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06/03/2012

Ossip E. Mandelstam, Le Bruit du temps

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   La bibliothèque de la prime enfance est un compagnon de route pour la vie entière. La disposition des étagères, les collections d'ouvrages, la couleur des dos, on les perçoit comme la teinte, la hauteur et la structure mêmes de la littérature universelle. Si bien que les volumes absents d'une première bibliothèque n'alimenteront jamais ce vaste édifice livresque où se reflète l'image du monde. Là, qu'on le veuille ou non, chaque œuvre est classique, et aucun dos de livre n'en peut être soustrait.

   [...] L'étagère du bas, dans mon souvenir, offrait toujours une image de chaos ; les livres n'y avaient pas leurs dos alignés, ils étaient couchés comme des ruines : des Pentateuques roussis aux reliures en loques, une Histoire juive écrite dans la langue hésitante et maladroite d'un talmudiste parlant russe. C'était le chaos judaïque précipité dans la poussière. Où il fut très vite rejoint par mon alphabet hébreu ancien, que je n'ai donc jamais appris. [...]

   Au-dessus des ruines juives commençaient les livres bien rangés : on y trouvait les Allemands : Schiller, Goethe, Körner — puis Shakespeare en allemand — vieilles éditions de Leipzig et Tübingen, ventrues, râblées, aux reliures bordeaux en cuir estampé, et dont les petits caractères convenaient aux yeux d'un public jeune ; les gravures étaient gracieuses, un peu à la manière antique : femmes aux cheveux indisciplinés se tordant les mains, lampes aux allures de lustre, cavaliers au front haut, grappes de raisin en vignette. Mon père, en autodidacte, s'était frayé là, hors des fourrés talmudiques, un passage jusqu'au monde germanique.

   Plus haut encore, il y avait les livres russes de ma mère — Pouchkine, édition Issakov de 1876. Je pense aujourd'hui encore que c'était une belle édition, elle me plaît davantage que celle de l'Académie. Là, rien d'inutile : les caractères sont harmonieux, les colonnes de vers s'écoulent, fluides comme des bataillons que guident en stratèges les chiffres sensés et précis des années jusqu'en trente-sept. La couleur du Pouchkine ? Chacune étant due au hasard, laquelle élire pour des paroles murmurées ? Hou, cet idiot d'alphabet coloré de Rimbaud !

   Mon Pouchkine d'Issakov avait une défroque décolorée dans sa reliure de calicot pour lycéens, une soutane brun-noir déteinte, aux intonations terreuses, sableuses ; elle ne craignait ni tavelure ni encre ni feu ni pétrole. Le sable noir de ce froc d'un quart de siècle avait amoureusement tout absorbé en lui — et je ressens, d'autant plus vifs sous cet habit de tous les jours, la beauté spirituelle et le charme presque physique de mon Pouchkine maternel. On y avait écrit d'une encre rouge pâle : « À l'élève de troisième pour son zèle ». Il y avait là, comme ourdis dans le tissu de cette édition, les récits autour des maîtres et maîtresses exemplaires, aux joues rosies de phtisie, aux souliers troués : les années quatre-vingt à Vilno.

 

Ossip Mandelstam, Le Bruit du temps [1923], traduit du russe et présenté par Jean-Claude Schneider, éditions Le bruit du temps, 2012, p. 36-37.

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