02/03/2023
L'Île rebelle, Anthologie de poésie britannique au tournant du XXIe siècle
Le titre est clair, il ne s’agit pas d’une anthologie de la poésie britannique, mais de poésie britannique, donc d’un choix qui rassemble 49 poètes. Le plus ancien, Edwin Morgan (1920-2010), ouvre l’ensemble consacré à l’Écosse (huit poètes), la plus jeune, Fiona Sampson (née en 1968) ferme le choix des poètes d’Angleterre, les plus nombreux, et trois noms sont retenus pour le Pays de Galles. On pourra toujours signaler que tel poète est absent, par exemple David Constantine (né en 1944), mais sauf s’il suit de près ce qui est édité au Royaume Uni (qui le fait ?), un lecteur français aura une idée précise de la variété de ce qui s’y publie. Un ou deux poèmes sont retenus, rarement plus, pour chaque auteur ; on relève le nombre important d’auteures et pas seulement de la nouvelle génération.
Pour qui connaît seulement les auteur(e)s largement reconnus, comme Carol Ann Duffy ou Derek Walcott, la lecture de la préface, ‘’Modernisme et insularité’’ est une excellente entrée dans l’anthologie : la poésie britannique contemporaine s’appuie sur des traditions fort différentes de la poésie française. Il existe au Royaume Uni un ‘’poète lauréat’’, c’est-à-dire officiel (actuellement Simon Armitage) ; par ailleurs, The Poetry Society, née en 1909, publie depuis1912 The Poetry Review, enfin le Times Literary Supplement donne au moins deux poèmes inédits et propose des recensions dans chacune de ses livraisons hebdomadaires. Pour la publication, les Britanniques sont bien servis avec d’excellents éditeurs, mais le réseau français n’a rien à leur envier. Les différences sont ailleurs. Jacques Darras note que « le lecteur (…) risque de se sentir décontenancé s’il recherche à tout prix le « travail de langue » auquel l’a habitué depuis si longtemps la poésie française. Rien de semblable ici, le poème se veut presque toujours narratif, discursif et consécutif, se gardant dans la majorité des cas de laisser l’initiative aux mots ». Parmi bien d’autres, lisons le début d’un poème de Lachlan Mackinson (né en 1956), ‘’ Petit jour’’ :
Quelqu’un vient de lire
le Livre de la Semaine.
mais la radio s’est tue. J’ai entendu l’avis de tempête
en mer, au sud de chez nous.
(…)
Il faut être un familier de T S. Eliot, de Pound, de W. H. Auden ou de Philip Larkin, notamment, pour repérer au fil de la lecture leur influence, et c’est tout l’intérêt de la préface d’informer le lecteur sur les liens entre les poètes de générations différentes. Ainsi, Tony Harrison, vrai héritier d’Eliot, « analyse dans son long poème « V » « (dont un extrait figure dans le livre) « le clivage de plus en plus net entre populisme anti-élitaire et mauvaise conscience petite-bourgeoise. » D’autres, comme Geoffrey Hill, et Jeremy Prynne, se sont écartés de ces influences pour « parvenir à un hermétisme clos plus clos sur lui-même que celui de Mallarmé. » À l’inverse, la simplicité et la fantaisie dominent dans les textes retenus des poètes femmes. Il est en effet intéressant de reconnaître dans la poésie britannique un humour pour le moins étranger à la poésie française, à quelques exceptions près au XXe siècle (Tardieu, Queneau, Frénaud) ; on le relève plutôt chez des auteures, comme Wendy Cope, Selima Hill ou Carol Ann Duffy qui, par exemple, fait revivre à sa manière le petit chaperon rouge ou rapporte dans un long poème comment Eurydice, qui ne veut pas quitter les Enfers, réussit à obliger Orphée à se retourner ; voici la fin de ce poème :
Il était à un mètre de moi.
Je lui dis avec des tremblements dans la voix —
Orphée ton poème est un chef-d’œuvre.
Je brûle de l’entendre à nouveau.
Il souriait avec modestie
lorsqu’il se retourna,
lorsqu’il se retourna et me regarda.
Que dire d’autre ?
J’ai remarqué qu’il ne s’était pas rasé.
J’ai fait un signe de la main avant de disparaître.
(…)
Il faut également signaler la présence de poètes qui écrivent en anglais, mais qui, venant d’ailleurs, n’utilisent pas la langue anglaise comme un natif de Londres ou de Birmingham ; on pense à Derek Walcot (originaire de Sainte-Lucie), Daljit Nagra (Inde) ou George Szirtes (Hongrie). Toutes ces voix coexistent et illustrent « la vigoureuse vivacité de la langue anglaise ». C’est cette grande variété des voix qui est restituée dans cette anthologie dont, sans l’avoir encore lue entièrement, on apprécie la précision et l’élégance des traductions.
Chaque auteur(e) est brièvement présenté(e) avant le choix de ses poèmes ; un dossier énumère les sources utilisées et, ensuite, propose une bibliographie sélective pour chaque auteur(e), une bibliographie générale et une autre qui donne quelques études sur la poésie.
L’Île rebelle, Anthologie de poésie britannique au tournant du XXIe siècle, édition bilingue, Choix de Martine De Clerq, préface de Jacques Darras, tous deux traducteurs, Poésie/Gallimard, 2022, 560 p., 15 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 14 janvier 2023.
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01/03/2023
Pascal Quignard, Les Paradisiaques
La voix paradisiaque
Si la préférence pour la voix féminine maternelle précède en nous le premier jour, cette perte se répète tragiquement à l’adolescence chez les garçons. Ils quittent l’aigu pour le grave. L’activité de la voix maternelle externe chez les mâles à partir de la puberté devient perpétuellement initiale. Cette perte définit le tragique. Les anciens Grecs nommaient tragôdiale dédoublement vocal de la mue masculine, faisant passer le petit humain de la néoténie à la puberté.
La voix de jadis est la voix soprano.
La voix maternelle externe a un impact rythmique dans le comportement de succion du nouveau-né.
Il y a des anorexies natales dues à des défauts de voix.
Anorexies « tragiques »
Faims affamées dues au non-rappel de la voix interne.
Pascal Quignard , Les Paradisiaques, Folio/Gallimard, 2007, p. 273.
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28/02/2023
Pascal Quignard, Les Paradisiaques
Souffrance indicible qu’on ressent devant les parents très âgés, ou sortant d’une anesthésie générale, ou frappés par la maladie d’Alzheimer, ou revenant d’un coma.
Soit ils ne nous reconnaissent plus du tout. Soit ils se méprennent en voyant en nous d’autres vivants. Soit ils nous confondent avec des morts que nous avons peu ou pas connus parce qu’ils sont décédés depuis tant de temps.
Alors nous éprouvons la certitude, plus encore qu’à d’autres moments de notre vie, que nous avons tous déjà vécu une existence antérieure.
Pour les humains le désir de rentrer se confond au désir de mourir.
Il est difficile de distinguer entre espoir de reconnaître , désir de rentrer à la maison, envie empressée de n’être plus.
Pascal Quignard, Les Paradisiaques, Folio/Gallimard, 2007, p. 80.
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27/02/2023
Pascal Quignard, Abîmes
Curieusement je n’avais jamais regretté un monde. Je n’ai jamais ressenti le désir de vivre dans une époque qui fût ancienne. Je ne puis me désancrer des possibilités actuelles d’inventaire, de disponibilité livresque, d’idéal fracassé, de la sédimentation de l’horreur, de cruauté érudite, de recherche, de science, de lucidité, de clarté.
Jamais le spectacle de la nature sur la terre, étant devenu rare, n’a été si poignant.
Jamais les langues naturelles ne furent à ce point dévoilées à elles-mêmes, dans leur substance involontaire.
Jamais le passé n’a été auss grand et la lumière plus profonde, plus glaçante. Jamais le relief ne fut plus accusé.
Pascal Quignard, Abîmes Folio/Gallimard, 2004, p. 115.
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26/02/2023
Pascal Quignard, La barque silencieuse
La parenté est linguistique en ce sens qu’elle n’est que rétroactive. Chaque généalogie est le fruit du récit qui la fonde plutôt qu’il l’explique. Le nom que l’on porte narre une histoire que des êtres plus anciens ont rapportée en l’arrangeant. C’est une légende qui se pose sur un petit animal a-parlant et vivant.
Les ascendants nomment tout naissant par un mort et ils le baptisent dans une vieille histoire mensongère ou du moins profondément améliorée.
Ne pas nommer, c’est ne pas faire naître, c’est rompre la chaîne, c’est interdire l’accès au statut d’ancêtre dans le rapport du nom comme c’est interdire l’accès au revenant dans le baptême où son nom entendait revenir.
Pascal Quignard, La barque silencieuse, Folio/Gallimard, 2009, p. 175.
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25/02/2023
Pascal Quignard, Sordidissimes
L’art n’est pas grand-chose. Dans ce monde ce n’est vraiment pas grand-chose pour peu qu’on compare tous les arts à la nature sur la terre.
L’art est un pas grand-chose qui hérite du Vieux Sac .
L’art est l’arrivée trop tardive.
Créer c’est chercher son hôte. Pour les animaux il s’agit de trouver un lieu pour le succès de la ponte. Pour les oiseaux il s’agit de le construire. Pour les fleurs et les arbres obtenir une terre où fleurir. Un site. Un bout de muraille rongée. La corniche d’une falaise. Un intervalle dans le temps. Un lapsus du temps ou plutôt un fragment d’Eden du temps, une petite branche ou une feuille — un petit folio de l’arbre prélapsaire.
Pascal Quignard, Sordidissimes, Folio/Gallimard, 2005, p. 168.
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24/02/2023
Pascal Quignard, La barque silencieuse
Nul ne peut se plaindre de vie : elle ne retient personne. Cet argument se trouve répété dans les œuvres des deux Sénèque, père et fils, sous Tibère et sous Néon. L’argument prend aussi cette autre forme à Rome : la seule raison de louer la vie est qu’elle nous offre avec elle la possibilité de nous en extraire. On ne peut pas parler de servitude quand l’émancipation est donnée avec elle. L’insoumission et la soumission sont offertes d’un même mouvement. Les vieillards se pendant au bras de leur fauteuil dans les hôpitaux à l’aide de la ceinture de leur robe de chambre.
Pascal Quignard, La barque silencieuse, Folio/Gallimard, 2011, p. 86-87.
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23/02/2023
Jude Stéfan, Pandectes (ou le neveu de Bayle)
Autocritique
Forme moderne de l’Inquisition (Sciascia). C’est toujours le Père, la peur.
Bavards
Massacreurs du silence et de la parole vraie.
« Loquaces, muti sunt » (Confessions, I, 4) : ils ont beau parler, ils ne disent rien.
Célibat
Honneur de l'individu.
L’art est incompatible avec le mariage. Mozart prouve le malentendu. Gauguin, l’obligation de rompre. Schubert l’heureuse exception. Blake l’humble vérité.
Critique
La moindre œuvre mineure est plus estimable que la meilleure critique usuelle — celle des noteurs parasites.
Jude Stéfan, Pandectes (ou le neveu de Bayle), Gallimard, 2008, p. 35, 40, 53, 76.
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22/02/2023
Jude Stéfan, Povrésies ou 63 poèmes autant d’années
Le dernier numéro de la revue Europe publie un dossier consacré à Jude Stéfan.
Il a été préparé par Gérard Cartier
la mer encore formée
les mérules qui moisissent tes murs
elle vous ouvre son gîte, la femme
au sourire de victoire
(toasts & médailles sous les arbres fleuris)
le père repeignait le mur blanc trente
ans près le fils chiait son sang
né un Mardi pour guerrier
et de la marche du Sel
à cinq heures les oiseaux
en mai Lumière,
tu me suffis
au jardin tapis s’égoutte
chemise s’agite
assez de vos voix, vos abois
peine, ombre
autant de titres, autant de tombes
Jude Stéfan, Povrésies ou 63 poèmes
autant d’années, Gallimard, 1997, p. 29.
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21/02/2023
Jude Stéfan, Laures
et Louise Labé
tant nous aurons nos deux purs corps
médité debout et nous congratulant
pis lascivement aux caresses jou-
ant avant de succomber à la courte
gloire de n’être plus nous-mêmes sur
même couche d’amour et de mort
car hors toi ma passion fut l’ennui
qui mine ma vie comme tu l’illumines
si chaude et blanche et profanable
présence sous chairs ô rite nu
tant nous aurons à deux mimé l’amour
perdu — tels vent caressant fustigeant
la mer nos mains et yeux étrange pays
de lichens et de lianes
Jude Stéfan, Laures, Gallimard, 1984, p. 15.
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19/02/2023
Jude Stéfan, Laures
laure VIII
j’ai embrassé ta voix
ma rose carnée
envoûté par les larges boucles de fleuves
comme les amants dans leur coma et qui rêvent
s’apprendre le gin et le cidre
entrecaressés dans la nuit
les plis de ta pitié les râles de ton merci
et tes larmes d’abîme
d’absence qui tombe en froid en deuil
délivre-moi du vomi
tiens-moi de tes rubans
des oiseaux meurent des oiseaux sont tués
dans le lilas des murailles
Jude Stéfan, Laures, Gallimard, 1984, p. 44.
Photo Chantal Tanet
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animaux de la campagne
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18/02/2023
Jude Stéfan, Prosopées
le noir, sa couleur d’élégance
au vert dans le jardin aux merles
le rouge sang des chevillards
à favoris
le rouge beauté
le jaune des urines et saris
le bleu des rixes et des îles
les gares dans les aubes grises
cendres et ardoises
le violet de ton bas, tes perles
le blanc de chair cadavérique
l’orange des soifs et des becs
le rose de la rose et des porcins
Jude Stéfan, Prosopées,
Gallimard, 1995, p. 15.
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17/02/2023
Jude Stéfan, Que ne suis-je Canule
Stéfan est mort
et Jude aussi
pour les Amis épars
avecque lui mourra Emma
sa jeune ou belle égérie
(ne furent qu’
étang gelé
- un datura ouvert –
phare isolé
en fausses métaphores)
pauvres hères dans nos campagnes
qui l’hiver vous pendiez
à raison
Vous nous communiez
vous nous en conjurez
Ne Plus Écrire
Jude Séfan, Que ne suis-je Catulle,
Gallimard, 2010, p. 97.
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16/02/2023
Jude Stéfan, Aux chiens du soir
les yeux d’Emma
ocre fougère bistre clairière
amande noisette et verdissants
au soir ou tristes éblouis de
liesse absents vacants il y
a tout dans les yeux de ton nom
dans le nom de tes yeux le non
de ta promesse aime et âme et elle
aima souverains offensés bruns
et lus par cœur où sont-ils en-
volés où s’égrène ton rire avec ?
trois fois je suis passé devant
ta maison vide sans leur flamme
Jude Stéfan, Aux chiens du soir,
Gallimard, 1979, p. 79.
Photo T. H., 2012
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