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06/03/2023

Jacques Réda, Mes sept familles : recension

 

Joue-t-on encore au jeu des sept familles ? Le jeu a pour but de rassembler le plus de fois possible six cartes dont les figures forment une des sept familles — le grand-père, la grand-mère, le père, la mère, le fils, la fille —, c’est-à-dire un groupe homogène. Retenons qu’aux sept poètes retenus, qui apparaissent par ordre alphabétique, manière de ne pas en privilégier un (Jean Follain, André Frénaud, Lorand Gaspar, Jean Grosjean, Louis Guillaume, Francis Ponge, Jean Tardieu), en est ajouté un huitième (Raymond Queneau), en dehors de l’ordre adopté : contrairement aux premiers, Réda l’a connu trop tard pour que des liens d’amitié se créent. De ces écrivains réunis, seul Gaspar (1925-2019) appartient à sa génération ; tous se rencontraient régulièrement et sont « appréciés tant comme poètes qu’en tant qu’hommes » par Jacques Réda.

 

Très tôt dans sa vie d’écrivain, Réda a publié des notes critiques ; on pense au Premier livre des reconnaissances (1985), en vers (avec notamment Follain, Perros, Armand Robin), livre maintenant dans un ensemble dont la dernière pièce a été donnée en 2021 (Quart livre des reconnaissances), on pense aussi à son Ferveurs de Borges (1988) et à son activité de chroniqueur de jazz pour Jazz magazine (1). On n’oublie pas qu’il a souvent précisé ce qu’était dans sa pratique le vers et la poésie, depuis Celle qui vient à pas légers (1985) jusqu’aux échanges avec Alexandre Prieux, dans l’Entretien avec Monsieur Texte (2020). La part de chaque écrivain retenu dans ce livre est différente, Réda reprend des recensions ou un texte lu en public, l’ensemble ayant été revu, corrigé et, si besoin était, augmenté.

 

Les liens d’amitié expliquent que Réda mêle les réflexions à propos des livres et les portraits de leurs auteurs ; son art de la digression le conduit à en introduire d’autres, par exemple celui de Pierre Seghers qui, éditeur, avait publié son premier ensemble de proses dans sa collection à compte d’auteur "Poésie 52". Lisant un livre de Follain, une autre digression lui fait percevoir un poème comme un idéogramme « ouvrant dans la multitude des choses et des mots une sorte de perspective ouvragée sur l’’immensité de son paysage » ; de là, glissement et discussion sur Dieu et le monde pour conclure que « l’homme n’est plus qu’une chose parmi les choses », puis retour au livre. Ces digressions sont partie prenante de la manière de lire de Réda, tout comme les brefs récits de rencontre avec tel ou tel écrivain devenu un ami proche avec le temps, c’est dire qu’un livre n’est pas un objet détaché de celui qui l’a écrit ou de ce que l’on a appris du monde, ce dont la recension tient compte.

Ainsi la lecture de Chef-lieu de Follain se développe en se référant à ce que l’on connaît (ou prétend connaître) de la relation entre les mots et les chose ; dans l’enfance,

 

La perception pure des choses n’a pas encore été troublée par le sentiment de l’énigme de leur présence et les explications que l’on reçoit : elles sont là et ne font qu’acquérir un surcroît de réalité quand nous apprenons à les nommer, de sorte que les mots qui les désignent sont la chose même et le resteront avec le regard de Follain. 

 

Décalage pour le lecteur entre la lecture critique et les échappées vers d’autres sujets ? Réda s’en amuse, « Je m’excuse de ces considérations que je n’aurais pas osé exposer en présence de Follain et Frénaud. Dans un autre article, il revendique ces sorties de route, « Je reviendrai peut-être tout à l’heure (peut-être : je ne suis pas un commentateur très cohérent) ».

 

Ses lectures ont un point commun, il se préoccupe toujours du rythme. Frénaud : « il engendre, hors de toute référence par le fourmillement ou l’allitération de ses timbres, le déboité de ses cadences, le refus de la mélodie au profit de l’allure plus souple et plus austère du récitatif » ; Grosjean : « diversité dans la prosodie des vers ». Dans le préambule, Réda relève que les chansons ont conservé « vers rimé et mesuré », ce qui est retrouver quelque chose des origines de la poésie, les liens entre rythme et mélodie étant alors étroits. Liens abandonnés, selon Réda, par la poésie d’aujourd’hui fustigée, « Il y a (...) depuis pas mal d’années une telle prostitution de ce que ses souteneurs appellent « la poésie » que je me refuse à situer les poèmes de Grosjean par rapport à ce trottoir ». On ne peut être plus clair. Réda, depuis longtemps, voit dans l’abandon progressif du vers régulier une marque, « un symptôme de l’affaiblissement de [notre langue] ». S’ajoutent des usages aberrants de l’anglais, quand rien ne semble justifier.

 

Déclin ou non de la langue, le débat est loin d’être clos. Pour la poésie, Réda ne s’embarrasse pas de précautions et, lecteur pendant des décennies aux éditions Gallimard, il relève que la poésie actuelle oscille « entre une dégénérescence du syllabisme et une prose indigente mise en morceaux sans nécessité prosodique » — c’est sans aucun doute une affirmation à laquelle il est difficile de ne pas souscrire. On discuterait son refus du marché de la poésie, même si l’on apprécie son humour ; la poésie ? « on lui a voué un mois, comme à la Vierge Marie » et « dans une saine politique consumériste, un marché ». Réda n’a jamais mâché ses mots dans une société où c’est le consensus qui prime, on peut refuser de le suivre — encore faut-il argumenter.

 

 

1) Parmi les livres à propos du jazz :  L’Improviste, une lecture du jazz, Gallimard, coll. « Le Chemin » (1980), Jouer le jeu (L’Improviste II), id., 1985, Le Grand Orchestre, (Sur Duke Ellington), Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 2011.

 

 

 

 

 

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Jacques Réda, Mes sept familles, collection Théodore Balmoral, fario, 2022, 200 p., 19 €.

 

Joue-t-on encore au jeu des sept familles ? Le jeu a pour but de rassembler le plus de fois possible six cartes dont les figures forment une des sept familles — le grand-père, la grand-mère, le père, la mère, le fils, la fille —, c’est-à-dire un groupe homogène. Retenons qu’aux sept poètes retenus, qui apparaissent par ordre alphabétique, manière de ne pas en privilégier un (Jean Follain, André Frénaud, Lorand Gaspar, Jean Grosjean, Louis Guillaume, Francis Ponge, Jean Tardieu), en est ajouté un huitième (Raymond Queneau), en dehors de l’ordre adopté : contrairement aux premiers, Réda l’a connu trop tard pour que des liens d’amitié se créent. De ces écrivains réunis, seul Gaspar (1925-2019) appartient à sa génération ; tous se rencontraient régulièrement et sont « appréciés tant comme poètes qu’en tant qu’hommes » par Jacques Réda.

 

Très tôt dans sa vie d’écrivain, Réda a publié des notes critiques ; on pense au Premier livre des reconnaissances (1985), en vers (avec notamment Follain, Perros, Armand Robin), livre maintenant dans un ensemble dont la dernière pièce a été donnée en 2021 (Quart livre des reconnaissances), on pense aussi à son Ferveurs de Borges (1988) et à son activité de chroniqueur de jazz pour Jazz magazine (1). On n’oublie pas qu’il a souvent précisé ce qu’était dans sa pratique le vers et la poésie, depuis Celle qui vient à pas légers (1985) jusqu’aux échanges avec Alexandre Prieux, dans l’Entretien avec Monsieur Texte (2020). La part de chaque écrivain retenu dans ce livre est différente, Réda reprend des recensions ou un texte lu en public, l’ensemble ayant été revu, corrigé et, si besoin était, augmenté.

 

Les liens d’amitié expliquent que Réda mêle les réflexions à propos des livres et les portraits de leurs auteurs ; son art de la digression le conduit à en introduire d’autres, par exemple celui de Pierre Seghers qui, éditeur, avait publié son premier ensemble de proses dans sa collection à compte d’auteur "Poésie 52". Lisant un livre de Follain, une autre digression lui fait percevoir un poème comme un idéogramme « ouvrant dans la multitude des choses et des mots une sorte de perspective ouvragée sur l’’immensité de son paysage » ; de là, glissement et discussion sur Dieu et le monde pour conclure que « l’homme n’est plus qu’une chose parmi les choses », puis retour au livre. Ces digressions sont partie prenante de la manière de lire de Réda, tout comme les brefs récits de rencontre avec tel ou tel écrivain devenu un ami proche avec le temps, c’est dire qu’un livre n’est pas un objet détaché de celui qui l’a écrit ou de ce que l’on a appris du monde, ce dont la recension tient compte.

Ainsi la lecture de Chef-lieu de Follain se développe en se référant à ce que l’on connaît (ou prétend connaître) de la relation entre les mots et les chose ; dans l’enfance,

 

La perception pure des choses n’a pas encore été troublée par le sentiment de l’énigme de leur présence et les explications que l’on reçoit : elles sont là et ne font qu’acquérir un surcroît de réalité quand nous apprenons à les nommer, de sorte que les mots qui les désignent sont la chose même et le resteront avec le regard de Follain. 

 

Décalage pour le lecteur entre la lecture critique et les échappées vers d’autres sujets ? Réda s’en amuse, « Je m’excuse de ces considérations que je n’aurais pas osé exposer en présence de Follain et Frénaud. Dans un autre article, il revendique ces sorties de route, « Je reviendrai peut-être tout à l’heure (peut-être : je ne suis pas un commentateur très cohérent) ».

 

Ses lectures ont un point commun, il se préoccupe toujours du rythme. Frénaud : « il engendre, hors de toute référence par le fourmillement ou l’allitération de ses timbres, le déboité de ses cadences, le refus de la mélodie au profit de l’allure plus souple et plus austère du récitatif » ; Grosjean : « diversité dans la prosodie des vers ». Dans le préambule, Réda relève que les chansons ont conservé « vers rimé et mesuré », ce qui est retrouver quelque chose des origines de la poésie, les liens entre rythme et mélodie étant alors étroits. Liens abandonnés, selon Réda, par la poésie d’aujourd’hui fustigée, « Il y a (...) depuis pas mal d’années une telle prostitution de ce que ses souteneurs appellent « la poésie » que je me refuse à situer les poèmes de Grosjean par rapport à ce trottoir ». On ne peut être plus clair. Réda, depuis longtemps, voit dans l’abandon progressif du vers régulier une marque, « un symptôme de l’affaiblissement de [notre langue] ». S’ajoutent des usages aberrants de l’anglais, quand rien ne semble justifier.

 

Déclin ou non de la langue, le débat est loin d’être clos. Pour la poésie, Réda ne s’embarrasse pas de précautions et, lecteur pendant des décennies aux éditions Gallimard, il relève que la poésie actuelle oscille « entre une dégénérescence du syllabisme et une prose indigente mise en morceaux sans nécessité prosodique » — c’est sans aucun doute une affirmation à laquelle il est difficile de ne pas souscrire. On discuterait son refus du marché de la poésie, même si l’on apprécie son humour ; la poésie ? « on lui a voué un mois, comme à la Vierge Marie » et « dans une saine politique consumériste, un marché ». Réda n’a jamais mâché ses mots dans une société où c’est le consensus qui prime, on peut refuser de le suivre — encore faut-il argumenter.

1) Parmi les livres à propos du jazz :  L’Improviste, une lecture du jazz, Gallimard, coll. « Le Chemin » (1980), Jouer le jeu (L’Improviste II), id., 1985, Le Grand Orchestre, (Sur Duke Ellington), Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 2011.

 

Jacques Réda, Mes sept familles, collection Théodore Balmoral, fario, 2022, 200 p., 19 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 24 janvier 2023.

 

 

 

 

05/03/2023

Franco Fortini, Feuille de route

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                Sagesse

 Il n’y a qu’une femme que j’ai aimée  

Comme dans les rêves on s’aime soi-même

Et de bien et de mal je l’ai comblée

Comme font les hommes avec eux-mêmes.

 

C’était elle que j’avais choisie

Pour être appelé par mon nom :

Et elle le disait lorsque je l’ai perdue.

Mais peut-être n’était-ce pas mon nom.

 

 Et je vais par d’autres saisons et pensées

Cherchant autre chose par-delà son visage ;

Mais plus je me fatigue par de nouveaux sentiers

Plus nettement je connais son visage.

 

Peut-être est-ce vrai, et les plus sages l’ont écrit :

Au-delà de l’amour il y a encore l’amour.

La fleur se perd et puis se voit le fruit :

Nous nous perdons et c’est l’amour qu’on voit.

 

Franco Fortini, Feuille de route, édition bilingue,

traduction de l’italien Giulia Camin et Benoît Casas,

préface Martin Rueff, NOUS, 2002, p. 53.

04/03/2023

Bernard Noël, Monlogue du nous

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Nous avons perdu nos illusions et chacun de nous se croit fortifié par cette perte. Fortifié dans as relation avec les autres. Nous savons cependant que nous y avons égaré quelque chose car la buée des illusions nous était plus utile que leur décomposition. Nous oublions ce gain de lucidité dans son exercice même. Nous n’en avons pas moins de mal à mettre plus de raison que de sentiment dans notre action. Nous aurions dû depuis longtemps donner toute sa place au durable, mais la séduction s’est toujours révélée plus immédiatement efficace.

 

Bernad Noël, Monologue du nous, P. O. L, 2015, p. 7-8.

03/03/2023

Hans Morgenthaler; « Moi-même », suivi de huit poèmes

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La taupe II

 

A travers l’obscurité j’écoute

S’il ne m’arriverait pas un son, quelque écho

De la taupe ma bien aimée

Creusant dans la même nuit

En quête de sa propre lumière.

S’il ne m’arriverait pas un salut, un signe

D’un compagnon qui me ressemble...

Je fouille seul et me hisse en vain

Pour devenir humain...

Pas un mot, pas un son, pas un écho

De sympathie ne frappe mes oreilles.

 

Seulement au milieu des champs vides

Balancé par la tempête

Dans un crépuscule pâle et oblique

Portant l’habit gris de l’ermite

Forcé de rejoindre la mort

Pendu à une barre ployée en arc,

Le cadavre d’un pauvre frère taupe !

 

Hans Morgenthaler, « Moi-même », suivi de

huit poèmes, traduction de l’allemand

Renata Weber, La Revue de Belles-Lettres,

2022, II, p.37.

02/03/2023

L'Île rebelle, Anthologie de poésie britannique au tournant du XXIe siècle

L’Île rebelle, Anthologie de poésie britannique au tournant du XXIe siècle

Le titre est clair, il ne s’agit pas d’une anthologie de la poésie britannique, mais de poésie britannique, donc d’un choix qui rassemble 49 poètes. Le plus ancien, Edwin Morgan (1920-2010), ouvre l’ensemble consacré à l’Écosse (huit poètes), la plus jeune, Fiona Sampson (née en 1968) ferme le choix des poètes d’Angleterre, les plus nombreux, et trois noms sont retenus pour le Pays de Galles. On pourra toujours signaler que tel poète est absent, par exemple David Constantine (né en 1944), mais sauf s’il suit de près ce qui est édité au Royaume Uni (qui le fait ?), un lecteur français aura une idée précise de la variété de ce qui s’y publie. Un ou deux poèmes sont retenus, rarement plus, pour chaque auteur ; on relève le nombre important d’auteures et pas seulement de la nouvelle génération.

Pour qui connaît seulement les auteur(e)s largement reconnus, comme Carol Ann Duffy ou Derek Walcott, la lecture de la préface, ‘’Modernisme et insularité’’ est une excellente entrée dans l’anthologie : la poésie britannique contemporaine s’appuie sur des traditions fort différentes de la poésie française. Il existe au Royaume Uni un ‘’poète lauréat’’, c’est-à-dire officiel (actuellement Simon Armitage) ; par ailleurs, The Poetry Society, née en 1909, publie depuis1912 The Poetry Review, enfin le Times Literary Supplement donne au moins deux poèmes inédits et propose des recensions dans chacune de ses livraisons hebdomadaires. Pour la publication, les Britanniques sont bien servis avec d’excellents éditeurs, mais le réseau français n’a rien à leur envier. Les différences sont ailleurs. Jacques Darras note que « le lecteur (…) risque de se sentir décontenancé s’il recherche à tout prix le « travail de langue » auquel l’a habitué depuis si longtemps la poésie française. Rien de semblable ici, le poème se veut presque toujours narratif, discursif et consécutif, se gardant dans la majorité des cas de laisser l’initiative aux mots ». Parmi bien d’autres, lisons le début d’un poème de Lachlan Mackinson (né en 1956), ‘’ Petit jour’’ :

                   Quelqu’un vient de lire

                   le Livre de la Semaine.

                   mais la radio s’est tue. J’ai entendu l’avis de tempête

                   en mer, au sud de chez nous.

(…)

Il faut être un familier de T S. Eliot, de Pound, de W. H. Auden ou de Philip Larkin, notamment, pour repérer au fil de la lecture leur influence, et c’est tout l’intérêt de la préface d’informer le lecteur sur les liens entre les poètes de générations différentes. Ainsi, Tony Harrison, vrai héritier d’Eliot, « analyse dans son long poème « V » « (dont un extrait figure dans le livre) « le clivage de plus en plus net entre populisme anti-élitaire et mauvaise conscience petite-bourgeoise. » D’autres, comme Geoffrey Hill, et Jeremy Prynne, se sont écartés de ces influences pour « parvenir à un hermétisme clos plus clos sur lui-même que celui de Mallarmé. » À l’inverse, la simplicité et la fantaisie dominent dans les textes retenus des poètes femmes. Il est en effet intéressant de reconnaître dans la poésie britannique un humour pour le moins étranger à la poésie française, à quelques exceptions près au XXe siècle (Tardieu, Queneau, Frénaud) ; on le relève plutôt chez des auteures, comme Wendy Cope, Selima Hill ou Carol Ann Duffy qui, par exemple, fait revivre à sa manière le petit chaperon rouge ou rapporte dans un long poème comment Eurydice, qui ne veut pas quitter les Enfers, réussit à obliger Orphée à se retourner ; voici la fin de ce poème :

                  Il était à un mètre de moi.

                  Je lui dis avec des tremblements dans la voix —

                  Orphée ton poème est un chef-d’œuvre.

Je brûle de l’entendre à nouveau.

Il souriait avec modestie

lorsqu’il se retourna,

lorsqu’il se retourna et me regarda.

 

Que dire d’autre ?

J’ai remarqué qu’il ne s’était pas rasé.

J’ai fait un signe de la main avant de disparaître.

                  (…)

 Il faut également signaler la présence de poètes qui écrivent en anglais, mais qui, venant d’ailleurs, n’utilisent pas la langue anglaise comme un natif de Londres ou de Birmingham ; on pense à Derek Walcot (originaire de Sainte-Lucie), Daljit Nagra (Inde) ou George Szirtes (Hongrie). Toutes ces voix coexistent et illustrent « la vigoureuse vivacité de la langue anglaise ». C’est cette grande variété des voix qui est restituée dans cette anthologie dont, sans l’avoir encore lue entièrement, on apprécie la précision et l’élégance des traductions.

Chaque auteur(e) est brièvement présenté(e) avant le choix de ses poèmes ; un dossier énumère les sources utilisées et, ensuite, propose une bibliographie sélective pour chaque auteur(e), une bibliographie générale et une autre qui donne quelques études sur la poésie.

 L’Île rebelle, Anthologie de poésie britannique au tournant du XXIe siècle, édition bilingue, Choix de Martine De Clerq, préface de Jacques Darras, tous deux traducteurs, Poésie/Gallimard, 2022, 560 p., 15 €. Cette recension a été  publiée dans Sitaudis le 14 janvier 2023.

 

 

01/03/2023

Pascal Quignard, Les Paradisiaques

 

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                      La voix paradisiaque

 

Si la préférence pour la voix féminine maternelle précède en nous le premier jour, cette perte se répète tragiquement à l’adolescence chez les garçons. Ils quittent l’aigu pour le grave. L’activité de la voix maternelle externe chez les mâles à partir de la puberté devient perpétuellement initiale. Cette perte définit le tragique. Les anciens Grecs nommaient tragôdiale dédoublement vocal de la mue masculine, faisant passer le petit humain de la néoténie à la puberté.

La voix de jadis est la voix soprano.

La voix maternelle externe a un impact rythmique dans le comportement de succion du nouveau-né.

Il y a des anorexies natales dues à des défauts de voix.

Anorexies « tragiques »

Faims affamées dues au non-rappel de la voix interne.

 

Pascal Quignard , Les Paradisiaques, Folio/Gallimard, 2007, p. 273.

28/02/2023

Pascal Quignard, Les Paradisiaques

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Souffrance indicible qu’on ressent devant les parents très âgés, ou sortant d’une anesthésie générale, ou frappés par la maladie d’Alzheimer, ou revenant d’un coma.

Soit ils ne nous reconnaissent plus du tout. Soit ils se méprennent en voyant en nous d’autres vivants. Soit ils nous confondent avec des morts que nous avons peu ou pas connus parce qu’ils sont décédés depuis tant de temps.

Alors nous éprouvons la certitude, plus encore qu’à d’autres moments de notre vie, que nous avons tous déjà vécu une existence antérieure.

Pour les humains le désir de rentrer se confond au désir de mourir.

Il est difficile de distinguer entre espoir de reconnaître , désir de rentrer à la maison, envie empressée de  n’être plus.

 

Pascal Quignard, Les Paradisiaques, Folio/Gallimard, 2007, p. 80.

27/02/2023

Pascal Quignard, Abîmes

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Curieusement je n’avais jamais regretté un monde. Je n’ai jamais ressenti le désir de vivre dans une époque qui fût ancienne. Je ne puis me désancrer des possibilités actuelles d’inventaire, de disponibilité livresque, d’idéal fracassé, de la sédimentation de l’horreur, de cruauté érudite, de recherche, de science, de lucidité, de clarté.

Jamais le spectacle de la nature sur la terre, étant devenu rare, n’a été si poignant.

Jamais les langues naturelles ne furent à ce point dévoilées à elles-mêmes, dans leur substance involontaire.

Jamais le passé n’a été auss grand et la lumière plus profonde, plus glaçante.  Jamais le relief ne fut plus accusé.

 Pascal Quignard, Abîmes Folio/Gallimard, 2004, p. 115.

26/02/2023

Pascal Quignard, La barque silencieuse

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La parenté est linguistique en ce sens qu’elle n’est que rétroactive. Chaque généalogie est le fruit du récit qui la fonde plutôt qu’il l’explique. Le nom que l’on porte narre une histoire que des êtres plus anciens ont rapportée en l’arrangeant. C’est une légende qui se pose sur un petit animal a-parlant et vivant.

Les ascendants nomment tout naissant par un mort et ils le baptisent dans une vieille histoire mensongère ou du moins profondément améliorée.

Ne pas nommer, c’est ne pas faire naître, c’est rompre la chaîne, c’est interdire l’accès au statut d’ancêtre dans le rapport du nom comme c’est interdire l’accès au revenant dans le baptême où son nom entendait revenir.

 

Pascal Quignard, La barque silencieuse, Folio/Gallimard, 2009, p. 175.

25/02/2023

Pascal Quignard, Sordidissimes

 

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L’art n’est pas grand-chose. Dans ce monde ce n’est vraiment pas grand-chose pour peu qu’on compare tous les arts à la nature sur la terre.

L’art est un pas grand-chose qui hérite du Vieux Sac .

L’art est l’arrivée trop tardive.

 Créer c’est chercher son hôte. Pour les animaux il s’agit de trouver un lieu pour le succès de la ponte. Pour les oiseaux il s’agit de le construire. Pour les fleurs et les arbres obtenir une terre où fleurir. Un site. Un bout de muraille rongée. La corniche d’une falaise. Un intervalle dans le temps. Un lapsus du temps ou plutôt un fragment d’Eden du temps, une petite branche ou une feuille — un petit folio de l’arbre prélapsaire.

 

Pascal Quignard, Sordidissimes, Folio/Gallimard, 2005, p. 168.

24/02/2023

Pascal Quignard, La barque silencieuse

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Nul ne peut se plaindre de vie : elle ne retient personne. Cet argument se trouve répété dans les œuvres des deux Sénèque, père et fils, sous Tibère et sous Néon. L’argument prend aussi cette autre forme à Rome : la seule raison de louer la vie est qu’elle nous offre avec elle la possibilité de nous en extraire. On ne peut pas parler de servitude quand l’émancipation est donnée avec elle. L’insoumission et la soumission sont offertes d’un même mouvement. Les vieillards se pendant au bras de leur fauteuil dans les hôpitaux à l’aide de la ceinture de leur robe de chambre.

 

Pascal Quignard, La barque silencieuse, Folio/Gallimard, 2011, p. 86-87.

 

23/02/2023

Jude Stéfan, Pandectes (ou le neveu de Bayle)

 

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Autocritique

Forme moderne de l’Inquisition (Sciascia). C’est toujours le Père, la peur.

 

Bavards

Massacreurs du silence et de la parole vraie.

« Loquaces, muti sunt » (Confessions, I, 4) : ils ont beau parler, ils ne disent rien.

 

Célibat

Honneur de l'individu.

L’art est incompatible avec le mariage. Mozart prouve le malentendu. Gauguin, l’obligation de rompre. Schubert l’heureuse exception. Blake l’humble vérité. 

Critique

La moindre œuvre mineure est plus estimable que la meilleure critique usuelle — celle des noteurs parasites.

Jude Stéfan, Pandectes (ou le neveu de Bayle), Gallimard, 2008, p. 35, 40, 53, 76.

22/02/2023

Jude Stéfan, Povrésies ou 63 poèmes autant d’années

Le dernier numéro de la revue Europe publie un dossier consacré à Jude Stéfan.

Il a été préparé par Gérard Cartier

 

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la mer encore formée

les mérules qui moisissent tes murs

elle vous ouvre son gîte, la femme

         au sourire de victoire

(toasts & médailles sous les arbres fleuris)

le père  repeignait le mur blanc trente

ans près le fils chiait son sang

         né un Mardi pour guerrier

         et de la marche du Sel

         à cinq heures les oiseaux

         en mai Lumière,

         tu me suffis

au jardin tapis s’égoutte

         chemise s’agite

assez de vos voix, vos abois

peine, ombre

autant de titres, autant de tombes

 

Jude Stéfan, Povrésies ou 63 poèmes

 autant d’années, Gallimard, 1997, p. 29.

21/02/2023

Jude Stéfan, Laures

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           et Louise Labé

 

tant nous aurons nos deux purs corps

médité debout et nous congratulant

pis lascivement aux caresses jou-

ant avant de succomber à la courte

gloire de n’être plus nous-mêmes sur

même couche d’amour et de mort

car hors toi ma passion fut l’ennui

qui mine ma vie comme tu l’illumines

si chaude et blanche et profanable

présence sous chairs ô rite nu

tant nous aurons à deux mimé l’amour

perdu — tels vent caressant fustigeant

la mer nos mains et yeux étrange pays

         de lichens et de lianes

 

Jude Stéfan, Laures, Gallimard, 1984, p. 15.

        

19/02/2023

Jude Stéfan, Laures

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laure VIII

 

                  j’ai embrassé ta voix

                  ma rose carnée

envoûté par les larges boucles de fleuves

comme les amants dans leur coma et qui rêvent

                  s’apprendre le gin et le cidre

                  entrecaressés dans la nuit

les plis de ta pitié les râles de ton merci

                  et tes larmes d’abîme

d’absence qui tombe en froid en deuil

                  délivre-moi du vomi

                  tiens-moi de tes rubans

des oiseaux meurent des oiseaux sont tués

                  dans le lilas des murailles

 

Jude Stéfan, Laures, Gallimard, 1984, p. 44.

Photo Chantal Tanet