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02/07/2011

John Donne, Chanson

         Chanson

 

Mon cher amour, je ne m’en vais

   Parce que tu me lasses,

Ou que j’espère ici trouver

   Amour qui te remplace.

     Mais puisqu’il faut

Que je meure à la fin mieux vaut

En jouant me faire à l’idée,

   Par des morts simulées.

 

Le soleil qui s’en fut au soir

   Aujourd’hui se reflète ;

Il n’a ni raison ni vouloir,

   Et sa route est moins brève ;

     Ne crains donc rien :

J’irai plus vite, crois le bien,

Qu’il ne va, car j’emporte en selle

   Plus d’éperons et d’ailes.

 

Faible est de l’homme le pouvoir

   Qui, quand vient la fortune,

Ne peut une autre heure y pourvoir

   Ni, morte, en revivre une.

     Mais le malheur

Aidons, et faisons de bon cœur,

Lui enseignant art et durée

     Sa victoire assurée.

 

Tes soupirs ne sont point du vent :

   Mon âme s’y disperse.

Quand tu pleures, tendre tourment,

   C’est mon sang que tu verses.

     Ne peux ainsi

M'aimer autant que tu le dis

Si je dois en toi disparaître,

   Le meilleur de mon être.

 

Ne permets à ton cœur devin

   De me prévoir misère :

Tu pourrais pousser le destin

   À tes craintes parfaire ;

     Comme en dormant,

Crois-nous détournés seulement :

Une âme gardant l’autre en vie,

   Point ne sont désunies.

 

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 John Donne (1572-1631)


          Song

Sweetest love, I do not go,

For wearinesse of thee,

Nor in hope the world can show

   A fitter Love for mee ;

   But since that I

Must dye at last,’tis best,

To use my self in jest

Thus by fain’d deaths to dye ;

 

Yesternight the Sunne went bence,

   And yet is here to day

He hath no desire nor sense,

   Nor halfe so short a way :

     Then fears not mee,

But beleeve that I shall make

Speedier journeyes, since I take

   More wings and spurres than bee.

 

O how feeble is mans power,

     That if good fortune fall,

Cannot adde another houre,

   Nor a lost houre recall !

     But come had chance,

And wee joyne to’it our strength,

 And wee teach it art and length,

 It selfe o’r us to’advance.

 

When thou sigh’st, thou sigh’st not winde,

   But sigh’st my soule away,

Then thou weep’st, unkindly kinde,

   My lifes blood doth decay.

     It cannot bee

That thou lov’st mee, as thou say’st,

If in thine my life thou waste,

Thou art the best of mee.

 

Let not thy divining heart

   Forethinke me any ill,

Destiny may take thy part,

   And may thy feares fulfill ;

     But thinks that wee

Art but turn’d aside to sleepe ;

They who one another keepe

   Alive, ne’r parted bee.

 

John Donne,  Poèmes, traduction par J. Fuzier et Y. Denis, introduction de J.-R. Poisso, édition bilingue, Poésie : Gallimard, 1962, p. 124-127.

01/07/2011

André du Bouchet, La lampe dans la lumière aride (2)

André du Bouchet, poésie, écrire, la lampe dans la lumière aride(Poésie : se rappeler la nuit le matin)

 

Deux poètes, deux poésies :

celle qui s’élabore tandis que le héros reste muet, les mots du silence, celle qui emboîte la parole au héros.

 

Le courage, la volonté d’écrire, n’est autre que de se résigner à se décider à se servir de ces mots défaillants, sans y voir d’avantage ou d’issue immédiate. La mémoire, seule, si faible, dit que ce                                           labeur servira.

                                         les mots défaillants

                                         tous défaillants, tremblants, comme moi,

                                         comme ce bras à nouveau saisi de paralysé

 

Je me suis assis sur un rocher habituellement écrasé par le jour. Rocher trempé d’aurore. Maculé de ces taches de bleu vif orange qui éclaboussaient l’horizon. Lichen encore visible le jour, comme ces végétations marines, adhérant aux roches qui attendent l’heure de la marée pour s’épanouir. Un champ de nuages collait aux mêmes rochers, de disques noirs et blancs enchevêtrés, durement échoués comme ces tas de nuages pavés, durement tassés, écrasés les uns contre les autres, très bas. Le plafond bas du ciel. L'écorce du ciel qui se fendille. Le rocher brillait extraordinairement. Comme un bloc de ciel. Criblé de lichen orange. Dans le village, au départ. Pierraille.

pan de pierres écroulées. Mur dur sourd aveugle au-dessus du bol de feu, muet, de la grande tasse d’eau de l’aube.

Le soc rougi qui laboure la terre.

Lumière aigre de la première lampe au fond du village

                                                           au centre des toits.

 

La poésie tire son obscurité de cet effort de transvaser les qualités des choses dans le langage — refusant de les évoquer directement — comme si elles pouvaient exister en dehors de celui qui parle.

 

Écrire

Parler de la terre. Parler aux hommes, parler, autant se parler à soi-même. On ne sort pas de l’homme. Le reste passe. Et pourtant les seuls êtres différents de soi que l’on puisse concevoir, ce sont les hommes.

Poésie : quand la réalité commence à déserter les images qu’elle a charroyées, et qu’elles apparaissent nues et seules.

Les images nues qu’il faut ramener à la réalité,

         légèrement différentes de la réalité première.

 

Les faits de la réalité trouvent, s’ils sont bien observés, de merveilleuses sonorités dans les mots.

 

 

André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le Bruit du temps, 2011, p. 67, 80, 82-83, 91, 93, 96, 99.

30/06/2011

André Malraux, Les Voix du silence

                                        Le Musée imaginaire

 

                                                      I

 

    Un crucifix roman n’était pas d’abord une sculpture, la Madone de Cimabue n’était pas d’abord un tableau, même la Pallas Athéné de Phidias n’était pas d’abord une statue.

    Le rôle des musées dans notre relation avec les œuvres d’art est si grand, que nous avons peine à penser qu’il n’en existe pas, qu’il n’en exista jamais, là où la civilisation de l’Europe moderne est ou fut inconnue ; et qu’il en existe chez nous depuis moins de deux siècles. Le XIXe siècle a vécu d’eux ; nous vivons encore, et oublions qu’ils ont imposé au spectateur une relation toute nouvelle avec l’œuvre d’art. Il sont contribué à délivrer de leur fonction les œuvres d’art qu’ils réunissaient ; à métamorphoser en tableaux jusqu’aux portraits. Si le buste de César, le Charles Quint équestre, sont encore César et CharlesAndré Malraux, voix du silence, musée imaginaire

Quint, le duc d’Olivares n’est plus que Velasquez. Que nous importe l’identité de l’Homme au Casque, de l’Homme au Gant ? Ils s’appellent Rembrandt et Titien. Le portrait cesse d’être d’abord le portrait de quelqu’un.     

    Jusqu’au XIXe siècle, toutes les œuvres d’art ont été l’image de quelque chose qui existait ou qui n’existait pas, avant d’être des œuvres d’art, — et pour l’être. Aux yeux du peintre seul, la peinture était peinture ; encore était-elle souvent aussi poésie. Et le musée supprima de presque tous les portraits (le fussent-ils d’un rêve), presque tous leurs modèles, en même temps qu’il arrachait leur fonction aux œuvres d’art. Il ne connut plus ni palladium, ni saint, ni Christ, ni objet de vénération, de ressemblance, d’imagination, de décor, de possession : mais des images des choses, différentes des choses mêmes, et tirant de cette différence spécifique leur raison d’être.

    L’œuvre d’art avait été liée, statue gothique à la cathédrale, tableau classique au décor de son époque ; mais non à d’autres œuvres d’esprit différent — isolée d’elles au contraire pour être goûtée davantage. Les cabinets d’antiques et les collections existaient au XVIIe siècle, mais ne modifiaient pas, à l’égard de l’œuvre d’art, une attitude dont celle de Versailles est le symbole. Le musée sépare l’œuvre du monde « profane » et la rapproche des œuvres opposées ou rivales. Il est une confrontation de métamorphoses.

 Velasquez, Le duc d'Olivares.

André Malraux, Les Voix du silence, textes présentés et annotés par Christiane Moatti, dans Écrits sur l’art I (Œuvres complètes IV), volume publié sous la direction de Jean-Yves Tadié, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2011, p. 203-204.

29/06/2011

John Clare, Poèmes et prose traduits par Pierre Leyris

 

                        Bruits de la campagneJohn_Clare.jpeg

 

   Le froissement des feuilles sous les pas dans les bois et sous les haies.

   Le craquement de la neige et de la glace pourrie dans les allées cavalières du bois et les sentiers étroits et sur chaque chaussée de rue

   Le bruissement ou plutôt le bruit de ruée au bois lorsque le vent mugit à la cime des chênes comme un tonnerre

Le froufrou d’ailes des oiseaux chassés de leur nid ou volant sans qu’on les voie dans les buissons

Le sifflement que font en volant dans les bois de plus grands oiseaux tels que corneilles faucons buses etc

Le trottinement des rouges-gorges et des alouettes des bois sur les feuilles brunes et le tapotement des écureuils sur la mousse verte

La chute d’un gland sur le sol le crépitement des noisettes sur les branches des noisetiers quand elles tombent mûres

Le frrrout de l’alouette des champs qui se lève du chaume — Quelles scènes exquises les matins de rosée quand la rosée jaillit en éclair de ses plumes brunes

 

 

                Solitude

 

There is a charm in solitude that cheers

A feeling that the world knows nothing of

A green delight the wounded mind endears

After the hustling world is broken off

Whose whole delight was crime —at good to scoff

Green solitude his prison pleasure yields

The bitch fox heeds him not birds seem to laugh

He lives the Crusoe of his lovely field

Whose dark green oaks his noontide leisure shield

  

                   Solitude

 

Il y a dans la solitude un charme heureux

Un sentiment dont le monde ne connaît rien

Un vert délice que chérit l’esprit blessé

Une fois retranché de ce monde brutal

Dont la joie criminelle est de railler le bien

Sa verte geôle lui procure du plaisir

La renarde ne le fuit pas les oiseaux rient

Il vit en Crusoë de son champ dont les chênes

Abritent vert foncé son méridien loisir 

 

John Clare (1793-1863) : portrait par William Hilton en 1820. 

 

John Clare, Poèmes et proses de la folie de John Clare, présentés et traduits par Pierre Leyris,, suivis de La psychose de John Clare par Jean Fanchette, Mercure de France, 1969, p. 47-48 et 90-91.

 

 

 

 

28/06/2011

Michel Deguy, "Rencontre culturelle de poésie", dans Brevets

          « Rencontre culturelle de poésie »

 

 

imgres.jpeg[…]

Quand on dit « il y a quelque chose que je n’aime pas chez toi », c’est qu’on n’aime plus le tout — et bientôt plus du tout. C’est ce que ne se disent pas les « spécialistes » ramassés en congrès syncrétique, pas même apparentés, donc, à ceux d’une « équipe scientifique » qui doivent comparer et totaliser en quelque façon les protocoles de labo, les hypothèses et travaux… La poésie, je veux dire ce que des contemporains, qui pensent avoir la modernité dans leur dos, dénotent souvent des termes de « production poétique », devenue inégale à sa réflexion, voire méprisante à l’égard de la « philosophie de la poésie », intolérante même à l’idée d’un débat public agitant le « il y a quelque chose que je n’aime pas chez toi », laisse à l’organisation culturelle le soin de rassembler les « poètes » en participants qui boivent à sa santé, on dit « symposium ».

Que si la puissance culturelle invitante est, d’aventure, le Pays-de-Galles ou la Réunion, on y parlera de « la poésie galloise » ou « réunionnaise » — mais pas de la poésie. Défense de la « minorité », examen statistique des publications en gallois ou en réunionnais, revendication des droits à l’expression, etc.

Quant à la revue : une revue de poésie se trouve confirmée par le culturel en sa spécialité : elle est localisée ; son local est celui des petits-médias (heures creuses, radios libres, rubriques « d’information » dans la feuille de chou, etc.) Naguère elle fut grande Revue (Nord-Sud, Commerce, nrf 1930, etc.) ; c’était avant le culturel ; elle évoquait le tout à son voisinage, elle était fragmentairement encyclopédique, arrogante, etc. N’est-ce donc pas ce qu’une revue « malgré tout » doit reconquérir, repoursuivre ? Faire apparaître « le tout », en emblèmes abyssaux, et en articulation problématique avec ses autres, dans la sphère où elle joue son rôle.

 

Michel Deguy, Brevets, éditions Champ Vallon, 1986, p. 140-141.

27/06/2011

Norge, La langue verte

norge,la langue verte,mouches,oiseaux,zoziaux

 

       Zoziaux

 

Amez bin li tortorelle,

Ce sont di zoziaux

qui rocoulent por l’orelle

Di ronrons si biaux

 

 

Tout zoulis de la purnelle,

Ce sont di zoziaux

Amoreux du bec, de l’aile,

Du flanc, du mousiau.

 

Rouketou, rouketoukou

Tourtourou torelle

Amez bin li roucoulou

De la tortorelel.

 

On dirou quand on l’ascoute

Au soulel d’aoûte

Que le bonhor, que l’amor

Vont dorer tozor.

 

 

Monde à mouches

 

Les mouches, toujours les mouches.

Mouches partout. Mouche au mur,

Qu’on se lève ou qu’on se couche,

Mouche au cœur, mouche à l’azur.

 

Dans le creux des rêves : mouches !

Et dans le bouillon du roi.

À ma cousine qui louche

Elles ont rongé l’œil droit.

 

Ma cathédrale est en mouches.

 

Ô Louis qui fais ton droit,

Regarde l’essaim farouche

Percer la pulpe des lois

Comme le ver dans la souche !

 

Léonard, assez d’exploits,

Tu sais tirer comme on doit,

L’autre est mort, tu as fait mouche,

Ne vide pas ton carquois

 

 

Sur la mouche. Il en est trop.

Mouche à dards et mouche à crocs

Plein le ciel et plein les puits.

Tu dis non : c’est que tu dors :

 

Je vois vibrer dans la nuit

Un milliard de mouches d’or :

 

Mon paradis est en mouches.

 

Norge, La langue verte, Gallimard, 1982 [1954], p. 53-54 et  78-78.

26/06/2011

André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride

 

André du Bouchet, Carnets, notes sur la poésie, poème, œuvre d'art

 

 

 

Rhétorique : dépouillés de la rhétorique, on ne se bat plus que les poings nus. (Ferblanterie des mythologies, armurerie comique et naturelle, etc.) O finissait par ne plus entendre que le choc des armures. Nous sommes aujourd’hui au point si intéressant, si vif, de nous reconstituer une coquille.

  

André du Bouchet par Giacometti

 

Dire : pourquoi est-ce que j’écris, ou veux écrire — pas exactement pour le plaisir, ou combler les trous du temps — ou précisément pour cela — l’oisiveté finit par se contre dire et donner un pouce à des forces. Si elle est appuyée par quelques inconvénients solides sur lesquels on peut compter — en dehors : travail, gymnastique, bonté, etc.

 

Aujourd’hui, comme chaque jour : il faut que la « poésie » devienne plus (autre chose) qu’un constat ou bien se démette. (Moralité, règle de vie, rythme impératif, non-impérieux — mais le mot est détestable.) 


Rhétorique. Le « sonnet » devait être une sorte de garde-fou. Écrits par centaines. Des bonheurs relatifs — et de détail — assez pour rendre heureux dans une certaine mesure — mais dans l’ensemble, une fois bouclé le sonnet, rien de bien moderne, ni qui valait qu’on s’y attache ou s’y abîme. Il n’y avait plus qu’à recommencer. Mallarmé essaie d’en faire un absolu, un gouffre. Il s’y abîme. Tout près, justement, de forcer le langage : il n’écrit qu’une poignée de sonnets , au lieu de la multitude que le genre comporte.

 

De mon côté écrire des poèmes résolument enracinés dans l’effort de l’homme : il sera parfumé des idées du monde ambiant, choyé par le vent. L’eau lui lavera sa sueur. Mais d’abord lui-même —

 

(Reverdy. C’est ça la réalité telle que je la sens et la respire : mais il faut tout redécouvrir pour soi, comme si vous n’aviez jamais écrit, jamais rien dit. Mais cela je ne l’aurais jamais aussi bien su si je ne vous avais pas lu.)

 

ART : perpétuel.

Il n’y aura jamais de terme à cette surprise, à cet étonnement sans précédent que nous donnent un poème, une œuvre d’art, pour aussitôt (à condition de nous avoir donné cette surprise, cet étonnement) rentrer dans tout ce qu’il y a de plus familier. L’homme familier (« miracle dont la ponctualité émousse le mystère », Baudelaire) ne cessera jamais de s’émerveiller de lui-même, de se voir reflété dans les yeux de ses semblables.

 

 

André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Carnets 1949-1955,éditon établie et préfacée par Clément Layet, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 30, 31, 33, 34, 44, 58, 62.

25/06/2011

Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien

Samuel Beckett, Textes et Nouvelles pour rienouvelleOù irais-je, si je pouvais aller, que serais-je, si je pouvais être, que dirais-je, si j’avais une voix, qui parle ainsi, se disant moi ? Répondez simplement, que quelqu’un réponde simplement. C’est le même inconnu que toujours, le seul pour qui j’existe, au creux de mon inexistence, de la sienne, de la nôtre, voilà une simple réponse. Ce n’est pas en pensant, qu’il me trouvera, mais que peut-il faire, vivant et perplexe, oui, vivant, quoi qu’il dise. M’oublier, m’ignorer, oui, ce serait le plus sage, il s’y connaît. Pourquoi tant d’amabilité après tant d’abandon, c’est facile à comprendre, c’est ce qu’il se dit, mais il ne comprend pas. Je ne suis pas dans sa tête, nulle part dans son vieux corps, et pourtant je suis là, pour lui je suis là, avec lui, d’où tant de confusion. Cela devrait lui suffire, m’avoir retrouvé absent, mais non, il me veut là, avec une forme et un monde, comme lui, malgré lui, moi qui suis tout, comme lui qui n’est rien. Et quand il me sent sans existence, c’est de la sienne qu’il me veut privé, et inversement, fou, fou, il est fou. En vérité il me cherche pour me tuer, pour que je sois mort comme lui, mort comme les vivants. Tout cela, il le sait, mais cela ne sert à rien, de le savoir, moi je ne le sais pas, moi je ne sais rien, il se défend de raisonner, mais il ne fait que raisonner, faux, comme si cela pouvait aider. Il croit balbutier, il croit en balbutiant saisir mon silence, se taire de mon silence, il voudrait que ce soit moi qui le fasse balbutier, bien sûr qu’il balbutie. Il raconte son histoire toutes les cinq minutes, en disant que ce n’est pas la sienne, avouez que c’est malin. Il voudrait que ce soit moi qui l’empêche d’avoir une histoire, bien sûr qu’il n’a pas d’histoire, est-ce une raison pour m’en coller une ? Voilà comme il raisonne, à côté, d’accord, mais à côté de quoi, c’est ça qu’il faut voir. Il me fait parler en disant que ce n’est pas moi, avouez que c’est fort, il me fait dire que ce n’est pas moi, moi qui ne dis rien.

[…]

 

Samuel Beckett, Textes pour rien, dans Nouvelles et textes pour rien, avec 6 illustrations d’Avigdor Arhika, Les éditions de Minuit, 1958, p. 153-155. 

24/06/2011

Jacques Roubaud, Les Animaux de tout le monde / de personne

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Grive musicienne

 

La grive

 

Quand s’achève le mois d’octobre

quand les vendanges sont passées

quand les vignes rouges blessées

par l’automne saignent sombres

 

quand les cyprès aux noires ombres

en haut des collines dressés

luttent contre les vents pressés

on voit la petite grive sobre

 

s’asseoir dans la vigne sous les feuilles

avec son panier à raisins

de son bec expert elle cueille

 

muscat, grenaches, grain à grain

elle en goûte tant qu’elle roule

dans la poussière, heureuse et saoule.

 

Jacques Roubaud, Les Animaux de tout le monde, Seghers, 1990 [éditions Ramsay, 1983], p. 52.

 

 

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                                                                           Kinkajou Poto Flavus

 

Le Kinkajou Potto

 

Alexandre von Humboldt

Possédait un Kinkajou

Il l’aimait son Potto, son pote

Il l’embrassait sur les joues.

 

Et le Kinkajou passait

Douce, extensive, sa langue

Sur la barbe bien brossée

Du savant en toutes langues.

 

Il faudrait se lever tôt

Pour trouver plus insolite

Que l’amour du grand linguiste

Pour son Kinkajou Potto.

 

Alexandre avait, dit-on,

Ô merveille naturelle

Deux coqs de roche femelles

Joyaux de sa collection.

 

Or un jour le Kinkajou

Recevut un télégramme

Qui venait de la Louisiane

Où pousse le bel acajou.

 

C’était de sa vieille mère :

« Faut qu’tu revienn’zaussitôt

Suite décès à ton père

Rois des Kinkajous Pottos. »

 

Alexandre n’était pas là

Et le Kinkajou (c’est moche !)

Tua les poulettes de roche

Et partant les emporta.

 

Le sens de cette aventure

C’est que le Kinkajou n’est

Pas un ours. Un ours n’aurait

Jamais pris la précaution

D’emporter des provisions

Ce n’est pas dans sa nature.

 

Jacques Roubaud, Les Animaux de personne, Seghers, 1991, p. 50-51.

23/06/2011

Constantin Cavafy, 6 traductions de : Mer matinale

 Par orde chronologique :

 

MER MATINALE

 

Que je m’arrête ici ! Et qu’à mon tour je contemple un peu la nature ! Belles couleurs bleues de la mer matinale et du ciel sans nuage… Sables jaunes… Tout cela est éclairé avec grandeur et magnificence. Oui, m’arrêter ici, et me figurer que je vois ce paysage (en vérité, je l’ai aperçu l’espace d’un instant, au premier abord), et non pas comme partout mes illusions, mes souvenirs, mes voluptueux phantasmes…

 

Marguerite Yourcenar, Présentation critique de Constantin Cavafy, 1863-1933, suivie d’une traduction intégrale de ses poèmes par Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras, Gallimard, 1959, p. 123.

 

 

MER MATINALE

 

Ici, que je m’arrête ; et que je voie un peu, moi aussi, la nature.

D’une mer matinale et d’un ciel sans nuages

les bleus splendides et le rivage jaune ; le tout

d’une belle et abondante lumière éclairé.

 

Ici que je m’arrête. Je veux bien croire que je vois cela

(n’est-il pas vrai que je l’ai vu, sitôt arrêté ?),

cela, et non, encore ici, mes hallucinations,

mes souvenirs, les spectres de la volupté.

 

C. C., Poèmes, traduits par Georges Papoutsakis, préface de André Mirambel, Les Belles–Lettres, 1977, p. 85.

 

constantin cavafy,mer matinale,traduction 

MER MATINALE

 

Qu’ici je m’arrête. Et qu’à mon tour je regarde un peu la nature.

D’une mer matinale et d’un ciel sans nuages

les bleus resplendissants ; le jaune rivage.

Tout cela beau et baigné de lumière.

 

Qu’ici je m’arrête, pour me donner à croire

que je les vois, ces choses ‑ ne les ai-je pas vues en arrivant ? –

elles, non plus mes chimères,

mes souvenirs, les fantômes du plaisir.

 

C. C., Poèmes anciens ou retrouvés, traduits du grec et présentés par Gilles Ortlieb

 et Pierre Leyris, Seghers, 1978, p. 47.

 

 

MER MATINALE

 

M’arrêter ici. Regarder, moi aussi, un instant la nature :

Le rivage jaune, les bleus lumineux

De la mer matinale et du ciel dans nuages

Dans leur grande et belle clarté.

 

M’arrêter ici. Me donner l’illusion de voir cela

— Ne l’ai-je pas vraiment vu dans l'instant de mon premier regard ? —

Et non pas, là encore, mes chimères,

Mes souvenirs, les images du plaisir.

 

C. C., Œuvres poétiques, Traduction Socate C. Zervos et Patricia Portier, Imprimerie nationale, 1991, n p.

 

 

MER MATINALE

 

Ah, m’arrêter ici. À mon tour contempler un peu la nature.

D’une mer matinale et d’un ciel sans nuage

les bleus étincelants, et le sable jaune, le tout

sous une belle et vaste lumière.

 

Oui, m’arrêter ici. Et me figurer que je vois cela

(je l’ai vu, en vérité, à l’instant où je me suis arrêté) ;

et non ici encore mes fantasmes,

mes souvenirs, ces spectres de la volupté.

 

 C.C., En attendant les barbares et autres poèmes, traduits et préfacés par Dominique

Grandmont, Poésie/Gallimard, 1999 (2003 pour les notes revues et complétées), p. 92.

 

 

MER MATINALE

 

Que je m’arrête ici pour voir, moi aussi, un peu de nature.

Bleus splendides d’une mer matinale et d’un ciel sans nuages ;

et jaunes rivages ;

tout baigne dans une belle et grande clarté.

 

Que je m’arrête ici. Que je me leurre de voir ces choses

(je les ai vues, sans doute, un instant quand je m’arrêtai)

et non pas, ici aussi, mes visions

mes souvenirs, les images de la volupté.

 

C. C., Poèmes, traduits du grec par Ange S. Vlachos, Genève, Héros-Limite,

2010, p. 66.

 

 

22/06/2011

Ivar Ch'Vavar, Travail du poème

Le réel n’est pas ce que je vois, parce que je ne vois pas ce qui est là (pourtant bien là). Je ne vois rien du tout de ce qui est là. — Ce que j’appelle l’effet de réel, c’est quand je vois ce qui est là. Cela m’arrive. — Soit dans la "réalité" (immédiatement), soit dans une œuvre, par exemple en écoutant un morceau de musique, regardant un tableau ou un film, lisant un poème ou une page de roman. — Je n’ai jamais pu admettre qu’une œuvre soit moins "réelle" que la "réalité". On appelle souvent poésie l’œuvre où se produit un effet de réel : qui fait qu’on accède au réel, une sorte d’"illumination" ou je ne sais pas quoi qui fait qu’on voit, et que soi-même on devient réel, on est, on ne souffre plus du "trop peu de réalité", et c’est l’harmonie des Navahos ou la vie unitive des bouddhistes : le réel… On images.jpegpeut appeler poésie l’acte créateur qui constitue cette œuvre et donne à travers elle accès au réel… Souvent faut-il l’intercession d’un créateur pour voir ce qui est. Les peupliers de Monet sont là et les vieux souliers de Van Gogh, les rochers de Cézanne, on apprend à voir en regardant ces tableaux ; et la musique de Bach, de Nielsen ou de Schnittke, on apprend à entendre la musique du monde. Le monde est là et un talus de Rimbaud est là, un ciel de Pierre Jean Jouve ; et Thomas Hardy ou Bernanos, Dostoïevski nous montrent des hommes et des femmes réels, et quand on lit Soleil hopi de Talayesa il y a des parois rocheuses qui sont là vraiment, présentes verticalement. — L’art n’a pas d’autre message. Ou s’il en a d’autres, ils n’appartiennent pas au même plan (plan du réel), le seul message de l’art, c’est que le réel est là, qu’il faut seulement tomber de le voir, comme qui dirait, et on est dans l’harmonie, ou l’acuité ou l’évidence, je ne sais pas comment vous appelleriez ça.

 

Ivar Ch’Vavar, Travail du poème, Préface de Laurent Albarracin, édition des Vanneaux, 2011, p. 121.

21/06/2011

Béatrice Bonhomme, Cimetière étoilé de la mer

Béatrice Bonhomme, cimetière étoilé de la mer, écrire, la blessure

                 Femme de tulle et de pierre posée sur du papier

 

                                                                                                             pour Serge Popoff

 

1 - Si je devais commencer à écrire, je commencerais par la blessure, la déchirure, je répèterais la blessure, la déchirure, éternellement, le retour à la mère, le retour à son ventre de plume et de limon, à son ventre de ciel.

 

2 - Elle étend la main au-dessus des lions d’étoile, elle étend une main protectrice ou vengeresse au-dessus des lianes de silence, femme de filigranes ou d’empreintes, femme de traces, femme posée sur l’étroitesse tramée d’un sillon, travail d’un graveur sur le ventre veiné bleu de la pierre au plus profond d’une naissance de roche.

 

3 - Traces, territoire interdit du tissu, de la toile, araignée d’étoile filante, elle est devenue points d’empreinte et de nuit, vierge de pierre et protège dans la roche l’enfance éparpillée du monde. Mère première, matière, archétype de sources et de lignes, femme taillée, arrachée à la pierre, déesse au bras dressé, elle montre une terre promise dans la prophétie des traces.

 

4 - Griffe de l’encre, tache, marque laissée par son corps sur une surface. En creux, l’effigie d’un prophète ouvre la terre, ouvre les voies, ouvre les bavures de l’étampe sur la plaque sensible restée toujours sensible de la blessure, comme la frappe du cachet reproduit le creux de l’entaille ou le calque de la douleur sur un visage.

 

5 - Stigmates se trouvant dans le corps d’un papier et que l’on peut voir en transparence, sillon douloureux de l’eau-forte, pli, pliure en miroir, petits signes de gravure, une main pointée, une main qui montre, scellée dans la pierre, et comme le cataclysme d’un message sur un peuple éperdu, recroquevillé dans les plis de pierre de la robe, enfants perdus, échevelés devant l’imminence d’un désastre et brisant leur blessure dans les plis brisés d’une robe de pierre.

 

6 - Scissure, sillons du cœur, strie de la valvule, fente pleine de larmes, silice pur, de pierre transparente, cristallisée dans la souffrance d’une estampille, au cilice des douleurs, blessures, cicatrices. Avancée rigide comme un bas-relief de douleur percluse, chemise, ceinture de crin ou l’étoffe rude que l’on porte sur la peau par mortification de blessure.

 

7 - reproduction inversée, surface polie d’un cilice où celui-ci posé fait le plus mal.

 

Si je devais finir d’écrire, je finirais par la blessure, la déchirure, éternellement, le retour à la mère, à son ventre d’acide et de brûlure, à ce bleu ardent, acidulé comme les brûlures de l’eau-forte, à son ventre de ciel.

 

Béatrice Bonhomme, Cimetière étoilé de la mer, Versets 1995-2003, Avant-propos de Claude Louis-Combet, éditions Melis, 2004, p. 17-18.

 

 

20/06/2011

Michaël Palmer, Première figure

mpalmer.jpeg

 

Poème en deux parties

 

et j’arrivais les yeux fermés

préparé à une musique en aucune manière réelle, marche-

arrêt de la lumière, un alphabet

de formes contre les murs de l’hôtel,

port avec des bateaux sur leurs côtés

et les taxis et les tours d’eau nervées…

ne craignant rien, protégé par ces fleurs…

 

Elle descendit, attendue

par ses quatre assistants rongeurs, « se raccroche

à l’air. » L’enfant

est malheureux et casse les choses

puis les choses le cassent. Nous partageons

une maladie dit l’ami. Il pressa

l’accélérateur et perdit la tête.

 

 

 

                           Écho

 

(texte antiparallèle pour Pascal Quignard) (1)

 

qui résonne. Ré-sonne. Où le premier suivrait. La lettre qu’il avait perdue réapparue dans sa paume. L’identité en était la cause. Non que le mot prononcé ait été entendu. Non que le mot prononcé puisse être vu, même partiellement, tracé contre l’écran. Le langage le copie dans son écoute, traçant sa copie imparfaite. Qui résonne. Fait écho brièvement. Le bruissement qu’un mur transmet par interférence. par exemple : levé les deux bras au-dessus de sa tête. Et dit : une lettre une lettre avec laquelle pouvoir compter. Bruissant comme d’un vêtement tel qu’une robe ou une robe verte. Une même teinte grise comme d’une page, enregistrant des événements. Le sujet est celui-ci, bruissant au moment de la prononciation, avec lequel compter. Non que les mots ainsi s’élevaient au-dessus de la tête et se transformaient en collines. Cela se pourrait. Être reconnu dans sa propre incompréhension. Après que la conversation soit faite une espèce d’attention à chaque marque, une identité blessée tracée contre l’écran. Soweto-Miami. Incinéré à côté de la rivière.

 

qui sonne (sonnait) différemment la nuit. Non que les mots ré-assemblés parmi les collines, exactement, où il n’y en avait pas. Un bruissement le saisit, l’histoire de l’étoffe et du vent, haies. Ou les fenêtres au-dessus de la rivière, bleuets et myosotis, un même bleuté que celle d’une page, une erreur dans la traduction. Le passé lointain visité et nous lui murmurons bien. Entendu précédemment à cela même et habillé comme une ombre. Non que les mots ressemblassent exactement aux collines, cachés parmi eux. Soweto-Miami comme d’une lumière particulière, une qualité. Collines où il n’y en avait aucun, seulement des sons. Corps peut-être d’un chien, flottant, les dix premières notes, le mode majeur puis le mineur. Échos à une attention.

[…]

 

(1)   En français dans le texte

 

 Michaël Palmer, Première figure, traduction de Virginie Poitrasson et Éric Suchère, éditions José Corti, 2011, p. 31 et 61-62.

 

19/06/2011

Eugène Savitzkaya, entretien, poèmes

SAVITZKAYA.jpegQuand on vous lit depuis longtemps, on a l’impression d’un texte sans fin en passant d’un livre à l’autre.

 

Ce sont toujours les mêmes rêves qui agitent le sommeil, les mêmes frayeurs qui me font suer, et les éléments qui composent la formule quasi chimique du bonheur sont quasiment invariables et peu nombreux. Mes livres ne sont chaque fois que des charnières. Ils contiennent à la fois le partiel éclaircissement de préoccupations survenues dans l’un des livres précédents et le surgissement d’autres préoccupations.

 

Écrire, ce qui occupe une bonne partie de votre vie — et puis ?

Autre chose qu’écrire. De plus en plus de choses — lire, tailler les arbres fruitiers, marcher, semer, planter. Tant de choses… À tel point que je ne sais plus très bien si toutes ces activités sont assujetties à l’écriture ou le contraire. À tel point que je ne sais plus si j’écris pour rendre compte de ce que je fais ou si les autres activités ne sont pratiquées que pour amener l’eau au moulin. Une salutaire et peu confortable confusion.

 

Lire : quels sont vos points de repère ?

Mes contemporains. Beckett, Guyotat, Pinget, Stéfan, Genet, Izoard, Parant, Pérec, Cela, Leiris, Char, Ponge.

Quelques points de repère : Fable (Pinget), Paulina 1880 (Jouve), Premier amour (Beckett), Le palais des très blanches mouffettes (Arenas), Tombeau pour cinq cent mille soldats (Guyotat), Le Journal du voleur (Genet), Vie de mon frère (Stéfan), Mrs Caldwell parle à son fils (Cela), Souvenirs d’enfance (Tagore), Illuminations (Rimbaud), Office des ténèbres (Cela), N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit (Thomas), Aux chiens du soir (Stéfan), La patrie empaillée (Izoard), Notes de chevet  (Sei shônagon), Cavalerie rouge (Babel), La Révolte des Tartares (Thomas de Quincey)…, livres tous lus au bon moment.

 

Quels animaux, si présents dans vos livres… ?

D’abord j’ai toujours adoré les noms qui les désignent : hérisson, ours, tortue, loup, lion, fourmi, lapin, koala. Ils ont toujours été pour moi des fragments de terre animée, les véritables esprits du monde, innombrables et la plupart du temps invisibles.

 

... tout comme l’enfance.

C’est une mine d’images et de figures parfaites et éternelles : un dindon perché sur le toit le plus haut de la maison, mon petit frère sur le dos du jars le plus agressif, un lapin perdant ses viscères sur l’herbe du verger, les pommiers géants, etc. Figures et images qui ont une valeur d’étalon. Et une intime connaissance du pire et du meilleur.

 

Mongolie plaine sale, Plaisirs solitaires, Couleurs de boucherie,… : qu’en est-il des titres ?

C’est très difficile de donner un titre à quelque chose qui demeure toujours informe, pas vraiment achevé. Mais c’est une pratique à laquelle j’ai fini par me faire. La plupart du temps, je donne le titre après avoir clos le livre. Une façon de me détacher de ce que je viens d’écrire, de prendre une certaine distance et d’imposer en même temps au lecteur une lecture possible, tout en espérant qu’il s’en moque. J’ai une confiance aveugle dans la totale liberté du lecteur, dans son infinie fantaisie.

 

Ce texte reprend avec quelques variantes un entretien publié dans la revue Recueil, n° 20, décembre 1991 (éditions Champ Vallon). 

  

 

Souillée de lait, comme le loup avide, comme

le cygne, dépouillée, lourde comme l’eau de la mer,

le bras du boucher, la jambe de la salie,

la tête du rat, souillée, comme les pattes du héron,

le frère et la sœur, l’ogre matinal éveillant

ses poussins, pourpre et bleue, masquée, veule,

mêlée aux feuilles, aux baies, aux pépins,

petite morveuse près du limon, sur les braises,

sur les coussins brodés, dans la soie, puante,

dans le linge nouveau, brûlée, décapitée, comme

les tournesols, comme le frère et la sœur,

le garçon, le souffleur, le palmier,

à la main blanche, paume de la main froite mordue,

ventre peint, pied blessé dans le piège, dans le sac,

petit soleil de ma journée, trou, tréfonds, salie

la morte qui engloutissait, qui lapait, criant,

ouvrant œil de mercure, anus rose, au bord du gouffre,

salie de cendre, éclaboussée de plumes, tournée

vers le centre de la terre, distribuant les pestes,

perdue, jetée, déchirée, ouverte, envahie, habitée,

tombée sur les graviers.

 

Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo, éditions de Minuit, 1986, p. 35.

 

Combien de porcs sous les chênes,

combien de chênes dans la forêt, quelle forêt,

qui tient la hache et par quel bout, où, où,

où, où, mon coucou ? en mon sternum entre les

seins se fiche la corne et de mon cul

coule le sang, je suis vierge et perdue,

liée à l’horloge, licorne sans tête têtue,

mon index sur les plis de ma bouche, silence,

je prends rien au fond de ma poche et je jette

rien qui retombe en crépitant sur

les feuilles mortes.

 

Eugène Savitzkaya, Cochon farci, éditions de Minuit, 1996, p. 55.

 

 

 

 


 

18/06/2011

Jude Stéfan, Grains & issues

 

images.jpegEt la poésie, elle ? Elle exige une distance dans le langage — on ne poétise pas comme on élabore un roman ou rédige un pamphlet —, elle ne peut répondre à un effort direct, né de la vie même, qui s’inscrirait sitôt en des données verbales propres au scandale ou à la rage de l’être : elle requiert une forme. (À l’opposé de cet artefact D. Collobert a écrit des instants vécus, ponctués de tirets, d’enchaînements de perceptions et sensations unissant vie et écriture, parce qu’elle souffrait cette incapacité d’engagement réel, de témoignage incarné dans le poème, qui l’a menée à son propre renoncement, à ce niveau extrême la littérature étant perçue impossible parce que générale, impersonnelle, négatrice du Soi).

Ces questions ne naissent que d’une croyance naïve en un sujet. Quel est le sujet dans le poème ou le texte — le substrat personnel et fictif ? Beaucoup se croient « auteurs », comme on dit dans les manuels, alors que la littérature est une puissance anonyme de langage, ou j’ « engage » ma propre mort originelle, en toute perte. Même pas contemporain de moi-même, selon Mallarmé, ailleurs, quelque part dans l’espace virtuel qu’est l’écriture vaine, un simulacre de vérité.

 

Jude Stéfan, « De l’engagement (ou la poésie, elle), dans Grains & issues, La ligne d’ombre, 2008, p. 64-65.

© photo Tristan Hordé

  

 envoi

 

            outre les cendres

au soir d’un beau jour

il n’y a plus le sentiment

du temps ou des choses il

n’y a plus que la lettre

            phrases et tablettes

brûlées les seules questions

dieu, la mort, le temps, l’amour,

            la mer, le trou

            où jouir et naître

pourquoi jadis ces sourcils fournis

            adieu riantes peintures

Sertorius et Pompée

les mouches d’été

 

Jude Stéfan, Caprices, Gallimard, 2004, p. 81.

 

 

p. de Virgule

 

            j’ai longtemps médité sur ta nudité

le mur était enlacé de lierre le

même qui dévorerait ta rouille

mes mains froides à ton flanc battant

et les rides sur ton visage attendant

puis nous nous crucifiions soudain

en pleurs comme emprisonnés aheurtés à

nos parois de chair, j’ai longtemps cher-

ché ta tombe désertée toutes tes âmes

mortes qui riaient et qui chantaient

dans les dimanches Toi seule m’étrei-

gnais le membre en chemin je mange enco-

re ta lourde langue Olga ma tante ma

                             Suzeraine

 

Jude Stéfan, La Muse province (76 proses en poèmes), Gallimard, 2006, p. 15.