sans doute de paraître étrange aux yeux de ses parents, de sa famille turque, et tout autant au regard des habitudes de la Suisse. « Alors je ne suis pas pauvre mais mon regard prend sa revanche sur la pauvreté de mes parents, sur l’étrangeté de mon identité. » Ces mots de passe mettent en lumière la difficulté de l’"intégration" d’un immigré (Turc, Syrien, Afghan, etc.) dans un pays européen : il ne devient pas Français, Suisse etc., pas plus qu’il ne peut conserver la culture de ses aïeux.

Havasu Kaya, Mots de passes incantatoires à l’usage des enfants d’immigrés turcophones, L’Ours Blanc, Hiver 2023, n° 35. 6 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 28 février, 2023.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

15/04/2023

Benoît Casas, Combine

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571

Nous

partageons

le monde

à nous deux

d’une manière

bizarre

peut-être est-ce

nous-mêmes

que nous

partageons

en deux.

 

580

Seuls

nous ne

sommes pas

nous ne sommes 

jamais

sinon

vertige

et vide.

 

598

Alors

nous en

étions là

et que fallait-il

faire

continuer

bien sûr

continuer

alors j’ai

continué.

 

604

Maintenant

il faut

ne plus

être seuls

ne plus

attendre

ne plus

avoir peur.

 

Benoît Casas, Combine,

NOUS, 2023, np.

14/04/2023

Benoît Casas, Combine

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81 

Vous êtes

l’objet

de la lecture

de l’autre

chacun lit

en l’autre

son histoire

non écrite.

 

92

S’il ne

Lisait

pas

il ne voyait

pas

le jour

dans le

jour.

 

96

Concerné

j’accepte

le temps

comme

j’accepte

les nuages.

 

98

Elle

m’a fait

découvrir

de quoi

 

il était

question

dans ma vie

dans

mon livre.

 

Benoît Casas, Combine,

NOUS, 2023, np.

 

13/04/2023

Benoît Casas, Combine

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47

Sous le

grand soleil

 fermentent

les hommes

les femmes  

les passions

les siècles.

 

60

Elle prépare

le feu

de l’ombre

où je resterai

visible.

 

63

Comment

déterminer

le moment

précis

où commence

une histoire ?

 

542
Ce n’était 

qu’une question 

de temps 

mais le temps 

ne nous a 

pas bien 

traités 

quelque chose 

s’est mal 

passé.

 

Benoît Casas, Combine,

Nous, 2923, np.

 

 

12/04/2023

Benoît Casas, Combine

 

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16

La poésie

est expérience

qui subtilise

est apparence

qui varie

la poésie

est l’une des

expansions

de la vie.

 

19

Ce

travail

mettre

des mots

ensemble.

 

25

La poésie

crée

un rapport

de un

à un `

entre

le lecteur

et l’auteur.

 

42

Les poèmes

à chaque prise

à chaque

frappe

dispensent

le temps

et le monde

en surfaces.

 

Benoît Casas, Combine, NOUS, 2023, np.

11/04/2023

Gustave Roud, Le Repos du cavalier

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Je regarde le fleuve de brouillard s’élargir, noyer sa rive, cette pente de terre nue où côte à côte nous avons marché tout un après-midi d’automne, herseur le poing à la bride du gros rouan débonnaire, herseur qui riais dans le soleil et la bête à chaque halte au bord du champ refermait sa paupière cousue de gros  crin pâle… Je regarde. Le brouillard déferle contre le verger, contre la ferme, la grange, contre toi-même. La batteuse étouffe son adieu ; le brouillard dévore ta main tendue. Tu es cendre, tu es vapeur, tu n’es plus rien. Tu n’es plus rien, mais là-bas tu vas reprendre poids et vie parmi toutes ces autres vies, et moi je glisse et repars au fil de la brume, sans voix, sans pensée, comme un bâton flottant dont nul bûcheron sur la rive ne pourrait tirer quelque flamme  comme un vague flocon d’écume bientôt défait, dissous au ressac indéfini de l’attente et de l’absence.

 

Gustave Roud, Le Repos du cavalier, dans Œuvres poétiques, éditions Zoé, 2022, p. 1147.

 

 

 

10/04/2023

Gustave Roud, Journal

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Pourquoi, pourquoi ? Pourquoi cette destinée qui se développe et semble s’achever dans le temps ? qui a besoin d’une périssable vêture corporelle ? Cernée ainsi dans sa figure matérielle, dans sa présence de chair qui commence et finit entre deux chiffres précis, je sais bien qu’une vie demeure entièrement inexplicable. Mais je crois que le cœur seul peut comprendre qu’il y a une éternité de l’amour. Certains élans du cœur, leur puissance ne peut prendre fin.

 

Gustave Roud, Journal 1916-1976, Œuvres complètes, volume 3, éditions Zoé, 2022, p. 484.

09/04/2023

Yves Bonnefoy, Là où retombe la flèche

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Perdu. À quelques pas de la maison, cependant, à guère plus de trois jets de pierre.

Là où retombe la flèche qui fut lancée au hasard.

Perdu, sans drame. On me retrouvera. Des voix se dressent de toutes parts sur le ciel, dans la nuit qui tombe.

Et il n’est que quatre heures, il y a donc encore beaucoup de jour pour continuer à se perdre — allant, courant parfois, revenant — parmi ces pierres brisées et ces chênes gris dans le bois coupé de ravins qui cherche partout l’infini, sous l’horizon tumultueux, mais  ici, devant le pas, se resserre.

Nécessairement, je vais rencontrer une route.

Je verrai une grange en ruine d’où partait bien une piste.

Appellerai-je ? Non, pas encore.

Yves Bonnefoy, Là où retombe la flèche, dans Œuvres poétiques, Pléiade/Gallimard, 2023, p. 601.

 

 

 

 

08/04/2023

Yves Bonnefoy, La Vie errante

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           Une pierre

 

J’ai toujours faim de ce lieu

Qui nous était un miroir,

Des fruits voûtés dans son eau,

De sa lumière qui sauve,

 

Et je graverai dans la pierre

En souvenir qu’il brilla

Le cercle, ce feu désert

Au-dessus le ciel est rapide

 

Comme au vœu la pierre est fermée.

Qe cherchions-nous ? Rien peut-être,

Une passion n’est qu’un rêve,

Nos mains ne demandent pas,

 

Et de qui aima une image,

Le regard a beau désirer,

La voix demeure brisée,

Ma parole est pleine de cendres.

 

Yves Bonnefoy, La Vie errante, dans Œuvres poétiques,

Pléiade/Gallimard, 2023, p. 682.

07/04/2023

La Revue de belles-lettres, 2022-2 : recension

 

 

 

 

 

 

 

 

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On se souvient que l’expression "Art Brut" a été utilisée pour la première fois par Jean Dubuffet (1901-1985), en 1945, à la suite de visites d’hôpitaux psychiatriques en Suisse avec son ami Jean Paulhan ; elle a désigné assez rapidement les travaux (peinture, sculptures, écrits, etc.) de tous ceux qui étaient à la marge de la société, donc à l’écart de tout circuit artistique, et pas seulement les patients des hôpitaux. Une partie de ces travaux est rassemblée au musée de l’Art Brut à Lausanne, mais si les peintures sont relativement connues les écrits restent plus ignorés. La revue de belles-lettres publie un dossier d’une cinquantaine de pages, qui rassemble, sous le titre Écrits de l’Art Brut, des textes et des dessins de 9 hommes et femmes de nationalités différentes (Suisse, Allemagne, États-Unis, Autriche), inadaptés à la société, laissés pour compte, le plus souvent issus des classes sociales les plus défavorisées. Lucienne Peiry, qui a choisi les textes et les présente, remarque que certains d’entre eux pourraient aisément être rapprochés de ceux publiés par Apollinaire, le dadaïsme, le lettrisme ou des écrivains contemporains. Ainsi, Constance Schwartzlin-Berberat, par exemple, dans ses poèmes, distribue sur la page des mots de différentes dimensions, répétant certains fragments ; Barbara Suckfull, elle, pratique une écriture rompue, chaque mot étant suivi d’un point, comme si elle refusait la continuité habituelle du discours : « Et. Toujours. Je. Suis. Ici. À. Werneck. Et. Quand. Jai. Saisi. » Etc. On rapproche aisément ces courts extraits de recherches publiées dans la même livraison de La revue de belles-lettres dans un Cahier de création : Édith Azam ("Karpiano") : « Proutant, ja me plique, jjjamais, jjjamais ja KKKRRAVVAILLé autant. Ja fais des nnnotes que ja dessine puis que ja me     nentraîne à les lire, ces nnnotes, bêtement. Parfois, c’est vrai, ma… ma Tê-Teu (…) » ; Heike Fiedler, elle, propose notamment des homophones dispersés sur une page, un texte peu compréhensible recouvert partiellement, un court texte accompagné d’un calligramme, tous deux plurilingues. Mais il s’agit là d’écrivains retenus parce qu’ils expérimentent l’usage de la langue ; les auteurs des textes recueillis sont toujours loin des essais littéraires, « ces écrits d’Art Brut, conçus pour la grande majorité dans l’isolement profond et la mise à l’écart, à huis clos, constituent pour leurs auteurs l’unique échappatoire possible. Internés, aux prises avec le vide, traversés par la nuit et le vertige. »

On reprendra les "Écrits en spirale" qui ouvrent la revue. L’entretien de Marion Graf avec Roger Perret ("Au cœur de la modernité dans les marges"), éditeur atypique à Zurich, qui a publié des écrits de l’Art Brut comme ceux d’Adolf Wölfli  et de Constance Schwartzlin-Berberat (largement représentés dans cette livraison). Il rappelle l’intérêt de Picasso, Klee et d’autres peintres pour ces œuvres, où « Ils percevaient (…) une spontanéité et une authenticité qu’un artiste travaillant consciemment n’atteint que rarement. » Il explique aussi pourquoi il s’est intéressé à Hans Morgenthalet (1890-1928), écrivain oublié, et à Annemarie von Matt (1905-1967), dont aucun texte n’a été publié de son vivant ; on lira des poèmes de ces deux poètes à la suite de l’entretien (introduction aux Écrits de l’Art Brut), et on le relit pour mieux comprendre l’intérêt de textes trop souvent mis à l’écart.

 

Bruno Pellegrino s’attache à la dernière partie de la vie d’une femme dont le prénom, Françoise, donne son titre à sa rubrique "L’inventaire". Institutrice ménagère, elle passait régulièrement devant la maison de Madeleine, la sœur aînée de Gustave Roud — écrivain qui avait besoin que l’on prenne soin pour lui de tout ce qui était matériel. Elle offre son aide pour les soins du potager, les deux femmes sympathisent, elles apprécient la montagne, l’effort physique, et deviennent des amies. À la mort de Madeleine, Françoise devient une manière de dame de compagnie « auprès de ce vieil homme de lettres qui ne peut pas vivre seul » ; elle l’aide à vivre le quotidien et le soutient quand il se met en tête d’apprendre en anglais les poèmes d’Emily Dickinson. Cela dure pendant six ans, jusqu’à la mort de Roud, en 1972. Il lui lègue la maison, qu’elle remet en état. Elle y vit seule pendant 30 ans, jusqu’à sa mort en 2008, passant une partie de son temps à classer et légender les milliers de photographies prises par l’écrivain. Femme remarquable restée évidemment ignorée : Pellegrino lui-même, écrivant à propos de Gustave et Madeleine, reconnaît qu’il a négligé de lui accorder une place.

Jacques Réda, dans "Récitatif pour l’Arbre"* n’a plus à prouver son attachement à la nature, il reprend cependant le thème, cette fois à propos de la destruction de l’environnement et de la foi aveugle des humains dans le progrès. Le poème, en vers de 14 syllabes propres à Réda, débute comme une fable de La Fontaine :

 

                  L’Arbre et les animaux vivaient en bonne intelligence
                 (Celle que la Nature accorde et qu’on nomme l’instinct)
                  Sans souci de leur origine, ignorant leur destin
                 Jusqu’au jour où l’homme parut avec son exigence.

 

Tout est dit. C’est ensuite destruction, abandon d’une relation simple aux choses, accompagné d’un « besoin croissant » de la science de « tout dénombrer et prouver » ; Réda renvoie à l’Antiquité, à ceux qui, « sans recours aux preuves factuelles », ont « Vêtu, fait danser et chanter [le réel] alors qu’il était nu ». L’aboutissement des transformations serait un « Homme artificiel / Indiscernable désormais de son appareillage ». Selon Réda, l’homme ne semble pas comprendre que l’univers est avant tout changement, qu’il est « la Vie instable », son erreur serait d’imaginer pouvoir un jour lever « l’énigme » de l’origine ; à cet aveuglement, Réda oppose ce que les hommes ont fait avec le langage : « l’énigme originelle (…) a fait danser nos mots ». On rapprochera ce propos de ce qu’écrit Erika Burkart : « C’est grâce à la langue surtout que je ne me suis pas perdue dans le labyrinthe, à cette langue qu’on peut écrire, à cette possibilité de transmuer la vie chaotique en chose dicible. » On lira avec intérêt les extraits de Langue. Écriture. Art, qui concluent brièvement : « On écrit pour l’écriture. L’éventuel lecteur est une aube éloignée ou un soleil couchant. La nuit il faut traverser seul. »

La Revue de belles-lettres, 2022-2, 222 p., 25 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 22 février 2023.

 

Récitatif est le titre d’un des premiers recueils (1970) de Réda.

06/04/2023

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière

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           Le tout, le rien

 

C’est la dernière neige de la saison,

La neige de printemps, la plus habile

À recoudre les déchirures du bois mort

Avant qu’on ne l’emporte puis le brûle.

 

C’est la première neige de ta vie

Puisque, hier, ce n’étaient encore que des taches

De couleur, plaisirs brefs, craintes, chagrins

Inconsistants, faute de la parole.

 

Et je vois que la joie prend sur la peur

Dans les yeux que dessille la surprise

Une avance, d’un grand bond clair : ce cri, ce rire

Que j’aime, et que je trouve méditable.

 

Car nous sommes bien proches, et l’enfant

Est le progéniteur, de qui l’a pris

Un matin dans ses mains d’adulte et soulevé

Dans le consentement de la lumière.

 

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière,

Poésie/Gallimard, 1991 [1987], p. 139.

05/04/2023

Yves Bonnefoy, Pierre écrite

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                  Une pierre

 

              Je fus assez belle,

Il se peut qu’un jour comme celui-ci e ressemble,

   Mais la ronce l’emporte sur mon visage, 

      La pierre accable mon corps

 

              Approche-toi,

     Servante verticale rayée de noir,

       Et ton visage court.

 

    Répands le lait ténébreux qui exalte

                  Ma force simple.

                  Sois moi fidèle,

    Nourrice encor, mais d’immortalité.

 

Yves Bonnefoy, Pierre écrite, dans Œuvres poétiques,

Pléiade/Gallimard, 2023, p. 130.

 

04/04/2023

Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l'immobilité de Douve

 

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               Derniers gestes VI 

Sur un fangeux hiver, Douve, j’étendais 

Ta face tumultueuse et basse de forêt.

Tout se défait, pensais-je, tout s’éloigne.

 

Je te revis violente et riant, sans retour,

De tes cheveux au soir d’opulentes saisons

Dissimuler l’éclat d’un visage livide.

 

Je te revis furtive. En lisière des arbres

Paraître comme un feu quand l’automne resserre

Tout le bruit de l’orage au cœur des frondaisons.

 

Ô plus noire et déserte ! enfin je te vis morte,

Inapaisable éclair que le néant supporte,

Vitre sitôt éteinte et d’obscure maison.

 

Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve,

Dans Œuvres poétiques, Pléiade/Gallimard, 2013, p. 67.

03/04/2023

Gustave Roud, Œuvres complètes

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Gustave Roud (1897-1976), écrivain suisse, a publié une dizaine de livres de son vivant ; des rééditions de volumes épuisés et des écrits posthumes ont permis d’approfondir la connaissance de l’œuvre. Cependant, aucun regard sur l’ensemble n’était possible et, en outre, son travail de traducteur n’était plus disponible. On ne lit pas rapidement une telle somme dont l’appareil critique éclaire bien des aspects d’une œuvre protéiforme : pas de recension mais il semble utile de présenter cette belle édition.

 

Le premier volume réunit les dix recueils de poésie écrits entre 1928 et 1972, auxquels s’ajoutent quantité de textes parus en revue. « Roud a souvent insisté sur ce qui lui apparaissait comme le cœur de son entreprise poétique, la quête des signes et des messages inscrits dans l’univers et le vivant. » Le second volume donne l’ensemble de son travail de traducteur : il a traduit des poèmes de Trakl et a été l’un des premiers à traduire en français Hölderlin (en 1942, mais 1930 en revue), Novalis (1948), Rilke (1945) ; pour lui, la traduction devait être « la restitution d’un climat, d’un rythme, des sonorités ». Rappelons que Philippe Jaccottet a sollicité Roud, qu’il connaissait, quand il a préparé l’édition de Hölderlin dans la Pléiade, publiée en 1967.

Le troisième volume contient la totalité du Journal (1916-1976) : « événements du jour, réflexions sur soi, descriptions de paysages, propos sur l’art, poèmes, écriture automatique, récits de rêves, « dictées » ou encore projets liés à des textes ou à des recueils. ». L’œuvre critique occupe le quatrième volume, elle n’avait pas été rassemblée du vivant de Roud. Sa lecture des œuvres prolonge ses réflexions « sur le processus créatif en général » et « nourrit sa démarche de poète ». Chaque volume est présenté et annoté, pour la poésie par un collectif, pour les traductions par Raphaëlle Lacord, pour le Journal par Alexis Christen et pour la critique par Bruno Pellegrino dont le roman Là-bas est un jour d’automne (2018) repose sur la vie de Roud.

Roud a photographié la région où il a passé sa vie dans le Haut-Jorat (région de Vevey) et il est à souhaiter qu’un large choix de ses photographies, parmi les milliers de clichés conservés, soit rassemblé à côté des deux publications existantes.

 

Il est bon de citer un grand lecteur du XXe siècle, Jean Paulhan, qui écrivait, après la lecture de quelques livres de Roud :

« Gustave Roud regarde le monde à l’œil nu, et la nature ne le distrait pas. On ne sait quel espace amical, et tout à la fois défiant, le sépare des ciels et des moissons dont il nous entretient. Pourtant je vais et je viens à l’aise dans son univers. Je me dis : il se peut que tout ne soit pas mensonge et mythe dans les contes qu’on m’a faits. Il se peut qu’il existe en chacun de nous une langue silencieuse et secrète d’avant le langage bruyant ; et dans le monde à l’abri de notre esprit, un univers premier de coutumes joyeuses, où Gustave Roud s’est une fois pour toutes établi » (Jean Paulhan, Œuvres complètes, V, Critique littéraire II, p. 29). Gustave Roud,

Œuvres complètes, Sous la direction de Claire Jaquier et Daniel Maggetti, éditions Zoé, 2022, 4 vol., 5210 p., sous emboîtage, Cette présentation a été publiée par Sitaudis le 23 février 2023.