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07/06/2023

Paul Celan, Renverse du souffle

paul celan, renverse du souffle, écrit, parlé, nulle part

L’Écrit se creuse, le

Parlé, vert marin,

brûle dans les haies,

 

dans les noms

liquéfiés

les marsouins fusent,

 

dans le Nulle part éternisé, ici,

dans la mémoire des cloches

trop bruyantes à — mais où donc ?,

qui,

dans ce

rectangle d’ombres,

s’ébroue, qui

sous lui

scintille un peu, scintille, scintille ?

 

Paul Celan, Renverse du souffle, traduction

Jean-Pierre Lefebvre, Seuil, 2011, p. 83.

06/06/2023

Paul Celan, Renverse du souffle

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Sous la peau de mes mains cousu :

ton nom consolé

avec des mains.

 

Quand je pétris la motte

d’air, notre nourriture, 

la lueur de lettres passée par le

pore

ouvert-délirant la

surit.

 

Paul Celan, Renverse du souffle,

traduction Jean-Pierre Lefebvre,

Seuil, 2003, p. 49.

05/06/2023

Paul Celan, La rose de personne

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                           Mandorle

 

Dans l’amande — qu’est-ce qui se tient dans l’amande ?

Le Rien.

Le Rien se tient dans l’amande.

Il s’y tient, s’y tient.

 

Dans le Rien — qui se tient là ? Le Roi.

Là se tient le Roi, le Roi.

Il s’y tient, s’y tient.

 

   Boucle de juif, tu ne feras pas de gris.

 

Et ton œil — vers quoi se tient ton œil ?

Ton œil se tient face à l’amande,

Ton œil face au Rien se tient,

Soutient le Roi,

Ainsi il se tient, se tient.

 

     Boucle d’homme, tu ne feras pas de gris.

     Amande vide, bleu roi.

 

Paul Celan, La rose de personne, traduction Martine

Broda, Le Nouveau Commerce, 1979, p. 71.

04/06/2023

Yves di Mano, Lavis : recension

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Le livre rassemble, outre l’exergue, huit ensembles de dimension inégale d’une page (Embuscade) à une soixantaine (Terre sienne), tous déjà publiés, plusieurs d’entre eux liés au travail d’un peintre, à la technique du monotype et à la typographie. Yves di Manno, dans la note bibliographique qui ferme le livre, note que la lecture de ces « pièces éparses » leur confère a posteriori un sens qu’elles n’avaient pas isolément. La photographie en couverture, de Muriel Claude, volontairement floue comme si le motif avait été derrière une vitre embuée (comme la buée qui enveloppe le corps de la baigneuse de Degas), donne le sentiment de renvoyer au temps passé : elle présente un jeune garçon, en second plan, une silhouette – homme ou femme ? – avec un chien. Il est vrai que le lecteur essaie de mettre au jour une unité : et cette image peut orienter sa lecture ; ce n’est pourtant pas la relation au temps qui est première mais plutôt celle à l’écriture et à ses possibilités. Yves di Manno n’écrit pas à propos des tableaux de Mathias Perez, de Degas, ou des techniques, il s’agit chaque fois de variations à partir des peintures — rien n’est décrit —, comme il propose des Variations sur un thème de Russell Greenan, écrivain américain de romans noirs, ou un « Hommage à Jack Spicer » qui implique une vue d’ensemble.

De l’exergue au dernier poème on lira dans presque tous les textes le mot « ombre », avec un sens concret quand il est question par exemple d’ «ombre bleue » ou d’une « grande ombre pleine ». Avec l’évocation d’un passé dont on ne sait rien ou bien peu, qu’on ne pourrait reconstruire (dans / le poème /l’ombre / d’une mémoire plus vaste / que la mienne) ; le tenter, c’est plonger dans l’inconnu, vouloir connaître ce qui ne peut être atteint, dans « l’ombre /de mes pères ». L’écriture ne parvient pas — est-ce son but ? — à éclaircir quoi que ce soit, elle aboutit peut-être à rendre plus opaque ce que l’on tente de démêler. À la question « qu’avons-nous fait ? » l’une des réponses est que l’on a « ajouté / des ombres » et que « l’ombre en nous » demeure. À l’ombre envahissante, y compris quand le mot renvoie à la réalité tangible, sont associés les mots « ténèbres » (aussi au singulier), « nuit, noir, noirceur » — à quoi on ajoutera tout ce qui connote la perte de la lumière comme les volets clos, le réverbère éteint.

 

Tout se passe comme si les choses du monde étaient devenues peu visibles, que l’ombre dominait partout. Quand la lumière ne disparaît pas avec la nuit, elle est volontairement écartée ; dans Terre sienne, « le jour (…) se perd / dans l’interstice / des volets » et un effacement analogue est présent également dans Variations sur un thème de Russell Greenan : l’enfant, obéissant à son père peintre, fait en sorte que « les volets / Restant clos le soleil / Ne pénétrait jamais / » dans les chambres. C’est dire que le peintre travaillerait dans une quasi-obscurité. À cette nuit proche, diverses formes de violences sont associées ; dans les Variations citées, on voit un peintre « Menaçant, déchirant / Des cahiers, brisant / Des chevalets », dans Hommage à Spicer des allusions sont faites à la ville désertée, à des incendies, à Chicago en ruine, à la corde pour se pendre ; le premier vers de Poème à tort renvoie à une destruction, « le début brûlé ». Le long poème Terre sienne ne le cède en rien aux précédents ; on y rencontre des mourants, « la chair /qui s’infecte », « le cahier déchiré », « le bois / pourrissant », « eau noire ». Même s’il reste ici et là des éléments naturels comme « une prairie d’herbes », des ajoncs, « une touche verte », le corps nu de la baigneuse sur les toiles ou le papier, Terre siennes’achève avec une absence, avec l’abolition de tout repère, « s’acheminant / vers un corps // sans passé ni lendemain // une peinture sans paysage // un poème / hors du langage ».

 

Un tableau, une estampe, ne se décrivent pas, au mieux peut-on noter ce qui les évoque : le corps de la baigneuse de Degas n’est pas un corps, ni sa représentation. Ceux de Terre sienne sont des corps blessés (« pouce en bas / ensanglanté, la main (…) tranchée », comme les choses du monde, la forêt et ses halliers, ses fourrés, le vent devenu ouragan. C’est dire qu’écrire à propos d’un tableau est tâche inachevable ; dans Terre sienne, "sienne" peut être entendu comme possessif, comme dans « chevelure sienne » ou, à la fin du poème, dans « langue de terre / (sienne) », ou comme couleur, comme dans « plage sienne ». En même temps, « terre sienne » se divise en « terre » et « sienne » pour les deux parties du recueil repris ici. Cette division est repérable au fil de la lecture, avec la séparation en « deux panneaux diptyques », l’opposition « noir contre vert », « la vitre noire / le cadre vert », sans pour autant que l’unité de l’œuvre achevée soit mise en cause (« retour au vert / à l’unité »). Unité certes de l’œuvre, et chaque fois qu’on la regarde la langue en construit une nouvelle. On ne lira pas deux poèmes de même structure, de même que les parcours dans un tableau sont sans limites. Si l’on peut repérer des rimes, donc une forme classique ("vers, hiver, vers", " inverse, averse "), ce sont plutôt diverses manipulations, de multiples jeux phoniques, graphiques et sémantiques qui sont privilégiés tout au long du livre. Avec sienne, comme on l’a vu. Citons-en de nature diverse : homophonie ("des corps – décor"), changement de voyelle ("un sigle – une sangle" ; "la suie – la soie"), de consonne ("manière - matière"), allitération ("drap - doublement - déplié"), ajout d’une ("dianes – diaphanes") ou deux syllabes ("se voir – se décevoir"), soustraction d’une lettre ("un triangle – une tringle"), contrepèterie : (au début du poème), "noir contre vert" ; (à la fin) "voir contre nerf"; etc. L’ambiguïté constante dans la langue est mise en valeur notamment avec une série donnée comme confusion de mots : « canson / chanson, couleur /douleur, vélin/félin ».

 

On pourrait parfois penser que les poèmes d’Yves di Manno ne font que répéter une déjà vieille chanson : la poésie serait impossible et n’aurait à dire que cette impossibilité. Ce serait ne choisir que certains vers. On peut au contraire retenir la citation faite de Sei Shönagon, « choses qui gagnent à être peintes », opposées à celles qui « perdent à être peintes » ; cette allusion au XIeme siècle instaure une continuité dans l’écriture poétique et les derniers vers du même ensemble, Poème à tort sont une promesse, « vous lisez (l’histoire ne fait / que commencer) ».

Yves di Manno, Lavis, Poésie/Flammarion, 154 p., 17 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 14 mars 2024.

03/06/2023

André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride

          andré du bouchet,une lampe dans la lumière aride

car toujours la poésie mène en dehors d’elle — à une pensée qu’on peut trouver sans elle — mais devant laquelle ordinairement on ne s’arrête pas — parce qu’elle donne la stupeur — en poésie, c’est l’ordinaire devant quoi on est contraint de s’arrêter.

 

je connais l’angoisse de ne pouvoir écrire continûment, de rechercher ce que je veux dire de façon concertée — j’attends que cela vienne — par bribes ; aussi, je peux écrire indéfiniment.

 

André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le bruit du temps, 2011, p. 197, 206.

02/06/2023

André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride

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Dire : pourquoi est-ce que j’écris ou veux écrire — pas exactement pour le plaisir ou combler les trous du temps — ou précisément pour cela — l’oisiveté finit par se contredire et donner un pouce à des forces. Si elle est appuyée par quelques inconvénients solides sur lesquels on peut compter — en dehors : travail, gymnastique, bonté, etc.

 

De mon côté écrire des poèmes résolument enracinés dans l’effort de l’homme : il sera parfumé du parfum du monde ambiant, choyé par le vent. L’eau lui lavera la sueur. Mais d’abord lui-même —

 

André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le bruit du temps, 2011, p. 31 et 33.

01/06/2023

André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride

                         Unknown-1.jpeg

Il faut gagner — phobie de vieillir, de dépérir, névrose : je me désagrège. C’est le remords qui me corrode, un faux remords, comme d’une folie dont je dois (pas de futur) disposer, tenir le haut du papier

              pavé

Sans perte de vitesse à la hauteur de ce cahier que je ferme avec un bruit sec, de la voiture qui démarre, du départ, et de tous les emballements, plus simplement à la hauteur de toutes les déceptions. Moyen de ne pas les provoquer.

 

André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le bruit du temps, 2011, p. 30.

31/05/2023

Cédric Demangeot, Obstaculaire

 

Cédric demangeot, obstaculaire, suivre, manger

Oui, rien ne me suit,

me précède et me tient.

 

Verdeurs, verdures,

salopes journalières

connaissent ma dent.

 

Connaissent l’impatience :

 

au loin ma face fuse

et j’entre dans les ânes

à pas un contre cent.

 

 

Cédric Demangeot, Obstaculaire,

L’Atelier contemporain, 2022, p. 19.

30/05/2023

Cédric Demangeot, Obstaculaire

 

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À la barre donc

du blanc d’une orée

vient un homme :

il n’a pas ses pas.

 

Sans ses pas il va

penser — épuiser

quel temps de parole

et contre quel quai.

 

Quoi chavirer

lance-t-il au juge

si j’ai des jambes

 

qu’elles pendent.

Et si j’ai des villes

qu’elles brûlent :

 

on n’a pas mon nom.

 

Cédric Demangeot, Obstaculaire,

L’Atelier contemporain, 2022, p. 83.

 

 

29/05/2023

Cédric Demangeot, Promenade et guerre

 

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l’accordée caresse à l’angoisse

 qu’est la peau

 

la paume la paupière pour

apaisement

 

le manteau dévasté de la paix

du détruit

 

la peau ce n’est pas elle

qui parle

 

oh les beaux

animaux de l’effroi

 

: cambrés, cri

blés de balles

 

ignorantes de leur fuselage

 

Cédric Demangeot, Promenade et guerre,

Poésie/Flammarion, 2021, p. 57.

28/05/2023

Marie de Quatrebarbes, Vanités

                marie de Quatrebarbes, vanités, mouvement, discussion

Brève histoire au regard de l’infini mouvement des astres, des cendres jetées au croisement d’une mer & et trois océans, par exemple, repoussent au loin la décomposition, alors

 

Si elle porte ses fruits & s’il y a quelque chose de caché entre ses feuilles, un dépôt, une masse en lévitation, le « A » de quelque choses, tracé sur la poitrine de celle qui

 

Garde à l’ombre ce tout petit ceci que nous avons de commun, en somme le sujet ne sera pas traité du pont de vue de la science, ni de l’anecdote, ni du sentiment, nous nous en tiendrons au matérialisme le plus tendre

 

De même qu’après la discussion portant sur l’existence d’une semence féminine, un sang rouge coule sur le sol & à l’endroit où il a coulé pousse une fleur également rouge.

 

Marie de Quatrebarbes, Vanités, Éric Pesty éditeur, 2023, np.

27/05/2023

Marie de Quatrebarbes, Vanités

marie de quatrebarbes, vanités, fleur, mouvement, avenir

« Fleurs » : j’ai dit ce mot par prudence, mais il importe peu. Tout ce qui bat et s’agite, cherche refuge.

 

On l’appelle aussi « petite chose », comme on le dit d’une personne hors de portée, aspirant l’air par les pieds

 

Plutôt que de prendre racine, nous passons ; construire une maison n’est plus notre propriété

 

Où nos pas nous portent, nous allons les pas chargés d’indices, suivant les lignes futures d’un mystère probable.

 

Marie de Quatrebarbes, Vanités, Érid Pesty éditeur, 2023, np.

26/05/2023

Marie de Quatrebarbes, Vanités

marie e Quatrebarbes, vanités, mélange, dispersion, contraires

Un monde vit sous ce monde, dedans, dessus, invisible& dans l’air, mêlé à nos liquides, circule en nous, inaperçu

 

Tout existe à l’état mélangé & caché, dispersé en mille particules, sous la terre, peu importe dans quelle région de l’univers où tu te situes

 

Coquillage, génération dorée des paons, insecte géant qu’on appelle cerf-volant, parfum de myrrhe, saveur de vanille, débris blancs, coques, antennes, proues, nymphes, expression d’une multitude imbriquée

 

Choses nombreuses & qui errent, rebondissant sans fond à travers le vide, agitées d’accords & de désaccords, changent de route, en tous sens.

 

Marie de Quatrebarbes, Vanités, Éric Pesty éditeur, 2023, np.

25/05/2023

Lorand Gaspar, Gisements

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Et plus insoutenable encore le bonheur

Et le reproche cinglant du visage qui sait

Indubitablement ce seul indubitable

Celui qui nu

Détaché comme une poutre d’un incendie

Continue ce déplacement insensé et joyeux

Sans ornements d’espoir

Sans la moindre explication cohérente

Ayant mis tout son calme

Sa précision dans la folie.

 

Lorand Gaspar, Gisements, Poésie/Flammarion,

1968, p. 62.

24/05/2023

Lorand Gaspar, Gisements

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Les mots nous gardent. Et nous perdent.

C’est l’heure d’automne d’un lent dimanche

Un peuple gris tombe lourd et loin

(Est-ce toujours la même distance qui nous écarte ?)

Comme si tout le gris et tout le noir

Était quelque part

Déjà compris.

Des bancs de poissons souples et prestes

Traversent la peau et riant d’écailles

Se tournent sur le dos

Dans les chambres où se fait noir le sang

Il y a ces rapides éclairs de mots blancs.

Et je voudrais tout dire, tout,

Voici des sons du fil et des aiguilles

Voici un piano et des instruments à vent ;

On joue le plus doucement possible

Et déjà on n’entend plus rien.

 

Lorand Gaspar, Gisements, Poésie/Flammarion,

1968, p. 52.